[LE JOUR OU LA PORTE S'ENTROUVRIT] [Prologue] Le Boiteux était un clochard. Il était mourant et le savait. Il ne passerait surement pas un autre hiver... De plus, il en avait assez d'attendre le train fantome, cette deuxième chance que le gourou des clochards annoncait sans résultat depuis bien trop longtemps, et qui, de toute façons, arriverait sans doute trop tard pour lui, maintenant... Il avait raté tous les trains de sa vie; et il raterait surement aussi celui qu'on lui promettait. Si le "train fantome" emportait jamais quelqu'un vers une vie meilleure, ce serait quelqu'un d'autre. Le Boiteux avait l'habitude... Alors, pour la première fois de sa vie -et ce serait probablement aussi la dernière- le Boiteux décida de réagir... Il n'était pas le plus fort, pas le plus volontaire, ni le plus intelligent des clochards du métro de Paris, mais ce jour là, il était le plus désepéré. Le Boiteux vola donc les objets sacrés du prophète des clochards, dément parmi les fous et les affligés. Il en voulait notament a son fameux talisman, le médaillon d'étain a l'effigie de leur Sauveur, mais il ne négligea pas pour autant de prendre l'arme automatique qui était avec: elle le protègereait un peu parmi la faune hétéroclite et violente qui hantait le monde souterrain de la cité... C'est ainsi qu'il décida de s'assurer le controle d'un métro. Son plan était simple: il consistait a se mettre aux commandes et a conduire l'engin vers l'au-delà, de "l'autre- coté" des tunnels, forçant son passage grace a la clé magique maintenant en sa possession, le fameux médaillon qui n'avait jamais montré ses pouvoirs, mais qui devrait les révéler coute que coute aujourd'hui... [Paris, le 20 Décembre 1997] Robert était plutot favorisé par la vie: Il avait 34 ans mais en paraissait 28, grand, élégant et sportif, il était neuro- chirurgien a Villejuif, et son travail était largement reconnu pour un homme aussi jeune. Mais ce soir la, il avait perdu une bonne partie de son charisme naturel: il rentrait de l'hopital ou il avait passé une rude journée de laboratoire, et il avait travaillé très tard. Il se sentait terriblement las et engourdi quand il arriva dans le métro. De plus, il n'était pas vraiment dans son assiette. Robert se pressait dans les couloirs déserts, car il savait que le dernier métro était pour bientot, et il ne se sentait pas le courage d'envisager la longue marche nocturne dans le froid des rues de la ville, si par malheur il le ratait... Courant a moitié, il arriva en hate sur le quai et manqua glisser sur un papier gras et sur une canette de biere graisseuse et vide. Reprenant son équilibre, il constata qu'il était seul dans la station. Les lieux etaient animés seulement par le grésillement et le clignotement chaotique d'un néon mourant et couvert de poussière. Robert posait juste sa lourde serviette médicale qui, aujourd'hui pesait encore plus que d'habitude, lorsqu'il entendit le bruit ferraillant du metro qui arrivait du fond du tunnel. La rame délabrée vibra et grinca de tous ses freins avant de s'arreter finalement. La premiere voiture ouvrit ses portes juste devant lui. La voiture était déserte. Robert reprit sont cartable et y entra sans hésiter. Il entra plus loin dans la voiture et finit par s'affaler sur le premier siège qui ne soit pas eventré au canif et qui ne soit pas souillé de vomi ou d'autres substances inavouables... Une bande de jeunes complètement ivres, particulièrement brailleurs, se chahutaient dans la deuxième voiture, et Robert se félicita d'avoir pris le premier wagon, car leur agitation était plus qu'il n'aurait pu en supporter a cette heure de la nuit et dans son état. La climatisation était probablement déréglée car il régnait une chaleur poisseuse et une odeur rance de sueur et d'urine qui lui soulevaient les tripes, ce dont il n'avait certainement pas besoin dans son état... Robert se sentait la tete lourde. Les perspectives paraissaient déformées et tordues autour de lui... Le plafond de la rame avait l'air alternativement très haut et vouté, ou tout prés de sa tete; et les sièges tournaient un peu autour de lui... En fait, ce que ressentait Robert commencait a ressembler beaucoup a un retour d'acide... Pourtant ca faisait longtemps qu'il n'en avait plus pris, au moins un mois... Ou alors c'etait peut etre la grippe et la fievre, ou tout simplement la fatigue... Il avait beaucoup travaille aujourd'hui... Quelques cachets, une nuit de repos, et ca irait surement beaucoup mieux demain... Lorsque le signal sonore retentit, juste avant la fermeture des portes, un individu patibulaire, titubant et sale, se precipita vers la rame. Le clochard se rua au travers des portes, qui se fermerent en le bousculant au passage, et, de sa main libre, il se retint de justesse a la rampe... Alors que le train démarrait, il marcha jusqu'a l'avant de la rame, serrant sa bouteille sous son manteau pouilleux, et finit par s'effondrer sur le siege du bout, souillé par des traces de vomissures anciennes. La, il poussa un rot sonore avant de s'abimer dans la contemplation de la paroi metallique devant lui, couverte de graffitis obscènes. Un instant plus tard, le clochard se levait et urinait copieusement sur la paroi, dans le coin de la rame, sans lacher sa bouteille qu'il protegeait toujours de sa main gauche, sous son manteau... Puis, avec un grognement de soulagement, il retourna vers son siege... Robert decida de prendre son mal en patience et d'attendre sans bouger. Le clochard mit sa main droite dans sa poche et en sortir un petit objet gris terne, comme pour verifier qu'il etait toujours la. Puis soudain, au lieu de se rasseoir, le clochard se précipita vers la porte de la cabine de pilotage et sortit la main de dessous son manteau... Robert le regarda pendant trois secondes sans comprendre avant de realiser soudain que ce n'était pas une bouteille qu'il cachait, mais un revolver flambant neuf, dont l'aspect propre et brillant contrastait étrangement avec la saleté de l'homme et de l'endroit... Ignorant complètement Robert, il fit face a la porte du conducteur et tira dans la serrure... Le coup de feu résonna avec une force incroyable dans cet espace clos. Robert, pris au dépourvu, assistait a la scène bouche bée, sans réagir... Le clochard, d'un coup d'épaule maladroit, ouvrit la porte et se précipita dans la cabine en hurlant d'une voix pateuse: "C'est un détournement! Les mains sur la tete!" Robert respira un grand coup, profondément, tentant de rassembler ses esprits. Le clochard lui tournait le dos, alors il se redressa finalement sur ses jambes mal assurées et se précipita sur le signal d'alarme, a deux travées de sièges devant lui. Dans la cabine de pilotage, le clochard hurlait de nouveau comme un dément: "C'est un détournement!". Puis, un coup de feu retentit, suivi d'un petit cri pitoyable. Apres que Robert eut tiré la poignée, le haut parleur de l'interphone se mit a grésiller fortement, mais rien de ce qu'il aurait pu espérer ne se produisit... Aussi, en désespoir de cause, il se tassa entre les sièges, s'efforcant de se faire tout petit et tres discret. Il était maintenant bien décidé a ne pas se mettre en travers de la route du clochard. Il tendit une oreille inquiète, attentif a la fois au clochard, et a l'interphone, espérant toujours vaguement que quelque chose finirait par se produire... Le clochard dans la cabine marmonnait des choses indistinctes d'une voix grave, comme une prière ou une incantation, ou comme le grommellement incohérent d'un fou... Il semblait répéter toujours les memes grognements indistincts et sans signification... Plus personne n'était aux commandes du métro, ce qui, au bout d'un moment, finit par troubler la machine: une forte lumière rouge clignotante se mit a éclairer la cabine, suivie peu après, d'un klaxon strident... Le clochard, complètement absorbé dans son incantation, marmonnait en redoublant de ferveur, jusqu'au moment ou tous les freins de la rame se serrèrrent brutalement... A ce moment, Robert, déséquilibré, alla percuter violemment le dossier du siège derriere lequel il etait caché... Son coude lui rentra douloureusement dans les cotes, tandis que sa tete heurtait le dossier en plastique. Une seconde plus tard, il retrouvait a peu prés son équilibre sur ses genoux. La rame rallentit peu a peu, et le crissement horrible des roues bloquées se fit encore plus insupportable. Des étincelles éclairaient le tunnel d'une lueur vacillante et une forte odeur de brulé monta des boggies, qui se sentit nettement a l'interieur du wagon. Robert s'agrippa au dossier d'un siege, en essayant d'ignorer la douleur qui pulsait dans ses cotes. La rame continua sur sa lancée encore une dizaine de secondes, puis s'immobilisa finalement en pleine voie, avec un grincement de métal torture. Le gémissement des freins surchauffés cessa, et la rame s'arreta de trembler... Des cris de protestation montaient de la deuxième voiture. Le clochard ressortit alors de la cabine, le revolver toujours dans la main gauche. Il ne le tenait pas tres fermement, et sa main etait secouée de tremblements. Il parcourut les allées de sieges des yeux, balbutiant d'une voix presque gentille "Qui c'est y le fils de pute qu'a arrete cette saloperie de metro?"... Robert lut le desespoir sur le visage de l'homme, et toute la determination de quelqu'un qui se rattache a la derniere bouée qui l'empeche de se noyer... Il lut sa propre condamnation dans les yeux du clochard. Il ne fallut qu'un instant a Robert pour plonger précipitament derrièere le siège, au moment meme ou l'homme lui tirait dessus. La premiere balle cassa en étoile la vitre au dessus de lui; La deuxieme balle fit exploser la bourre du siège a quelques centimètres de sa tete, et la troisieme balle declencha juste un echo metallique, loin dans le fond de la rame. Maintenant que le silence etait retombé, les seuls bruits étouffés provenaient de l'intérieur de la deuxièeme rame: une fille poussait un hurlement suraigu pendant qu'une voix plus grave, complètement paniquée, hurlait "A plat ventre! Planquez vous! C'est une fusillade!"... Robert passa mentalement en revue son environnement, mais les seules sorties envisageables étaient la fenetre brisée prés de lui, et la porte, sous réserve qu'elle ait une ouverture manuelle... Tassé derrière le siège, il ne voyait plus le clochard, mais le bruit de ses pas inégaux lui indiquait que l'homme était en train d'avancer vers lui, et qu'il allait déboucher a coté de lui d'une seconde a l'autre. Réalisant que ses secondes étaient comptées, Robert lança de toutes les forces de son désespoir sa serviette surchargée en plein milieu de la fenetre... Le cartable passa a travers les débris de verre, tandis que le clochard, surpris, tirait de nouveau en direction de la fenetre. La balle passe a coté du sac... Visiblement l'homme n'etait pas un grand tireur, ce qui ralluma un petit espoir en Robert... A ce moment là, Robert rassembla toute son énergie et sauta par la fenetre d'un seul bond. Le clochard tira encore une balle qui lui siffla aux oreilles sans l'atteindre tandis que son bras emit une vive douleur lorsque le rebord de verre brise lui dechira les chairs au passage. Puis il tomba de tout son poids sur sa cheville gauche, qui, posée de biais entre deux traverses, émit une vive douleur de protestation... Robert, ignorant la douleur, se redressa, plein de la force de l'adrénaline libérée, et commenca a courrir sur le sol inégal de la voie, lorsque un autre coup de feu retentit. Il ressentit un violent choc dans le dos, et eut la soudaine sensasion d'etre mouillé d'un liquide tiède qui coulait doucement sur son ventre au niveau de la ceinture. Poussé par l'urgence, il arriva malgré tout a s'éloigner sans se poser trop de questions... Et soudain, alors qu'il ne l'attendait plus, la douleur explosa, insoutenable, lancinante. Elle irradia dans tous ses membres a partir de son ventre, et il se sentit soudain très faible, pret a s'évanouir... Vacillant sur place, il se reprit violemment: "Ce n'est pas le moment! Tiens le choc, ou tu ne reverras jamais le jour!". Pendant ce temps, le clochard tira plusieurs fois dans le noir, un peu au hasard, a une cadence accellerée, et, heureusement sans l'atteindre... Soudain, au lieu du coup de feu prévu il y eut un simple "clic!". Son chargeur était enfin vide... Robert ne perdit pas de temps et fit tout son possible pour s'éloigner au plus vite dans les ténèbres a couper au couteau. Envisageant de s'emparer du scalpel qui se trouvait dans sa serviette, il continua a s'éloigner le plus rapidement possible, n'ayant pas la moindre envie de mourir, et surtout pas entre les mains d'un psychopathe déchainé. Tandis qu'il continuait a s'éloigner, Robert entendit un choc mou sur la voie, derrière lui: le clochard venait probablement de sauter, et il s'etait étalé de tout son long. Il l'entendit beugler: "Je te hais! Je hais le monde entier! Je vais t'étrangler avec tes propres tripes espèce de salopard!" Profitant du peu d'avance qu'il avait gagnée sur l'homme, Robert tira un pan de sa chemise, et vit la concrétisation de ses pires craintes: la balle avait traversé son abdomen et ses intestins de part en part, et son sang coulait en petits ruisseaux sur son ventre a partir du petit trou rouge, noir et violet qu'il avait a coté du nombril... L'adrenaline le soutint, et il continua, claudiquant, sentant sa vie couler en ruisseaux tièdes le long de ta jambe gauche. Robert était docteur, il savait parfaitement qu'il faudrait comprimer la blessure pour rallentir l'écoulement du sang. Meme sans examen, il savait qu'il etait urgent darreter l'hémorragie, et que, faute de quoi, il allait perdre connaissance d'une seconde a l'autre et se vider comme un cochon que l'on saigne... Robert songea a nouveau a prendre son scalpel dans sa trousse: il lui fallait se débarasser rapidement de son poursuivant maintenant désarmé... Sinon, il ne serait bientot plus en état de tenter quoique ce soit... Mais il ne pouvait pas prendre le risque de s'arreter et de fouiller dans sa trousse... ("Si seulement j'étais un peu plus ordonné!" fut la pensée bizzarre qui lui vint a cet instant, et elle le fit presque sourire...) Robert ne pouvait pas courrir bien vite, mais l'homme derrière lui n'était pas rapide non plus... Donc, pour l'instant, la distance entre eux se maintenait... Robert se sentait faiblir de plus en plus, et sa vision commencait deja a s'obscurcir sur les bords. Il se dit qu'il fallait qu'il fasse rapidement un pansement compressif avec n'importe quoi, de la gaze, du coton, du tissus, tout ce qui pourrait lui tomber sous la main, mais surtout, vite! Robert ouvrit sa sacoche en courant, faisant tomber la moitié de son contenu au passage, et il éventra avec précipitation la trousse qui contenait les compresses... Il serra frénetiquement une boule de gaze contre sa blessure au ventre espérant ainsi rallentir un peu la perte de sang, et prit en main les petits ciseaux de sa trousse, au cas où il doive en venir au corps à corps avec le dément... Pendant ce temps, le fou avait rallenti aussi, pour sortir un gros couteau rouillé de sa botte qui montra soudain clairement a Robert tout le ridicule de la petite paire de ciseaux qu'il tenait dans la main... S'éloignant de la zone de lumière définie par le métro, ils s'enfoncèrent vers l'inconnu et les ténèbres. La distance entre eux n'avait pas beaucoup diminuée, si on pouvait en juger par l'echo des bruits de pas dans cet espace fermé, car ils étaient maintenant dans le noir absolu... Robert abandonne ses ciseaux et sa sacoche, et ne garda que la boule de gaze qu'il serrait fébrilement contre son ventre. Il courrait en aveugle sur ce terrain difficile, suivant d'une main le mur humide, froid et graisseux. Il trébuchait souvent sur les boitiers elecriques, les cables, les traverses a moitie arrachées. Et malgré sa blessure qui l'élancait violemment, il avait plutot tendance a distancer l'homme. A l'oreille, Robert pensait avoir gagné un peu de terrain au cours de dernières minutes. Robert courut ainsi pour sa vie, pendant un temps indeterminé, butant sur tous les obstacles. Le tunnel était plein de flaques d'eau puante tapissées d'une vase glissante. Les traitrises de ce terrain manquèrent plusieurs fois de l'envoyer a terre. Or, il savait que dans son état, il ne se releverait probablement pas. Il entendit plusieurs fois les glapissement d'indignation et le galop des rats que les deux hommes déerangeaient. Dans cette atmosphère moite, et avec la douleur qui le poursuivait et le taraudait, Robert transpirait abondamment. Il commençait a avoir un mal de tete épouvantable, et à distinguer des lumières. C'était probablement une hallucination, ce qui indiquait assez a quel point il etait prés de la perte de conscience. Les lumières commencèrent a s'accompagner d'un fracas de tonnerre lointain. Soudain, il réalisa que ce n'étaient pas des lumières illusoires, mais bien les phares d'un métro qui venait vers lui, comme les deux yeux jaunes d'un carnassier dans le noir absolu. Robert essayait de fouiller les tenèbres de ses yeux fatigués pour essayer de trouver un recoin ou se cacher en attendant que le métro passe. Mais les phares proches l'éblouissaient, et ses lunettes fendues et souillées de boue noiratre ne lui facilitaient pas la tache... Le métro se rapprochait toujours, et Robert, debout au milieu des rails, n'arrivait pas a déterminer de quel coté le métro allait passer. Il changeait d'avis sans cesse. Maintenant l'engin etait presque sur lui, et il n'arrivait toujours pas a savoir sur quelle voie l'engin arrivait. Il avait beau regarder ces deux lumières hypnotiques qui grossissaient dans les ténèbres, écouter grandir ce rugissement qui s'amplifiait sans arret, et sentir les vibrations au plus profond de ses tripes torturées, il ne savait pas quoi faire... En désespoir de cause, Robert s'applatit au milieu. En priant les dieux qu'il l'aident a se relever... Il essaya de se faire le plus petit possible entre les deux voies, et en se serrant bien, il arrivait a ne toucher aucun des rails... Le clochard fou derrière lui le vit de nouveau dans la lumière des phares, et, constatant qu'il était couché à terre, poussa un hurlement de victoire et se précipita vers lui, le couteau levé... A ce moment là, le métro fut sur eux... La dalle de béton sous Robert était agitée de violents soubresauts, et le vacarme se fit insoutenable. En un clin d'oeil, il capta une vision délirante de la machine qui arrivait, elle le remplit de terreur, et puis elle fut sur lui. Au lieu d'un métro familier, la chose hurlante ressemblait à la proue d'une machine de guerre fantastique: Tout l'avant du métro avait le visage d'un monstre métallique scultpé de runes et de bas reliefs obscènes et d'une laideur terrifiante, les phares occuppant la place des yeux. L'avant de cette parodie démente de métro était garnie de piques, de pointes et de lames, d'ou pendait lamentablement un cadavre sanglant. De plus, au niveau du sol, il distingua très clairement des mandibules d'insectes qui balayaient tout ce qui pouvait trainer sur la voie... Il vint a Robert la pensée que de telles hallucinations visuelles n'étaient réellement pas bon signe pour son cas, alors meme que cette vision de cauchemar lui sautait dessus: des roues métalliques passèrent à quelques centimètres de sa tete, tandis que d'énormes vibrations secouaient ses tripes torturées, et que le bruit insoutenable lui donnait l'impression que tout son corps allait éclater. Paralysé de terreur, Robert était incapable de faire le moindre geste. Il attendait en tremblant que la machine passe. Et cela dura un temps vraiment incroyable... Des secondes et des secondes. Comment un métro pouvait il avoir autant de wagons? Puis le bruit s'en alla, et le laissa seul sur la voie dans les ténèbres qui retombaient rapidement. Robert entendit des gemissements pitoyables, qu'il écouta plusieurs secondes avant de réaliser soudain qu'il s'agissait des siens... Il ne les entendait que par son oreille droite, car la gauche ne recevait maintenant plus rien, si ce n'est un sifflement aigu et constant de mauvaise augure... Seuls deux points rouges qui s'éloignaient, au loin, indiquaient la rame fantomatique qui venait de passer. Robert se releva en titubant dans le noir. Il n'entendait plus que le bruit de sa respiration précipitée, et le sifflement de son oreille gauche... Le clochard n'était plus la. Et maintenant que l'urgence de l'action etait un peu retombée, sa blessure le lançait plus que jamais. Il s'assit au milieu de la voie, chercha son briquet d'une main fébrile et alluma une petite flamme vacillante, pour faire reculer un bref instant la nuit qui le cernait. Soudain, prés de lui, Robert vit le clochard, dans la clarté vacillante de la flamme, ou du moins ce qu'il en restait. Il gisait un peu plus loin, coupé en deux par le milieu, baignant dans une flaque de sang noiratre... Robert réussit a ne pas vomir par un ultime effort de concentration... Avec son briquet, il distingua également que la main gauche du cadavre était toujours crispée autour d'un medaillon terne et grossièrement grave, alors que sa main droite restait serrée sur un grand couteau commando rouillé. Par désir de savoir, et sous l'effet d'une impulsion incomprehensible, Robert s'approcha, malgré l'odeur d'excrements qui montait du cadavre, et s'empara de l'objet, tordant les doigts morts en faisant craquer les phalanges jusqu'a ce que la main crispée l'ait libéré... Puis il s'éloigna en le serrant contre son coeur. Robert, faisant appel au peu de force qui lui restait, se remit en marche dans le tunnel, espérant ne pas etre loin de la station. Sa marche l'emmena dans un couloir plus humide. Maintenant, entre les rails, il y avait en permanence une fine couche d'eau rance dans laquelle flottaient de choses non identifiable dans la flamme vacillante de son briquet... Le minuscule bruit de pattes des dizaines de rats qui l'entouraient se fit plus hardi et il se dit que ce n'était pas le moment de tomber inconscient, ni meme de tomber a terre. Apparemment, plus il rallentissait, plus il trainait les pieds et plus les rats le suivaient de prés. La vision d'horreur de son corps devoré par des milliers de rats lui donna le regain d'énergie nécessaire pour continuer sa marche. Puis, alors que ses dernieres forces étaient en train de s'évaporer dans cette marche harassante, il finit par distinguer un peu de lumière, au loin... C'étaient de simples flashs lumineux bleutés, probablement des éclairs dans le ciel nocturne, car ils étaient suivi de peu par la rumeur assourdie du tonnerre. Robert s'avança en ahanant et finit par découvrir une station de métro plongée dans les ténèbres. Il s'efforca de grimper sur le quai a partir des voies, provoquant un affreux déchirement dans son abdomen d'ou le sang se remit a suinter et ravivant d'atroces douleurs... Mais en se concentrant sur ce seul objectif, il réussit finalement à grimper et se retrouva a plat ventre sur le quai de la station ou il etait seulement un quart d'heure plus tot, autant dire une eternité! Robert resta un long moment couché a plat ventre sur le quai. Il essayait de respirer profondément et de retrouver un semblant d'énergie. Puis, déglutissant péniblement, il souleva légèrement la tete afin de mieux voir où il était. La station de métro etait déserte, et il n'y avait aucune lumière autre que celle des eclairs, sporadiques, qui éclairaient brièvement la scéne entre deux moments de noir complet. A l'extérieur, un orage terrible se déchainait, et un petit filet d'eau ruissellait sur les escaliers d'accés. En regardant mieux, il s'appercut qu'il ne reconnaissait pas cette station, que ce n'était pas celle, familière, d'où il venait... A moins que son expérience terrifiante et la nuit qui régnait ici ne lui aient fait perdre tous ses repères... Rien ne bougeait, tout était éteint. Robert était livré à lui meme. Il respira plusieurs fois profondément, chaque inspiration provoquant une douleur déchirante dans son abdomen, puis, dans un sursaut de volonté, il se remit a quatre pattes et se traina vers la sortie. Péniblement arrivé en bas de l'escalier, ce fut seulement pour découvrir que la grille était tirée et fermée par une lourde chaine bouclée d'un cadenas... Alors que Robert s'accrochait aux grilles, séparé de la liberté par seulement 3 centimètres d'acier, il continuait de pleuvoir a verse dehors, et l'orage se déchainait toujours, un orage comme il en avait rarement vu a Paris... Soudain, un violent éclair déchira le ciel et illumina brièvement la scène: derrière la grille il y avait un cimetierre! un immense cimetierre constitué de tombes, de caveaux, et de monuments funéraires qui s'etendaientt sur des kilomètres, jusqu'a l'horizon, chaque petite parcelle soigneusement repartie sur un paysage vallonné. Dans la lueur mouvante d'un second éclair, plus faible, il crut distinguer des mouvements dans l'ombre des caveaux, quelque chose qui ressemblait à des silhouettes humaines, furtivement tapies dans les recoins des tombeaux. A moins que ce n'ait été que la lumière mouvante des éclairs et de la pluie qui aient créé cette illusion. Gémissant, et sentant qu'il perdait ses dernières forces, Robert pivota et se laissa glisser contre la grille. Il se retrouva assis face a la station. La, il attendit patiemment le prochain eclair pour distinguer le téléphone qui ne pouvait pas manquer de se trouver sur le quai... Apres deux ou trois éclairs, Robert finit par localiser effectivement un interphone de secours... Tournant la tete et s'accrochant a la grille pour tenter de se remettre debout, Robert constata que le cimetierre avait disparu: la station de métro débouchait simplement sur la rue familière qui le conduisait a son hopital. Sans plus se préoccupper du paysage, il trouva la force de se relever, et, se retenant contre le mur carrellé et taggé, il s'avanca lourdement vers le téléphone... A taton, Robert décrocha... Mais le téléphone n'avait pas de tonalité, et il n'y avait rien a l'autre bout, comme si la ligne était morte... En écoutant mieux, il semblait qu'il y ait un petit crachotis électrique; ou peut-etre le bruit d'une respiration. Un souffle poussif, oppressé, comme quelqu'un qui a peur ou qui est en colère, ou qui se cache dans le noir... Soudain, un pinceau lumineux balaya le mur, et se fixa sur lui. En se retournant, Robert distingua dans le noir la silhouette d'un homme. La torche électrique l'éblouit une seconde, et, quand elle se détourna un peu de son visage, il s'apperçut qu'il était en fait en face d'un militaire... Ou plutot, a mieux y regarder, d'un gardien de nuit portant l'uniforme para-militaire d'une société de gardiennage quelconque... L'homme dirigeait une arme sur Robert et hurla: "Face au mur! Ecarte les bras, les mains sur le mur! Qu'est ce que tu fais la? Comment tu es rentré?..." le vigile s'écarta sur le coté en gardant Robert en joue: "Allez! Face au mur, je t'ai dit!! fais pas le mariole! ou je te descends et personne entendra plus jamais parler de toi!". Une nervosite extreme percait dans la voix de l'homme "Allez, plus vite!" Robert réussit a grommeller: "S'il vous plait! Aidez moi monsieur. On vient d'etre attaqué dans la rame qui est arretée plus loin dans le tunnel. Je suis blessé, je vous en prie faites vite, un malade a tire sur le conducteur, il faut appeler des secours !" "Ok! bouge pas de la ou t'es!" reprit le vigile sans détourner son arme... Il posa doucement sa torche toujours eclairee a terre, et il sortit son Talkie- Walkie. Sans détourner son regard de Robert, l'homme avertit le central et réclama des secours... S'addressant à Robert: "Bon, je vais m'approcher de toi, et tu vas me donner tes mains tout doucement, tout doucement: je vais te mettre les menottes, et après, tu pourras t'asseoir..." Robert, se voyant traité comme un criminel réalisa soudain a quel point il était peu présentable, couvert de sang et de vase, tous ses vetements déchirés, les pieds dans des détritus parsemés de seringues abandonnées par des héroinomanes... Robert essaya de répondre, il essaya de crier et d'etre enervé, mais ce ne fut qu'un coassement pitoyable qui franchit le seuil de ses lèvres... "Ecoutez, vous etes arme et je suis blessé, je vous jure que je ne vais pas vous sauter dessus. Je suis Docteur... Dites plutot aux secours de se dépécher, S'il y avait quelque chose a faire pour le conducteur, ca risque d'etre trop tard..." "Ok, mon gars, t'énerve pas, ça va comme ça... Les secours arrivent, de toute façons.", la voix du vigile se brisa, révélant son angoisse, un tic nerveux agitait sa face. Il ne savait plus quoi faire... "Tourne toi doucement, et tu peux t'asseoir sur le banc la-bas. Mais attention, fais pas de geste brusque...", dit il d'un ton conciliant. "Tu sais, j'suis pas méchant... Je t'en veux pas: t'es peut-etre de bonne fois! mais tu sais, y'a tellement de malades. Dans ces tunnels la, c'est l'enfer!" Robert se laissa tomber sur le banc, ou il s'effondra de tout son long. Le vigile semblait le braquer un peu moins ouvertement avec son arme mais il la garda tout le temps a portée de main, malgre tout, ce dont Robert ne se souciait plus guère. Au bout d'un moment, le vigile reprit son Talkie-Walkie: "Allo, ici 3142. Bon, alors, elle y est cette rame arretée? Alors, pourquoi vous me dites rien! Pourquoi vous m'avez pas rappellé! C'est le bordel, ici... Qu'est ce que vous foutez la-bas, vous dormez? Ouais, bon, ben, envoyez les secours a cette rame aussi, parce qu'y parait qu'y z'ont buté le pilote." Petit a petit, l'adrénaline cessa de soutenir Robert, et il piqua de plus en plus du nez, sombrant progressivement dans une inconscience bien attirante, car elle signifiait pour lui la fin de ses souffrances... Au bout d'un temps indéterminé, mais qui lui parut une éternité, Robert fut a moitié tiré de sa torpeur fiévreuse par le gardien qui lui disait: "Bon, toi, tu bouges pas d'un poil, je vais rouvrir le portillon pour qu'y puissent t'emmener"... Il percut a peine les brancardiers du SAMU qui emportèrent son corps disloqué vers quelque lieu anonyme ou ses confrères mèdecins tenteraient de le réparer... [Epilogue] Le lendemain matin, Maria, une petite fille aux yeux noirs brillant de curiosité et d'excitation, ramassa ce petit medaillon d'étain au milieu d'une tache brunatre, dans un coin du métro. Une tete cornue sur fond de flammes y était gravée de facon maladroite. Elle ne le montra pas a sa mère, par peur qu'elle ne le lui confisque. Elle devrait le nettoyer soigneusement, car la médaille était souillée d'une croute brunatre qui partait en poudre au contact de ses doigts. Elle etait trop jeune pour identifier du sang.