Le procès du Montherlant sans masque de Pierre Sipriot

Numéro double de la revue ACTES, n°43-44, avril 1984,
présenté et édité par Régine Dhoquois et Annie Prassoloff.

 

Aimons-nous ceux que nous aimons ?

Vivant, Henry de Montherlant eut recours aux tribunaux au moins une fois pour défendre l'idée qu'il se faisait de son oeuvre littéraire et les revenus qu'il en tirait : après avoir obtenu, le 18 décembre 1950(1), un franc de dommages-intérêts pour la résiliation de ses contrats successifs avec Bernard Grasset aux torts respectifs de l'éditeur et de l'auteur, il lui réclamait en appel un million d'arriérés de droits d'auteur. B. Grasset avait fait saisir le Solstice de juin paru en 1948 chez un autre éditeur, et Montherlant n'aimait pas qu'on le " cherche " : dans le premier tome de son Montherlant sans masque (Laffont, 1982), page 147, Pierre Sipriot raconte comment, à treize ans, il essaya d'étrangler un professeur qui trouvait son style " trop fleuri ", mais lui fit plus tard (ô alternance...) envoyer des colis en Allemagne...

Pierre Sipriot - nous y voici - face à Claude Gallimard défendait, le 3 novembre 1982, devant la première chambre civile du tribunal de Paris, son droit à faire paraître sa biographie de Montherlant publiée en septembre 82 chez Robert Laffont, sans en supprimer les textes inédits dont Gallimard, le dernier éditeur de Montherlant, souhaitait interdire l'exploitation. Le jugement du 1er décembre 82 lui a donné raison.

Quelques-uns des " dessous " de l'affaire ont été évoqués assez ouvertement dans la presse et à l'audience pour qu'on les résume ici avec un minimum de guillemets protecteurs. D'une part, comme l'a pu dire Me Mathely dans sa plaidoirie(2), " il est bien clair que Gallimard maudit cette oeuvre de Sipriot pour le motif que ce n'est pas lui qui l'a éditée ". On peut comprendre aussi que des amis sincères de Montherlant ou de son oeuvre aient craint non tant la dévotion minutieuse de Sipriot (minutieuse et quelquefois vengeresse, quel fidèle n'a pas ses moments d'irrespect libérateur ?) que les diableries pontificales d'un Roger Peyrefitte ou même le ton gras de certains textes publicitaires, parmi lesquels j'inclurai pour ma part le prière d'insérer du livre de Sipriot. Mais Montherlant plaçait-il son honneur là où Me Kiejmann, avocat de Claude Gallimard, a pu paraître le localiser, dans le decorum sexuel et stylistique ? Rien n'est moins sûr...
Et puis, ce Testament spirituel de 1959, contenant la liste définitive des oeuvres reconnues par leur " père ", publié, révoqué, annulé mais conservé, etc. Certains connaissent sans doute le fin mot de l'affaire, presque aussi intéressante à sa manière pour une histoire à venir de l'édition et de la production littéraire que le " roman " des manuscrits des Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand, roman que Montherlant connaissait probablement(3), qu'il imite en tout cas dans la correspondance de 1918 avec sa grand-mère, reproduite par P. Sipriot p.59 : " Je crois que le mieux serait que vous m'envoyiez le Journal entre deux livres, le tout dans une bonne boîte fermant à clef et dont vous m'enverriez la clef à part... "
Et la grand-mère, grande collectionneuse de crucifix et de Mater Dolorosa (cf. Sipriot, p.19) :
" Je suis tellement énervée par le prochain départ du Journal et du paquet contenant la clef dans la petite boîte de chocolats entre deux livres de Chateaubriand, que je ne peux que t'annoncer ce départ... "

Par delà ses enjeux immédiats, ce procès a mis ou remis une fois de plus en lumière, après l'affaire Roger Gilbert-Lecomte traitée ici, celle de la " double " succession de Gary-Ajar, l'affaire Albert Cohen de mars 82 (pour n'évoquer que des litiges postérieurs à la loi de 1957), les difficultés de la succession appliquée aux matières artistiques et littéraires - difficultés illustrées encore tout récemment par la saisie du livre de Jean Lescure contenant un inédit de Bachelard, par référé du 14 juillet 1983, demandé par Mme Suzanne Bachelard (voir Le Monde du 3-4/7/83).


La Famille ? Ou alors, qui ?

Pour rejeter l'action de Cl. Gallimard contre Sipriot, la première chambre civile s'est appuyée essentiellement sur ce motif : il n'y a pas eu d'" abus notoire " de la part des héritiers (ce qui aurait pu justifier, d'après l'article 20 de la loi de 57, l'intervention de l'éditeur, de l'Etat ou, à la rigueur, d'associations comme l'Association de défense professionnelle des auteurs-biographes qui s'était rangée aux côtés de Sipriot). Pas d'abus notoire, donc, puisque " la volonté de Montherlant quant à la divulgation post mortem de ses oeuvres n'a pas été constante mais [...] a emprunté des méandres et subi des variations " (ce qui était bien le moins pour un adepte de l'alternance).

Rien ne nous qualifie pour apprécier juridiquement l'épineuse question civile de la sucession : toutefois, nous nous permettons de remarquer que l'ultime volonté de Montherlant s'offre à tout lecteur de bonne foi, depuis 1974, dans l'Album Montherlant de la Pléiade, puis, à un prix plus accessible, à la page 177 du Montherlant de Pierre Sipriot, dans la collection " Ecrivains de toujours " du Seuil, version de 1975. C'est la lettre à Jean-Claude Barat, son fils, qui commence par " Mon Cher Claude " et se termine par : " Ta mère et toi sont mes héritiers uniques. Bien affectueusement. "
Phrase où Sipriot relève, non sans raison, une " faute de français " : " Ta mère et toi êtes mes héritiers uniques " serait plus confome à l'usage. Mais outre que Montherlant a fait plus d'une fois la théorie de la faute de français volontaire ou maintenue, et sans souhaiter présumer ici des raisons intimes de ce choix grammatical, je remarque avec Benveniste et le sens commun que cette troisième personne du pluriel est plus affirmative, " performative ", que la deuxième ; d'ailleurs, Montherlant avait, semble-t-il, le vocatif difficile…
A quoi bon chicaner sur le Testament spirituel et sa petite histoire parisienne, puisqu'on possède là un testament olographe daté et signé du 21 septembre 1972 (quelques heures avant le suicide de Montherlant) et dont l'authenticité n'a pas été sérieusement contestée ?


Alors, écrivains français, jusqu'à nouvel ordre, faites des enfants ? Dans le cas qui nous occupe, il nous semble profitable à la mémoire de Montherlant que la volonté de son descendant " par le sang " se soit accordée avec l'irrespect souvent créatif de P. Sipriot. En l'état actuel de la loi française, et malgré le magnifique parapluie du " droit moral " (lequel garde l'éclat des objets de ce type quand on les préserve du gros temps), il faut dire que le cas de figure opposé - non divulgation des inédits, ou abus notoire, par absence, inertie ou indifférence des descendants - aurait beaucoup moins de chances d'aboutir à un résultat positif devant les tribunaux français. On peut même trouver fâcheux que la configuration du procès et sa logique aient entraîné les défenseurs de P. Sipriot et de J.-Cl. Barat à contester le principe même de l'intervention d'une instance extérieure à la famille (ce qui ne manquait pas de sel, en présence de la susdite Association de défense des écrivains-biographes…). Mais telle semble être la règle du jeu, et à notre connaissance personne au cours de cette audience ne s'est revendiqué d'une " défense de rupture "…


L'homme et l'auteur : pour et contre Sainte-Beuve

" Car, Messieurs, vous le savez, on aime les êtres tels qu'ils sont,
on n'aime pas les statues de marbre ou d'airain "
(4)

Comme bien d'autres personnes physiques ou morales, L'Auteur, ce dieu de nos manuels de littérature d'après-guerre, a passé vers 1968 un mauvais quart d'heure. Après Sainte-Beuve, Taine, Lanson et d'autres critiques régnant dans l'école, la presse et l'édition avaient fait de l'homme, sa vie, ses entours, la clef de la compréhension d'une œuvre : on passait naturellement de l'homme à l'auteur, et retour. Et voilà que l'auteur, toujours révéré, embaumé ou disséqué dans les temples de la tradition avec des scalpels de qualité diverse, se trouvait interdit de séjour dans les places fortes universitaires et éditoriales de la " nouvelle critique ". C'est à voix basse, ou avec le tremblement de la transgression consciente, qu'on y évoquait les parents de Balzac, voire les incidences sur les Essais de la carrière parlementaire de Montaigne, puisque le mot d'ordre était : plus d'auteur, du Texte ; plus de biographie, de la Structure. D'ailleurs, les défenseurs de ces catégories dévaluées, avec leurs appels à
l'" Humain ", n'étaient pas bien encourageants.

On en revint déjà un peu quand Sartre se laissa arracher le premier, puis le deuxième tome de L'Idiot de la famille (1971). D'ailleurs, remarque vulgaire, qui parmi les plus bruyants pourfendeurs de la notion d'auteur a renoncé alors à ses droits d'auteur ? Du côté des tribunaux, des jugements rendus dans cette période (1960-1980) portent la marque de cette reconnaissance intéressante de la différence entre l'homme, l'auteur et le texte. Proust écrivait en 1908-1909 dans le Contre Sainte-Beuve (adepte et fondateur officiel de la méthode biographique) : " Un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vies". Et le philosophe danois, Kierkegaard, en 1846, dans le Post-Scriptum aux Miettes philosophiques publié sous le pseudonyme de Johannes Climacus : " Je suis en effet impersonnel - ou personnellement un souffleur à la troisième personne qui a produit poétiquement des auteurs, lesquels sont les auteurs de leurs préfaces et même de leurs noms. Il n'y a donc pas dans les livres pseudonymes un seul mot qui soit de moi-même […] " Et Kierkegaard demande qu'on cite le pseudonyme, non " lui-même ", " de telle façon que le propos appartienne fémininement au pseudonyme et la responsabilité civilement à moi "…

Proust, Kierkegaard, ont-ils eu aujourd'hui gain de cause devant les tribunaux français ? (Ce qui n'était pas leur souci principal - Sainte-Beuve, en revanche, définit volontiers son rôle de critique en termes judiciaires : vers 1852, " j'ai assez fait l'avocat [des écrivains], faisons désormais le procureur ! "…)
Non, car en affirmant, comme on a continué de l'entendre dans diverses affaires, que l'écrivain doit à son public (surtout posthume), non pas seulement ses livres, mais toute la vérité, rien que la vérité, sur sa vie, Me Mathely (ou sa plaidoirie) n'a pas refusé de conforter cette forme assez récente, dit-on, et peut-être bénigne, du culte de la personnalité (renouvelée par le rite Apostrophes et ses imitations), qui attire aux auteurs " courriers ", propositions saugrenues, demandes en mariage pour eux ou leurs créatures(5), consultations et confessions, et même quelquefois des lecteurs. Il reste de beaux jours pour les biographes.


La biographie comme méthode

Du point de vue scientifique, les rappels faits par Sartre dans la Préface controversée de L'Idiot de la famille nous semblent relever aussi du " simple " bon sens. S'il y a un rapport, même complexe et diffracté entre un organisme humain (socialisé) et son produit particulier (des textes imprimés) à une époque donnée, si l'on s'intéresse à ce rapport, comment pourrait-on être indifférent à la façon dont sa mère le touchait ou ne le touchait pas ? Et pourquoi s'arrêter à la mère, qui a déjà beaucoup donné, je veux dire en critique littéraire ?
Ainsi de la passionnante et imparfaite biographie de Pierre Sipriot qui, plus lucide que " son " auteur sur les déterminations socio-politiques qui bornaient Montherlant, a probablement le tort de voir dans trop de femmes de son œuvre des garçons déguisés. S'il est vrai, comme l'a rappelé Me Jean-Marc Varaut(6), que " cette part d'ombre éclaire son œuvre sans le réduire ", reste que, la clef universelle proposée, il n'y a " plus qu'à " expliquer la clef…

Importe-t-il donc au lecteur de savoir que Madeleine de Riancey, la mère d'Henry, Marie, Joseph, Frédéric-Expedit de Montherlant, vécut vingt ans couchée après la naissance de son fils unique ? C'est si peu indifférent qu'on aimerait, tant qu'à faire et bienséance à part, en savoir plus. Etait-elle de la meilleure ou de la plus mauvaise foi du monde, une malade " imaginaire " ? Faisait-elle la grève du lit conjugal, de la vie devenue médiocre (les Million de Montherlant ne restèrent pas riches longtemps) et des " soins du ménage " (sa propre mère y pourvoyait) ? Je le croirais assez, si grande et tragi-comique était l'ignorance des " choses du corps " dans la bourgeoisie de cette fin de siècle (1895) et même un peu plus tard : Montherlant, persuadé semble-t-il d'avoir " tué sa mère en naissant ", écrit : " Je naquis dans un fleuve de sang " et il se croit une exception !… D'où peut-il avoir tiré, côtoyant la culpabilité, son idée initiale qu'" avec les femmes, on ne sait jamais ", sa colère contre les privilèges féminins dans la bourgeoisie ? Colère non dépourvue de motifs, et idée certes copieusement relayée par toute l'idéologie ambiante, et partagée par tant d'insoupçonnables hétérosexuels, sans parler d'un certain féminisme opportuniste…

Quittons un peu les mères. Sartre autobiographe se donne beaucoup de mal, dans Les Mots, pour faire croire, ou se faire croire, qu'il n'eut pas de Père à porter. Mais on peut y lire à la page 20 (édition folio) que la photographie de Jean-Baptiste Sartre a figuré au-dessus de son lit jusqu'au remariage de sa mère, remariage qui n'a eu, selon Poulou devenu grand, d'autre motif que l'intérêt de son fils : " Je n'ai jamais imaginé quelque chose de sexuel, ce qui tient à ce qu'ils se tenaient très bien et que, par ailleurs, ma mère était plutôt une mère qu'une femme " (!) (Texte du film Sartre d'Alexandre Astruc et Michel Contat, Gallimard, pp.17-18).

Tant qu'à faire encore, j'aimerais en savoir plus sur le destin de cette photographie. " Pendant plusieurs années, j'ai pu voir au-dessus de mon lit… " Quelles années exactement ? La photographie figurait-elle déjà dans la " chambre des enfants " comme on nommait chez les grands-parents Schweitzer la chambre commune de Jean-Paul et de sa mère, " reminorisée " par son trop rapide veuvage ? A la même page des Mots, on peut lire aussi ce bref " an den Vater lied " : " Je le connais par ouï-dire, comme le Masque de Fer ou le chevalier d'Eon, et ce que je sais de lui ne se rapporte jamais à moi : s'il m'a aimé, s'il m'a pris dans ses bras, s'il a tourné vers son fils ses yeux clairs aujourd'hui mangés, personne n'en a gardé la mémoire : ce sont des peines d'amour perdues. Ce père n'est pas même une ombre, pas même un regard "… (Les Mots, folio, pp.16-17). Tout de même, quand Jean-Baptiste est mort, Jean-Paul avait déjà au moins neuf ou dix mois, à s'en tenir au seul texte des Mots ? Sartre - comme Roland Barthes (vers 1970-75 en tout cas) - n'aimait pas Schubert, il le trouvait " fruste et bassement mélodique " (Situations X, p.170). Dommage. Si attentive soit-elle, la minutieuse étude psychanalitique de Josette Pacaly, Sartre au miroir (Klincksieck 1980), n'a pas d'oreilles pour cette musique-là : pour elle aussi, semble-t-il, un père doit être Moïse ou rien…


Laissons pour le moment les pères et les mères. Si la biographie-confidence (comme l'appelle Sipriot, qui d'ailleurs ne dédaigne pas d'autres sources, comme les statistiques sur le travail féminin et les documents de la première guerre mondiale) ou l'explication matérialiste de la génèse individuelle d'une œuvre se veulent scientifiques, en effet, comment pourraient-elles être " respectueuses " ? C'est-à-dire s'arrêter non seulement au tant révéré " seuil du mystère " mais même au seuil de la question ? Tout au plus peut-on souhaiter qu'elles traitent leur " sujet " avec respect, ce qui s'accommode d'une force apparente de cruauté.

Qui a respecté Vigny ? Le commentateur qui, en bas de la page des éditions savantes des années 50-60, rassurait les étudiants en lettres sur la foi conjugale de l'auteur des Destinées, qualité sans doute indispensable à la fabrication des alexandrins, ou Henri Guillemin qui publia ce qu'il avait pu connaître de son Journal auquel nous renvoyons les lecteurs intéressés ?(7)

Et, pour déplacer un peu la question : qui a le mieux respecté Flaubert ? Ses fervents de toutes écoles qui glosent à satiété sur le " Copier comme autrefois ", soit-disant " dernier mot " de Bouvard et Pécuchet, ou Alberto Cento qui, après M.J. Durry, poussa l'indiscrétion jusqu'à examiner ses manuscrits à Rouen et écrivit sur ce sujet une étude impeccable et difficile à trouver en France aujourd'hui ?(8) Il y démontre, entre autres, que le " comme autrefois " n'est pas " de " Gustave Flaubert, mais de Caroline Commanville, sa nièce et héritière : elle aima sans doute assez son oncle pour respecter ce qu'elle ne comprenait pas, mais la piété n'a pu lui donner des ailes, ni le code civil la capacité de résister à des héritiers légaux moins scrupuleux, au premeir chef son mari. Autre problème de succession…

Lassés de Sartre ? Lisez Montherlant…

Montherlant, nous apprend Sipriot, traitait dans ses lettres de 1918 les jeunes filles à marier de " sales petites pintades ", et tant d'autres gracieusetés plus connues : " […] le tour d'esprit prétentieux et niais qu'elles ont toutes : on les suit à leur trace comme des vers de terre à leur sillage gluant ", etc.
Pour ne toucher que ce point… On pourrait parler aussi de la guerre, qui occupe le premier chapitre du Montherlant sans masque, celle de 14-18 où Montherlant ne fut pas un héros ; des taureaux (Montherlant en avait moins peur que des vaches, et avec raison9) et autres Viva la muerte sur lesquels le livre de Sipriot donnera à d'assez légitimes ressentiments un aliment immédiatement consommable.

Mais Sartre, l'auteur de gauche ? Avec la publication des Lettres au Castor (septembre 83), on paraît s'aviser publiquement que ce grand ami des femmes n'était pas, de ce côté, sans reproches. Pourtant, Simone de Beauvoir avait publié L'Invitée en 1943… ? Et, dans Les Mains Sales, souvent étudié dans les classes de lycée des années 55-60, le robuste-viril Hoederer, assassiné in extremis par Hamlet-Hugo, le chétif intellectuel bavard, a ces derniers mots : " Attends, petit ! Ne fais pas de bêtises. Pas pour une femme […] Ah, c'est trop con ! Il meurt. Rideau " (folio, 1978, p.226-227). Ce n'est pas non plus bien agréable à lire, surtout lorsqu'on est déjà mal disposé contre une pièce qui retourne, volens nolens, l'assassinat de Trotsky en défense et apologie de ses assassins.

Un écrivain vivant est tout de même pour quelque chose dans le public qui l'élit… Mais si, intrigué par l'ouvrage de P. Sipriot, après quelques autres indices et signaux, et surmontant le mauvais goût que laissent la littérature ou le comportement de certains de ses thuriféraires, on s'engage un moment dans la lecture de Montherlant, on lira par exemple ceci :

Extrait de Fils de personne, Acte II, scène III, folio pp.59-60 - pièce composée en 1942 ou 43, en même temps que La Reine morte ou Comment on tue les femmes (10) :
(Georges, avocat, laisse partir vers la zone bombardée son fils de quatorze ans, Gillou, tardivement reconnu, avec sa mère, Marie).

" MARIE
" S'il [un client] rappelle quand vous êtes en haut, faudra-t-il vous prévenir ?
GEORGES
" S'il vous plaît. Quand on refuse, il faut se donner le plaisir de le faire soi-même. Et puis non. Je m'en fous trop. Répondez-lui à ma place.
MARIE
" Quelle raison donnerai-je à votre refus ?
GEORGES
" Aucune. Je n'ai pas à donner de raisons.
MARIE
" Et s'il insiste ?
GEORGES
" Raccrochez.
GILLOU
" Pourquoi est-ce que tu refuses ?
GEORGES
" Je t'ai déjà dit que je ne plaide que pour des gens qui me paraissent être dans leur droit.
GILLOU
" Et s'il n'est pas dans son droit ?
GEORGES
" Tout le monde est dans on droit. Mais son droit à lui ne me plaît pas.
GILLOU
" Moi je trouve ça idiot, que tu refuses. Alors, tu ne t'es pas fait avocat pour gagner de l'argent ?

Commentaire de Montherlant sur Fils de personne :
" On m'a fait des objections. (…)
- J'ai eu tort de faire reposer toute une pièce sur un personnage d'enfant, bien pis, sur un personnage d'adolescent, " âge cartilagineux ".
Réponse : Pourquoi ? Je demande seulement qu'on m'explique pourquoi.
- Il n'y a pas d'action.
Réponse : Et l'action intérieure ? Ce cri, " de l'action ", appliqué à l'action théâtrale, est poussé par les mêmes qui réclament " de l'action " dans la vie. (Et de ce besoin d'action, c'est-à-dire d'agitation, j'ai écrit maintes fois ce que je pensais.) Ces " mêmes " sont toujours des hommes, c'est-à-dire des frelons excités ; ils ignorent l'action intérieure, que n'ignorent pas les femmes, en cela bien supérieures à eux.
- Oh ! ces phrases : " Vous avez bien voyagé ", etc. Et les allusions aux tickets d'alimentation ! Et ce décor de villa meublée de la Côte d'Azur ! Aucune intention de " grandeur " ne résiste à pareille vulgarité.
Réponse : Toujours la haine pour la réalité, pour l'authenticité ! Et la profonde indigence de qui ne voit le pathétique, la poésie et la " grandeur ", que liés au pourpoint, à la toge ou au palace. […]
- Georges parle à son fils une langue que celui-ci ne peut comprendre.
Réponse : Il lui parle la langue de la passion, non celle de l'éducation. […] Et enfin, pourquoi Gillou, en tant que collégien, s'ébat parmi les raffinements de la passion selon Racine, de la passion selon Corneille, etc., pourquoi Gillou, familier avec la langue sublime et quelquefois le galimatias de nos grands classiques, pourquoi Gillou, à qui l'on demande de traiter dans ses dissertations françaises des problèmes où la plupart des adultes cultivés ne sauraient que patauger lamentablement, pourquoi Gillou ne comprendrait-il pas la langue que lui parle son père, fût-elle un tantinet subtile et difficile ? "
(Notes de Fils de personne, folio, 1978, pp.14-15)


Extrait de " Mais aimons-nous ceux que nous aimons ? " Récit (Gallimard, 1973) :
" Elle [" Douce "] était très loin de ce que j'étais, et je la comprenais comme si elle était moi-même. Notre entente était complète sur toutes choses. " Mon grand et lamentable Victor, s'avilir ainsi, se perdre, prendre la route inévitablement du suicide, s'il… " S'il quoi ? S'il " n'a pas le courage " (Hugo) d'interrompre ses prouesses avec les femmes de chambre. Sous la plume d'une de ses proches, son épouse je crois. On baratine sur le peuple, mais les " amours ancillaires ", pouah ! Quiconque appellerait aujourd'hui le prolétariat " la canaille ", comme sous l'Ancien Régime, se ferait lyncher, mais on dit très bien " s'encanailler " pour coucher avec une femme de chambre. Et le suicide au bout, pas moins. Mon secret profond sur Douce m'évita que personne mît des drames où il n'y en avait pas. […] "
" J'aurais pu n'être attaché à elle par rien d'autre. Je l'étais aussi par l'estime. J'ai une disposition : la pitié et l'estime se portent chez moi aux sens. La pitié, encore, passe : cela est connu, je crois. L'estime, cela intrigue davantage. Ce n'est pas que je n'aie désiré que des êtres dignes d'estime : il s'en fout de beaucoup. Mais comment l'estime, sentiment qui ne ressortit qu'à la moralité, peut-elle promouvoir en vous le désir ? Peut-être de cela quelques-uns tireront-ils que je suis un déséquilibré sexuel. […] " (p.20)


Extrait de " Un voyageur solitaire est un diable " Gallimard, NRF, 1961, " Le carnaval noir " (daté de 1925).
" De tous les plaisirs, le voyage est le plus triste. A quel point on peut arriver à être malheureux, avec des moyens si simples, cela n'est pas croyable. Mais il se trouvera toujours quelqu'un pour témoigner que vous n'êtes pas malheureux, que c'est une pose. Pensez-donc, on vous a surpris fumant le cigare. " […] "

" D'une façon générale, celui qui ne porte pas de masque, au milieu d'hommes qui presque tous en portent un (tous, dans la classe bourgeoise), c'est lui qui semble en porter un, et qu'on zyeute : c'est lui qui est voyant. Et, pour n'avoir pas de masque, c'est lui qui reçoit les coups en pleine figure. D'une façon générale, disons-nous ; mais particulièrement en France, où c'est l'artificiel qui est souverain, et cela dans tous les domaines…
Les " tâches " plus ou moins grotesques, les " devoirs " plus ou moins grotesques qu'elles se créent, et un bienheureux défaut d'argent, donnent à la plupart des personnes une existence raisonnable, dont elles se dédommagent comme elles peuvent dans les facilités piteuses de l'imagination. Mais libres, et sans masques, c'est alors qu'on voit leur désordre. " (p.33)

La grand-mère maternelle
" L'angoisse était sa raison de vivre "… mais Montherlant lui voit, sur une photo où elle figure derrière son petit-fils, un " sourire exquis, surprenant de bonté, issu de ses tempêtes comme un rai de soleil imprévu entre des nuages gorgés d'encre "(11)


" Huit jours chez M. Henry de Valherlant "

Extraits d'une interview parodique rédigée par Montherlant lui-même, publiée dans M. sans masque, I, p.241 (non daté).
" - Mon Maître, lui dis-je avec l'intrépidité du débutant qui se jette à l'eau, j'ai, dans le chemin de fer, relu plusieurs articles qui vous ont été consacrés, et je me souviens que, dans une interview, vous avez dit que vous étiez né le jour anniversaire de la fondation de Rome. Etait-ce une coquille ?
- Ai-je dit cela ? fit-il. Ah, Monsieur, j'ai un terrible manque de mémoire, un manque de mémoire maladif et pour lequel d'ailleurs j'ai été ajourné les premières années de la guerre. Si j'ai dit cela, j'avais sans doute raison. Et le jour anniversaire de la prise de Troie doit être le jour où est né mon père…[…]
- J'ai toujours aimé la littérature, me dit-il. Voici les œuvres écrites entre six et neuf ans, plusieurs romans et des livres d'histoire et un livre de philologie ; je suis en train de travailler à une édition critique de ces ouvrages, que mon éditeur Grasset édite à la rentreé.
- Un romancier de six ans, m'écriai-je. Je pensais bien que M. Grasset ne s'en tiendrait pas là. Et je voyais par avance la bande, la photographie de M. de Valherlant en cheveux longs et en petites jupes, en train d'écrire son premier roman.
- Un des livres de la collection sera mon carnet de retraite de première communion, préfacé par un révérend père jésuite, mon directeur de conscience. On y trouvera en germes toutes les peines que j'ai exprimées depuis, de façon magistrale, dans la Revue de Sainte-Barbe et par lesquelles j'ai découvert une nouvelle attitude de l'homme devant la croyance.
Je ne voulus pas laisser passer une si belle occasion de mener mon maître sur le terrain qui lui est cher : le catholicisme. On sait qu'il est, avec M. François Mauriac, le seul écrivain catholique de notre temps. Aussi les jaloux cherchent-ils à lui créer toutes sortes d'ennuis.
- Monsieur, dit-il, je sais qu'il y a je ne sais quels prêtres catholiques qui ne m'aiment pas. Les prêtres envoient des petits garçons à la messe pour surveiller si réellement je communie. Mais je suis soutenu par les jésuites, par François Mauriac et aussi par notre Saint Père le pape, en considération des services qui lui ont été rendus par ma famille… "


Après quoi, on peut avoir envie de continuer(12) : on trouvera en librairie, moins facilement que Les Jeunes Filles, La Rose de sable, roman sur la colonisation écrit par Montherlant en 1929-1932, " paru " à quatre-vingt exemplaires en 1938 sous le pseudonyme de François Lazerge, et republié en 1968 par Gallimard (collection blanche et collection Soleil). Ou de relire Sartre, Aragon ou même Camus, " d'un autre œil ". Ou encore, de compléter le tableau de la guerre de 14-18 vue du côté de Neuilly dans les premiers écrits de Montherlant, non seulement par la biographie de Sipriot, mais par d'autres textes : par exemple, l'étude de Jean-Noël Jeanneney sur les correspondances de soldats en 17 (in L'Année 17, numéro de janvier-mars 68 de la Revue d'Histoire moderne et contemporaine), celle de Christian Gras, Alfred Rosmer et le mouvement révolutionnaire international, François Maspéro, 1971, les Archives de Pierre Monatte, présentées par Colette Chambelland et Jean Maîtron, Maspéro, 1968, ou, pour remonter un peu plus vers les origines, le Clémenceau briseur de grèves de Jacques Julliard (Archives Julliard, 1965) malheureusement non réédité à ce jour… C'est selon.

Annie Prassoloff-Picherot
Octobre 1983

 

Notes

1. Recueil Dalloz, 1951, p.760, jugement du 18 décembre 1950 du Tribunal de première instance de la Seine et Cour d'appel de Paris, 7 novembre 1951.

2. Plaidoirie que nous aurions qualifiée de classique et solide même si Me Mathely n'avait pas eu l'obligeance de nous en laisser consulter la sténographie, communiquée par Mmes Christine et Josette Fleury que nous remercions ici.

3. Le " roman éditorial " des Mémoires d'outre-tombe est exposé en détail dans l'étude de Marie-Jeanne Durry, La vieillesse de Chateaubriand, Paris, Le Divan, 1933, tome 1.

4. Extrait de la plaidoirie de Me Mathely, en conclusion de ce développement : " Mais la postérité, surtout lorsqu'on s'éloigne dans le temps, a le droit de connaître l'écrivain dans sa personnalité et dans sa vérité. La postérité a le droit de connaître l'écrivain dans sa psychologie, même si elle comporte des travers ou des faiblesses. Elle a le droit de connaître l'écrivain dans les actes et les péripéties de sa vie, qu'ils soient dangereux ou qu'ils soient fâcheux. Car cette connaissance de l'homme dans sa vérité le fait vivre réellement auprès du public, elle le rapproche du public et, le rapprochant du public, elle le fait aimer. Car, Messieurs... "

5. Quelle agence matrimoniale J.J. Rousseau aurait pu fonder après la publication de La Nouvelle Héloïse (1761) si... s'il avait été Beaumarchais !

6. Rapport au Colloque sur les correspondances inédites, Paris, 9 et 10 juin 1983 (dactylographie).

7. Henri Guillemin, M. de Vigny homme d'ordre et poète, 2ème édition, Paris, 1955, in-16.

8. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, édition critique par Alberto Cento, précédée des scénario inédits, Instituto Universitario Orientale, Napoli, Librairie A.G. Nizet, 1964, édition en vente à la Librairie Nizet, place de la Sorbonne à Paris. A.Cento est mort avant d'avoir pu publier la suite de cette mémorable étude. Il y indique aussi tout ce que le texte de Salambo doit en incongruités au secrétaire de Flaubert, un spécialiste des " mots tordus " !

9. Car, paraît-il, le taureau fonce droit devant lui alors que la vache (la nivernaise en tout cas) suit l'ennemi possible. Merci à Jocelyne Maurice-Louis pour cette information rurale qui éclaire bien des folklores et des mythologies.

10. A sa première représentation le 8 décembre 1942, la pièce de Montherlant portait ce sous-titre (document communiqué par Armelle Barat).

11. Album Montherlant, Pléiade, p.123 (documents réunis et présentés par Pierre Sipriot).

12. Sur ce procès, on peut lire :
· le rapport de Me Jean-Marc Varaut au Colloque sur les correspondances inédites de juin 1983, actes à paraître.
· R. Nerson et J. Rubelin-Devichi, Personnes et droits de famille, dans la Revue trimestrielle de droit civil, janvier-mars 83, pp.103, sq.
· P.Y. Gautier, Note dans la RIDA, 1983, 1er trimestre, pp.165 sq.