Le Sport

avec six peintres libanais

 

Échardes et charpies forment le support convulsif des tableaux de Youssef AOUN. Peintre de murs, à l’instar de Tàpies, il essayera d’en soutenir du regard, comme par la lie de l’effort, non pas l’immobilité mais son feu. Le fruit en est cette lumière balbutiée émanant des arêtes vives du concassé, de l’ébréché, de l’écorché… Plutôt que de pierres et de maçonneries diverses, les murs de Y. Aoun sont des murs de tensions. Ainsi ces filets où la chute du ballon ou de la balle lunaire est soit convoitée soit repoussée du regard, d’un côté ou de l’autre…

 

 

Youssef Aoun, détail

 

Les champions de Joseph HARB ne montent pas sur le podium. Ils y sont incarcérés. Une lumière déclinante les montre dans un état d’affliction totale, essayant de serrer de plus près ce peu de chose comme une blessure : le ballon évoquant le crâne des "vanités". Vainqueur ou vaincu, dans l’équipement criard amoncelé autour de lui, comment pourra-t-il compter "ça" avec ses jours comptés ? La pendule des dernières œuvres de Harb hante ce podium sans y être représentée. Elle traquera le joueur, lui faisant entendre ses glas parmi les acclamations.

 

 

Joseph Harb, Le podium

 

Un trait incisif, ayant la force et la fraîcheur d’un délitement subit, donne aux sportifs de Jean-Marc NAHAS un souffle animalier soutenu et surprenant à la fois, comme habité par le cri avide des foules. Essentiellement instables, ses mises en pages inattendues, fruits d’un dérapage strident, incrustent dans l’air dense et rougi d’un bond félin, des corps tordus faits d’entailles plutôt que de muscles.

 

 

Jean-Marc Nahas, Sportif

 

Plutôt dessinatrice que coloriste, Greta NAUFAL fut néanmoins attirée par le caractère hautement coloré des habits de footballeurs. L’apport, pour elle, de ce sujet qu’elle fait sien plus que tout autre peintre de sa génération – les personnages qu’elle représentait ayant eu depuis toujours la même allure "sportive" – découle surtout d’un exhibitionnisme inhérent aux compétitions médiatisées. C’est ainsi que les jambes levées de ses footballeurs rappellent curieusement celles des danseuses de Toulouse-Lautrec. Jovialité tumultueuse que viennent contraster une figure rêveuse de Man Ray ou un cri d’indignation : "Halte au massacre !"

 

Greta Naufal, Footballeur

Les Baigneuses de Cézanne et La Danse de Matisse ont servi de points de départ à Bassam KAHWAGI. Peut-être faudra-t-il encore citer la Lutte d’amour du même Cézanne puisque la chaîne compacte des footballeurs s’organisant en frise face à nous ou bien en cercle autour du ballon, est justement liée par ce qui désunit ses maillons humains. Ce caractère de lutte amoureuse est illustré surtout par les deux toiles qui mettent en scène le face-à-face de deux joueurs. La position horizontale des bras donne à ces joueurs l’apparence de crucifiés. La facture inachevée de ces tableaux peut évoquer le saint suaire et, l’élancement des corps aidant, donner l’impression que ces crucifiés volent. "Ascension" aussi "naturelle" qu’une chute libre (faut-il inverser le tableau pour s’en rendre compte ?). Un aboutissement plus abstrait de cette recherche nous montre deux cercles non concentriques à l’intérieur du carré blanc de la toile. Jaune d’or ou jaune paille, le ballon est le soleil de ce drôle de système où le plus lourd gravite autour du plus léger !

Pommes vertes de Nada YAMMINE prend pour modèle un sportif commun. En creux sur le gris du mur avec, au-dessus de lui, le portrait d’une jeune beauté, genre pin-up, gris métallique évoquant l’aspect argenté des photographies en noir et blanc, reproduit par une technique de transfert dans les deux coins supérieurs du tableau. Les pommes, par contre, sont en relief non modelé rappelant la platitude des pelouses gazonnées. Pommes sures des désirs immatures, dérangeantes et dérangées, n’ayant pour contrepoids que la complémentarité austère d’une flaque rouge, aussi peu naturellement accordée avec l’ensemble du tableau mais appelant par ses hachures l’alignement de trois ballons de football au-dessus d’elle. L’expression figée du personnage central donne le ton à cette "pièce de conversation" (pour citer un autre titre de N. YAMMINE) muette et inépuisable, paradoxalement alimentée par la disparité et l’irréductibilité foncières de ses éléments.

 

 Jack Aswad

(Préface du catalogue de l'exposition "Quand les artistes font du sport", qui s'est tenue à la galerie France Art, Beyrouth, juin 1994)

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