Contes à rebours de Braine-le-Castel en roman pays

Contes de la corneille

de Braine-le-Castial

en Roman Pays brabançon

Le brouillard des Monts

 


Belle journée en vérité que ce 13 octobre. Le soleil lance ses dernières invitations de l’année et Albert qui s’approche des monts en cette fin d’après-midi y a répondu joyeusement. La cinquantaine, un début d’embonpoint, un léger sourire aux lèvres, il laisse son regard s’égarer dans les éclaboussures rouge et or de l’automne. A quelques mètres devant lui, son chien, Jup, vieux bâtard serein hume l’air de sa truffe luisante de bonne santé. Arrivé en haut de la rue des Comtes de Robiano, distraitement, il s’engage dans l’ombre des buttes centenaires.

Son œil rond observant l’intrus, une corneille déguste à la pointe du bec une charogne de petit rongeur faite juste à point. Dégoûté, Albert frissonne. D’un geste brusque, il chasse l’oiseau noir qui s’envole nonchalamment en croassant dans l’ombre humide et fraîche des grands arbres.

Sur la gauche, au sommet de l’éminence parsemée de ronciers, le chien jappe gaiement. Pourquoi ne pas tenter l’escalade... La pente est raide, le terrain glissant oblige à se déplacer avec prudence.

A peine a-t-il rejoint son compagnon, qu’à l’ouest flambe comme une vague traînée de lave rouge, et déjà le crépuscule s’installe. A petits pas, il fait le tour de son nid de pie pour constater avec dépit qu’un épais brouillard se lève, qui noie impitoyablement tous les détails du paysage dans un nuage laiteux. Un soupir, et il relève le col de son manteau. Machinalement, il jette un coup d’œil à son poignet, plus de montre ... Visiblement agacé, les yeux fixés sur l’humus il refait le trajet en sens inverse, cherche en maugréant, rien... un objet de ce prix ! voilà une promenade qui coûte cher, sans compter qu’en rentrant à la maison...

Il grommelle d’indistinctes paroles sur les vieux idiots qui feraient mieux de ne pas s’éloigner des trottoirs. Le charme de la ballade est rompu à cette heure, et doucement mais sûrement, son estomac le presse de prendre le chemin du retour. Il se souvient de l’odeur appétissante d’une certaine choucroute qui frémissait dans une grosse casserole de fonte posée sur le bord du poêle...

Maintenant l’obscurité règne et semble avoir signé un pacte avec le brouillard, qui s’est condensé en ouate épaisse et opaque. Avec d’infinies précautions, il s’engage dans une descente que ses sens noyés dans la brume, appréhendent comme périlleuse.

Soudain, son pied glisse sur une racine grasse et à moitié pourrie, c’est la chute, il roule sur la pente escarpée jusqu’au bas du tertre. Son rapide voyage dans cet univers de fumées blanchâtres l’a étourdi, étendu sur le ventre, la tête posée sur son bras replié, il récupère son souffle petit à petit. Jup, inquiet, vient le flairer délicatement. Remis de ces émotions, il se redresse et constate incrédule, que là ou voici quelques instants à peine, il venait de chasser une corneille, se dressent maintenant des huttes de terre glaise au toits coniques. Sa gorge se noue, à peu de distance, un grand diable à la longue chevelure rousse, à moitié nu, monte la garde en silence dans la lumière chiche des flammes d’un feu de camp, une hache à la main.

 

Quoique ayant plusieurs fois jeté un regard dans sa direction, le guerrier semble ne pas le voir; Albert s’enhardit alors, il approche à pas feutrés cette incroyable scène, à deux doigts de croire qu’il a perdu la raison.

L’être improbable continue à l’ignorer, comme s’il était seul. L’attention d’Albert est alors attirée par le collier qui pend au cou de la sentinelle : entre des plaques d’os sculptées brille un objet qu’il connaît bien .... Persuadé , et pour cause, qu’il est invisible aux yeux de l’homme, il tend la main lentement vers son torse puissant, et effleure ... sa montre. A ce moment précis, des milliers de bulles lumineuses, aveuglantes éclatent en gerbes multicolores dans sa tête, sa conscience se dissout dans le brouillard épais, il tombe, son front heurte une pierre moussue, il dérive dans un océan cotonneux, flotte doucement au gré du vent. Des siècles, qui ne sont peut-être que des minutes, s’écoulent. Toujours un léger sourire ombre le bas de son visage ou déjà le sang se coagule en traînées sombres. Pour lui, le temps n’existe plus ... mais le soleil l’ignore qui, timidement d’abord précise les contours du paysage pour finalement peindre mille paillettes d’or pur sur la rosée matinale.

Ce ne sera rien Madame, juste une légère commotion, il a de la chance que le garde forestier l’ait découvert par hasard, et que son brave chien se soit couché sur lui pour le préserver du froid de ce matin.

Merci docteur, ce vieil illuminé me rendra folle ! quel besoin avait-il d’aller dans ce coin perdu un samedi soir, et à cette saison !

Encore merci docteur et bon dimanche.

*

Tu peux être fier de toi... Quatre points de suture au crâne, et ta belle montre cassée. J’espère que tu as compris maintenant et que tu laisseras les jeux de nuits aux jeunes...

*

Étendu sur le divan-lit, pensif, Albert n’entend rien, son éternel petit sourire s’élargit : au coin du feu, le chien ronge une plaque d’os finement gravée...

*

Sur l’appui de la fenêtre, une corneille vient de se poser, son œil rond semble pétiller de malice.

 

 

Alain CORDIER