" Nietzsche dessine les traits d'une nouvelle communauté "


Je rappellerais d’abord quelques raisons qui concernent l’histoire et les conditions de la réception de Nietzsche. Contrairement à ce que Nietzsche redoutait, cent ans après sa mort il est enfin lu comme un philosophe. Sans doute, cette lecture philosophique ne date pas d’aujourd’hui... pour ce qui est de la France, on peut citer au moins deux étapes décisives : le livre de Deleuze Nietzsche et la philosophie en 1962 et la traduction du Nietzsche de Heidegger en 71. Mais, pour autant, la tâche n’est pas close une confrontation plus au moins directe et avouée avec ces commentaires imposants et leurs limites dégage des voies pour une nouvelle interprétation. Il s’agit d’explorer ce que Heidegger et Deleuze ont pu laisser dans l’ombre et qui est peut-être tout aussi décisif.  Plusieurs méthodes s’offrent aujourd’hui au chercheur, que ce soit la prise on compte de l’extraordinaire intertextualité du texte nietzschéen ou celle de son devenir, du travail de soi sur soi qu’il présente des oeuvres de jeunesse à celles de la maturité. Maintenant, ces considérations, qui relèvent principalement de l’exégèse, ne rendent pas compte de l’intérêt ou de la nécessité qu’un philosophe peut ressentir de s’expliquer avec l’oeuvre de Nietzsche. Non seulement pour mieux la comprendre, mais pour avancer dans sa propre démarche. Il n’est pas rare qu’elle se dresse sur son chemin comme une sorte d’obstacle incontournable. Comme Nietzsche le dit à plusieurs reprises: la lecture de son oeuvre n’est pas de celle dont on sort sans que rien n’ait changé. C’est encore vrai tout simplement parce que rien de ce qu’elle prophétise ou annonce ne s’est définitivement accompli : nous ne sommes pas sortis de ce qu’elle décrit, que ce soit l’épuisement de la démocratie, les différentes formes de réactions au nihilisme qui ne font que le perpétuer, la résistance des valeurs imposées par le christianisme...
Pour ma part, c’est dans ce rapport complexe entre description et prophétie que je trouve une raison de revenir toujours à Nietzsche. Si l’on accepte que la philosophie se dise sous trois modes principaux : descriptif, prescriptif et programmatique, l’oeuvre de Nietzsche
permet de façon exemplaire d’interroger ce troisième type de discours. Par sa critique radicale de toute téléologie, il porte un coup décisif à tout ce que la philosophie a pu promettre :le salut, la révolution.., mais sans renoncer pour autant à toute annonce : il dessine les traits d’une nouvelle communauté, un " nous " à venir qui ne recouvrirait ni la communauté du droit, ni celle du sang... il ne faut pas oublier que le " surhomme " se décline à la première personne du pluriel:
" nous les sans patrie ", " nous les psychologues ... Comment comprendre qu’une philosophie si profondément critique à l’égard de toute eschatologie ne puisse se penser elle-même autrement que dans un effet d’annonce ? Quel est le sens de cet effet non seulement pour la philosophie de Nietzsche, mais pour la philosophie en général ? On sait quel risque, notamment politique, cela fait courir à la pensée. Est-ce à dire que la philosophie doit s’interdire tout discours programmatique ? Voilà, à mon avis, quelques-unes des questions qui placent l’oeuvre de Nietzsche au coeur d’une interrogation à venir.
 
 

Propos recueillis par David Rabouin
 

Marc Crépon est chercheur au CNRS et traducteur des Ecrits autobiographiques de Nietzsche (éd. PUF, 1994). Il a publié Les Géographies de l’esprit (éd. Payot, 1996). Il dirige actuellement un Cahier de l’Herne consacré à Nietzsche et prépare un livre intitulé  Le Malin génie des langues dont Nietzsche sera l’un des fils conducteurs.
 
 
Marc Crépon " Nietzsche dessine les traits d'une nouvelle communauté "

 
 
 

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