Paul MOREAU

LA FOLIE CHEZ LES ENFANTS

1888



(Affections se traduisant par des troubles moraux et nerveux. pp. 380-398)

EPIDÉMIES CONVULSIVES. – Ces phénomènes bizarres qui, véritables épidémies, se présentèrent si souvent au Moyen âge et qu'il nous est encore donné d'observer de temps à autres de nos jours, occupent dans le cadre nosologique une place intermédiaire entre les affections convulsives (hystérie, épilepsie, chorée,) et les troubles purement intellectuels. Ils participent en effet de l'une et de l'autre. Leurs symptômes, le plus souvent confondus, font de ces affections des sortes de métis dont la description ne peut à juste titre rentrer dans une des classes précédemment citées. Il faut donc les considérer à part et les étudier séparément.

Nous ne referons pas l'histoire des épidémies convulsives du Moyen âge. Calmeil a magistralement traité cette question (1) et après lui, Brierre de Boismont, Semelaigne, Trousseau, Bouvier, Marcé, pour ne citer que les principaux, ont présenté des études complémentaires du plus grand intérêt. C'est du reste à ces maîtres que nous aurons recours pour mettre en lumière les faits les plus saillants.

L'ensemble des faits, objets de ce chapitre, constitue à nos yeux ce qu'on est convenu d'appeler une épidémie, c'est-à-dire, un fait pathologique parfaitement défini, indiscutable, ayant ses caractères propres, au même titre que telle ou telle maladie susceptible de se communiquer à un nombre indéterminé d'individus, et dont nul ne s'avise de révoquer en doute le caractère contagieux.

Comme toutes les autres, ces épidémies convulsives et morales, reconnaissent des causes prédisposantes et occasionnelles : un début, une marche ascensionnelle et de déclin, une terminaison. Comme le choléra, la fièvre jaune, la peste, le typhus, les fièvres éruptives... etc., elles naissent sur le sol ou bien elles sont importées. Elles ne frappent que sur un nombre déterminé d'individus, sans interrompre les autres maladies qui sévissent d'ordinaire sur les contrées où elles règnent pendant un temps variable. Enfin elles cèdent à l'emploi de certains moyens déterminés.

Les causes sont objectives et subjectives. Nous n'avons pas à nous y arrêter de nouveau. Nous avons largement traité ce chapitre en général et nous ne pourrions que répéter ici ce que nous avons déjà dit. Cependant parmi les facteurs les plus puissants, nous rappellerons le rôle important que jouent les prédispositions individuelles, l'influence des idées régnantes, l'influence non moins capitale des révolutions morales, politiques et religieuses. L'imitation trouve chez les prédisposés par leurs antécédents héréditaires, leur âge, leur sexe, le milieu où ils sont élevés et où ils vivent, un terrain plus propice à son développement et à son épanouissement.

L'imitation, en effet, renforce l'incitation des passions. Il y a des épidémies de vices comme il y a des épidémies de vertus. L'empoisonnement, le meurtre, le suicide ont été, même dans le jeune âge, notés par séries, se ressemblant dans les moyens d'exécution, dans le choix du temps et des lieux.... On a vu l'impulsion au crime naître dans les jeunes cerveaux au récit ou à la lecture de la relation d'un autre crime.

Pourquoi s'étonner alors que ce qui se passe dans un autre ordre, en quelque sorte physiologique, ne constitue pas une véritable prédisposition dans l'ordre pathologique ? On ne saurait méconnaître les sympathies hystériques causées non seulement par la vue des accès, mais même par le récit des phénomènes qui les caractérisent. Les épidémies convulsives dont l'histoire nous a conservé la relation n'ont pas d'autre origine et c'est toujours l'imitation que nous trouvons comme élément propagateur des affections choréiques dont on entend parler de temps à autres. Le fanatisme se renforce par l'imitation, il arrive à l'extase et. produit enfin ces hallucinations collectives dont toutes les sectes ont offert de nombreux exemples.

Ces épidémies peuvent être de divers ordres : les unes sont purement de l'ordre physique, ou pour mieux dire, dans les unes il y a prédominance des désordres physiques (convulsions de toute nature) dans les autres ce sont au contraire les troubles intellectuels et moraux qui jouent le principal rôle ; d'autres enfin intermédiaires, tiennent à la fois des premières par leurs phénomènes convulsifs et des secondes par leurs troubles psychiques.

Si nous voulons réunir dans un tableau les plus importants de ces phénomènes, nous les verrons se présenter dans l'ordre suivant :

Épidémies Convulsives d'ordre physique prédominant =
Tics. Hystérie. Epilepsie. Chorée.

Épidémies Psychiques : Troubles intellectuels prédominants =
Suicide. Homicide. Croisades d'enfants. Théomanie. Démonopathie. Démonolatrie.


Reprenons donc et passons en revue chacun de ces phénomènes.

Les plus simples de ces phénomènes convulsifs, sont les tics : nous en avons traité dans un chapitre précédent.

Hystérie . Puis se présente en seconde ligne l'hystérie.
Ce que nous avons dit de cette névrose a pu faire pressentir le rôle important de cette affection dans les épidémies. Les exemples en sont nombreux, nous ne reviendrons pas sur les caractères spéciaux de l'hystérie ; nous ne l'étudierons qu'au point de vue épidémique.
Parmi les épidémies d'hystérie, les unes ont acquis une véritable célébrité historique. Telle est celle dont Kniper a fait connaître les principaux symptômes. Elle survint en 1673 dans la maison des enfants trouvés de Hoorn (2).
Plus prés de nous, on a pu assister â une épidémie de ce genre qui éclata de 1857 à 1861 dans la Haute-Savoie et qui est connue sous le nom « d'épidémie de Morzine ».
En lisant les faits relatés dans le rapport de M. le Dr. Constans, inspecteur général du service des aliénés, qui fut envoyé par le gouvernement pour examiner ces phénomènes, on se croirait transporté en plein Moyen âge. On pourra en juger par ces quelques extraits :

Au mois de mai 1837, des accidents d'apparences extraordinaires se manifestèrent chez deux petites âmes très pieuses, blondes, malingres, mais cependant jusque-là bien portantes. Les accidents dégénérèrent bientôt en véritables crises convulsives, accompagnées de phénomènes que personne, au dire des gens de la localité, ne put ni comprendre ni expliquer et qui, gagnant de proche en proche, s'emparèrent d'un grand nombre d'enfants, de jeunes filles et de femmes.
D'après témoins, probablement peu dignes de foi, ces enfants pendant leurs crises parlent la langue française avec une facilité surprenante, ou répondent en allemand on en latin, perdent toute affection de famille, sont d'une insolence inouïe, d'une impiété dépassant toutes les limites, d'une force physique capable d'en imposer à quatre hommes, et on les voit, en un clin d'oeil, grimper à la cime des arbres, y faire la culbute où-bien sauter de là à un autre arbre éloigné de plusieurs mètres, en descendre la tête en bas, etc... En sept mois, vingt-sept personnes furent atteintes. Sur ce chiffre, dix-sept furent guéries par la vertu des exorcismes. On exorcisa constamment, et partout, à ce point que les animaux malades furent eux-même reconnus possédés, puis exorcisés ! L'autorité ecclésiastique .était aux abois.
Quelques enfants guérirent spontanément, d'autres cédèrent à des menaces de mort ou à des promesses.
A la fin de l'année 1860, le nombre total des malades ayant eu des crises convulsives s'élève à cent dix !
La crise est annoncée par des bâillements, des pandiculations, quelques tressaillements, des mouvements saccadés et choréiformes, des alternatives de dilatation et de contraction des pupilles, et par un certain air effaré ; les cris, les vociférations, les jurements surviennent. La physionomie s'injecte, se revêt de l'expression de la fureur.
La respiration est haletante ; les mouvements, bornés d'abord aux parties supérieures, gagnent successivement le tronc et les extrémités.
L'agression commence : meubles, chaises, tabourets, sont lancés sur les assistants ; puis les convulsionnaires se précipitent sut leurs parents et même les étrangers, les frappent, se frappent elles-mêmes, se meurtrissent la poitrine ou le ventre se tournent, se retournent, se renversent en arrière, et se relèvent comme par une détente de ressort. Aucun érotisme ne se mêle à l'idée de possession démoniaque. Les malades ne profèrent jamais de mots obscènes et ne font point de gestes lubriques. Dans leurs mouvements les plus désordonnés, elles ne se découvrent pas. Cette crise dure de dix à vingt-cinq minutes et pendant ce temps le pouls se concentre, les battements du coeur restent normaux. Les mains sont glacées, les pieds se refroidissent. Vers le déclin de l'accès, le bruit s'apaise, les mouvements deviennent moins rapides, quelques gaz s'échappent par la bouche, les malades promènent avec étonnement les regards autour d'elles, arrangent leurs cheveux, ramassent leur bonnet, boivent quelques gorgées d'eau et reprennent leur ouvrage, tout en déclarant qu'elles n'éprouvent aucune lassitude, et qu'elles ne se souviennent de rien. Cette dernière assertion est toujours loin d'être sincère.

« Les possédées de Morzine, dit Constans, entendent et voient parfaitement puisqu'elles répondent aux questions où reconnaissent les personnes qui les approchent quand leur crise est commencée et ferment les yeux dès qu'elles se croient menacées par un objet quelconque. En général, quand elle se jettent à terre, elles savent très bien choisir l'endroit où elles vont tomber, et j'ai souvent répété l'expérience suivante ;
Je feignais de poser mon pied par mégarde sur une de leurs mains, ou bien je poussais une pierre à l'endroit où elles frappaient : jamais aucune n'a manqué de retirer sa main ou de frapper à côté de la pierre, et les femmes grosses ont grand soin de ne pas se donner de coups sur le ventre. »


La thérapeutique se borna à la suivante et fut suivie d'un plein succès : changement du curé de Morzine, envoi d'une brigade de gendarmerie et d'un détachement d'infanterie. La population fut intimidée et l'épidémie finit par disparaître.
Se rattachant à l'hystérie et formant partie intégrante de ses symptômes, il nous faut citer encore une autre épidémie dont le signe caractéristique fut les aboiements ; ces faits étranges furent signalés par le Dr H... à Eu, à la société médicale de Rouen.
Trois enfants, deux filles et un garçon, âgés de onze à dix huit ans, furent pris successivement d'une névrose identique, fort singulière appelée délire des aboyeurs, à cause des cris imitant l'aboiement que poussent ces malades durant l'accès.
Observés par le docteur H..., ces enfants sont pris simultanément de hoquet, puis d'aboiements rythmés d'abord, saccadés ensuite, précipités, avec des mouvements automatiques, cadencés de la tête et des membres, comme en font les singes et certains idiots. L'accès dure ainsi cinq à six minutes et malgré tout ce désordre physique qui se répète dix à douze fois dans les vingt-quatre heures, le pouls reste calme, l'oeil fixe et insensible ; de la transpiration, un peu de lassitude en sont les uniques suites.
Autrefois on aurait vu là du mystérieux, de la démonomanie. Aujourd'hui c'est tout simplement une névrose imitative, pour pas dire contagieuse, et il suffit de séparer ces enfants pour la voir cesser.

En 1885 une épidémie des plus complètes éclatait en Bretagne.
Les symptômes observés ressemblent, en tous points, à ceux que l'on constate habituellement chez toutes les personnes atteintes d'hystérie majeure.
Si le fait qui s'est joué à Plédran a eu autant de retentissement, il faut l'attribuer d'abord à la rareté de la grande hystérie dans ces contrées et aussi à l'imagination des habitants qui ont largement amplifié les faits dont ils ont été témoins ou dont ils ont entendu parler.
Ici encore, le diable et les sorciers ne sont pas la cause des troubles décrits : s'ils existent c'est dans l'imagination de ceux qui veulent les chasser du corps de ces enfants que l'on ferait mieux de soumettre à un traitement sérieux et régulier qui ferait plus que prières et exorcismes.
On ne saurait méconnaître qu'on a eu affaire à une véritable épidémie d'hystérie.
La nature terrifiante des hallucinations, ces visions d'animaux rouges, du diable, ces auditions de tambour, etc... confirment une fois de plus la remarque que nous avons faite au chapitre spécial des hallucinations chez les enfants.

Épilepsie. – Avec l'hystérie, l'épilepsie est certainement la névrose sur laquelle l'influence de l'imitation est le mieux démontrée et le plus admise sans conteste. Il nous paraît hors de doute que la vue d'un épileptique frappant d'une émotion terrible ceux qui sont sujets à cette maladie et ceux qui y sont prédisposés, devienne par simple effet d'imitation, la cause occasionnelle, le point de départ d'une série de crises chez la majeure partie des assistants. Il ne se passe pas de jours que dans les services spéciaux on ne soit à même de vérifier l'exactitude de ce fait, on pourrait même dire que dans ces salles les épidémies nerveuses y sont à l'état permanent. Sous l'action possible, présumée de certains états atmosphériques ou par l'explosion subite, inattendue d'une attaque chez un des pensionnaires, il est bien rare que plusieurs autres ne soient pas pris de leur mal. Au premier cri initial poussé par un épileptique dans une salle assez grande pour contenir plus de quarante lits, une quantité d'autres font écho à l'instant même.

L'histoire a conservé le récit de certaines épidémies fameuses parmi lesquelles nous n'en retiendrons que deux
Le premier fait que nous citerons est dû à Boerhaave et rapporté par son neveu Kaan Boerhaave :

« Une petite fille qui demeurait à celui des hôpitaux de Harlem où on nourrit les pauvres, ayant eu quelque frayeur, fut attaquée de convulsions qui se renouvelaient à des temps fixés. Dans le nombre des jeunes personnes, tant filles que garçons qui étaient présents et lui donnaient des secours, une fille que ce spectacle frappe fut prise du même mal. Le deuxième jour, il y en eut une troisième, une quatrième, enfin presque tous les assistants des deux sexes paraissaient épileptiques. Les convulsions des uns en faisaient naître chez les autres. Ce fut sans succès qu'on fit venir les plus habiles praticiens, qui prescrivirent ce que la médecine connaît de plus puissant contre l'épilepsie. Enfin on eut recours au savant Boerhaave qui, touché de compassion pour ces pauvres malheureux, se rendit à Harlem, et tandis qu'il prenait connaissance de ce qui s'était passé, un d'eux eu des convulsions, ce qui lui donna l'occasion d'en voir plusieurs autres tourmentés par cette espèce d'épilepsie. Comme d'habiles médecins avaient fait prendre sans succès des remèdes qui sont, pour l'ordinaire, les plus efficaces en pareil cas, et que la maladie paraissait avoir successivement attaqué ces enfants, parce que ce spectacle affreux avait fatalement frappé leur imagination, Boerhaave crut qu'il était possible de les guérir en détournant cette idée de leur esprit, et en leur présentant un objet qui les détournât davantage.
Après avoir prévenu les magistrats municipaux de ce qu'il voulait faire, et avoir assemblé dans un même lieu tous les enfants des deux sexes, il commanda qu'on apportât des poêles remplis de charbons ardents, et qu'on y fit rougir des crochets de fer d'une certaine forme : ensuite de quoi il dit à haute voix que puisque tous les moyens mis en usage jusqu'alors pour guérir les convulsions avaient été inutiles, il ne connaissait plus qu'un seul remède à employer, c'était brûler jusqu'à l'os avec un fer rouge, à tel endroit du bras, la première personne, garçon on fille, qui aurait une attaque de la maladie convulsive. Comme M. Boerhaave avait l'air et le ton imposant, la crainte de ce cruel remède opéra sur ces enfants l'effet le plus marqué ; de manière que quand ils sentaient les approches d'un accès, la grande préoccupation de l'esprit et la crainte d'une brûlure très douloureuse faisaient aux uns et aux autres une impression plus forte que les premiers ébranlements convulsifs ou que leur cause même, ce qui empêchait que les convulsions n'eussent lieu (3) ».

Un autre fait non moins curieux a été consigné par Musset et emprunté par Mayer : il a trait à une épidémie d'épilepsie qui éclata dans les écoles de Bielefield, en Allemagne.

Chorée. – La chorée est la névrose qui prédominait dans les formes épidémiques que l'on observe au Moyen âge. Sous le nom de Danse de Saint Guy, on la vit régner à plusieurs reprises à dater de la fin du XIVe siècle, en Allemagne; en Italie on la dénommait Tarentisme.
Hecker est un de ceux qui ont le mieux étudié ces épidémies de choréomanie (4). Ce fut en 1374 qu'on les vit se manifester pour la première fois. Aux phénomènes convulsifs se joignaient les troubles intellectuels, et on constatait en même temps les hallucinations, l'extase. Cette névrose ne s'attaquait pas seulement aux adultes, et « si, dit Becker, on voyait des troupes de femmes et d'hommes, quitter leurs habits, se couronner de fleurs, se tenir par la main et emportés par leurs sens dont ils n'étaient plus maîtres, danser des heures entières, jusqu'à ce que épuisés ils tombaient à terre, on voyait également des enfants se joindre à cette danse fantastique, subir les mêmes phénomènes. »
Vincent de Beauvais rapporte qu'à Erfurt, en 1037, plus de cent enfants furent subitement pris de la maladie dansante et allèrent en sautant jusqu'à Arnstadt.
Ces faits cependant sont rares dans le jeune âge et l'exemple que nous citons est le seul que nous ayons pu relever. Calmeil dans son remarquable ouvrage n'en signale pas d'exemples ; celui-là même est passé sous silence. Cependant bien qu'aucune mention ne soit faite d'enfants dans ces épidémies, il y a tout lieu de penser qu'ils ne restaient pas étrangers à ces danses et qu'ils y prenaient une part active.
On peut cependant rattacher aux épidémies certains faits où la chorée se communique à plusieurs membres d'une même famille par suite de l'imitation.
Dorfmuller (5) a rapporté une observation de grande chorée qui se communiqua à cinq enfants d'une même famille et à deux domestiques de la maison.
En 1882, Bouzol (6) a observé dans un petit village de l'Ardèche, à Albon, une jeune fille employée comme dévideuse dans une fabrique de soieries, qui présenta pendant quelques temps des phénomènes que l'on peut rapporter à la grande chorée, bien qu'ils fussent assez localisés, et rapidement, quatorze malades, douze jeunes filles de dix à vingt-cinq ans et deux petits garçons furent atteints de la même affection.
Mais ce ne sont pas là, nous le répétons, ces grandes épidémies du Moyen âge. Leur existence nous permet seulement de préjuger que les enfants étaient, comme les adultes, en proie à ces phénomènes convulsifs.
Telles sont les principales épidémies que nous avions à signaler, épidémies dans lesquelles il y a prédominance des phénomènes convulsifs.

Homicide – Suicide. – Nous allons passer en revue la classe bien plus nombreuse des épidémies où l'élément psychique est tout, l'élément physique n'étant plus qu'un accessoire :
Nous trouvons tout d'abord deux faits graves ; les plus graves, sans doute, car ils entraînent avec eux des conséquences terribles : nous avons nommé l'homicide et le suicide.
Ce que nous avons dit aux chapitres spéciaux où nous avons traité ces questions suffit pour en faire comprendre toute l'importance, et nous permet de ne pas nous y arrêter ici. De tout temps, signalée à l'attention publique, cette histoire de la contagion imitative n'est plus à faire : nous en rapporterons l'existence, tout en insistant plus que jamais sur son importance.
Nous avons vu combien est soumise à la loi d'imitation la névrose convulsive. Or des affections nerveuses l'affection passe aux facultés mentales et ce n'est plus dans la société l'état sanitaire mais encore l'état moral qu'elle menace.
Le penchant homicide, ou pour mieux dire, le penchant à verser le sang est contagieux, il est comme le suicide un des plus esclaves de la loi d'imitation. Ce penchant, tout en pouvant dépendre ou d'un vice de l'organisation que l'éducation n'a pas su ou n'a pas pu réprimer et qui dans l'intelligence a rompu tout équilibre, ou d'un état pathologique et de divers degrés d'aliénation mentale, peut être également développé par l'exemple, soit qu'il naisse du spectacle de la mort violente d'un homme ou du meurtre d'un animal.
Le penchant au suicide n'est pas moins le résultat de la contagion. Il suffit de se rappeler les grandes épidémies de ce genre que l'histoire a enregistrées, et dont nous avons rappelé l'existence dans notre thèse (7).
Les exemples abondent : mais, ce qui frappe le plus d'étonnement peut-être, c'est de voir que l'enfant lui-même, cet être qui débute à peine dans la vie, qui n'a et ne peut avoir aucun souci, aucun motif sérieux pour porter sur lui-même une main criminelle, subit à un degré extrême l'influence nocive de l'imitation et comme ses aînés sous l'empire de l'entraînement commun, sans hésiter, se donne volontairement la mort. Mais, nous le répétons, nous n'avons pas à revenir ici sur ces faits déjà traités dans des chapitres antérieurs. Nous n'avions qu'à rappeler leur existence.

Croisades d'Enfants. – C'est aussi à l'imitation contagieuse qu'il faut rattacher ce phénomène étrange d'enfants partant en troupes nombreuses pour aller, eux aussi, à la délivrance des lieux saints.
Pendant leurs pérégrinations, des milliers d'enfants se livraient aux actes les plus violents, s'excitaient les uns les autres, à leur insu, et commettaient toute espèce de forfaits.
Du XIe au XIIIe siècle, à la voix de quelques fanatiques, l'occident est entraîné à la conquete des lieux saints.
L'enthousiasme est général et dans l'orgueilleux manoir comme dans l'humble chaumière, chacun s'apprête à prendre la croix. Sous l'influence de cette surexcitation religieuse, maladive, qui n'épargne ni le sexe, ni l'âge, d'innombrables troupes d'enfants quittent leurs familles et leurs pays pour aller, eux aussi, accomplir le pèlerinage de Jérusalem.
En 1212, vivait au village de Cloyes (Eure-et-Loir) un jeune berger de 16 ans, nommé Étienne.
Sous le coup des idées régnantes, Etienne en menant paître ses moutons, songeait aux insultes que recevaient le tombeau du Christ et ceux qui allaient visiter les saints lieux.
Les récits des pélerins enflammèrent sa jeune imagination ; il se figura être choisi par Dieu pour mener à bien une entreprise dans laquelle avaient déjà échoué d'innombrables armées chrétiennes et que Richard Coeur-de-Lion et Philippe Auguste avaient été contraints d'abandonner.
Quittant Cloyes, Etienne se rendit à Saint-Denis où un grand nombre de pélerins s'étaient réunis pour célébrer la fête du Saint, et là il s'adressa à la multitude dans un langage si, brillant, il peignit avec tant de forces la désolation de la Cité Sainte, qu'il entraîna tous ceux qui l'écoutaient : « Les hommes avaient été impuissants, disait-il, à reconquérir les Lieux Saints. Les plus orgueilleux barons, les rois les plus puissants avaient succombé dans leur entreprise. C'est aux enfants que Dieu réserve l'accomplissement de cette tâche ; il saurait convertir en force leur faiblesse et leur donnerait la victoire. »
Etienne sut enflammer les cœurs d'un zèle si ardent que, de la Bretagne aux bords du Rhin, tous les enfants saisis du même enthousiasme, prirent la croix, s'imaginant que Dieu par la voix d'Étienne les appelait à la conquête du Saint Sépulcre.
Garçons et filles de 10 à 12 ans abandonnèrent leurs jeux ou leurs occupations pour joindre la bannière, rouge de sang, et en forme d'oriflamme, de la croisade ; de tous les points de la France, de jeunes prophètes se levèrent pour prêcher la mission entreprise par Etienne et pour le reconnaître comme chef.
Ainsi qu'une flamme, le mouvement s'étendit et une multitude d'enfants vinrent grossir les rangs de cette étrange armée. Ils s'échappaient des lieux où les retenaient leurs parents, aussi sourds à la voix de l'autorité qu'à celle de l'affection.
Lorsqu'on voulait les retenir et employer la force, il survenait chez eux des crampes, des convulsions, des accidents nerveux de toutes sortes, et ils mettaient à se défendre une telle violence qu'ils devenaient véritablement dangereux, non pas tant par le gravité des blessures qu'ils occasionnaient que par leur nombre. Aussitôt en effet, qu'un d'entre eux était maintenu, ils se ruaient tous ensemble pour le délivrer.
Sous l'influence de ce qui se passait en France, un mouvement du même genre se produisait en Allemagne, où un garçon d'une dizaine d'année, nommé Nicolas, soulevait aussi les enfants.

Au printemps de 1212, les deux troupes qui réunissaient environ 50,000 enfants se mirent en route pour la Terre Sainte. Ils traversèrent les villes, bannières déployées, en chantant des cantiques. Ils ne possédaient ni argent, ni provision d'aucune sorte. La plupart ne vécurent que des raisins et des fruits sauvages qu'ils trouvèrent. La faim, le froid, la fatigue, les intempéries, les misères de toutes sortes vinrent les assaillir. Rien ne les rebutait, ils poursuivaient quand même leur route, animés de la même ardeur. Beaucoup périrent d'épuisement, d'autres se noyèrent en traversant les rivières, d'autres s'endormirent de leur dernier sommeil dans les neiges des Alpes. Des vingt mille enfants qui avaient quitté l'Allemagne, sept mille seulement atteignirent les portes de Gênes, d'où ils avaient résolu de partir pour la Palestine, non sur des vaisseaux, mais à pied sec, car on leur avait fait accroire que Dieu accomplirait un prodige en leur faveur et dessécherait la Méditerranée. Les enfants de France attendirent à Marseille un semblable miracle et ils l'attendirent en vain.
Parmi ceux qui atteignirent Marseille et Gênes, beaucoup voyant que le dessèchement annoncé ne s'était pas produit, retournèrent chez eux au prix de nouveaux dangers, ou se dispersèrent dans les contrées environnantes.
Deux négociants ayant offert aux autres de les transporter à Ptolémaïs, ils acceptèrent avec joie. Ils devinrent la proie de ces gens sans aveu qui les conduisirent en Palestine, mais ce fut pour les vendre comme esclaves aux Sarrazins (8).

Tel fut l'épilogue et le résultat de l'entrainement général de cette néfaste croisade.

Théomanie. – L'histoire de nos guerres de religion des Cévennes nous montre également des troupes de plusieurs enfants prophétisant avec l'ardeur et l'exaltation la plus grande et se livrant aux excès les plus redoutables envers ceux qui n'étaient pas en communion d'idées avec eux.
« Lorsque les papistes, lisons-nous dans le théâtre sacré des Cévennes (9), croyaient avoir triomphé de la constance des protestants, la Providence renversa leurs espérances par le ministère de ces mêmes enfants qu'ils avaient pris soin d'élever dans leurs erreurs, et qui, comme autant de prophètes, réveillèrent leurs pères et mères de leur léthargie spirituelle. Ces prédicateurs imprévus ne surprirent pas peu les papistes qui, pour prévenir les effets de leurs exhortations, tâchèrent d'insinuer qu'ils étaient instruits et dressés par des imposteurs. Ils en firent fouetter quelques-uns et brûlèrent la plante des pieds à d'autres... Mais tout cela n'ayant pu être capable d'ébranler les jeunes prophètes, et leur nombre s'étant bientôt accru jusqu'à près de 8,000 dans les Cévennes et dans le bas Languedoc, l'intendant de la province ordonna à MM. les Docteurs de Montpellier, qu'on appelle la faculté de Médecine, de s'assembler à Uzès, où l'on avait emprisonné une grande quantité de petits enfants. Conformément à cet ordre, ces médecins s'observèrent, à leur manière, la contenance de ces enfants, leurs extases, et les discours qu'ils faisaient sur le champ. »

La faculté déclara ces petits prophètes atteints de fanatisme ; mais rien ne put tempérer chez eux la violence de l'inspiration. Les parents que l'on punissait aussi, parce qu'on supposait qu'ils contribuaient aussi à développer chez ces enfants l'exaltation des centres nerveux, finissaient souvent par les remettre eux-mêmes dans les mains des administrateurs en disant : « Traitez-les comme bon vous semblera, quant à nous, nous ne saurions les empêcher de fanatiser. »

Nombreux sont les exemples rapportés par des témoins dignes de foi, d'enfants à peine âgés de 7 à 8 ans, saisis par le transport de théomanie extatique. Tous étant semblables, coulés, pour ainsi dire, dans le même moule, nous n'en rapporterons qu'un.

« J'ai vu, dit Guillaume Brugier, (10) à Aubessargues trois ou quatre enfants inspirés entre l'âge de trois à six ans. Comme j'étais chez un nommé Jacques Boussigne, un de ses enfants âgé de trois ans, fut saisi de l'esprit et tomba à terre. Il fut fort agité et se donna de grands coups de mains sur la poitrine, disant en même temps que c'étaient les péchés de sa mère qui le faisaient souffrir. Il ajouta que nous étions dans les derniers temps, qu'il fallait combattre vaillamment pour la foi et se repentir de ses péchés... J'ai entendu cela...
J'étais aussi présent lorsqu'une fois la petite Suzanne Jonquet, qui était âgée de 4 à 9 ans, tomba dans des agitations à peu près semblables à celles du petit Boussigne. Elle parla haut, distinctement en bon français et je suis sûr que hors de l'extase, elle n'aurait pas parlé ce langage.
Elle dit que la délivrance de l'église était prochaine et elle exhorta beaucoup à l'amendement de vie. Ces deux enfants se servaient l'un et l'autre de ces deux expressions, « je te dis mon enfant... etc. ».

Comme j'étais à Terroux, je vis une petite fille de 6 ans nommée Marie Suel qui, après un quart d'heure de mouvements de tout le corps et particulièrement de la poitrine, commença à parler. Ses père et mère, deux de ses frères et plusieurs autres personnes étaient présents avec mol. Elle dit que nous ne faisions autre chose que d'offenser Dieu et qu'il faillait changer notre conduite et mieux vivre à l'avenir. Elle ajoute que Babylone (l'église papiste) serait détruite dans peu de temps...

« L'amour du merveilleux, dit Calmeil, a fait dire à quelques écrivains que les enfants des calvinistes Français avaient prophétisé jusque dans le sein de leur mère. Or il n'y avait là que des hallucinations de femmes enceintes qui entendaient parler leur fruit, comme d'autres entendent parler des arbres, des maisons. »
L'ouvrage que nous citons dans les lignes précédentes, rapporte encore le récit de témoins qui ont vu et entendu des enfants de treize à seize mois prophétiser.

« Jacques Dubois : – J'ai vu un enfant de 13 mois entre les bras de sa mère, à Quissac, qui avait de grandes agitations de tout le corps et particulièrement de la poitrine. Il parlait avec sanglots, en bon français, distinctement et à haute voix, mais pourtant avec des interruptions. Ce qui était cause qu'il fallait prêter l'oreille pour entendre certaines paroles. L'enfant parlait toujours comme si Dieu eut parlé par sa bouche, se servait de cette manière d'assurer les choses : je te dis mon enfant... Ce même enfant fut mis en prison avec sa mère... je suis persuadé que j'ai vu plus de soixante enfants entre l'âge de 3 à 12 ans qui étaient dans un semblable état... ».

« Jean Vernet : – Environ un an avant mon départ, deux de mes amis et moi, allâmes visiter P. Jacques, notre ami commun au moulin d'Eve près de Vernon... comme nous étions ensemble, une fille de la maison courut appeler sa mère qui était avec nous et lui dit : . ma mère, venez voir l'enfant ». Ensuite de quoi la mèrre nous appela, nous disant que nous vinssions voir le petit enfant qui parlait. Elle ajouta qu'il ne fallait pas nous épouvanter et que ce miracle était déjà arrivé. Aussitôt nous courâmes tous.

L'enfant, âgé de 13 ou de 14 mois, était emmailloté dans le berceau et il n'avait jamais parlé de lui même, ni marché. Quand j'entrai avec mes amis, l'enfant parlait distinctement, d'une voix assez haute, vu son âge, en sorte qu'il était aisé de l'entendre par toute la chambre. Il exhortait comme les autres que j'avais vus, dans l'inspiration, à faire des oeuvres de repentance.

La chambre où était cet enfant se remplit : il y avait pour le moins vingt personnes et nous étions tous priant et pleurant autour du berceau. Après que l'extase eut cessé, je vis l'enfant dans son état ordinaire. Sa mère nous dit qu'il avait eu des agitations de corps au commencement de l'inspiration, mais je ne remarquai pas cela quand j'entrai... »

Nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet qui tient véritablement du merveilleux. Sans y attacher plus d'importance qu'il ne convient, nous avons cru cependant devoir relater ces faits curieux. Il est certain que sous l'influence des idées régnantes, l'exemple s'étendait à tous et que l'enfant, avec son caractère éminemment porté à reproduire tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend, était une des premières victimes de l'épidémie (11). D'autres faits analogues viennent à l'appui de ceux que nous citons, ainsi qu'on pourra en juger par les autres relations de démonopathie et de démonolatrie, si bien étudiées et si bien mises en lumière par Calmeil.


Démonopathie. – Une des plus curieuses relations est celle de l'épidémie d'hystéro-démonopathie que l'on observa à Amsterdam, parmi les enfants trouvés.

Jean de Wier en a rapporté l'observation :

« Sur la fin de l'hiver de 1566, la plupart des enfants trouvés de l'hospice d'Amsterdam, furent atteints de convulsions et de délire : trente petits malades, selon de Wier, soixante-dix garçons ou filles, suivant Réal, présentèrent le spectacle le plus triste ; tout à coup, ces enfants tombaient sur le carreau, et là ils se débattaient comme des forcenés pendant une demi-heure à une heure.
Au sortir de ces attaques qui reparaissaient à des intervalles variables, ils s'imaginaient avoir fait un somme et ne soupçonnaient aucunement ce qui leur était arrivé. Les secours de la médecine ne leur procurant aucun soulagement, l'on pensa que le diable avait pris possession du corps de ces enfants, et l'on eut recours au prières, aux lectures pieuses, aux adjurations et aux exorcismes. Les orphelins continuèrent à être affligés de convulsions, et bientôt on leur vit rejeter par le vomissement, des clous, des aiguilles, des flocons de laine, des chiffons, des morceaux de peau et d'autres corps étrangers qu'ils avalaient à l'insu de tout le monde. Il n'en fallut pas davantage pour accréditer l'idée que ces accidents dépendaient d'une influence diabolique.

« Je ne puis, dit Horst, m'empêcher de rapporter ici ce que plusieurs témoins oculaires et dignes de foi, romains ou non romains, m'ont raconté comme un prodige surprenant et inconcevable à l'esprit humain, à savoir comment les pauvres orphelins de cette ville furent si épouvantablement tourmentés en ces temps-ci, que les cheveux en dressent sur la tête quand on y pense. Car une grande partie de ces enfants ayant été tourmentée par des esprits malins, fut non-seulement tourmentée en plusieurs manières, mais même après qu'ils en eurent été délivrés, ils s'en ressentirent toute leur vie ; et même ils grimpaient comme des chats sur les murailles et sur les toits, et avaient un regard si affreux et si hideux, que les plus hardis semblaient en avoir peur. Ils parlaient des langues étrangères et savaient ce qui se passait ailleurs, même dans le grand conseil de la ville. Ils faisaient des grimaces et des postures épouvantables aux portes de certaines femmes, ce qui les fit passer pour sorcières, mais dont je tairai les noms pour l'honneur de leur parenté (13) .

Bekker fait observer que ces orphelins mangeaient en commun, se réunissaient dans les mêmes salles, passaient ensemble les heures consacrées aux récréations, qu'ils couchaient les uns auprès des autres et souvent deux à deux... Il n'en fallait pas davantage pour rendre les convulsions contagieuses. Les mêmes phénomènes s'observèrent en Allemagne et en Italie.

« Le même advint à Rome en 1555, car à l'hôpital des orphelins, en une nuit, environ septante jeunes filles devinrent démoniaques et demeurèrent en cet état plus de deux ans (14) ».

Démonolatrie. – En 1609, une épidémie de démonolatrie se manifesta dans le Labourd (Basses Pyrénées). Cette épidémie n'atteignit pas seulement les adultes. Les enfants eux-mêmes subirent l'influence contagieuse. Delancre a laissé un compte rendu fidèle des phénomènes qu'il observa ; pour arrêter le fléau, le terrible magistrat ne crut mieux faire que de dresser des potences et d'envoyer à la mort les malheureux hallucinés.
La plupart des enfants, quel que fût leur fige, étaient assaillis par des hallucinations et préoccupés par le retour des idées qui s'observent dans la démonolatrie. Il paraît certain que c'étaient principalement pendant le temps du sommeil que ces petits visionnaires se sentaient emportés en l'air par des femmes métamorphosées en chattes. Quelques-uns, probablement, étaient dans une sorte de transport extatique lorsque leur cerveau devenait le siège de toutes les illusions qui empoisonnaient leur existence. « Deux mille enfants du Labourd, présentés au diable au sabbat par certaines femmes qu'ils nomment par nom et prénom, dont la plupart ont été exécutées à mort comme sorcières et les autres en sont à la veille, soutiendraient la réalité de ce transport, sans jamais varier (15). »
On rassemblait ces enfants par bandes dans les églises où on avait soin de les tenir autant que possible éveillés et de les faire garder à vue depuis le commencement jusqu'à la fin de chaque nuit, dans la crainte que ces diables ou les prétendus adorateurs de Satan ne les enlevassent aux assemblées diaboliques. Si par malheur ils succombaient au poids du sommeil, presque tout de suite ils se trouvaient en présence des sensations les plus inconcevables.

« C. de Naguille, âgée de 12 ans et sa compagne, nous ont assuré qu'elles avaient été au sabbat en plein midi ; même qu'elle y avait été transportée étant dans l'église, parce que, ayant veillé toute la nuit avec les autres enfants elle s'endormit dans l'église vers les onze heures du matin, si bien que le diable prit cette occasion pour l'emmener, (p. 62). »
C. d'Arréjouane, âgée de 14 ou 15 ans déposa qu'elle avait coutume de veiller dans l'église au milieu de plusieurs autres enfants, filles et garçons pour n'être pas surprise et emportée en dormant ; que son père sachant que celle qui avait coutume de la porter au sabbat était exécutée à mort, lui avait fait observer qu'elle pouvait bien revenir coucher dans la maison, mais que dès la première nuit qu'elle y reposa, une autre femme la vint prendre et continua à la transporter aux réunions illicites. (p.95).

Presque tous les jeunes sujets dont l'esprit se montrait ainsi troublé par des sensations imaginaires attestaient que les femmes qu'ils croyaient voir dans les rangs du sabbat ne se rendaient jamais à ces fêtes que chargées chacune d'un enfant ou de plusieurs enfants ; ils assuraient que quand une de ces mères adoptives venait à succomber, Satan obligeait une autre femme à transporter l'enfant menacé d'abandon partout où il lui semblait bon de réunir ses adorateurs.
Les faits de ce genre cités par Delancre sont nombreux : toutes les dépositions d'enfants sont les mêmes : toutes sont unanimes dans leur description des pratiques en usage au sabbat. Tous les enfants qui sont menés à ces réunions diaboliques par des sorcières, déposent qu'elles leur ont passé simplement la main par le visage ou sur la tête ; tout aussitôt qu'elles leur ont ainsi passé la main ils sont tout troublés, éperdus... et la nuit suivante, les sorcières ne faillent pas d'aller chez eux les enlever, encore qu'ils soient dans les bras de leurs pères, mères, frères ou soeurs, sans que leurs proches parents se puissent éveiller... Universellement deux ou trois cents enfants disent et prouvent cela (p. 109).

« L'enchaînement des effets morbides, dit Calmeil, est ici facile à saisir : le délire ne paraissait pas lié, d'une manière immédiate à l'impression de la frayeur ; mais une fois la nuit venue, dès que ces enfants étaient tombés sous l'empire du sommeil, ils subissaient le joug tyrannique des sensations et des idées qui menaçaient d'infecter depuis longtemps leurs jeunes imaginations, et pour comble de malheur, il n'y avait pas moyen, après qu'ils étaient réveillés, de leur persuader qu'ils avaient uniquement subi la fascination d'un songe. » (t. 1, p. 443).
Les jeunes malades se figuraient qu'on les battait au sabbat. Cinq enfants soutiennent à une sorcière qu'elle les avait menés la nuit à la montagne de la Rhune, et qu'elle les avait fouettés jusqu'au sang. On leur fit observer que cela était impossible, attendu qu'elle était incarcérée ; ils persistèrent dans leur déposition, affirmant qu'elle les avait fouettés outrageusement (16).
A ces hallucinations se joignaient souvent les hallucinations génitales. Dans un précédent travail (17) nous avons relevé ces faits, nous n'y reviendrons pas ici.

Nous n'insisterons pas plus longuement sur ces faits de démonopathie et de démonolatrie. Les citations, que nous avons reproduites, suffisent pour indiquer nettement le caractère essentiellement contagieux de ces épidémies. En rapport constant avec « les possédés » la jeune imagination des enfants est profondément frappée des faits qui les entourent. Leur esprit naturellement porté au merveilleux s'empare vivement de toutes ces histoires, de tous ces contes, produits de la maladie, et reflète avec une énergie extraordinaire toutes les billevesées dont ils sont les témoins involontaires. Leur nature délicate et nerveuse est éminemment propre à recevoir toutes les impressions que l'entourage peut leur communiquer. Il suffit, en effet, d'observer un instant un enfant pour se convaincre dans quelle immense proportion le nombre des idées développées ou reçues par imitation surpasse la somme des idées spontanées ou réfléchies.

Ici, l'imitation, c'est l'exemple.

Ces faits n'existent plus de nos jours, du moins avec le caractère religieux qu'on leur prêtait à une époque où la science des maladies nerveuses était inconnue. Les épidémies que l'on relate de nos jours sont classées parmi les affections convulsives, ainsi qu'on a pu le voir à propos de l'épidémie de Morzine. Ces faits étaient curieux à signaler, au point de vue du ravage que peut causer l'imitation dans le jeune âge, et nous prouvent une fois de plus combien il est utile de prendre les précautions nécessaires pour enrayer sa propagation. Si, à cette époque, on eût séparé les uns des autres ces prophètes, ces sorciers, au lieu de les réunir ainsi qu'on le faisait dans les églises, on eût bien vite éteint ces épidémies. Les procès retentissants, le bûcher, les pompeuses pratiques de l'exorcisme, ne faisaient qu'aggraver le mal. Mais dans l'ignorance profonde où l'on se trouvait des maladies nerveuses et de leur caractère éminemment contagieux, il était naturel qu'on ne vit dans ces manifestations insolites, que l'intervention de la justice divine.

A la science moderne était réservé de les apprécier comme il convient.


(1) Calmeil. De la folie considérée tous le point de vue pathologique, philosophique, historique et judiciaire. Paris,1845.
(2) Balth-Bekker. Le monde enchanté, t. IV, p. 523. cité pat Calmeil, De la folie considérée sous le point de vue pathologique, historique.... t. II, p. 155.
(3) Kaan-Boerhaave, impet. faciens § 406.
(4) Hocker, Chorée épidémique du moyen âge. (Annales d'hygiéne publique et de médecine légale, Paris, 1834, t. XII. Voy. aussi Haeser. Epidemische Krankheiten.
(5) Hufoland's Journal. Hand. XLV, p. 601.
(6) Bouzol, Relation d'une épidémie de phén. hystéro-choréiques. (Lyon médical T. LVII, 1884.)
(7) Moreau de Tours. Contagion du suicide à propos de l'épidémie actuelle. Paris, 1875.
(8) Michaud. Histoire des croisades.
(9) In-12. Londres 1707, voy. Calmeil, ouv. vit. p. 272.
(10) Théâtre sacré des Cévennes, ouv. cit. par Calmeil, p. 36.
(11) ll est bien entendu que ces remarques ne s'adressent nullement aux exemples d'enfants prophétisant au berceau. Malgré l'autorité de témoins qui ont vu et entendu, il est permis de révoquer en doute la véracité de leurs récits emprunts d'une évidente exagération.
(13) B. Bekker... t. IV, p. 517.
(14) S. Goulard. Hist. admirables et mémorables... etc. Paris, 1600. in Calmeil, De la folie, p. 46 et suivantes
(15) Delancre. Préface du tableau de l'inconstance des mauvais anges... In-4° Paris, 1613, in Calmeil, De la Folie.
(16) Delancre. Tableau de l'inconstance des mauvais anges, Paris, 1613.
(17) Moreau de Tours. Des aberrations du sens génésique.