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On sait, mais on a peut-être oublié que Roland Dorgelès et le peintre Dufy ont séjourné à Aspet pendant la guerre 39-45 et qu'ils ont participé à la Résistance. Dans “Vacances forcées”, (Editions Albin Michel, 1985) Roland Dorgelès consacre plusieurs pages à l’hospitalité qu’il reçut du Dr Jauréguiberry, alors maire d’Aspet. Ce texte mérite d’être rappelé.
Réfugiés à Montsaunès, Dorgelès et Dufy sont avertis de leur prochaine arrestation par la Gestapo et ils décident de se réfugier à Aspet. Depuis des mois, écrit Roland Dorgelès, j’avais prévu que je me réfugierais à Aspet, dont le maire le Dr Jauréguiberry était devenu mon ami. Aspet avait l’avantage de dépendre de Luchon, dont la Gestapo passait pour moins féroce que celle de Saint-Girons. Aussitôt alerté par téléphone, le courageux docteur accourut et nous empilâmes tout ce que pouvait contenir son auto. Le reste trouva place dans la carriole que Dufy employait pour ses excursions.
27 mai 1944
Quel soulagement, quelle détente que ces premières journées passées à Aspet ! La beauté du pays environné de montagnes, la douceur du climat, les attentions de nos hôtes, tout concourait à nous faire oublier notre mésaventure.
- Soyez tranquilles, ils ne viendront plus vous tracasser, nous répétait le docteur Jauréguiberry.
La Gestapo de Luchon ne lui faisait pas peur et il se donnait le plaisir de la rouler. Quand on lui demandait, par exemple, s'il y avait des juifs dans le canton, il ouvrait de gros yeux naïfs :
- Des juifs ? Oh ! Non. Qu'est-ce que j'en ferais ?
Cela ne l'empêchait pas, le lendemain, de me conduire à Barbazan, petite station thermale alors en sommeil, où se cachait la fille de Georges Mandel.(...) Des Juifs, on en rencontrait partout, logés dans les hôtels, campés dans les fermes. Certains mettaient d'ailleurs peu d'adresse à se cacher, tel cet élégant Autrichien, grand expert en tableaux anciens, qui circulait parmi les gars de batterie, vêtu de blousons somptueux et un foulard de soie orange négligemment noué au cou. D'autres, mieux inspirés, s'étaient réfugiés dans une forêt voisine où un industriel toulousain avait ouvert un chantier de charbon de bois destiné à les abriter. Les Boches seuls ne se doutaient de rien. Ils ne savaient pas non plus que le directeur d'école cachait un stock d'armes dans sa cave, que l'estivant en culotte blanche qui passait ses journées au tennis redevenait le soir le lieutenant-colonel Victor, chef des groupes F.F.I., et que ce bon docteur-maire aux mines innocentes soignait les garçons du maquis. Si l'on avait seulement regardé de près sa nouvelle table d'opération, on se serait aperçu qu'elle était toute neuve et de marque anglaise, car on l'avait parachutée quinze jours plus tôt. L'hôtel du Carillon, que dirigeait l'active et sautillante Mlle Jeannette, soeur du docteur, était, au vu et au su de toute la population, un abri de la Résistance : les argus de Luchon étaient encore les seuls à l'ignorer.
- Décidément, disais-je à mes compagnons, leur police n'est pas si habile qu'on le croit.
J'aurais pu ajouter : ni les Gascons aussi bavards qu'on prétend, car rien ne transpirait. De plus, la Providence favorisait les imprudents. Ce fut le cas, le jour où un chef de maquis se présenta au Carillon sur le coup de midi, pour déjeuner, sa mitraillette au bras, et s'installa tranquillement à une table, en posant son arme à ses pieds. Les clients sentirent leur estomac se serrer. Cependant ils n'étaient pas au bout de leurs transes. A peine le nouveau venu avait-il entamé son omelette que la porte se rouvrit, laissant paraître un feldwebel à l'air menaçant. D'un regard raide il fit le tour des tables et, sans hésiter, se dirigea vers celle du maquisard. Les hommes serrèrent les dents, les femmes fermèrent les yeux... Mais l'Allemand s'approcha tout bonnement de la dernière place libre et, s'étant incliné poliment, s'assit en face de l'homme à la mitrailleuse. Les malheureux dîneurs ne furent pas pour autant rassurés. En effet, si le feldwebel laissait tomber sa fourchette et se baissait pour la ramasser, tout était perdu. Leur appétit coupé, plusieurs filèrent sans attendre le dessert. Pendant ce temps le maquisard poursuivait posément son repas, son vis-à-vis de même. Toutefois, le premier installé fit durer le fromage, traîna sur le gâteau de riz et manoeuvra si bien que l'Allemand termina avant lui et se retira avec un bref salut. Alors seulement les derniers convives respirèrent. Quant à Melle Jeannette, que rien de tout cela n'avait émue, elle dit simplement de sa petite voix aigrelette :
- Vous, mon garçon, la prochaine fois que vous viendrez, vous me ferez le plaisir de laisser votre mitraillette à la cuisine