Revue Sociétés, 63, 1999
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albert assaraf

Albert Assaraf


Du lien aux origines des
"structures anthropologiques de l'imaginaire"

Essai d'application d'une théorie des "ligarèmes" à la classification durandienne des images
 
   
 

Le changement de paradigme que représente le passage d'une philosophie de la conscience à une philosophie du langage constitue une coupure tout aussi profonde que la rupture avec la métaphysique.

J. Habermas, La pensée postmétaphysique, Paris, A. Colin, 1993, p. 13.

   
      Cet article se propose, une fois de plus 1, de mener jusqu'à ses ultimes conséquences l'idée pragmatique selon laquelle les signes, indépendamment de leur pouvoir de signifier, d'informer, d'évoquer, ont aussi le pouvoir de lier et de délier les hommes. Nous voulons ici montrer qu'il suffit de fureter dans cette direction, pour, en définitive, réaliser qu'il n'est pas jusque ces grands "essaims" d'images que Gilbert Durand s'efforce de rassembler dans son œuvre majeure, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, qu'on ne puisse imputer au pouvoir ligatif des signes.
 
universalité de la dualité signe/lien
     Il ressort de la pragmatique classique, celle d'Austin et Searle, que seuls les performatifs (l'ordre, le conseil, la promesse, l'interrogation, l'affirmation…), ont le pouvoir de produire ce que Oswald Ducrot appelle "une transformation juridique", "une création de droits et d'obligations 2" pour soi et pour les autres ; que seuls les performatifs, explicites ou implicites, directs ou indirects, sont en mesure de créer des connexions entre individus, autrement dit des liens, à l'exclusion de tous les autres signes.

  Or, selon nous, une telle restriction nous paraît aujourd'hui irrecevable. Il suffit pour s'en convaincre de comparer les deux énoncés suivants :

(1) J'affirme, en tant que chercheur, que X.
(2) J'affirme, en tant qu'étudiant, que X.

     Dans ces deux propositions, n'avons-nous pas le même performatif : l'affirmation ? Alors pourquoi dans le j'affirme de (1) émane-t-il de toute évidence une force de beaucoup supérieure au j'affirme de (2) ? Si ce n'est que le signe chercheur a lui aussi une force qui lui est propre. Force qui, par ses effets, lui permet de décupler l'impact des propos de (1).

     "D'un seul mot", souligne à juste titre Boris Cyrulnik, "je peux définir l'appartenance de quelqu'un : C'est un gitan. Et ce mot se charge du stéréotype culturel des gitans qui prescrit un code comportemental envers eux et suscite un certain sentiment à leur égard 3". Et que dire de la puissance d'action émanant de signes verbaux tels que Dieu, Allah, Moïse, Christ, Mahomet, prophète, Bible, Coran, Vérité, scientifique, Prix Nobel, patrie, martyr, traître, impie, ennemi, démon, apocalypse, châtiment, malédiction… ? Et que dire, encore, en dehors de la substance verbale, de la force irradiant d'un objet sacré, d'un rite, d'une coutume, d'un totem, d'un drapeau, d'un hymne national, d'un tchador, d'un crâne d'homme préhistorique… ? Tous ces signes, verbaux et non verbaux, sont, on le devine, dotés d'un pouvoir ligatif qui déborde de loin la grille d'une analyse pragmatique classique, mais aussi celle d'une analyse sémiotique traditionnelle.


      Voilà pourquoi il nous a semblé légitime d'imaginer un nouveau cadre explicatif - "La théorie des ligarèmes" (du latin ligare, lier) - qui, sans rien changer au puissant modèle sémiotique de Hjelmslev, puisse déterminer, et ce de manière systématique et formelle, le degré de "ligaro-activité" de tel ou tel signe 
4, dans telle ou telle société, à tel et tel moment de son histoire.

 

A) Dans notre thèse, un ligarème, comme son nom l'indique, désigne le pouvoir ligatif d'un signe dans un contexte culturel donné. Il est par définition la résultante de deux forces (pas une de plus), l'une, horizontale, selon un axe intérieur/extérieur, déterminant la jonction (con-jonction ou dis-jonction) ; l'autre, verticale, selon un axe haut/bas, déterminant la position (supérieure, égale ou inférieure).

Ainsi, par exemple, le mot amour est, selon nous, la représentation matérielle d'un ligarème dont le geste fondamental est la conjonction. Le mot pouvoir, en revanche, est un signe dont le ligarème est essentiellement de position. Quant au mot ennemi, il propulse mon imaginaire aussi bien suivant un axe intérieur/extérieur que suivant un axe haut/bas. Il est la manifestation réifiée d'une disjonction doublée d'une position basse.

B) Un ligarème, en outre, prend toujours appui, selon l'heureuse formule de François Flahault, sur un "qui tu es pour moi, qui je suis pour toi 
5" éminemment circulaire. Qui émet un ordre explicite, par exemple, fabrique de toutes pièces un univers dans lequel il dit se situer "en haut". La position haute de l'émetteur une fois détectée, l'auditeur n'aura plus le choix qu'entre :

i. se soumettre aux "faire" de domination de son interlocuteur, par le déploiement de signes/liens (ou ligarèmes) de position basse (inclinaison de la tête, dire "Oui"…) ;

ii. ou désobéir, au moyen de signes/liens disjonctifs (se cabrer, dire "Non"…). Et la structure profonde de sa désobéissance peut se résumer ainsi : "Tu dis qe tu es en haut, eh bien moi je te dis que tu es mon égal !" ; ou encore "Tu dis que je suis en dessous de toi, eh bien moi je te dis que c'est toi qui es en dessous de moi, et moi qui suis ton supérieur !". Ce qui, selon le cas, entraînera la production d'une série de signes/liens adaptés de la part de l'émetteur, lesquels signes/liens entraîneront à leur tour un comportement adaptatif de la part de l'auditeur, etc.

C) Un ligarème est, de surcroît, tout à la fois et dans le même temps soit conjonctif/disjonctif soit disjonctif/conjonctif. Adhérer à une religion, n'est-ce pas, de facto, se couper de toutes les autres religions du monde ? Et "décider de rejeter un paradigme", n'est-ce pas, comme le souligne Thomas Kuhn, " simultanément décider d'en accepter un autre 6" ? Un lien est toujours aussi "adhésif" que discriminant. Un lien, pour reprendre l'expression de Georg Simmel, est simultanément un "pont" et une "porte" ; c'est-à-dire ce qui relie, ce qui met "en rapport" (le pont) et ce qui sépare (la porte) 7. Il n'est donc absolument pas nécessaire de faire appel, comme le fait Durand, à des concepts issus de l'électromagnétique 8 pour apporter la preuve de la "polarité" des images. Comme si la "polarité" de la limaille de fer soumise à l'aimant ou la "positivité" et la "négativité" polaire des atomes pouvait, en quoi que ce soit, prouver la "polarité" des images. Comme si ce qui est vrai pour la limaille de fer et les atomes, pouvait être vrai pour l'homme. La seule prise en compte du pouvoir ligatif des signes suffit, sans risque d'extrapolation, à mettre en évidence le caractère foncièrement contradictoire de tout acte humain.

D) Notons avant de conclure ce rapide survol des propriétés des ligarèmes, qu'une conjonction est d'autant plus forte, inflexible, qu'il y a en coulisse divorce profond d'avec un autre lien. D'où l'ardeur des gourous, quel que soit leur vernis idéologique, à obtenir de leurs adeptes une rupture nette et définitive des liens familiaux.

 

Dans la mesure où, effectivement, tout signe, à des degrés près, a le pouvoir de "faire lien" dans le même temps qu'il "fait sens", il s'ensuit, par déduction logique, qu'un signe n'est pas sans :

(1) créer (faire être) un lien,
(2) abolir (faire ne pas être) un lien,
(3) cimenter (ne pas faire ne pas être) un lien,
(4) neutraliser (ne pas faire être) un lien.

      Dès lors, comment ne pas rapprocher le terme (2) de notre carré sémiotique, "faire ne pas être un lien" (abolir), de ce que Durand appelle Structures diaïrétiques (de séparation) ou schizomorphes ? Comment, de surcroît, ne pas voir des convergences entre (3), "ne pas faire ne pas être un lien" (cimenter), et ce que notre auteur nomme Structures mystiques de l'imaginaire ?

Nous verrons qu'il n'est pas jusqu'à ces "structures d'équilibre qui", de l'avis de Durand, "maintiennent à la fois les potentialités d'assimilation et d'adaptation 
9" (Structures synthétiques) qu'on ne puisse, en définitive, apparenté à la modalité "Neutraliser le lien" 10.

      En résumé, ce travail se propose un double objectif :

i. Montrer que ce que Gilbert Durand présente comme s'agissant du "trajet anthropologique 11" de l'imaginaire, n'est autre que le trajet obligé du lien.

ii. Montrer qu'une combinatoire jonction/position agrafée aux deux axes fondamentaux du lien (l'axe intérieur/extérieur et l'axe haut/bas) ainsi qu'à ses quatre modalités (créer, abolir, cimenter, neutraliser), suffit non seulement à rendre compte de l'ensemble des intuitions de notre auteur, mais peut les affiner encore, et les ordonner surtout.

 

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1 Cf., en cliquant sur l'image ci-dessous, notre site-article, A. Assaraf, "Quand dire, c'est lier : pour une théorie des ligarèmes", Nouveaux Actes Sémiotiques, Université de Limoges, PULIM, n°28, 1993.

Nouveaux Actes Sémiotiques : Quand dire, c'est lier - pour une théorie des ligarèmes
 
2 O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1985, pp. 285-287.
 
3 B. Cyrulnik, Les nourritures affectives, Paris, Odile Jacob, 1993 p. 78.
 
 
 
 
 
4 Cf. A. Assaraf, " Quand dire, c'est lier : pour une théorie des ligarèmes ", op. cit., pp. 24-25.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
5 F. Flahault, La parole intermédiaire, Paris, Seuil, 1978, p. 50.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
6 T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983, p. 115.
7 Cf. l'introduction de Julien Freund au livre de Simmel, Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 1981, p. 14.
8 G. Durand, L'âme tigrée, Paris, Denoël, 1980, pp. 41-42. Cf. encore l'annexe I, " Des convergences de notre archétypologie et du système logique de S. Lupasco " in G. Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Dunod, 11e édition, 1992, pp. 503-505.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
9 G. Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, op. cit., p. 504.
10 Comment, en outre, ne pas rapprocher nos quatre modalités du lien des trois principes irréductibles de Roger Bastide : 1) le Principe de Coupure , 2) le Principe de Participation (ou de Liaison) ainsi que 3) le Principe de Correspondance ? Principes, que Durand avoue considérer comme étant très proches de ses trois grandes structures de l'image. Cf. Ibid., p. 505. Cf. encore G. Durand, L'imagination symbolique, Paris, PUF, p. 93.
11 G. Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, op. cit., p 38.