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Centrale nucléaire du Blayais

La lettre qui accuse

Depuis deux ans, EDF savait que la centrale était inondable mais différait le rehaussement de sa digue de protection. Un mois avant l'inondation du 27 décembre, une lettre la rappelait à l'ordre.

Le 27 décembre dernier, la centrale nucléaire du Blayais, en Gironde, a perdu en quelques heures trois de ses réacteurs sous les coups conjugués d'une tempête et d'une inondation. Un incident sans précédent qui a causé une grosse frayeur aux autorités de sûreté. Pourtant, depuis deux ans déjà, EDF savait à quoi s'en tenir: même si la tempête, par son ampleur, était imprévisible, le risque d'inondation, lui, avait été souligné par les autorités compétentes dès 1997. A preuve, encore, cette lettre du 19 novembre dernier émanant de la Direction régionale de l'industrie, de la recherche et de l'environnement (Drire), dont Le Point peut révéler le contenu. La Drire s'impatientait qu'après diverses recommandations EDF diffère la mise en conformité d'une digue érigée autour de la centrale qui devait être rehaussée de 50 centimètres pour la mettre à l'abri d'un risque d'inondation.
Trop tard. Cette nuit du 27 décembre, les eaux de l'estuaire de la Gironde, gonflées par une grande marée et poussées par des vents de plus de 140 kilomètres à l'heure, franchissent par vagues successives la digue censée protéger la centrale du Blayais. Dès 20 heures, la route d'accès devient impraticable, et les cinquante agents d'EDF alors aux commandes de la centrale se retrouvent seuls pour gérer une cascade de pépins. A 20 h 50, deux des trois réacteurs de 900 mégawatts, qui tournent à plein régime, perdent les lignes à très haute tension qui les relient au réseau électrique national. En salle de commande, les agents EDF tentent d'abaisser au minimum la puissance des réacteurs tout en gardant suffisamment d'énergie pour les maintenir sous contrôle. Cette opération délicate, baptisée dans le jargon nucléaire " îlotage ", échoue successivement sur les deux réacteurs, qui passent alors en arrêt d'urgence. Pour continuer à assurer le refroidissement du coeur, les réacteurs 2 et 4 ne peuvent désormais plus compter que sur leurs deux moteurs Diesel de secours.
A 22 h 30, à Paris, le directeur de la Direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN) est informé par téléphone de la situation. Peu de temps après, les pompiers parviennent enfin à dégager la route de la centrale. Les agents, qui sont sur le pont depuis 13 heures, voient arriver avec soulagement la relève. Une heure plus tard, le courant est rétabli sur une des deux lignes à très haute tension, qui prend le relais des groupes électrogènes. Ceux-ci auront fonctionné trois heures trente d'affilée. Un record absolu, de mémoire d'agent EDF Mais le répit est de courte durée. A 0 h 30, des débris charriés par la Gironde en crue viennent obstruer la pompe de refroidissement d'une turbine, entraînant l'arrêt d'urgence du réacteur 1. Désormais, la puissance de la centrale se résume à une vingtaine de mégawatts contre 2 700 en fonctionnement normal. A 3 heures du matin, 80 agents sont bipés chez eux pour venir prêter main-forte. Lorsqu'ils arrivent sur le site, les galeries techniques en sous-sol sont entièrement noyées par une eau boueuse qui envahit progressivement le bâtiment de stockage du combustible. Cette eau, qui grimpe jusqu'à 4 mètres de haut, met hors d'usage deux systèmes essentiels pour la sûreté. " En l'occurrence, ceux qui se déclenchent en cas de perte de refroidissement et d'augmentation de la pression dans le bâtiment réacteur ou en cas de brèche dans le circuit primaire ", précise Jérôme Goellner, directeur adjoint de la DSIN. A 6 heures du matin, EDF déclenche son plan national d'urgence.


Scénario catastrophe

La situation se dégrade encore à 8 h 23, lorsque le local qui abrite une des deux stations de pompage du circuit de refroidissement du réacteur 1 est à son tour inondé. " Le risque principal était que la perte de refroidissement entraîne une brèche dans le circuit primaire du réacteur, déjà privé de ses deux systèmes de secours ", poursuit Jérôme Goellner. A 8 h 30, devant la gravité des événements, la DSIN actionne pour la première fois l'organisation nationale de crise. Une vingtaine de spécialistes de la sûreté rejoignent au plus vite le centre technique de crise, installé en région parisienne dans les locaux de l'Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire. Ils y resteront jusqu'au mercredi 29 décembre au soir, en contact permanent avec la direction d'EDF et la centrale, dont les ordinateurs crachent des données sur l'évolution de la situation. Pour la petite histoire, il existe trois réseaux de communication qui relient une centrale à l'extérieur. Et c'est le plus sophistiqué, " Rimbaud ", conçu pour fonctionner même en cas de guerre, qui a lâché. Et pas seulement, semble-t-il, à la centrale du Blayais.


Le réacteur 1 n'étant plus refroidi que par le circuit de ses générateurs de vapeur, les experts, un moment, n'écartent pas l'hypothèse d'une nouvelle complication qui conduirait à la fusion du coeur. Un scénario catastrophe qu'a déjà connu la France, pour une tout autre raison, le 13 mars 1980. Ce jour là, la centrale de Saint-Laurent (Loir-et-Cher) a connu une fusion partielle du coeur qui a rendu inopérant le réacteur pendant quatre ans et nécessité l'intervention de plus d'une centaine de " nettoyeurs ". Un gros souci que l'industrie nucléaire a préféré garder secret dans ses tiroirs jusqu'en 1996. Au Blayais, le pire a été évité et l'incident classé " niveau 2 " sur l'échelle de gravité Ines, qui en compte 7. Un bon score que l'on doit au comportement des équipes EDF, mais aussi à la chance.
Restent certaines zones d'ombre. Pourquoi avoir installé des réacteurs nucléaires au bord d'un estuaire et, qui plus est, dans une zone marécageuse dûment identifiée par le ministère de l'Environnement comme à " risque d'inondation avec enjeu humain " ? " On savait que la centrale du Blayais était construite sur un terrain inondable, mais on n'imaginait pas un tel scénario ", admet Jérôme Goellner. Sauf que, dès 1997, EDF était informée que la hauteur de la digue érigée autour de la centrale pour la protéger était insuffisante. Cette année-là, une note technique émanant du service de l'équipement d'EDF préconise de la rehausser de 50 centimètres. Une recommandation reprise l'année suivante dans le rapport de sûreté du site. Dès lors, la Drire, chargée du contrôle de la centrale du Blayais pour le compte de la DSIN, insiste pour que les travaux soient réalisés dans les plus brefs délais. Mais EDF, après s'être engagée sur une date, repousse l'échéance à 2002. De guerre lasse, la Drire de Bordeaux déclenche une inspection sur les risques d'" agressions externes ", à la suite de laquelle elle adresse le 19 novembre dernier la fameuse lettre cinglante à la direction de la centrale sur la non-conformité de la digue. Un cafouillage sur lequel EDF reste discrète. La même EDF, sous prétexte de secret industriel, refuse de rendre public le rapport 1998 de sûreté du site, que Le Point a pu se procurer par ailleurs.

Le Blayais n'est cependant pas la seule centrale exposée à la montée des eaux. C'est aussi le cas de Belleville, Saint-Laurent, Chinon et Dampierre, menacées par les crues de la Loire et pour lesquelles il est même prévu le déploiement de barrages mobiles en cas d'alerte météo. A la centrale de Fessenheim, en Alsace, située en contrebas du canal du Rhin, c'est la digue de protection qui est surveillée de près. Depuis l'incident du Blayais, la DSIN a d'ailleurs décidé de vérifier l'" imperméabililé " de ces centrales. " Il faudra aussi s'assurer qu'en cas d'inondation on dispose sur les sites de pompes mobiles en quantité suffisante ", précise Jérôme Goellner. Histoire de ne pas devoir, comme au Blayais, faire appel à des sociétés de location et patienter trois jours avant que toute l'eau soit évacuée. Des dizaines de milliers de mètres cubes d'eau qui, cerise sur le gâteau, ont été contaminés par leur passage dans les bâtiments de stockage du combustible nucléaire. Même si, selon les analyses réalisées par EDF, les valeurs de contamination sont restées au-dessous des rejets radioactifs autorisés.
Aujourd'hui, tandis qu'EDF s'active à tout remettre en état et à vérifier que l'eau salée qui a envahi la centrale ne va pas entraîner de corrosion, l'autorité de sûreté a les yeux rives sur la grande marée attendue dans la nuit du 20 janvier. " Nous préconisons de maintenir à l'arrêt les réacteurs 1 et 2 de la centrale ", explique Jérôme Goellner.

Par Christophe Labbé et Olivia Recasens,
14 janvier 2000, Le Point n°1426.

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