Le Surmoi, ou de la légitimité

Jean-Baptiste Fotso-Djemo

Malaise dans la civilisation, également nommé Malaise dans la culture, date de 1929, mais l’actualité de ses analyses s’impose toujours, à la fois quant à l’analogie entre le double développement de l’individu et de la civilisation, et quant aux rapports d’implication entre l’individu et la civilisation.

C’est par la question du Surmoi que nous l’aborderons, mais pour nous rendre compte que c’est l’appareil psychique tel qu’élaboré par la deuxième topique qui est ici en cause. Il faut entendre civilisation et culture comme ce “ renoncement exigé par la société au nom de son idéal culturel ” ou la “ domination de la nature ” en tant qu’“ œuvre civilisatrice ” (p. 30), et les modalités particulières à tels moments de l’histoire, de ce renoncement et de cette domination.

Freud nous apprend en effet que “ la communauté développe elle aussi un Surmoi dont l’influence préside à l’évolution culturelle ”, nous apprenant comment “ le Surmoi de la communauté civilisée, tout comme le Surmoi individuel, émet des exigences idéales sévères ” (p. 102). “ Surmoi collectif ” / “ Surmoi individuel ” donnent à penser que l’individu subirait, sans toujours la possibilité de les discerner, la double pression du processus de la civilisation, et celle du Surmoi collectif dans ses expressions singulières.

Au-delà de la question de la conservation totale ou non du passé, qui était déjà sujet de conflit entre Jung et Freud, à propos de “ l’Inconscient collectif ”, “ il semble certain ”, dit Freud, “ que nous ne nous sentons point à l’aise dans notre civilisation actuelle, mais il est très difficile de juger si, et à quel point, les hommes de jadis se sont sentis plus heureux, et alors d’apprécier le rôle joué par les conditions de leur civilisation ” (p. 31).

Que Freud mette en garde contre “ l’analyse la plus pénétrante de la névrose sociale, puisque personne n’aurait l’autorité nécessaire pour imposer à la collectivité la thérapeutique voulue ” (p. 106), ne change rien à l’affaire. Au risque de se proposer lui-même comme Surmoi, du moins comme auxiliaire du Surmoi collectif, Freud et la psychanalyse sont souvent appelés en renfort, ou plutôt au secours d’un monde en dérive. Un monde dans lequel, certaines expressions identitaires, dans leur brutalité notamment, prennent l’allure du rapport à la Loi : en l’occurrence sous l’angle de son absence (absence de Père, démission des Pères, non-accès au Surmoi, absence de Tiers…). A moins que ce ne soit sous l’angle du “ retour du refoulé ”, autre modalité de rappel de ce qui peut se dissimuler de passé derrière le présent. En tout état de cause se pose la question de la transmission des histoires collectives, et des identifications des individus à ces histoires ou à travers elles. Dans les rapports complexes et contradictoires, du Même et de l’Autre, de la tradition et du changement.

Ici ou là, on entend dans d’autres discours “ la mort des idéologies ”, voire “ la mort de l’idéologie ”, à l’instar de “ la mort de Dieu ” des philosophes. Avec l’impérieuse urgence nostalgique de les réhabiliter : dès que l’on parle de pédophilie, d’inceste, d’homosexualité, de la place des femmes, du droit des enfants, de violences des jeunes, ou de génocides ethniques, etc.

Or n’oublions pas que l’on convoque, ou invoque souvent Freud et la psychanalyse par ailleurs, pour l’indispensable “ meurtre du Père ”. Souhait de mort ? Peur ? Constat ? Débats sur les limites du permis et du défendu, débats sur les “ frontières ”, donc sur le dedans et le dehors ? Et l’on se rappelle que le développement individuel situe le rapport au Surmoi dans un mouvement d’appropriation et d’intériorisation. Dans une dialectique de l’avoir et de l’être qui fait passer l’héritage, du devoir et de la sommation d’être, au droit et du droit au désir. En d’autres termes, une certaine obsession pour la normalité et pour le développement linéaire met l’accent sur l’accès ou le non-accès à l’Œdipe, au Surmoi, au principe de réalité, etc. Ceux-ci conçus comme abandon de positions infantiles, le conflit Ça / Surmoi se résolvant au bénéfice du Surmoi, extérieur d’abord, intériorisé ensuite, à l’image, dit Freud, du Surmoi des parents. Cette optique met en équivalence le Surmoi individuel et le Surmoi collectif (interdits, lois du Père, Tiers séparateur, menace et angoisse de castration…). Mieux, le Surmoi (collectif) dessine pour tous un schéma univoque et uniformisant de développement et tente de prendre possession d’une intériorité. Normal, normalisé, normalisateur, voilà le Surmoi ! Sur-le-Moi, le dominant !

La démarche structurale, posant d’emblée la conception de l’appareil psychique en trois instances, dans des dynamiques spécifiques aux histoires et expériences singulières, ouvre la voie aux revendications et aux exigences du droit à la diversité et à la différence, donc au conflit interne, aux contradictions. Ici, le Surmoi individuel devient le rapport complexe de chacun au Surmoi collectif, non pas dans leurs expressions historiques mais comme procès de civilisation, ouvrant la perspective à ce que Lacan nommera le Symbolique. L’accent ne porte plus sur le censeur — “ la loi du Père ”, si mal nommée dans des contextes de restructuration des figures parentales, mais répondant à cet imaginaire “ du besoin impérieux d’une autorité à admirer, devant qui plier ” (Moïse…, p. 165) —, mais sur le Garant : garantir à chacune des trois instances comme à chaque sujet humain, comme aux collectivités humaines, leur droit à l’existence et à la cohabitation, sans en dénier la dimension conflictuelle, voire tragique.

Comment comprendre dès lors la “ division interne du Sujet ” dont parlait Lacan, et le Moi freudien, “ pauvre créature soumise à une triple servitude, et vivant de ce fait sous la menace d’un triple danger : le monde extérieur, la libido du ça et la sévérité du surmoi ” (Essais) ? Freud s’oblige à admettre “ l’existence d’un niveau dans le moi, d’une différenciation à l’intérieur du moi, qu’il convient de nommer Idéal du moi ou Surmoi ”. Mieux, posant une sorte d’équivalence entre Idéal du moi et Surmoi, tout en faisant du premier “ l’héritier du complexe d’Œdipe ”, il conclut que “ par son édification, le moi a assuré son emprise sur le complexe d’Œdipe et, en même temps, il s’est lui-même soumis au ça ”.

Dans la dialectique du dedans et du dehors, c’est désormais le Moi qui devient “ le représentant du monde extérieur, de la réalité ”, pendant que le Surmoi se fait “ le mandataire du monde intérieur, du ça ”.

Freud a établi des rapports d’héritage entre l’idéal du Moi et le Surmoi (précurseur et héritier). Rappelons simplement combien les prises de position sur le Moi et sa “ force ” ont partagé ou départagé les théoriciens et praticiens sur leurs conceptions de la psychanalyse, et donc du monde.

Toujours est-il que la “ triple servitude ” et le “ niveau de différenciation dans le Moi ” rencontrent chez Freud la reconnaissance que “ chaque individu fait partie de plusieurs collectivités, présente les identifications les plus variées, est orienté par ses attaches dans des directions multiples et a construit son Idéal du moi d’après les modèles les plus divers ” (Essais, p. 154). Dès lors, si Freud fait de la psychanalyse “ un procédé qui facilite au moi la conquête progressive du ça ”, lequel “ représente le rôle de l’hérédité ” pendant que le Surmoi renverrait à la “ tradition ”, ne convient-il pas de rechercher dans la dialectique de l’idéal du moi et du Surmoi le procès du développement individuel et collectif ?

Hérédité et tradition ne renvoient plus à des contenus à perpétuer, à redupliquer, à conserver comme des reliques et des tombes, mais au procès de la passation de relais, à la perpétuelle re-création, à la nécessité de faire exister comme nouveau ce qui a déjà été, c’est-à-dire articuler continuité et discontinuité : autoreprésentation et autoproduction légitimant, dans le travail de mémoire, donc de deuil, les figures de l’hérédité et de la tradition. Le Surmoi, comme héritier de l’idéal du moi, lui-même héritier du complexe d’Œdipe, ne serait plus dans le seul renoncement, “ en faveur de l’idéal collectif incarné par le chef ” comme dans ces foules bruyantes qu’évoque Freud (Essais, p. 154). Mais plutôt cette instance, “ à l’intérieur du Moi, qui observe, critique et interdit ”, mais qui, “ à côté d’un déplaisir inévitable, assure aussi un gain en plaisir, une sorte de satisfaction compensatrice ” grâce à laquelle “ le Moi se sent exalté et considère comme un acte méritoire son renoncement à la pulsion ” (Moïse, p. 174).

Lorsque Freud écrit “ Idéal du moi ou Surmoi ”, il parle de la part de l’Idéal dans le Surmoi, comme “ l’instance sublimante ” lacanienne, revendiquant la primauté sur “ l’instance refoulante ”. En d’autres termes, le Surmoi, loin de prononcer la seule sentence (“ La loi est la Loi ”), doit se rendre aimable, désirable pour le Sujet qui s’y reconnaîtra.

Le légitime interpelle là le légal, le procès interpelle les lois, comme dans cette question humaine fondamentale : “ Qui donc t’a fait Roi ? ”. Et c’est sans doute par là que “ la mort de l’idéologie ” ou “ la mort du Père ”, loin de se faire discours surmoïque archaïque de nostalgie des origines, font symptômes. “ Le Roi est nu ”, pourrait-on dire ! C’est un peu ce que Claude Lefort, à propos de l’idéologie, nomme “ les rapports de l’homme et de l’histoire à ce qui, par principe, est hors de ses prises ”. Comprenons-le, dans un parler lacanien, comme “ l’écart entre l’être et le discours ”. Claude Lefort parle du lien impensable de la loi et de l’énonciation, de la dépendance de la parole vis-à-vis de la loi, et de la division sociale et la temporalité, comme deux aspects de la même institution (Enc.U., p. 1279).

Résumons l’actualité mondiale du Malaise dans la civilisation. A côté des problématiques qui appellent compulsivement et cycliquement à la référence à la Loi, il est significatif que les mêmes débats ou d’autres appellent à la refondation du social, donc interpellent le processus de civilisation, donc d’humanisation. Sur le plan clinique, cette refondation comme appel, non au Surmoi mais à la médiation et l’Ethique, ne répond pas seulement au minimum d’exigence de neutralité : elle recommanderait surtout de donner la primauté à la clinique d’observation et de compréhension des problématiques de l’Autre, sur la clinique d’interprétation et ses risques transférentiels de surmoïsation arbitraire.