GALIEN


EXHORTATION A L'ETUDE DES ARTS

traduction du
Dr. Ch. Daremberg
1854



CHAPITRE PREMIER. –
Que l'homme l'emporte sur les animaux par son apitude à apprendre et à exercer les arts. – Il cultive tous les arts qu'exercent intinctivement les animaux, et de plus, il est familier avec les arts divins.

Les animaux qu'on nomme sans raison n'ont-ils en partage aucune espèce de raison ? Cela n'est pas prouvé ; car s'ils ne jouissent pas de celle qui se traduit par la voix, et qu'on appelle verbale, peut-être participent-ils tous, les uns plus, les autres moins, à la raison psychique et qu'on nomme intime. Toutefois, il est évident que l'intelligence de l'homme le place beaucoup au-dessus des autres animaux ; cela est démontré par le grand nombre d'arts qu'il cultive, et par son aptitude à apprendre tout ce qu'il veut, lui seul étant capable de science. En effet, les animaux, à quelques exceptions près, n'exercent aucun art ; encore, ceux qui le font avec succès obéissent-ils plutôt à un instinct naturel qu'à une détermination réfléchie. Mais l'homme n'est étranger à aucun des arts propres aux animaux ; il imite la trame de l'araignée ; il modèle comme les abeilles ; il peut s'exercer à la nage, bien qu'il soit fait pour la marche ; mais, de plus, l'homme n'est point impropre aux arts divins ; émule d'Esculape, il se livre à la médecine ; rival d'Apollon, il pratique, en même temps que la médecine, tous les autre arts auxquels ce dieu préside : c'est-à-dire celui de tirer à l'arc, la musique et la divination ; il cultive encore ceux auxquels préside chacune des Muses, car il n'est étranger ni à l'astronomie ni à à la géométrie. De plus, comme le dit Pindare, son regard pénètre dans la profondeur de la terre, et s'élance par delà les cieux.
Enfin, par son amour pour l'étude, il s'est acquis le plus grand des biens célestes, la philosophie. Aussi, pour tous ces motifs, et malgré la participation des autres animaux à la raison, l'homme, seul entre tous, est donc appelé par excellence raisonnable (logikos).

CHAPITRE II. Qu'il est honteux de négliger les arts pour s'attacher à la Fortune. Portrait de cette divinité inconstante et aveugle.

N'est-il donc pas honteux de négliger précisément ce que nous avons de commun avec les dieux, pour nous préoccuper de toute autre chose, et de mépriser la culture des arts, pour nous attacher à la Fortune ? Afin de dévoiler la perversité de ce génie, les anciens, non contents de le représenter, soit en peinture, soit en sculpture, sous les traits d'une femme (et cela était déjà un symbole assez significatif de déraison), ont mis un gouvernail dans ses mains, ont placé un piédestal sphérique sous ses pieds, et ont recouvert ses yeux d'un bandeau, voulant, par tous ces attributs, nous montrer son instabilité. De même qu'au milieu d'une violente tempête, sur le point d'être enveloppés et engloutis par les flots, on commettrait une grande faute en confiant le gouvernail à un aveugle ; de même, au sein des naufrages qui, dans le cours de la vie, assaillent tant de familles, naufrages plus terribles encore que ceux des vaisseaux, en pleine mer, on se tromperait étrangement, ce me semble, si dans les embarras extrêmes dont on est alors environné, on attendait son salut d'une divinité aveugle et instable. La Fortune est si stupide et si déraisonnable que, délaissant le plus souvent ceux qui méritent ses faveurs, elle enrichit les plus indignes ; encore n'est-ce point d'une manière durable, mais pour les dépouiller bientôt des richesses qu'elle leur a prodiguées. Une foule d'hommes ignorants courent après cette divinité qui ne reste jamais en place, à cause de la mobilité de son piédestal qui l'entraîne, et l'emporte souvent au-dessus des précipices ou des mers ; là, ses suivants tombent et périssent pêle-mêle ; seule, s'échappant saine et sauve, elle se rit de ceux qui gémissent et l'appellent à leur aide, quand tout espoir est perdu. Telles sont les œuvres de la Fortune.

CHAPITRE III. Portrait de Mercure le créateur de tous les arts. Tableau de ses adorateurs.

Voyez au contraire combien sont différents de ceux de la Fortune les attributs que les peintres ou les sculpteurs ont donnés à Mercure, le maître de la raison et l'artiste universel : c'est un frais jeune homme dont la beauté n'est ni empruntée, ni rehaussée par les ornements, mais elle n'est que le reflet des vertus de son âme. Son visage est riant, ses yeux sont perçants, son piédestal a la forme la plus solide, la moins mobile, celle d'un cube ; il en est même qui représentent ce Dieu sous cette simple forme. Considérez la troupe de ses adorateurs, toujours gais comme le dieu dont ils forment le cortège ; jamais ils ne se plaignent de lui comme le font les serviteurs de la Fortune. Jamais ils n'en sont abandonnés et ils ne s'en séparent jamais ; accompagnant toujours le Dieu, ils jouissent incessamment des bienfaits de sa providence.

CHAPITRE IV.– Tableau du cortège de la Fortune. – Les Favoris de cette divinité jouissent d'une prospérité éphémère, suivie de terribles revers. Ceux qui courent après elle, et qu'elle dédaigne, sont un ramassis de mauvais sujets et de débauchés.

Examinez au contraire les suivants de la Fortune, vous les verrez tous oisifs et inhabiles dans les arts ; portés par l'espérance, ils courent après la déesse rapide, ceux-ci de près, ceux-là de loin, quelques-uns même sont suspendus à ses mains. Au milieu de cette foule vous distinguez d'abord Crésus de Lydie et Polycrate de Samos. Spectacle étonnant ! Pour le premier le Pactole roule de l'or ; les poissons de la mer obéissent au second ! Après eux se trouvent Cyrus, Priam et Denys ; mais regardez à quelque temps de là, vous apercevez Polycrate attaché à une croix, Crésus vaincu par Cyrus, Cyrus lui-même courbé sous le joug d'autres rois, Priam jeté dans une prison, et Denys à Corinthe ! Si vous examinez aussi ceux qui suivent de loin la divinité sans pouvoir l'atteindre, vous prendrez en dégoût tout ce cortège composé en grande partie de démagogues, puis de courtisanes, de pédérastes, et de gens qui ont trahi leurs amis ; vous y trouverez aussi des homicides, des violateurs du repos de la tombe, des voleurs, enfin une foule de misérables qui, non contents d'insulter aux Dieux, mettent leurs temples au pillage.

CHAPITRE V. L'auteur revient sur le tableau que présente la suite de Mercure ; on n'y voit que des savants et des hommes de bien ; ils suivent le Dieu partout, et partout aussi le Dieu leur vient en aide. Aristide en est un exemple.

Mais l'autre cortège, celui de Mercure, n'est composé que d'hommes décents, et cultivant les arts ; on ne les voit ni courir, ni vociférer, ni se disputer. Le Dieu est au milieu d'eux ; tous sont rangés par ordre autour de lui ; chacun conserve la place qui lui a été assignée. Ceux qui approchent Mercure de plus près, qui l'entourent immédiatement, sont les géomètres, les mathématiciens, les philosophes, les médecins, les astronomes et les grammairiens ; viennent ensuite les peintres, les sculpteurs, les maîtres de grammaire, ceux qui travaillent le bois, les architectes, les lapidaires ; au troisième rang sont tous les autres artistes. Tel est l'ordre spécial pour chaque groupe ; mais tous ont toujours les yeux fixés sur le Dieu, et obéissent en commun aux ordres qui émanent de lui. Enfin vous apercevez à la suite de Mercure une foule qui forme comme une quatrième catégorie, mais elle ne ressemble en rien à celle qui court après la Fortune ; car ce n'est point par les dignités politiques, par l'illustration de la naissance, ou par la richesse que ce Dieu a coutume de juger de la supériorité des hommes ; il distingue et honore parmi tous les autres et tient toujours près de sa personne ceux qui mènent une vie vertueuse, qui excellent dans leur art, qui l'exercent suivant les règles, et obéissent à ses préceptes. A la vue d'une suite ainsi composée, vous serez saisi non-seulement du désir d'imiter tous ces hommes, mais de vénération pour eux. On y trouve Homère, Socrate, Hippocrate, Platon, et tous ceux qui sont passionnés pour ces écrivains que nous révérons à l'égal des Dieux comme les lieutenants et les ministres de Mercure. Parmi tous les autres, il n'en est aucun qui ne soit l'objet de ses soins ; non-seulement il s'occupe de ceux qui sont présents, mais il monte sur le vaisseau avec ceux qui naviguent et ne les abandonne pas au milieu des naufrages. Ainsi Aristippe, pendant un voyage sur mer eut son vaisseau brisé par la tempête ; jeté sur les côtes de Syracuse, il fut bientôt rassuré en voyant tracées sur le sable des figures géométriques : il pensa qu'il venait d'aborder chez des Grecs, chez des sages et non des barbares ; il se dirige du côté du gymnase des Syracusains et à peine avait-il prononcé ces vers :
" Qui accueillera maintenant avec une chétive aumône Œdipe aujourd'hui errant ? " (Sophoc., Œd. Colon., v. 3-4.)
qu'on s'empresse autour de lui ; on le reconnaît, et on lui prodigue aussitôt tout ce dont il a besoin. Quelques personnes qui devaient faire voile pour Cyrène sa patrie lui ayant demandé s'il avait quelque chose à faire dire à ses concitoyens : "Ordonnez-leur, répondit-il, d'acquérir seulement les biens qui suivent le passager à la nage lorsque le vaisseau est brisé."

CHAPITRE VI. – Ceux qui courent après les richesses, perdent souvent la vie pour les sauver. – Singulière contradiction de ceux qui recherchent les esclaves habiles et les animaux bien dressés, et qui se négligent entièrement eux-mêmes. – A quoi ils ont été comparés par divers philosophes.

Beaucoup de ces misérables qui rapportent tout à la richesse, lorsqu'ils se trouvent dans de pareilles circonstances, ne pensant qu'à l'or et à l'argent, se chargent de leurs trésors, les suspendent à leurs vêtements, et perdent la vie. Ils ne veulent pas considérer qu'eux-mêmes, les premiers, recherchent parmi les animaux sans raison ceux qui sont les plus industrieux. Ainsi ils préfèrent à tous les autres les chevaux qui sont dressés au combat, les chiens habitués à la chasse ; ils font apprendre quelques métiers à leurs esclaves, souvent même ils dépensent en leur faveur beaucoup d'argent, mais ils ne s'occupent pas d'eux-mêmes. N'est-il pas honteux qu'un esclave soit estimé quelquefois dix milles drachmes quand le maître n'en vaut pas une ? Mais que dis-je une ; on ne le prendrait même pas à son service pour rien. Peut-être de tels gens se méprisent-ils eux-mêmes, puisque seuls ils n'ont appris aucun art ? En effet, quand on les voit former des brutes à diverses industries, ne vouloir à aucun prix d'un esclave paresseux et ignorant, s'efforcer de tenir leurs champs et leurs autres possessions dans le meilleur état possible, mais se négliger eux-mêmes et ne pas savoir s'ils ont une âme ou s'ils n'en ont pas, n'est-il pas évident qu'ils ressemblent au plus vil des esclaves ? C'est avec justice, qu'à de telles gens, si on en rencontre, on pourrait adresser ces paroles : Ô hommes ! vos maisons, vos esclaves, vos chevaux, vos chiens, vos champs et tout ce que vous possédez est dans un état florissant, vous seuls êtes incultes ! Démosthène et Diogène avaient raison, le premier en appelant "moutons chargés d'une toison d'or" les riches ignorants ; l'autre en les comparant à des figuiers situés dans des lieux escarpés ; les hommes ne profitent pas de leurs fruits, mais seulement les corbeaux et les geais. De même les trésors de ces riches ne servent pas aux hommes vertueux, mais sont la proie des flatteurs qui passent à côté d'eux comme s'ils ne les connaissaient pas quand la Fortune vient à les dépouiller. Aussi n'était-il point étranger aux muses celui qui comparait les riches à une fontaine : on y vient puiser l'eau tant qu'elle en contient, mais, quand elle est tarie, on y satisfait aux besoins de la nature, après avoir relevé sa tunique. Du reste il est très-rationel qu'un homme dont la seule recommandation est la richesse, se trouve dépouillé avec elle de tous les avantages qu'elle lui procurait. Que peuvent espérer, en effet, ceux qui n'ayant aucune qualité personnelle s'enorgueillissent de circonstances étrangères et dépendantes de la Fortune ?

CHAPITRE VII. – Vanité des prérogatives de la naissance quand elles ne consistent pas à imiter les belles actions et les vertus de ses ancêtres. – Opinions d'Euripide, de Platon et de plusieurs autres écrivains sur cette matière. – Ce n'est pas non plus la patrie qui fait les grands citoyens, mais les grands citoyens qui illustrent leur patrie.

Tels sont aussi ces individus qui mettent en avant leur naissance, et qui en tirent une grande vanité. Comme ils ne possèdent aucune qualité qui leur soit propre, ils se mettent sous la protection de leurs ancêtres ; ils ignorent sans doute que les titres de noblesse ressemblent aux pièces d'argent : elles ont cours dans la ville où elles ont été frappées ; dans une autre, elles sont regardées comme de la fausse monnaie.
JOCASTE : "Ton illustre naissance t'a-t-elle porté à un rang très-élevé ?
POLYNICE : "Il est mauvais de ne rien posséder ; ma noblesse ne me nourissait pas". (Euripide, Phenic., v. 404-5).
C'est un beau trésor dit Platon, que les vertus de ses aïeux ; mais il est encore plus beau de pouvoir lui opposer ce vers mis dans la bouche de Sthénélé (Iliade, IV, 405) :
"Nous nous glorifions de valoir beaucoup mieux que nos pères."
Car si la distinction du rang sert à quelque chose, ce doit être seulement à nous rendre jaloux de suivre les exemples traditionnels de la famille ; quand nous dégénérons beaucoup de la vertu de nos ancêtres, ils doivent en éprouver un grand déplaisir, s'il reste quelque sentiment aux morts ; et pour nous-mêmes, le déshonneur est d'autant plus grand que nous sommes d'une plus noble race. Les hommes ignorants, mais d'une extraction tout à fait obscure, ont au moins cet avantage que la multitude ne les connaît pas tels qu'ils sont ; lorsqu'au contraire l'illustration et la distinction de l'origine ne permettent pas de se tenir cachés, que doit-on espérer de cette condition, si ce n'est l'éclat du déshonneur ?
Ceux qui se montrent indignes de leurs ancêtres ont droit à moins d'indulgence que les autres ; si donc un homme pervers se vante de sa naissance, il rend par cela même ses méfaits d'autant plus impardonnables. En effet pour juger les gens du commun, nous n'avons ni les mêmes épreuves, ni la même pierre de touche que pour les persoones d'une illustre lignée. Si les premiers sont des hommes médiocres, nous le leur pardonnons volontiers, trouvant une excuse dans la bassesse de leur origine ; mais nous ne faisons aucun cas des nobles, s'ils ne se rendent pas dignes de leurs ancêtres, lors même qu'ils se distingueraient beaucoup du vulgaire. Il faut donc qu'un homme sensé apprenne un art ; s'il est de bonne famille, cet art ne le fera pas déroger ; et s'il n'apporte pas le privilège de la naissance, il commencera sa race, imitant en cela le vieux Thémistocle. Comme on lui reprochait sa naissance : "Je commence, répondit-il, une race pour ceux qui me suivront ; la mienne commence avec moi ; la vôtre finira avec vous." Mais voyez : on ne refuse au Scythe Anacharsis ni l'admiration, ni le nom de sage, bien qu'il soit barbare d'origine. Comme un jour on lui faisait affront de sa qualité de Scythe et de barbare : "Ma patrie, répondit-il, est une honte pour moi, mais toi tu es une honte pour ta patrie," réduisant ainsi complètement au silence un homme qui ne méritait aucune considération, et qui ne pouvait se recommander que de son pays. Quand on examine les choses avec attention, on reconnaît que ce ne sont pas les villes qui font la gloire des citoyens, mais au contraire que ce sont les citoyens versés dans la culture des arts qui font l'illustration de leur patrie. D'où vient, en effet, la renommée de Stagire, si ce n'est d'Aristote ; et celle de Soli, si ce n'est d'Aratus et de Chrysippe ? Pourquoi le nom d'Athènes s'étend-il si loin ? Ce n'est certes point à cause de la fertilité de son territoire, car le sol y est maigre ; mais cela tient au grand nombre d'hommes supérieurs que cette ville a vus naître, et qui ont partagé avec elle l'éclat de leur renommée. Vous apprécierez toute la justesse de cette réflexion, si vous vous rappelez que la qualité d'Athéniens n'a servi à Hyperbole et à Cléon qu'à rendre leur perversité plus évidente.

"Autrefois on appelait les Béotiens pourceaux,"
(Dithyr. fragm., 52, ed. Bergk.).

dit Pindare ; – et ailleurs :

"[Enée, excite tes compagnons... à montrer que] nous ne méritons plus le renom de pourceau béotien,"
(Olymp., VI, 90, ed. Bergk.).

pensant avoir, par son talent poétique, effacé en quelque sorte le reproche d'ignorance attaché à toute une nation.


CHAPITRE VIII. – Sentiment des poètes et des législateurs sur les avantages purement corporels. – Trait de Diogène qui confirme ce sentiment.

Le législateur d'Athènes, Solon, est peut-être digne d'éloges pour avoir affranchi le fils, auquel son père n'aurait appris aucun art, du soin de le nourrir dans sa vieillesse. Comme les arts s'exercent surtout à l'époque où le corps est dans son éclat, il arrive à beaucoup de jeunes gens doués d'une beauté remarquable, de négliger la culture de leur âme, et d'être obligés plus tard, mais quand cela ne leur sert plus à rien, de répéter avec le poète :

"Puisse la beauté qui m'a perdu périr misérablement !"
Il se rappellent alors la pensée de Solon qui recommandait de considérer surtout la fin dans la vie ; ils jettent à la vieillesse une malédiction qu'ils méritent, et ils reconnaissent la vérité de ces vers d'Euripide :
"Il n'est pas sûr de posséder une beauté qui dépasse la beauté ordinaire."
(Fragm. incert.
, 985, 156, ed. Dind., Oxon., 1851.)
Il faut, comparant la beauté des jeunes gens aux fleurs du printemps, savoir que ses charmes ont peu de durée, et reconnaître la justesse de ces vers de la Lesbienne :
"Celui qui est beau, ne l'est qu'autant qu'on le regarde. Celui qui est bon, sera toujours beau."
(Sappho, fragm. 102, éd. Bergk.)
On doit aussi en croire Solon qui exprime le même sentiment. Pour recevoir la vieillesse qui nous dresse des embûches comme une funeste tempête, il ne faut pas seulement préparer une chaussure et des vêtements, mais une maison commode et mille autres objets, imitant en cela le nautonier expérimenté qui se précautionne de loin contre l'orage.
Car ce mot est désolant :
"L'insensé connaît le mal quand il est arrivé."
Enfin, dites à quoi peut servir chez un jeune homme la beauté qui n'est accompagnée d'aucun talent. Est-ce pour la guerre ? Mais on lui opposera avec raison ces paroles :

"Livrez-vous aux délicieuses occupations du mariage" (Iliade, V, 249).
"Demeurez dans votre maison, pour vous y livrer aux travaux qui vous conviennent." (Iliade, VI, 490).
"Nirée le plus beau des Grecs qui vinrent sous les murs d'Ilion.... ; mais il n'était pas brave." (Iliade, II, 180-2).

Homère ne parle qu'une seule fois de ce Nirée, dans le dénombrement des vaisseaux, pour montrer, ce me semble, l'inutilité des hommes qui sont doués d'une très-grande beauté, lorsqu'il leur manque tout ce qui sert à la pratique de la vie. La beauté n'est pas même un moyen de s'enrichir, quoi qu'en disent quelques hommes pervers ; car on retire un gain honnête, glorieux et sûr de l'exercice d'une profession ; mais celui que rapporte le trafic de son corps et de sa beauté est infâme, et tout à fait répréhensible. Le jeune homme doit donc se conformer à cet ancien précepte : Qu'il se regarde au miroir, et s'il s'est doué d'un beau visage, qu'il s'efforce de mettre son âme en harmonie avec son corps, persuadé qu'il est absurde qu'une âme déshonnête habite dans un beau corps ; s'il trouve, au contraire, son corps difforme, qu'il cherche avec d'autant plus de soin à orner son âme, afin de pouvoir dire avec Homère :
"Un homme peut être inférieur en beauté, mais un Dieu orne sa laideur par les dons de l'éloquence ; on se tourne vers lui, on le regarde avec attention ; il parle avec assurance et avec une aimable modestie ; il brille au milieu de l'assemblée, et quand il parcourt la ville, on le contemple avec admiration comme une divinité." (Odyssée, VIII, 169-173).
De tout ce qui vient d'être dit, il résulte évidemment pour ceux qui n'ont pas perdu tout à fait la raison, qu'il ne faut se prévaloir ni de la naissance, ni de la richesse, ni de la beauté, pour négliger la culture des arts.
Ce qui précède suffirait ; mais je trouve mieux d'y ajouter une excellente et dernière confirmation, en racontant le trait suivant de Diogène :
Mangeant un jour chez un homme dont l'ameublement était parfaitement disposé, mais qui n'avait pris aucun soin de lui-même, il toussa comme pour cracher, et, promenant ses yeux autour de lui, il ne cracha sur aucun des objets avoisinants, mais sur son hôte lui-même ; comme celui-ci lui reprochait avec indignation sa grossièreté, et lui en demandait la cause : "Je n'ai rien vu, dit-il, dans cette chambre, d'aussi sale que le maître de maison : les murs sont ornés de belles peintures ; le pavé est formé d'une mosaïque de grande valeur, qui représente les images des Dieux ; tous les ustensiles sont brillants et propres ; les tapis et le lit sont merveilleusement travaillés ; je n'ai vu de sale que le maître de toutes ces choses ; or, la coutume générale est de cracher sur ce qu'il y a de plus abject."
Jeune homme, gardez-vous donc de mériter qu'on vous crache dessus ! Evitez cette marque d'infamie, quand même tout votre entourage serait magnifique. Il est rare, sans doute, qu'un même homme réunisse tous les avantages : naissance, fortune et beauté ; mais si cela vous arrivait, ne serait-il pas déplorable que vous seul, au milieu de tant de splendeur, soyez digne de recevoir un crachat ?


CHAPITRE IX. – Exhortation aux jeunes gens pour qu'ils ne se laissent pas séduire par les arts inutiles ou méprisables. – L'auteur cherche aussi à les prémunir contre la faveur publique qui s'attache à la profession d'athlètes. – Que l'homme tient à la fois des Dieux et des brutes, et qu'il doit s'efforcer de se rapprocher surtout des premiers. – On ne mérite pas les honneurs divins pour avoir gagné le prix de l'adresse ou de la force, mais par la science.

Courage, jeunes gens, qui, après avoir entendu mes paroles, vous disposez à apprendre un art ! Mais prenez garde de vous laisser séduire par un imposteur ou un charlatan qui vous enseignerait une profession inutile ou méprisable. Sachez, en effet, que toute occupation qui n'a pas un but utile dans la vie, n'est pas un art. Quant aux autres occupations, vous savez par vous-mêmes, j'en suis persuadé, qu'il ne faut point, par exemple, appeler un art, ni ce talent qui consiste à voltiger, à marcher sur une corde mince, à tourner en cercle sans vertige, ni celui de Myrmécided'Athènes, et de Callicrate de Lacédémone. Mais je crains que le métier d'athlète, qui se vante de donner la force au corps, qui procure un grand renom auprès de la multitude, et que nos ancêtres honoraient, aux frais de l'Etat, par des distributions journalières d'argent, qui est même estimé à l'égal des positions les plus illustres, ne séduise quelques-uns d'entre vous, jusqu'au point de vous le faire préférer à un art véritable. Je crois donc devoir vous mettre en garde contre cette profession, car on se laisse facilement égarer dans les choses sur lesquelles on n'a pas réfléchi.
L'homme, jeunes gens, tient à la fois des Dieux et des animaux sans raison, des premiers comme être raisonnable, des seconds comme être mortel. Le mieux est donc de s'attacher aux rapports les plus nobles et de prendre soin de son éducation ; si on réussit, on acquiert le plus grand des biens ; si on échoue, on n'a pas la honte d'être au-dessous des animaux les plus inutiles. Si les exercices athlétiques manquent leur but, c'est un affront ; s'ils l'atteignent, on ne l'emporte même pas sur les brutes. Qui est plus rapide à la course qu'un lièvre ? Qui ne sait que les Dieux eux-mêmes sont honorés seulement à cause des arts qu'ils ont exercés ? On ne décerne pas non plus aux personnages illustres les honneurs divins pour avoir bien couru dans le stade, lancé le disque, ou lutté avec avantage, mais pour avoir rendu des services dans la pratique de leurs arts. Esculape et Bacchus, qu'ils aient été d'abord des hommes ou qu'ils soient nés Dieux, ont été jugés dignes des plus grands honneurs, le premier parce qu'il inventa la médecine, le second, parce qu'il apprit à cultiver la vigne. Si vous n'ajoutez pas foi à mes paroles, croyez du moins l'oracle d'Apollon Pythien ; c'est lui qui a déclaré Socrate le plus sage des mortels, et qui, s'adressant à Lycurgue, lui dit :
"Tu viens vers mon temple fortuné, ô Lycurgue, [agréable à Jupiter et à tous les dieux qui occupent les demeures de l'Olympe] ; je ne sais si je dois t'appeler un Dieu ou un homme, mais je crois plutôt, ô Lycurgue, que tu es un Dieu."
Le même oracle ne rendit pas un honneur moins grand à la mémoire d'Archiloque. Comme l'assassin de ce poète voulait pénétrer dans le temple d'Apollon, le Dieu le chassa en lui disant :
"Tu as tué le nourrisson des Muses, sors de mon temple !"


CHAPITRE X. – Les suffrages de la foule ne suffisent pas pour relever la profession des athlètes ; ce n'est pas à la foule qu'on se confie pour les choses ordinaires de la vie, mais aux gens spéciaux et habiles. – Sentiments des poètes et des autres écrivains sur la condition misérable des athlètes et sur leur inutilité. – L'auteur se propose de rechercher si la profession d'athlète a quelque utilité publique ou privée, et il rapporte à ce propos une anecdote sur Phryné.

Et vous, parlez-moi de pareils honneurs rendus aux athlètes ? Mais vous ne répondez pas parce que vous n'avez rien à dire, à moins que vous ne méprisiez les témoignages que j'invoque, comme indignes de votre confiance. Vous me laissez, en effet, soupçonner une pareille intention lorsque vous en appelez au témoignage de la multitude et que vous invoquez les suffrages qu'elle accorde aux athlètes. Mais vous-mêmes, quand vous êtes malades, vous ne vous mettez pas, je le sais, entre les mains de la foule, vous vous confiez au contraire à quelques hommes d'élite, et encore, parmi ceux-ci, vous choisissez le médecin le plus habile. Quand vous êtes sur mer, vous ne donnez pas le gouvernail aux passagers, mais au pilote seul ; de même, pour les choses de moindre importance, on a recours au charpentier si on bâtit, et au cordonnier si on a besoin de chaussures. Comment se fait-il donc que dans une affaire aussi importante que celle dont il s'agit, vous revendiquiez pour vous seuls le droit de juger, et que vous l'ôtiez à ceux qui sont plus sages que vous ? Car je veux bien dans ce moment ne pas parler des Dieux. Ecoutez donc le sentiment d'Euripide sur les athlètes :
"Mille maux affligent la Grèce, il n'en est pas de plus grand que la race des athlètes ! D'abord ils n'apprennent, ni ne pourraient apprendre à mener une vie honnête. Comment, en effet, un homme esclave de sa bouche et dominé par son ventre pourrait-il amasser quelque argent pour nourrir son vieux père ? Ils ne sont donc capables ni de souffrir le besoin, ni de surmonter l'adversité ; habitués aux mauvaises mœurs, ils se tirent difficilement d'embarras." (Autolyc. Fragm. 281, 1, ed. Dind., Oxon., 1851).
Ecoutez maintenant, si vous le voulez, ce que le même poète dit de l'inutilité de tout ce que font les athlètes :
"Quel homme habile à la lutte, ou rapide à la course, ou lançant adroitement le disque, ou sachant bien briser une mâchoire, a mérité une couronne civique en servant le pays de ses pères ?" (Autolyc. fragm. 281, 1, ed. Dind., Oxon. 1851.)
Enfin, si vous voulez entendre un jugement encore plus explicite, écoutez de nouveau Euripide :
"Combat-on dans la mêlée le disque en main, repousse-t-on les ennemis de la patrie en courant à travers des boucliers ; personne ne fait de pareilles sottises quand il est devant le fer ennemi." (Ibid.).
Rejettons-nous le témoignage le témoignage d'Euripide et des écrivains qui lui ressemblent pour nous en rapporter au jugement des philosophes ? Mais tous, comme d'une commune voix, condamnent la profession d'athlète. Quant aux médecins, pas un seul, non, pas un seul, ne l'a approuvée. – Ecoutez d'abord Hippocrate (De alim., Foës, p. 382, l. 29) :
"La diathèse athlétique, dit-il, n'est pas naturelle, mieux vaut la complexion (exis) saine."
Tous les médecins les plus célèbres sont d'accord avec lui.
Cependant je ne voudrais pas seulement juger d'après les témoignages, car c'est plutôt un procédé de rhétorique que le fait d'un homme estimant la vérité. Mais puisque quelques personnes recourant aux suffrages de la multitude et à la vaine gloire qu'ils procurent, refusent de considérer la profession d'athlète dépouillée d'un prestige étranger, je suis content de leur opposer aussi des témoignages, afin qu'ils sachent bien que même de ce côté ils n'ont pas plus d'autorité que nous.
L'histoire de Phryné me semble venir ici fort à propos :
Assistant un jour à un banquet, où l'on jouait à ce jeu qui consiste à commander chacun à son tour ce que l'on veut aux convives, Phryné voyant que les femmes avaient peint leur visage avec de l'orcanette, de la céruse et du rouge, ordonna de tremper les mains dans l'eau, de se toucher le visage et de l'essuyer aussitôt avec un linge ; elle commença par le faire elle-même ; alors on vit la figure des autres femmes toute couverte de taches ; on eût dit des épouvantails ; Phryné seule parut plus belle, car elle seule possédait une beauté naturelle, sans fard, et qui n'avait pas besoin de détestables artifices.
Ainsi comme la vraie beauté doit être appréciée par elle-même et débarassée de tous les ornements factices, de même, il faut examiner uniquement si la profession d'athlète renferme en elle-même quelque utilité publique pour l'Etat, ou privée pour celui qui l'exerce.

CHAPITRE XI. – Que les athlètes ne possèdent ni les biens de l'âme, ni ceux du corps, ni les biens extérieurs. Leur âme est noyée dans un bourbier de chair et de sang ; leur corps est soumis à toutes sortes d'infirmités par suite des excès de tout genre auxquels ils se livrent.


Il y a dans la nature les biens de l'âme, ceux du corps et les biens extérieurs ; on ne saurait imaginer aucune autre espèce de biens. Les athlètes n'ont jamais joui des biens de l'âme, pas même en songe ; cela est tout à fait évident ; car bien loin de savoir si leur âme est raisonnable, ils ignorent même s'ils en ont une. Comme ils amassent une grande quantité de chair et de sang, leur âme est comme noyée dans un vaste bourbier ; elle ne peut avoir aucune pensée nette ; elle est aussi stupide que celle des brutes. Les athlètes prétendent peut-être qu'ils participent à quelques-uns des biens corporels ; peuvent-ils se prévaloir de la santé, le plus grand des biens ? Mais on ne trouve chez personne une diathèse plus chancelante que chez les athlètes, s'il faut en croire cette parole d'Hippocrate (Aph. I, 3) : "L'embonpoint extrême que recherchent les athlètes est trompeur." Tout le monde admire aussi cette belle sentence du même Hippocrate : "Que l'entretien de la santé consiste à éviter la satiété dans la nourriture, et la fatigue dans les exercices." (Ep., VI, 4, 18, t. V, p. 312.)
Mais les athlètes s'étudient à faire tout le contraire ; ils se fatiguent outre mesure, se gorgent de nourriture, et s'efforcent avec une fureur qui ressemble à celle des corybantes de mettre en défaut les paroles du divin vieillard. Traçant les règles du régime salutaire, Hippocrate (Epid., VI, 6, 2, t. V, p. 324) dit : "Fatigues, nourriture, boissons, sommeil, plaisirs de l'amour, que tout soit modéré."
Mais les athlètes se fatiguent chaque jour avec excès aux exercices, se remplissent de mets, se forcent pour manger, et prolongent souvent leurs repas jusqu'au milieu de la nuit. Aussi pourrait-on leur adresser avec justice ces paroles :
"Les Dieux et les hommes qui combattent à cheval dorment pendant toute la nuit, domptés par un sommeil paisible ; mais le sommeil ne visite pas les misérables athlètes." (Iliad., XXIV, 677-9.)
La même mesure qui préside à leurs exercices et à leurs repas règle aussi leur sommeil. En effet, à l'heure où les gens qui vivent selon les lois de la nature quittent le travail pour prendre leur repas, les athlètes se réveillent. Leur vie se passe comme celle des porcs, à cette exception près, cependant, que ceux-ci ne se fatiguent pas outre mesure, et ne se forcent pas pour manger, tandis que les athlètes sont soumis à ces excès ; quelquefois même, on leur déchire le dos avec des branches de laurier-rose. Aussi le vieux Hippocrate ajoute à ce que j'ai rapporté plus haut : "Remplir ou évacuer, échauffer ou refroidir, ou mettre le corps en mouvement de quelque façon que ce soit, beaucoup et subitement, est dangereux ; car, dit-il, l'excès est l'ennemi de la nature." (Aph., II, 51). Mais les athlètes ne tiennent compte ni de ces conseils ni de beaucoup d'autres si bien donnés par Hippocrate ; ils mènent une vie tout à fait contraire aux préceptes de l'hygiène ; aussi je regarde leur genre de vie comme un régime bien plus favorable à la maladie qu'à la santé. Je crois Hippocrate du même sentiment lorsqu'il dit : " La diathèse athlétique (diaqesis aqlhtikh) n'est pas naturelle ; la complexion saine est meilleure." Non-seulement Hippocrate déclare contre nature le genre de vie des athlètes, mais il ne nomme même pas complexion (exis) leur manière d'être, ne voulant pas se servir pour eux d'une expression par laquelle tous les anciens désignent l'état des individus en parfaite santé. La complexion (exis) est un état permanent et qui change difficilement, tandis que l'embonpoint athlétique porté à l'extrême est trompeur et sujet à changer, car il ne saurait s'accroître, puisqu'il a atteint le degré le plus élevé ; et de ce qu'il ne peut ni demeurer au même point, ni être stationnaire, il ne lui reste plus qu'à se détériorer.
Tant que les athlètes exercent leur profession, leur corps reste dans cet état dangereux, mais ils tombent dans un état plus fâcheux encore quand ils la quittent ; en effet quelques-uns meurent peu de temps après, d'autres prolongent un peu leur carrière, mais ils n'arrivent pas à la vieillesse, ou, s'ils atteignent cet âge, ils ressemblent exactement aux Prières d'Homère :
"Boiteux, ridés, et à l'oeil louche." (Iliad., IX, 498-9).
De même que les murailles ébranlées par les machines de guerre tombent facilement à la première attaque, et ne peuvent soutenir ni une secousse ni quelque autre ébranlement moins considérable, de même les athlètes, dont le corps est ruiné et affaibli par les coups qu'ils reçoivent dans l'exercice de leur profession, sont prédisposés à devenir malades pour la moindre cause ; leurs yeux sont ordinairement enfoncés, et quand ces organes ne peuvent plus résister, ils deviennent le siège de fluxions ; leurs dents si souvent ébranlées tombent facilement lorsqu'avec le temps elles ont perdu toute solidité ; leurs articulations relâchées deviennent impuissantes à résister contre toute violence extérieure, car une partie affectée de déchirure musculeuse ou tendineuse se disloque aisément. Il est donc évident que sous le rapport de la santé il n'y a pas de condition plus misérable que celle des athlètes. Aussi pourrait-on dire avec raison que les athlètes ont été parfaitement nommés, [soit que les athlètes (aqlhtai) aient pris leur nom des malheureux (aqlioi),] soit que les malheureux aient pris leur nom des athlètes, soit que le nom des uns et des autres dérive d'une source commune, c'est-à-dire de leur condition misérable (aqlioths).


CHAPITRE XII. – Que la profession d'athlète, loin de donner la beauté, disloque les membres et défigure le visage.

Maintenant que nous avons parlé du plus grand de tous les biens corporels, de la santé, passons aux autres. Voici comment les athlètes sont partagés du coté de la beauté : non-seulement ils ne retirent sous ce rapport aucun avantage de leur profession, mais encore il arrive que beaucoup d'entre eux, dont les membres sont parfaitement proportionés, tombent entre les mains des maîtres de gymnase qui les engraissent outre mesure, les surchargent de chair et de sang, et les rendent entièrement contrefaits. Quelques-uns même, ceux surtout qui exercent le pancrace ou le pugilat, ont le visage défiguré et hideux à voir. Quand enfin ils ont les membres rompus ou disloqués, et les yeux hors de l'orbite, alors, je pense, alors apparaît avec évidence l'espèce de beauté qu'on retire d'une telle profession ! Voilà les heureux fruits que les athlètes recueillent sous le rapport de la beauté, tant qu'ils sont en bonne santé ; mais quand ils n'exercent plus leur profession, ils perdent tous leurs sens, et leurs membres se disloquant, comme je l'ai dit, les rendent complètement difformes.


CHAPITRE XIII. – Que la force des athlètes est factice, elle ne convient qu'aux exercices de leur profession ; mais elle ne sert à rien soit pour les travaux de la campagne, soit pour la guerre, soit pour les autres besoins de la vie ; elle ne résiste à aucune intempérie. – Histoire de Milon de Crotone. – Que la force et l'adresse des athlètes ne peuvent même pas être comparées à celles des animaux. – Apologie qui le démontre.

Mais peut-être, à défaut de ces avantages, les athlètes rechercheront-ils la force, car ils diront, je le sais bien, que la force seule est ce qu'il y a de plus fort ; mais quelle force, ô Dieux ! et à quoi sert-elle ? Peut-elle être employée aux occupations de la campagne ? Les athlètes peuvent-ils bêcher, moissoner et labourer, ou se livrer avec succès à quelques autres travaux d'agriculture ? Peut-être, du moins, sont-ils aptes à la guerre ? Mais rappelez-vous de nouveau les vers d'Euripide qui célèbre les athlètes en ces termes :
"Combat-on dans la mêlée le disque en main, personne en vérité ne fait de pareilles sottises, quand le fer ennemi brille devant lui." (Autolyc., fragm., 281, 1, ed. Dind., Oxon. 1851).
Mais, sans doute, émules d'Hercules lui-même, ils résistent au froid et au chaud ; couverts d'une seule peau l'hiver, aussi bien que l'été, ils n'ont point de chaussure et dorment à ciel ouvert couchés sur la terre ? Détrompez-vous ; ils sont sous ce rapport plus faibles que les enfants nouveau-nés. – Dans quelles circonstances montrent-ils donc leur force ? de quoi sont-ils glorieux ? Ce n'est certes pas de pouvoir, à la palestre, ou au stade, renverser des cordonniers, des charpentiers ou des maçons ? Sans doute ils trouveront honorable de s'être, pendant tout le jour, couverts de poussière ? Mais les cailles et les perdrix en font autant. Si on peut se vanter beaucoup d'un pareil mérite, on le peut également de se laver dans un bourbier.
Par Jupiter ! Milon, ce fameux Crotoniate, parcourut un jour le stade, portant sur ses épaules un des taureaux immolés pour le sacrifice. Ô excès de déraison ! Comment ne pas reconnaître que, peu d'instants avant, l'âme du taureau portait le corps de cet animal vivant bien plus aisément que Milon n'avait réussi à le faire, puisqu'elle pouvait courir en le transportant ? Cependant cette âme n'avait aucun prix non plus que celle de Milon. Du reste la fin de cet athlète prouve combien il était insensé : voyant un jour un jeune homme qui, à l'aide de coins, fendait un arbre dans sa longueur, il l'éloigna en se moquant de lui et essaya de le fendre en se servant seulement de ses mains. Rassemblant, dans un premier effort, tout ce qu'il avait de force, il écarta les deux côtés de l'arbre ; les coins étaient alors tombés, il ne put faire éclater le reste du tronc, malgré ses vigoureuses tentatives ; épuisé, il ne put retirer ses mains prises entre les deux éclats revenus sur eux-mêmes ; elles furent broyées. Telle fut la cause de la fin misérable de Milon. Certes il lui a été bien peu utile dans cette occasion d'avoir pu porter dans le stade un taureau mort ! Est-ce la vigueur que Milon a déployée dans cette circonstance qui aurait pu sauver la république des Grecs engagée dans la guerre contre les barbares ? N'est-ce pas plutôt la sagesse de Thémistocle qui, ayant interprété convenablement l'oracle, fit la guerre avec succès ?
"Car un sage conseil l'emporte sur un grand nombre de bras ; l'ignorance armée est le pire des maux."
(Eurip., Antiop. fragm., 205, 30, ed. Dind., Oxon. 1851).
Le régime des athlètes n'est donc, je crois l'avoir démontré avec évidence, utile à rien de ce qui regarde la pratique de la vie. Pour vous convaincre maintenant que dans les exercices gymnastiques, considérés en eux-mêmes, il n'y a rien qui ait quelque valeur, je vais vous raconter un apologue composé en vers épiques par un de ces hommes qui ne sont pas ennemis des Muses. Le voici :
"Si par la volonté de Jupiter tous les êtres vivants s'accordaient et se réunissaient pour vivre ensemble, et si le héraut d'Olympie appelait, non-seulement l'homme, mais aussi les animaux, à entrer en lice dans le même stade, je pense qu'aucun homme ne serait couronné. Le cheval l'emporterait de beaucoup sur lui à la longue course appelée dolique. Le lièvre triompherait à la course du stade. L'antilope aurait la palme dans le diaule. Aucun mortel ne pourrait entrer en lice avec les animaux pour la vitesse des pieds. Ô athlètes légers , que vous êtes misérables ! Un descendant d'Hercule lui-même ne passerait pas pour plus fort qu'un éléphant ou qu'un lion. Je pense aussi qu'un taureau triompherait au pugilat ; et si l'âne, ajoute le poète, veut combattre à coups de pieds, la couronne lui sera décernée ; bien plus, on écrira dans les annales savantes de l'histoire que des hommes ont été vaincus au pancrace par des ânes ; on ajoutera : ce fut dans la XXIe olympiade qu'Onceste remporta la victoire."
Cet apologue, tout à fait gracieux, démontre que la force athlétique n'est pas celle que doivent cultiver les hommes. Et si les athlètes ne l'emportent même pas sur les animaux par leur force, de quel autre avantage peuvent-ils se prévaloir ?

CHAPITRE XIV. – Que les athlètes ne jouissent d'aucun plaisir ; accablés de fatigues pendant qu'ils exercent, estropiés quand ils cessent leur métier, ils ne savent rien amasser pour leur vieillesse. Du reste, ce qui fait le mérite d'une profession, ce n'est pas qu'elle procure des richesses, mais qu'elle constitue un art utile. – Division des arts en deux catégories : les arts libéraux et les arts manuels ou mécaniques.– La médecine est le plus excellent de tous les arts.


Si les plaisirs peuvent être réputés un bien corporel, les athlètes ne le possèdent même pas, ni quand ils exercent leur profession, ni quand il la quittent : lorsqu'ils l'exercent ils sont accablés de fatigues et de misères ; car non seulement ils luttent, mais ils mangent par force ; et lorsqu'ils quittent cette profession, ils sont estropiés de presque tous leurs membres. Peut-être se vantent-ils de s'enrichir plus que personne ? Mais on peut se convaincre qu'ils sont toujours endettés ; et, soit pendant qu'ils exercent leur profession, soit après leur retraite, on ne trouve jamais un athlète plus riche qu'un intendant quelconque d'un homme opulent.
Toutefois, s'enrichir par sa profession ne constitue pas seul un titre méritoire ; ce titre, c'est de pratiquer un art qu'on puisse sauver du naufrage avec soi ; or cela n'est pas le fait de ceux qui gèrent les affaires des riches, ni des receveurs, ni des négociants ; ces gens-là s'enrichissent, il est vrai, surtout par leur profession ; mais s'ils perdent leur argent, leurs affaires périssent avec lui : car ils ont besoin d'un capital pour les soutenir. Que l'argent vienne à leur manquer, ils ne peuvent recommencer leur négoce, attendu que personne ne leur prête, si ce n'est sur gage, ou sur hypothèques. Si donc vous voulez trouver dans votre art un moyen sûr et honnête de faire fortune, choisissez-en un qui vous restera pendant toute votre vie. Il y a d'abord dans les arts une division première en deux catégories : les uns sont du domaine de l'intelligence, ce sont les arts honorables, libéraux ; les autres, les arts illibéraux, consistent en des travaux corporels ; ils sont appelés mécaniques et manuels. Le mieux serait assurément de choisir une profession dans la première catégorie, car les arts de la seconde ne peuvent plus ordinairement être continués pendant la vieillesse. Dans la première catégorie se trouvent la médecine, la rhétorique, la musique, la géométrie, l'arithmétique, la dialectique, l'astronomie, la littérature et la jurisprudence ; on peut, si l'on veut, y joindre la sculpture et la peinture ; en effet, bien que ces deux arts consistent en un travail manuel, ils ne réclament pas une force virile. Un jeune homme, dont l'âme ne ressemble pas tout à fait à celle d'une brute, doit donc choisir et exercer une de ces professions, surtout la médecine, qui selon moi est la meilleure de toutes. Je le démontrerai dans la suite.