--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- License ABU -=-=-=-=-=- Version 1.1, Aout 1999 Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels http://abu.cnam.fr/ abu@cnam.fr La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU) est une oeuvre de compilation, elle peut être copiée, diffusée et modifiée dans les conditions suivantes : 1. Toute copie à des fins privées, à des fins d'illustration de l'enseignement ou de recherche scientifique est autorisée. 2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivee. b) soit permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement une version numérisée de chaque texte inclu, muni de la présente licence. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. c) permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement la version numérisée originale, munie le cas échéant des améliorations visées au paragraphe 6, si elles sont présentent dans la diffusion ou la nouvelle oeuvre. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. Dans tous les autres cas, la présente licence sera réputée s'appliquer à l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivée. 3. L'en-tête qui accompagne chaque fichier doit être intégralement conservée au sein de la copie. 4. La mention du producteur original doit être conservée, ainsi que celle des contributeurs ultérieurs. 5. Toute modification ultérieure, par correction d'erreurs, additions de variantes, mise en forme dans un autre format, ou autre, doit être indiquée. L'indication des diverses contributions devra être aussi précise que possible, et datée. 6. Ce copyright s'applique obligatoirement à toute amélioration par simple correction d'erreurs ou d'oublis mineurs (orthographe, phrase manquante, ...), c'est-à-dire ne correspondant pas à l'adjonction d'une autre variante connue du texte, qui devra donc comporter la présente notice. ----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU -------------------------------- --- ATTENTION : CONSERVEZ CET EN-TETE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- <IDENT boule> <IDENT_AUTEURS maupassantg> <IDENT_COPISTES netterc> <ARCHIVE http://www.swarthmore.edu/Humanities/clicnet/> <VERSION 2> <DROITS 0> <TITRE Boule de suif (1880)> <GENRE prose> <AUTEUR Maupassant> <COPISTE Carole Netter (cnetter1@swarthmore.edu)> <NOTESPROD> Fichiers HTML originaux créés le 5 juin 1996. PC : Mise à la norme ABU d'après les fichiers HTML originaux diffusés par Clicnet http://www.swarthmore.edu/Humanities/clicnet/ </NOTESPROD> ----------------------- FIN DE L'EN-TETE -------------------------------- ------------------------- DEBUT DU FICHIER boule2 --------------------------------Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armée en déroute avaient traversé la ville. Ce n'était point de la troupe, mais des hordes débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes en guenilles, et ils avançaient d'une allure molle, sans drapeau, sans régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d'une pensée ou d'une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue sitôt qu'ils s'arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil ; des petits moblots alertes, faciles à l'épouvante et prompts à l'enthousiasme, prêts à l'attaque comme à la fuite ; puis, au milieu d'eux, quelques culottes rouges, débris d'une division moulue dans une grande bataille ; des artilleurs sombres alignés avec ces fantassins divers ; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus légère des lignards.
Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques : "les Vengeurs de
la défaite -- les Citoyens de la tombe -- les Partageurs de la mort" --
passaient à leur tour, avec des airs de bandits.
Leurs chefs, anciens commerçants en drap ou en graines, ex-marchands de suif
ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs écus ou la
longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de flanelle et de galons,
parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de campagne , et
prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur leurs épaules de fanfarons
; mais ils redoutaient parfois leurs propres soldats, gens de sac et de corde,
souvent braves à outrance, pillards et débauchés.
Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on.
La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances très
prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres sentinelles, et
se préparant au combat quand un petit lapin remuait sous des broussailles, était
rentrée dans ses foyers. Ses armes, ses uniformes, tout son attirail meurtrier,
dont elle épouvantait naguère les bornes des routes nationales à trois lieues à
la ronde, avaient subitement disparu.
Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour
gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard ; et, marchant après tous,
le général désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces loques disparates, éperdu
lui-même dans la grande débâcle d'un peuple habitué à vaincre et désastreusement
battu malgré sa bravoure légendaire, s'en allait à pied, entre deux officiers
d'ordonnance.
Puis un calme profond, une attente épouvantée et silencieuse avaient plané
sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le commerce,
attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu'on ne considérât comme une
arme leurs broches à rôtir ou leurs grands couteaux de cuisine.
La vie semblait arrêtée ; les boutiques étaient closes, la rue muette.
Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait rapidement le long des
murs.
L'angoisse de l'attente faisait désirer la venue de l'ennemi.
Dans l'après-midi du jour qui suivit le départ des troupes françaises,
quelques uhlans, sortis on ne sait d'où, traversèrent la ville avec célérité.
Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la côte Sainte-Catherine,
tandis que deux autres flots envahisseurs apparaissaient par les routes de
Darnetal et de Boisguillaume. Les avant-gardes des trois corps, juste au même
moment, se joignirent sur la place de l'Hôtel-de-Ville ; et, par toutes les rues
voisines, l'armée allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient
sonner les pavés sous leur pas dur et rythmé.
Des commandements criés d'une voix inconnue et gutturale montaient le long
des maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, derrière les volets
fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maîtres de la cité, des
fortunes et des vies, de par le "droit de guerre". Les habitants, dans leurs
chambres assombries, avaient l'affolement que donnent les cataclysmes, les
grands bouleversements meurtriers de la terre, contre lesquels toute sagesse et
toute force sont inutiles. Car la même sensation reparaît chaque fois que
l'ordre établi des choses est renversé, que la sécurité n'existe plus, que tout
ce que protégeaient les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la
merci d'une brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasant
sous des maisons croulantes un peuple entier ; le fleuve débordé qui roule les
paysans noyés avec les cadavres des boeufs et les poutres arrachées aux toits,
ou l'armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent, emmenait les autres
prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au son du canon, sont
autant de fléaux effrayants qui déconcertent toute croyance à la justice
éternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne en la protection du ciel et en
la raison de l'homme.
Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis disparaissaient
dans les maisons. C'était l'occupation après l'invasion. Le devoir commençait
pour les vaincus de se montrer gracieux envers les vainqueurs.
Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un calme
nouveau s'établit. Dans beaucoup de familles, l'officier prussien mangeait à
table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse, plaignait la France,
disait sa répugnance en prenant part à cette guerre. On lui était reconnaissant
de ce sentiment ; puis on pouvait, un jour ou l'autre, avoir besoin de sa
protection. En le ménageant on obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à
nourrir. Et pourquoi blesser quelqu'un dont on dépendait tout à fait ? Agir
ainsi serait moins de la bravoure que de la témérité. - Et la témérité n'est
plus un défaut des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques où
s'illustra leur cité. - On se disait enfin, raison suprême tirée de l'urbanité
française, qu'il demeurait bien permis d'être poli dans son intérieur pourvu
qu'on ne se montrât pas familier, en public, avec le soldat étranger. Au dehors
on ne se connaissait plus, mais dans la maison on causait volontiers, et
l'Allemand demeurait plus longtemps, chaque soir, à se chauffer au foyer commun.
La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. Les Français ne
sortaient guère encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans les rues.
Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traînaient avec arrogance leurs
grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient pas avoir pour les simples
citoyens énormément plus de mépris que les officiers de chasseurs, qui, l'année
d'avant, buvaient aux mêmes cafés.
Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de subtil et
d'inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur répandue,
l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et les places publiques,
changeait le goût des aliments, donnait l'impression d'être en voyage, très
loin, chez des tribus barbares et dangereuses.
Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup d'argent. Les habitants
payaient toujours ; ils étaient riches d'ailleurs. Mais plus un négociant
normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute parcelle
de sa fortune qu'il voit passer aux mains d'un autre.
Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de la
rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les pêcheurs
ramenaient souvent du fond de l'eau quelque cadavre d'Allemand gonflé dans son
uniforme, tué d'un coup de couteau ou de savate, la tête écrasée par une pierre,
ou jeté à l'eau d'une poussée du haut d'un pont. Les vases du fleuve
ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et légitimes, héroïsmes
inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que les batailles au grand jour et
sans le retentissement de la gloire.
Car la haine de l'étranger arme toujours quelques intrépides prêts à mourir
pour une Idée.
Enfin, comme les envahisseurs, bien qu'assujettissant la ville à leur
inflexible discipline, n'avaient accompli aucune des horreurs que la renommée
leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, on s'enhardit, et
le besoin du négoce travailla de nouveau le coeur des commerçants du pays.
Quelques-uns avaient de gros intérêts engagés au Havre que l'armée française
occupait, et ils voulurent tenter de gagner ce port en allant par terre à Dieppe
où ils s'embarqueraient.
On employa l'influence des officiers allemands dont on avait fait la
connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du général en chef.
Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenue pour ce voyage,
et dix personnes s'étant fait inscrire chez le voiturier, on résolut de partir
un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout rassemblement.
Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi, vers
trois heures, de gros nuages noirs venant du nord apportèrent la neige qui tomba
sans interruption pendant toute la soirée et toute la nuit.
A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent dans la cour de
l'hôtel de Normandie, où l'on devait monter en voiture.
Ils étaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous leurs
couvertures. On se voyait mal dans l'obscurité ; et l'entassement des lourds
vêtements d'hiver faisait ressembler tous ces corps à des curés obèses avec
leurs longues soutanes. Mais deux hommes se reconnurent, un troisième les
aborda, ils causèrent : "J'emmène ma femme, dit l'un. -- J'en fais autant. -- Et
moi aussi." Le premier ajouta : "Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si les
Prussiens approchent du Havre nous gagnerons l'Angleterre." Tous avaient les
mêmes projets, étant de complexion semblable.
Cependant on n'attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait un
valet d'écurie, sortait de temps à autre d'une porte obscure pour disparaître
immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux frappaient la terre, amortis
par le fumier des litières, et une voix d'homme parlant aux bêtes et jurant
s'entendait au fond du bâtiment. Un léger murmure de grelots annonça qu'on
maniait les harnais ; ce murmure devint bientôt un frémissement clair et continu
rythmé par le mouvement de l'animal, s'arrêtant parfois, puis reprenant dans une
brusque secousse qu'accompagnait le bruit mat d'un sabot ferré battant le sol.
La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois, gelés,
s'étaient tus : ils demeuraient immobiles et roidis.
Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en descendant
vers la terre ; il effaçait les formes, poudrait les choses d'une mousse de
glace ; et l'on n'entendait plus, dans le grand silence de la ville calme et
ensevelie sous l'hiver, que ce froissement vague, innommable et flottant de la
neige qui tombe, plutôt sensation que bruit , entremêlement d'atomes légers qui
semblaient emplir l'espace, couvrir le monde.
L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un cheval
triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre le timon, attacha les
traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, car il ne pouvait se
servir que d'une main, l'autre portant sa lumière. Comme il allait chercher la
seconde bête, il remarqua tous ces voyageurs immobiles, déjà blancs de neige, et
leur dit : "Pourquoi ne montez-vous pas dans la voiture ? vous serez à l'abri,
au moins."
Ils n'y avaient pas songé, sans doute, et ils se précipitèrent. Les trois
hommes installèrent leurs femmes dans le fond, montèrent ensuite ; puis les
autres formes indécises et voilées prirent à leur tour les dernières places sans
échanger une parole.
Le plancher était couvert de paille où les pieds s'enfoncèrent. Les dames du
fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre avec un charbon
chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque temps, à voix basse,
elles en énumérèrent les avantages, se répétant des choses qu'elles savaient
déjà depuis longtemps.
Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au lieu de quatre à cause
du tirage plus pénible, une voix du dehors demanda : "Tout le monde est-il monté
?" Une voix du dedans répondit : "Oui." - On partit.
La voiture avançait lentement, lentement, à tout petits pas. Les roues
s'enfonçaient dans la neige ; le coffre entier geignait avec des craquements
sourds ; les bêtes glissaient, soufflaient, fumaient et le fouet gigantesque du
cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les côtés, se nouant et se
déroulant comme un serpent mince, et cinglant brusquement quelque croupe
rebondie qui se tendait alors sous un effort plus violent.
Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons légers qu'un
voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie de coton, ne tombaient
plus. Une lueur sale filtrait à travers de gros nuages obscurs et lourds qui
rendaient plus éclatante la blancheur de la campagne où apparaissaient tantôt
une ligne de grands arbres vêtus de givre, tantôt une chaumière avec un capuchon
de neige.
Dans la voiture, on se regardait curieusement, à la triste clarté de cette
aurore.
Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l'un de l'autre,
M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue Grand-Pont.
Ancien commis d'un patron ruiné dans les affaires, Loiseau avait acheté le
fonds et fait fortune. Il vendait à très bon marché de très mauvais vins aux
petits débitants des campagnes et passait parmi ses connaissances et ses amis
pour un fripon madré, un vrai Normand plein de ruses et de jovialité.
Sa réputation de filou était si bien établie, qu'un soir à la préfecture, M.
Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant et fin, une gloire
locale, ayant proposé aux dames qu'il voyait un peu somnolentes de faire une
partie de "Loiseau vole", le mot lui-même vola à travers les salons du préfet,
puis, gagnant ceux de la ville, avait fait rire pendant un mois toutes les
mâchoires de la province.
Loiseau était en outre célèbre par ses farces de toute nature, ses
plaisanteries bonnes ou mauvaises ; et personne ne pouvait parler de lui sans
ajouter immédiatement : "Il est impayable, ce Loiseau."
De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon surmonté d'une face
rougeaude entre deux favoris grisonnants.
Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la décision rapide,
était l'ordre et l'arithmétique de la maison de commerce, qu'il animait par son
activité joyeuse.
A côté d'eux se tenait, plus digne, appartenant à une caste supérieure, M.
Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire de trois
filatures, officier de la Légion d'honneur et membre du Conseil général. Il
était resté, tout le temps de l'Empire, chef de l'opposition bienveillante,
uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement à la cause qu'il
combattait avec des armes courtoises, selon sa propre expression. Mme
Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, demeurait la consolation des
officiers de bonne famille envoyés à Rouen en garnison.
Elle faisait vis-à-vis à son époux, toute mignonne, toute jolie, pelotonnée
dans ses fourrures, et regardait d'un air navré l'intérieur lamentable de la
voiture.
Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, portaient un des
noms les plus anciens et les plus nobles de la Normandie . Le comte, vieux
gentilhomme de grande tournure, s'efforçait d'accentuer, par les artifices de sa
toilette, sa ressemblance naturelle avec le roi Henri IV, qui, suivant une
légende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse une dame de Bréville, dont
le mari, pour ce fait, était devenu comte et gouverneur de province.
Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil général, le comte Hubert représentait
le parti orléaniste dans le département. L'histoire de son mariage avec la fille
d'un petit armateur de Nantes était toujours demeurée mystérieuse. Mais comme la
comtesse avait grand air, recevait mieux que personne, passait même pour avoir
été aimée par un des fils de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête,
et son salon demeurait le premier du pays, le seul où se conservât la vieille
galanterie, et dont l'entrée fût difficile.
La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, cinq
cent mille livres de revenu.
Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société
rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la religion et
des principes.
Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur le même banc ; et
la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes soeurs qui égrenaient de
longs chapelets en marmottant des Pater et des Ave. L'une était vieille avec une
face défoncée par la petite vérole comme si elle eût reçu à bout portant une
bordée de mitraille en pleine figure. L'autre, très chétive, avait une tête
jolie et maladive sur une poitrine de phtisique rongée par cette foi dévorante
qui fait les martyrs et les illuminés.
En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les regards de
tous.
L'homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens
respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa barbe rousse dans les bocks de
tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les frères et amis une assez
belle fortune qu'il tenait de son père, ancien confiseur, et il attendait
impatiemment la République pour obtenir enfin la place méritée par tant de
consommations révolutionnaires. Au quatre septembre, par suite d'une farce
peut-être, il s'était cru nommé préfet ; mais quand il voulut entrer en
fonctions, les garçons de bureau, demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent
de le reconnaître, ce qui le contraignit à la retraite. Fort bon garçon du
reste, inoffensif et serviable, il s'était occupé avec une ardeur incomparable
d'organiser la défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines,
coucher tous les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes
les routes, et, à l'approche de l'ennemi, satisfait de ses préparatifs, il
s'était vivement replié vers la ville. Il pensait maintenant se rendre plus
utile au Havre, où de nouveaux retranchements allaient être nécessaires.
La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son embonpoint
précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de suif. Petite, ronde de partout,
grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des
chapelets de courtes saucisses, avec une peau luisante et tendue, une gorge
énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue,
tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un
bouton de pivoine prêt à fleurir ; et là-dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux
noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre dedans
; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, meublée de
quenottes luisantes et microscopiques.
Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables.
Aussitôt qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les femmes
honnêtes, et les mots de "prostituée", de "honte publique" furent chuchotés si
haut qu'elle leva la tête. Alors elle promena sur ses voisins un regard
tellement provocant et hardi qu'un grand silence aussitôt régna, et tout le
monde baissa les yeux à l'exception de Loiseau, qui la guettait d'un air
émoustillé.
Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que la présence de
cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. Elles devaient
faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs dignités d'épouses en face
de cette vendue sans vergogne ; car l'amour légal le prend toujours de haut avec
son libre confrère.
Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à
l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton dédaigneux pour les
pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui avaient fait subir les
Prussiens, les pertes qui résulteraient du bétail volé et des récoltes perdues,
avec une assurance de grand seigneur dix fois millionnaire que ces ravages
gêneraient à peine une année. M. Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l'industrie
cotonnière, avait eu soin d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une
poire pour la soif qu'il se ménageait à toute occasion. Quant à Loiseau, il
s'était arrangé pour vendre à l'Intendance française tous les vins communs qui
lui restaient en cave, de sorte que l'Etat lui devait une somme formidable qu'il
comptait bien toucher au Havre.
Et tous les trois se jetaient des coups d'oeil rapides et amicaux. Bien que
de conditions différentes, ils se sentaient frères par l'argent, de la grande
franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui font sonner de l'or en mettant la
main dans la poche de leur culotte.
---
La voiture allait si lentement qu'à dix heures du matin on n'avait pas fait
quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des côtes à pied.
On commençait à s'inquiéter, car on devait déjeuner à Tôtes et l'on désespérait
maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun guettait pour apercevoir un
cabaret sur la route, quand la diligence sombra dans un amoncellement de neige,
et il fallut deux heures pour la dégager.
L'appétit grandissait, troublait les esprits ; et aucune gargote, aucun
marchand de vin ne se montraient, l'approche des Prussiens et le passage des
troupes françaises affamées ayant effrayé toutes les industries.
Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du chemin,
mais ils n'y trouvèrent pas même de pain, car le paysan, défiant, cachait ses
réserves dans la crainte d'être pillé par les soldats qui, n'ayant rien à se
mettre sous la dent, prenaient par force ce qu'ils découvraient.
Vers une heure de l'après-midi, Loiseau annonça que décidément il se sentait
un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui depuis longtemps
; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, avait tué les
conversations.
De temps en temps, quelqu'un bâillait ; un autre presque aussitôt l'imitait ;
et chacun, à tour de rôle, suivant son caractère, son savoir-vivre et sa
position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou modestement en portant vite
sa main devant le trou béant d'où sortait une vapeur.
Boule de suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait
quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, regardait ses voisins,
puis se redressait tranquillement. Les figures étaient pâles et crispées.
Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un jambonneau. Sa femme fit un geste
comme pour protester ; puis elle se calma. Elle souffrait toujours en entendant
parler d'argent gaspillé, et ne comprenait même pas les plaisanteries sur ce
sujet. "Le fait est que je ne me sens pas bien, dit le comte ; comment n'ai-je
pas songé à apporter des provisions ?" Chacun se faisait le même reproche.
Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum ; il en offrit : on
refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il rendit la
gourde, il remercia : "C'est bon tout de même, ça réchauffe, et ça trompe
l'appétit." L'alcool le mit en belle humeur et il proposa de faire comme sur le
petit navire de la chanson : de manger le plus gras des voyageurs. Cette
allusion indirecte à Boule de suif choqua les gens bien élevés. On ne répondit
pas ; Cornudet seul eut un sourire. Les deux bonnes soeurs avaient cessé de
marmotter leur rosaire, et, les mains enfoncées dans leurs grandes manches,
elles se tenaient immobiles, baissant obstinément les yeux, offrant sans doute
au ciel la souffrance qu'il leur envoyait.
Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine
interminable, sans un seul village en vue, Boule de suif, se baissant vivement,
retira de sous la banquette un large panier couvert d'une serviette blanche.
Elle en sortit d'abord une petite assiette de faïence, une fine timbale en
argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, tout
découpés, avaient confit sous leur gelée ; et l'on apercevait encore dans le
panier d'autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des fruits, des
friandises, les provisions préparées pour un voyage de trois jours, afin de ne
point toucher à la cuisine des auberges. Quatre goulots de bouteilles passaient
entre les paquets de nourriture. Elle prit une aile de poulet et, délicatement,
se mit à la manger avec un de ces petits pains qu'on appelle "Régence" en
Normandie.
Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l'odeur se répandit,
élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante avec une
contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le mépris des dames
pour cette fille devenait féroce, comme une envie de la tuer ou de la jeter en
bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses
provisions.
Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit : "A la bonne
heure, Madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des personnes qui savent
toujours penser à tout." Elle leva la tête vers lui : "Si vous en désirez,
Monsieur ? C'est dur de jeûner depuis le matin." Il salua : "Ma foi,
franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme à la guerre,
n'est-ce pas, Madame ?" Et, jetant un regard circulaire, il ajouta : "Dans des
moments comme celui-là, on est bien aise de trouver des gens qui vous obligent."
Il avait un journal, qu'il étendit pour ne point tacher son pantalon, et sur la
pointe d'un couteau toujours logé dans sa poche, il enleva une cuisse toute
vernie de gelée, la dépeça des dents, puis la mâcha avec une satisfaction si
évidente qu'il y eut dans la voiture un grand soupir de détresse.
Mais Boule de suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes soeurs de
partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux instantanément, et,
sans lever les yeux, se mirent à manger très vite après avoir balbutié des
remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus les offres de sa voisine, et l'on
forma avec les religieuses une sorte de table en développant des journaux sur
les genoux.
Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, mastiquaient,
engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin, travaillait dur, et, à voix
basse, il engageait sa femme à l'imiter. Elle résista longtemps, puis, après une
crispation qui lui parcourut les entrailles, elle céda. Alors son mari,
arrondissant sa phrase, demanda à leur "charmante compagne" si elle lui
permettait d'offrir un petit morceau à Mme Loiseau. Elle dit : "Mais oui,
certainement, Monsieur", avec un sourire aimable, et tendit la terrine.
Un embarras se produisit lorsqu'on eut débouché la première bouteille de
bordeaux : il n'y avait qu'une timbale. On se la passa après l'avoir essuyée.
Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la place humide
encore des lèvres de sa voisine.
Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des
nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme
Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de Tantale. Tout
d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir qui fit retourner les
têtes ; elle était aussi blanche que la neige du dehors ; ses yeux se fermèrent,
son front tomba : elle avait perdu connaissance. Son mari, affolé, implorait le
secours de tout le monde. Chacun perdait l'esprit, quand la plus âgée des bonnes
soeurs, soutenant la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de
Boule de suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua,
ouvrit les yeux, sourit et déclara d'une voix mourante qu'elle se sentait fort
bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus, la religieuse la
contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et elle ajouta : "C'est la faim,
pas autre chose."
Alors Boule de suif, rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les
quatre voyageurs restés à jeun : "Mon Dieu, si j'osais offrir à ces messieurs et
à ces dames..." Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole : "Eh,
parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit s'aider. Allons,
Mesdames, pas de cérémonie, acceptez, que diable ! Savons-nous si nous
trouverons seulement une maison où passer la nuit ? Du train dont nous allons,
nous ne serons pas à Tôtes avant demain midi." On hésitait, personne n'osant
assumer la responsabilité du "oui".
Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille
intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit : "Nous
acceptons avec reconnaissance, Madame."
Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, on s'en donna
carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foie gras, un pâté
de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de Crassane, un pavé de
Pont-l'Evêque, des petits fours et une tasse pleine de cornichons et d'oignons
au vinaigre, Boule de suif, comme toutes les femmes, adorant les crudités.
On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc on
causa, avec réserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on
s'abandonna davantage. Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, qui avaient un grand
savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La comtesse surtout montra
cette condescendance aimable des très nobles dames qu'aucun contact ne peut
salir, et fut charmante. Mais la forte Mme Loiseau, qui avait une âme de
gendarme, resta revêche, parlant peu et mangeant beaucoup.
On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits horribles
des Prussiens, des traits de bravoure des Français ; et tous ces gens qui
fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les histoires personnelles
commencèrent bientôt, et Boule de suif raconta, avec une émotion vraie, avec
cette chaleur de parole qu'ont parfois les filles pour exprimer leurs
emportements naturels, comment elle avait quitté Rouen : "J'ai cru d'abord que
je pourrais rester, disait-elle. J'avais ma maison pleine de provisions, et
j'aimais mieux nourrir quelques soldats que m'expatrier je ne sais où. Mais
quand je les ai vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi ! Ils m'ont tourné
le sang de colère ; et j'ai pleuré de honte toute la journée. Oh ! si j'étais un
homme, allez ! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur casque à
pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m'empêcher de leur jeter mon
mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi ; alors j'ai sauté
à la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles à étrangler que d'autres
! Et je l'aurais terminé, celui-là, si l'on ne m'avait pas tirée par les
cheveux. Il a fallu me cacher après ça. Enfin, quand j'ai trouvé une occasion,
je suis partie, et me voici."
On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l'estime de ses compagnons qui
ne s'étaient pas montrés si crânes ; et Cornudet, en l'écoutant, gardait un
sourire approbateur et bienveillant d'apôtre ; de même un prêtre entend un dévot
louer Dieu, car les démocrates à longue barbe ont le monopole du patriotisme
comme les hommes en soutane ont celui de la religion. Il parla à son tour d'un
ton doctrinaire, avec l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait
chaque jour aux murs, et il finit par un morceau d'éloquence où il étrillait
magistralement cette "crapule de Badinguet".
Mais Boule de suif aussitôt se fâcha, car elle était bonapartiste. Elle
devenait plus rouge qu'une guigne, et, bégayant d'indignation : "J'aurais bien
voulu vous voir à sa place, vous autres. Ca aurait été du propre, ah oui ! C'est
vous qui l'avez trahi, cet homme ! On n'aurait plus qu'à quitter la France si
l'on était gouverné par des polissons comme vous !" Cornudet, impassible,
gardait un sourire dédaigneux et supérieur ; mais on sentait que les gros mots
allaient arriver quand le comte s'interposa et calma, non sans peine, la fille
exaspérée, en proclamant avec autorité que toutes les opinions sincères étaient
respectables. Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans l'âme
la haine irraisonnée des gens comme il faut pour la République, et cette
instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les gouvernements à
panache et despotiques, se sentaient, malgré elles, attirées vers cette
prostituée pleine de dignité, dont les sentiments ressemblaient si fort aux
leurs.
Le panier était vide. A dix on l'avait tari sans peine, en regrettant qu'il
ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un peu refroidie
néanmoins depuis qu'on avait fini de manger.
La nuit tombait, l'obscurité peu à peu devint profonde, et le froid, plus
sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de suif, malgré sa
graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa chaufferette dont le charbon,
depuis le matin, avait été plusieurs fois renouvelé, et l'autre accepta tout de
suite car elle se sentait les pieds gelés. Mme Carré-Lamadon et Loiseau
donnèrent les leurs aux religieuses.
Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles éclairaient d'une lueur vive un
nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des deux côtés
de la route, la neige qui semblait se dérouler sous le reflet mobile des
lumières.
On ne distinguait plus rien dans la voiture ; mais tout à coup un mouvement
se fit entre Boule de suif et Cornudet ; et Loiseau, dont l'oeil fouillait
l'ombre, crut voir l'homme à la grande barbe s'écarter vivement comme s'il eût
reçu quelque bon coup lancé sans bruit.
---
Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C'était Tôtes. On
avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos laissées en
quatre fois aux chevaux pour manger l'avoine et souffler, faisait quatorze. On
entra dans le bourg, et devant l'hôtel du Commerce on s'arrêta.
La portière s'ouvrit. Un bruit bien connu fit tressaillir tous les voyageurs
: c'étaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le sol. Aussitôt la voix d'un
Allemand cria quelque chose.
Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si l'on se
fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur apparut, tenant à
la main une de ses lanternes, qui éclaira subitement jusqu'au fond de la voiture
les deux rangs de têtes effarées, dont les bouches étaient ouvertes et les yeux
écarquillés de surprise et d'épouvante.
A côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un grand
jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme comme une
fille en son corset, et portant sur le côté sa casquette plate et cirée qui le
faisait ressembler au chasseur d'un hôtel anglais. Sa moustache démesurée, à
longs poils droits, s'amincissant indéfiniment de chaque côté et terminée par un
seul fil blond, si mince qu'on n'en apercevait pas la fin, semblait peser sur
les coins de sa bouche, et, tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant.
Il invita en français d'Alsacien les voyageurs à sortir, disant d'un ton
raide : "Foulez-vous descendre, Messieurs et Dames ?"
Les deux bonnes soeurs obéirent les premières avec une docilité de saintes
filles habituées à toutes les soumissions. Le comte et la comtesse parurent
ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis de Loiseau poussant devant
lui sa grande moitié. Celui-ci, en mettant pied à terre, dit à l'officier :
"Bonjour, Monsieur", par un sentiment de prudence bien plus que de politesse.
L'autre, insolent comme les gens tout-puissants, le regarda sans répondre.
Boule de suif et Cornudet, bien que près de la portière, descendirent les
derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille tâchait de se
dominer et d'être calme : le démoc tourmentait d'une main tragique et un peu
tremblante sa longue barbe roussâtre. Ils voulaient garder de la dignité,
comprenant qu'en ces rencontres-là chacun représente un peu son pays ; et,
pareillement révoltés par la souplesse de leurs compagnons, elle tâchait de se
montrer plus fière que ses voisines, les femmes honnêtes, tandis que lui,
sentant bien qu'il devait l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission
de résistance commencée au défoncement des routes.
On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'étant fait
présenter l'autorisation de départ signée par le général en chef et où étaient
mentionnés les noms, le signalement et la profession de chaque voyageur, examina
longuement tout ce monde, comparant les personnes aux renseignements écrits.
Puis il dit brusquement : "C'est pien", et il disparut.
Alors on respira. On avait faim encore ; le souper fut commandé. Une
demi-heure était nécessaire pour l'apprêter ; et, pendant que deux servantes
avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres. Elles se trouvaient
toutes dans un long couloir que terminait une porte vitrée marquée d'un numéro
parlant.
Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l'auberge parut
lui-même. C'était un ancien marchand de chevaux, un gros homme asthmatique qui
avait toujours des sifflements, des enrouements, des chants de glaires dans le
larynx. Son père lui avait transmis le nom de Follenvie.
Il demanda : "Mademoiselle Elisabeth Rousset ?"
Boule de suif tressaillit, se retourna : "C'est moi.
-- Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler immédiatement.
-- A moi ?
-- Oui, si vous êtes bien Mlle Elisabeth Rousset."
Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara carrément : "C'est
possible, mais je n'irai pas."
Un mouvement se fit autour d'elle ; chacun discutait, cherchait la cause de
cet ordre. Le comte s'approcha : "Vous avez tort, Madame, car votre refus peut
amener des difficultés considérables, non seulement pour vous, mais même pour
tous vos compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus
forts. Cette démarche assurément ne peut présenter aucun danger : c'est sans
doute pour quelque formalité oubliée."
Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on la sermonna, et
l'on finit par la convaincre ; car tous redoutaient les complications qui
pourraient résulter d'un coup de tête. Elle dit enfin : "C'est pour vous que je
le fais, bien sûr !"
La comtesse lui prit la main : "Et nous vous en remercions."
Elle sortit. On l'attendit pour se mettre à table. Chacun se désolait de
n'avoir pas été demandé à la place de cette fille violente et irascible, et
préparait mentalement des platitudes pour le cas où on l'appellerait à son tour.
Mais au bout de dix minutes elle reparut, soufflant, rouge à suffoquer,
exaspérée. Elle balbutiait : "Oh la canaille ! la canaille !"
Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien ; et, comme le comte
insistait, elle répondit avec une grande dignité : "Non, cela ne vous regarde
pas, je ne peux pas parler."
Alors on s'assit autour d'une haute soupière d'où sortait un parfum de choux.
Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le ménage Loiseau et
les bonnes soeurs en prirent, par économie. Les autres demandèrent du vin ;
Cornudet réclama de la bière. Il avait une façon particulière de déboucher la
bouteille, de faire mousser le liquide, de le considérer en penchant le verre,
qu'il élevait ensuite entre la lampe et son oeil pour bien apprécier la couleur.
Quand il buvait, sa grande barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage
aimé, semblait tressaillir de tendresse ; ses yeux louchaient pour ne point
perdre de vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour
laquelle il était né. On eût dit qu'il établissait en son esprit un
rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes passions qui
occupaient toute sa vie : le Pale-Ale et la Révolution ; et assurément il ne
pouvait déguster l'un sans songer à l'autre.
M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. L'homme, râlant comme
une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour pouvoir parler
en mangeant ; mais la femme ne se taisait jamais. Elle raconta toutes ses
impressions à l'arrivée des Prussiens, ce qu'ils faisaient. ce qu'ils disaient,
les exécrant, d'abord, parce qu'ils lui coûtaient de l'argent, et, ensuite,
parce qu'elle avait deux fils à l'armée. Elle s'adressait surtout à la comtesse,
flattée de causer avec une dame de qualité.
Puis elle baissait la voix pour dire les choses délicates, et son mari de
temps en temps, l'interrompait : "Tu ferais mieux de te taire, madame
Follenvie." Mais elle n'en tenait aucun compte, et continuait : "Oui, Madame,
ces gens-là, ça ne fait que manger des pommes de terre et du cochon, et puis du
cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas croire qu'ils sont propres. Oh
non ! Ils ordurent partout, sauf le respect que je vous dois. Et si vous les
voyiez faire l'exercice pendant des heures et des jours ; ils sont là tous dans
un champ : Et marche en avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne
par-là. S'ils cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes
dans leur pays ! Mais non, Madame, ces militaires, ça n'est profitable à
personne ! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre rien qu'à
massacrer ! Je ne suis qu'une vieille femme sans éducation, c'est vrai, mais en
les voyant qui s'esquintent le tempérament à piétiner du matin au soir, je me
dis : Quand il y a des gens qui font tant de découvertes pour être utiles,
faut-il que d'autres se donnent tant de mal pour être nuisibles ! Vraiment,
n'est-ce pas une abomination de tuer des gens, qu'ils soient prussiens, ou bien
anglais, ou bien polonais, ou bien français ? Si l'on se revenge sur quelqu'un
qui vous a fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne ; mais quand on
extermine nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien,
puisqu'on donne des décorations à celui qui en détruit le plus ? Non,
voyez-vous, je ne comprendrai jamais ça !"
Cornudet éleva la voix : "La guerre est une barbarie quand on attaque un
voisin paisible ; c'est un devoir sacré quand on défend la patrie."
La vieille femme baissa la tête : "Oui, quand on se défend, c'est autre chose
; mais si l'on ne devrait pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leur
plaisir ?"
L'oeil de Cornudet s'enflamma : "Bravo, citoyenne", dit-il.
M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu'il fût fanatique des
illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait songer à
l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras inoccupés et par
conséquent ruineux, tant de forces qu'on entretient improductives, si on les
employait aux grands travaux industriels qu'il faudra des siècles pour achever.
Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste. Le
gros homme riait, toussait, crachait ; son énorme ventre sautillait de joie aux
plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes de bordeaux pour
le printemps, quand les Prussiens seraient partis.
Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on se coucha.
Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre au lit son
épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son oeil au trou de la serrure,
pour tâcher de découvrir ce qu'il appelait : "les mystères du corridor".
Au bout d'une heure environ, il entendit un frôlement, regarda bien vite, et
aperçut Boule de suif qui paraissait plus replète encore sous un peignoir de
cachemire bleu, bordé de dentelles blanches. Elle tenait un bougeoir à la main
et se dirigeait vers le gros numéro tout au fond du couloir. Mais une porte, à
côté, s'entrouvrit, et, quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet,
en bretelles, la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arrêtèrent. Boule de
suif semblait défendre l'entrée de sa chambre avec énergie. Loiseau,
malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, à la fin, comme ils
élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait avec
vivacité. Il disait : "Voyons, vous êtes bête, qu'est-ce que ça vous fait ?"
Elle avait l'air indigné et répondit : "Non, mon cher, il y a des moments où
ces choses-là ne se font pas ; et puis, ici, ce serait une honte."
Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle
s'emporta, élevant encore le ton : "Pourquoi ? Vous ne comprenez pas pourquoi ?
Quand il y a des Prussiens dans la maison, dans la chambre à côté peut-être ?"
Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point
caresser près de l'ennemi dut réveiller en son coeur sa dignité défaillante,
car, après l'avoir seulement embrassée, il regagna sa porte à pas de loup.
Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa chambre,
mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure carcasse de sa
compagne qu'il réveilla d'un baiser en murmurant : "M'aimes-tu, chérie ?"
Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt s'éleva quelque part,
dans une direction indéterminée qui pouvait être la cave aussi bien que le
grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, un bruit sourd et prolongé,
avec des tremblements de chaudière sous pression. M. Follenvie dormait.
Comme on avait décidé qu'on partirait à huit heures le lendemain, tout le
monde se trouva dans la cuisine ; mais la voiture, dont la bâche avait un toit
de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans chevaux et sans
conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les écuries, dans les fourrages,
dans les remises. Alors tous les hommes se résolurent à battre le pays et ils
sortirent. Ils se trouvèrent sur la place, avec l'église au fond et, des deux
côtés, des maisons basses où l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier
qu'ils virent épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la
boutique du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui
pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de l'apaiser ; et les grosses
paysannes dont les hommes étaient à "l'armée de la guerre", indiquaient par
signes à leurs vainqueurs obéissants le travail qu'il fallait entreprendre :
fendre du bois, tremper la soupe, moudre le café ; un d'eux même lavait le linge
de son hôtesse, une aïeule tout impotente.
Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du presbytère. Le vieux
rat d'église lui répondit : "Oh ! ceux-là ne sont pas méchants : c'est pas des
Prussiens à ce qu'on dit. Ils sont de plus loin, je ne sais pas bien d'où ; et
ils ont tous laissé une femme et des enfants au pays ; ça ne les amuse pas, la
guerre, allez ! Je suis sûr qu'on pleure bien aussi là-bas après les hommes ; et
ça fournira une fameuse misère chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est
pas trop malheureux pour le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils
travaillent comme s'ils étaient dans leurs maisons. Voyez-vous, Monsieur, entre
pauvres gens, faut bien qu'on s'aide... C'est les grands qui font la guerre."
Cornudet, indigné de l'entente cordiale établie entre les vainqueurs et les
vaincus, se retira, préférant s'enfermer dans 1'auberge. Loiseau eut un mot pour
rire : "Ils repeuplent." M. Carré-Lamadon eut un mot grave : "Ils réparent."
Mais on ne trouvait pas le cocher. A la fin on le découvrit dans le café du
village attablé fraternellement avec l'ordonnance de l'officier. Le comte
l'interpella : "Ne vous avait-on pas donné l'ordre d'atteler pour huit heures ?
-- Ah bien oui, mais on m'en a donné un autre depuis.
-- Lequel ?
-- De ne pas atteler du tout.
-- Qui vous a donné cet ordre ?
-- Ma foi ! le commandant prussien.
-- Pourquoi ?
-- Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me défend d'atteler, moi je
n'attelle pas. Voilà.
-- C'est lui-même qui vous a dit cela ?
-- Non, Monsieur : c'est l'aubergiste qui m'a donné l'ordre de sa part.
-- Quand ça ?
-- Hier soir, comme j'allais me coucher."
Les trois hommes rentrèrent fort inquiets.
On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que Monsieur, à cause de
son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait même formellement
défendu de le réveiller plus tôt, excepté en cas d'incendie.
On voulut voir l'officier, mais cela était impossible absolument, bien qu'il
logeât dans l'auberge. M. Follenvie seul était autorisé à lui parler pour les
affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes remontèrent dans leurs chambres,
et des futilités les occupèrent.
Cornudet s'installa sous la haute cheminée de la cuisine, où flambait un
grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du café, une canette, et
il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates d'une considération presque
égale à la sienne, comme si elle avait servi la patrie en servant à Cornudet.
C'était une superbe pipe en écume admirablement culottée, aussi noire que les
dents de son maître, mais parfumée, recourbée, luisante, familière à sa main,
et complétant sa physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés sur
la flamme du foyer, tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope ; et chaque
fois qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres dans
ses longs cheveux gras, pendant qu'il humait sa moustache frangée d'écume.
Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, alla placer du vin aux
débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent à causer politique.
Ils prévoyaient l'avenir de la France. L'un croyait aux d'Orléans, l'autre à un
sauveur inconnu, un héros qui se révélerait quand tout serait désespéré : un Du
Guesclin, une Jeanne d'Arc peut-être ? ou un autre Napoléon Ier ? Ah ! si le
prince impérial n'était pas si jeune ! Cornudet, les écoutant, souriait en homme
qui sait le mot des destinées. Sa pipe embaumait la cuisine.
Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien vite ;
mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans une variante, ces paroles :
"L'officier m'a dit comme ça : "Monsieur Follenvie, vous défendrez qu'on attelle
demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux pas qu'ils partent sans mon
ordre. Vous entendez. Ca suffit."
Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya sa carte où M.
Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit répondre qu'il
admettrait ces deux hommes à lui parler quand il aurait déjeuné, c'est-à-dire
vers une heure.
Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgré l'inquiétude. Boule
de suif semblait malade et prodigieusement troublée.
On achevait le café quand l'ordonnance vint chercher ces messieurs.
Loiseau se joignit aux deux premiers ; mais comme on essayait d'entraîner
Cornudet pour donner plus de solennité à leur démarche, il déclara fièrement
qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les Allemands ; et il se remit
dans sa cheminée, demandant une autre canette.
Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus belle chambre de
l'auberge, où l'officier les reçut, étendu dans un fauteuil, les pieds sur la
cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, et enveloppé par une robe de
chambre flamboyante, dérobée sans doute dans la demeure abandonnée de quelque
bourgeois de mauvais goût. Il ne se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda
pas. Il présentait un magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au
militaire victorieux.
Au bout de quelques instants il dit enfin :
"Qu'est-ce que fous foulez ?"
Le comte prit la parole : "Nous désirons partir, Monsieur.
-- Non.
-- Oserai-je vous demander la cause de ce refus ?
-- Parce que che ne feux pas.
-- Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre général en
chef nous a délivré une permission de départ pour gagner Dieppe, et je ne pense
pas que nous ayons rien fait pour mériter vos rigueurs.
-- Che ne feux pas... foilà tout... Fous poufez tescentre."
S'étant inclinés tous les trois, ils se retirèrent. L'après-midi fut
lamentable. On ne comprenait rien à ce caprice d'Allemand, et les idées les plus
singulières troublaient les têtes. Tout le monde se tenait dans la cuisine, et
l'on discutait sans fin, imaginant des choses invraisemblables. On voulait
peut-être les garder comme otages - mais dans quel but ? - ou les emmener
prisonniers ? ou, plutôt, leur demander une rançon considérable ? A cette
pensée, une panique les affola. Les plus riches étaient les plus épouvantés, se
voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs pleins d'or
entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient la cervelle pour
découvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs richesses, se faire passer
pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa chaîne de montre et la cacha dans
sa poche. La nuit qui tombait augmenta les appréhensions. La lampe fut allumée,
et, comme on avait encore deux heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une
partie de trente-et-un. Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet
lui-même, ayant éteint sa pipe par politesse, y prit part.
Le comte battit les cartes -- donna, -- Boule de suif avait trente et un
d'emblée ; et bientôt l'intérêt de la partie apaisa la crainte qui hantait les
esprits. Mais Cornudet s'aperçut que le ménage Loiseau s'entendait pour tricher.
Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut, et, de sa voix
graillonnante, il prononça : "L'officier prussien fait demander à Mlle Elisabeth
Rousset si elle n'a pas encore changé d'avis."
Boule de suif resta debout, toute pâle ; puis, devenant subitement cramoisie,
elle eut un tel étouffement de colère qu'elle ne pouvait plus parler. Enfin elle
éclata : "Vous lui direz à cette crapule, à ce saligaud, à cette charogne de
Prussien, que jamais je ne voudrai ; vous entendez bien, jamais, jamais, jamais
!"
Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de suif fut entourée, interrogée,
sollicitée par tout le monde de dévoiler le mystère de sa visite. Elle résista
d'abord ; mais l'exaspération l'emporta bientôt : "Ce qu'il veut ?... ce qu'il
veut ?... Il veut coucher avec moi !" cria-t-elle. Personne ne se choqua du mot,
tant l'indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en la reposant violemment
sur la table. C'était une clameur de réprobation contre ce soudard ignoble, un
souffle de colère, une union de tous pour la résistance, comme si l'on eût
demandé à chacun une partie du sacrifice exigé d'elle. Le comte déclara avec
dégoût que ces gens-là se conduisaient à la façon des anciens barbares. Les
femmes surtout témoignèrent à Boule de suif une commisération énergique et
caressante. Les bonnes soeurs, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient baissé
la tête et ne disaient rien.
On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut apaisée ; mais on parla peu
: on songeait.
Les dames se retirèrent de bonne heure, et les hommes, tout en fumant,
organisèrent un écarté auquel fut convié M. Follenvie, qu'on avait l'intention
d'interroger habilement sur les moyens à employer pour vaincre la résistance de
l'officier. Mais il ne songeait qu'à ses cartes, sans rien écouter, sans rien
répondre ; et il répétait sans cesse : "Au jeu, Messieurs, au jeu." Son
attention était si tendue qu'il en oubliait de cracher, ce qui lui mettait
parfois des points d'orgue dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient
toute la gamme de l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux
enrouements aigus des jeunes coqs essayant de chanter.
Il refusa même de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint le
chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était "du matin", toujours
levée avec le soleil, tandis que son homme était "du soir", toujours prêt à
passer la nuit avec des amis. Il lui cria : "Tu placeras mon lait de poule
devant le feu", et se remit à sa partie. Quand on vit bien qu'on n'en pourrait
rien tirer, on déclara qu'il était temps de s'en aller, et chacun gagna son lit.
---
Le lendemain, un clair soleil d'hiver rendait la neige éblouissante. La
diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armée de
pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, avec un oeil rose, taché,
au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre les jambes des six
chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin fumant qu'ils éparpillaient.
Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le siège,
et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des provisions
pour le reste du voyage.
On n'attendait plus que Boule de suif. Elle parut.
Elle semblait un peu troublée, honteuse, et elle s'avança timidement vers ses
compagnons, qui, tous, d'un même mouvement, se détournèrent comme s'ils ne
l'avaient pas aperçue. Le comte prit avec dignité le bras de sa femme et
l'éloigna de ce contact impur.
La grosse fille s'arrêta, stupéfaite ; alors, ramassant tout son courage,
elle aborda la femme du manufacturier d'un "bonjour, Madame" humblement murmuré.
L'autre fit de la tête seule un petit salut impertinent qu'elle accompagna d'un
regard de vertu outragée. Tout le monde semblait affairé, et l'on se tenait loin
d'elle comme si elle eût apporté une infection dans ses jupes. Puis on se
précipita vers la voiture où elle arriva seule, la dernière, et reprit en
silence la place qu'elle avait occupée pendant la première partie de la route.
On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître ; mais Mme Loiseau, la
considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix à son mari : "Heureusement
que je ne suis pas à côté d'elle."
La lourde voiture s'ébranla, et le voyage recommença.
On ne parla point d'abord. Boule de suif n'osait pas lever les yeux. Elle se
sentait en même temps indignée contre tous ses voisins, et humiliée d'avoir
cédé, souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l'avait
hypocritement jetée.
Mme la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit bientôt ce
pénible silence.
"Vous connaissez, je crois, Mme d'Etrelles ?
-- Oui, c'est une de mes amies.
-- Quelle charmante femme !
-- Ravissante ! Une vraie nature d'élite, fort instruite d'ailleurs, et
artiste jusqu'au bout des doigts : elle chante à ravir et dessine dans la
perfection !"
Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des vitres un
mot parfois jaillissait : "Coupon -- échéance -- prime -- à terme."
Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l'auberge, engraissé par
cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua un bésigue avec sa
femme.
Les bonnes soeurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui pendait, firent
ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs lèvres se mirent à remuer
vivement, se hâtant de plus en plus, précipitant leur vague murmure comme pour
une course d'oremus ; et de temps en temps elles baisaient une médaille, se
signaient de nouveau, puis recommençaient leur marmottement rapide et continu.
Cornudet songeait, immobile.
Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes : "Il fait
faim", dit-il.
Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d'où elle fit sortir un morceau de
veau froid. Elle le découpa proprement par tranches minces et fermes, et tous
deux se mirent à manger. "Si nous en faisions autant", dit la comtesse. On y
consentit et elle déballa les provisions préparées pour les deux ménages.
C'était, dans un de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en
faïence, pour indiquer qu'un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuterie
succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune du
gibier, mêlée à d'autres viandes hachées fin. Un beau carré de gruyère, apporté
dans un journal, gardait imprimé : "faits divers" sur sa pâte onctueuse.
Les deux bonnes soeurs développèrent un rond de saucisson qui sentait l'ail ;
et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les vastes poches de
son paletot-sac, tira de l'une quatre oeufs durs et de l'autre le croûton d'un
pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses pieds dans la paille et se mit à
mordre à même les oeufs, faisant tomber sur sa vaste barbe des parcelles de
jaune clair qui semblaient, là-dedans, des étoiles.
Boule de suif, dans la hâte et l'effarement de son lever, n'avait pu songer à
rien ; et elle regardait, exaspérée, suffoquant de rage, tous ces gens qui
mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa d'abord, et elle ouvrit
la bouche pour leur crier leur fait avec un flot d'injures qui lui montait aux
lèvres ; mais elle ne pouvait pas parler tant l'exaspération l'étranglait.
Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée dans le
mépris de ces gredins honnêtes qui l'avaient sacrifiée d'abord, rejetée ensuite,
comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea à son grand panier tout
plein de bonnes choses qu'ils avaient goulûment dévorées, à ses deux poulets
luisants de gelée, à ses pâtés, à ses poires, à ses quatre bouteilles de
bordeaux ; et sa fureur tombant soudain, comme une corde trop tendue qui casse,
elle se sentit prête à pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala
ses sanglots comme les enfants ; mais les pleurs montaient, luisaient au bord de
ses paupières, et bientôt deux grosses larmes, se détachant des yeux, roulèrent
lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus rapides coulant comme les
gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant régulièrement sur la courbe
rebondie de sa poitrine. Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et
pâle, espérant qu'on ne la verrait pas.
Mais la comtesse s'en aperçut et prévint son mari d'un signe. Il haussa les
épaules comme pour dire : "Que voulez-vous ? ce n'est pas ma faute." Mme Loiseau
eut un rire muet de triomphe, et murmura : "Elle pleure sa honte."
Les deux bonnes soeurs s'étaient remises à prier, après avoir roulé dans un
papier le reste de leur saucisson.
Alors Cornudet, qui digérait ses oeufs, étendit ses longues jambes sous la
banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un homme qui
vient de trouver une bonne farce, et se mit à siffloter la Marseillaise .
Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne
plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient l'air
prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de barbarie.
Il s'en aperçut, ne s'arrêta plus. Parfois même il fredonnait les paroles :
Amour sacré de la patrie,
Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,
Liberté, liberté chérie,
Combats avec tes défenseurs !
On fuyait plus vite, la neige étant plus dure ; et jusqu'à Dieppe, pendant
les longues heures mornes du voyage, à travers les cahots du chemin, par la nuit
tombante, puis dans l'obscurité profonde de la voiture, il continua, avec une
obstination féroce, son sifflement vengeur et monotone, contraignant les esprits
las et exaspérés à suivre le chant d'un bout à l'autre, à se rappeler chaque
parole qu'ils appliquaient sur chaque mesure.
Et Boule de suif pleurait toujours ; et parfois un sanglot, qu'elle n'avait
pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les ténèbres.
Les Soirées de Médan, 16 avril 1880.
------------------------- FIN DU FICHIER boule2 --------------------------------