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Les essais nucléaires ne sont plus nécessaire
Les techniques existent pour maintenir les bombes en état, sans essai

Richard L. Garwin

L'explication technique qui a été donnée officiellement sur le besoin d'une nouvelle série d'essais nucléaires est très lacunaire, et souffre de l'absence de contre-expertise. Aux États-Unis, les décisions des présidents Bush et Clinton ont été précédées de plusieurs rapports d'experts, publiés, pour évaluer si l'arrêt des essais affaiblirait la crédibilité de l'armement américain. Un de ces experts explique ici à quoi servent précisément les essais, comment on peut maintenir dans un état efficace des bombes nucléaires, et quelles expériences non nucléaires permettent de se passer d'essais.

A lors que plus de deux mille essais nucléaires ont déjà été effectués dans le monde, et qu'en mai 1995, cent soixante dix-huit Etats ont décidé la prolongation indéfinie du Traité de non-prolifération, la France et la Chine continuent leur programme d'essais. Les experts discutent vivement pour savoir si le rôle des armes nucléaires pourrait être préservé, sans essais, au-delà de la signature prévue en 1996 du Traité d'interdiction (Comprehensive Test Ban Treaty, CTBT). On pourrait résumer ainsi les nouvelles questions posées :

1- les stocks existants des cinq Etats nucléaires peuvent-ils être maintenus indéfiniment dans un état sûr et fiable sans essais nucléaires - ou plutôt, sans essais produisant une énergie nucléaire mesurable ?

2- les cinq Etats nucléaires peuvent-ils développer de nouveaux types d'armes nucléaires sans recourir à des essais ?

3- des Etats ou des groupes " proliférants " peuvent-ils mettre au point des armes nucléaires sans procéder à des essais ?

4- en fin de compte, à quoi servent les essais nucléaires ?

La discussion de ces questions est difficile, parce que l'information est retenue moralement et légalement, afin de ne pas faciliter la prolifération. Pendant longtemps, la discussion a aussi été restreinte afin de ne pas laisser échapper de secrets vers l'adversaire; expliquer comment réaliser les armes thermonucléaires les plus récentes faciliterait le développement d'armes qui pourraient être utilisées contre nous.

En 1995, le premier motif de cette restriction reste légitime : si l'on dissimule les détails des armes nucléaires, on gêne la prolifération. Ce souci doit dominer le désir d'expliquer librement et clairement la situation. Cependant, les cités, les nations, et la sécurité internationale en général sont tout autant menacées par les Etats proliférants qui utiliseraient des bombes " rustiques " du type de celles de 1945. De surcroît, on a trop souvent utilisé l'argument de la nécessité du secret pour protéger de la critique les activités de la bureaucratie, pour produire des assertions qui, examinées avec soin, ne tiennent pas la route, et pour éviter un contrôle démocratique du programme d'armement nucléaire.


Les États-Unis ont recouru à moins de tests que la France pour mettre au point un concept particulier d'armes nucléaires

Il est donc légitime de passer en revue quelques-uns des éléments du processus de conception et de test de ces armes, pour éclairer les choix politiques qui sont faits par les Etats nucléaires dans la perspective de l'arrêt des essais.

Quels sont les objectifs des essais ? Le premier et le plus important est de développer les armes. Ce but se démultiplie en plusieurs volets. Il s'agit d'abord d'explorer de nouveaux concepts. Par exemple, après les premières bombes à implosion utilisant des sphères de plutonium (comme celle lancée sur Nagasaki), les Etats-Unis ont conçu et testé des bombes utilisant des sphères vides. A cette époque où les ordinateurs avaient des capacités très limitées, l'approche la plus simple était de raisonner, de calculer avec les moyens existants, puis de procéder à un essai pour voir si le concept imaginé correspondait à un processus réel. De même, aujourd'hui, on pourrait imaginer des bombes reposant sur des champs magnétiques très puissants, et vouloir faire des essais pour voir si cette approche fonctionne.

Deuxième volet, acquérir des données physiques. Pour concevoir des armes nucléaires complexes sans multiplier les essais qui vérifieraient chacun des multiples choix opérés, on a recours au calcul et il faut alimenter le programme informatique en données physiques telles que l'équation d'état* des différents matériaux, l'opacité des matériaux aux flux de radiations à différentes températures et densités, et la probabilité d'interception des neutrons.

Des essais ont également pour but de développer et d'affiner les armes. La chaîne de réactions nucléaires ne se produit qu'après que le matériel a été durement affecté par le choc de l'explosif chimique, le mouvement des fluides, les mélanges, les turbulences, etc. C'est pourquoi un concepteur teste à plusieurs reprises le concept de l'élément primaire de l'arme, afin d'en explorer les limites (voir l'encadré " Les bombes nucléaires modernes "). Le comportement de l'élément secondaire est encore plus complexe, puisqu'il ne dépend pas du comportement bien caractérisé de l'explosif chimique, mais de l'utilisation de l'énergie produite par l'élément primaire. Si l'on peut avoir une coquille sphérique d'explosif dans l'élément primaire, on ne peut pas avoir une coquille sphérique de bombes à fission autour de l'élément secondaire ! Ainsi, de nombreuses expériences (vingt-deux, dans le cas de la tête TN 75 française), peuvent être nécessaires à la conception d'une tête nucléaire.
  Schéma de principe du modèle de charge nucléaire MK-28 de l'armée américaine. Selon le Nuclear Weapons Databook (vol. II), 4 500 exemplaires de la MK-28 conçue pour être larguée d'un avion, ont été construits entre 1958 et 1966. Elle a été retirée du service en 1990. Ce dessin a été établi par La Recherche à partir d'informations non officielles disponibles sur Internet. (La Recherche 1995)
En général, les Etats-Unis ont recouru à moins de tests que la France pour mettre au point un concept particulier d'armes. Roger Baléras, responsable jusqu'en août 1994 de la Direction des applications militaires (DAM) du Commissariat à l'énergie atomique (CEA), l'explique ainsi: " Nous ne tirons pas de nos essais autant d'informations que le font les Américains, parce que le conteneur [qui contient l'engin étudié] ne mesure que 150 cm de diamètre, et qu'il a des parois d'acier épaisses, afin de supporter la pression hydrostatique de l'eau dans le lagon de Mururoa " (1) (les conteneurs utilisés par les Etats-Unis au Nevada ont un diamètre supérieur à deux mètres).

Au terme du développement d'une bombe, des essais visent à vérifier la bonne production des engins. En effet, les armes testées pendant le développement ne sont pas fabriquées en série, mais plutôt comme des engins de laboratoire. Les Militaires et les fabricants d'armes désirent s'assurer que les armes de série fonctionnent correctement, puisqu'elles sont fabriquées de manière légèrement différente des engins de développement, même si elles en reproduisent toutes les spécifications. Il est devenu habituel de procéder à un test de " vérification de la production " - ou de " qualification ", dans la terminologie française - en choisissant une arme au hasard dans le stock et en la faisant exploser. Jacques Bouchard, actuel directeur des applications militaires du CEA, justifie l'essai de la TN 75 en octobre 1995 comme destiné à vérifier qu'il fallait être certain qu'aucun " grain de sable " n'avait pénétré la version finale de l'arme(2).

Enfin, des essais servent à vérifier la sécurité en un point particulier de l'arme. A l'origine, le coeur fissile des premières bombes américaines était séparé de l'explosif chimique (ou du propulseur) qui servait à assembler le matériau fissile en une masse supérieure à la " masse critique ". Cette séparation garantissait que l'explosion accidentelle de l'explosif pendant le stockage ou le transport de l'arme n'entraînerait pas d'explosion nucléaire. Pour des raisons de rapidité de mise en oeuvre, les Etats-Unis (et les autres nations) développèrent ensuite des armes à implosion où le coeur fissile (le " pit ") fait partie intégrante de l'arme. Cette disposition implique que pour obtenir l'explosion du matériau fissile, il faut, faire exploser l'explosif chimique simultanément en deux points ou plus. Dès lors, pour éviter le déclenchement intempestif de l'engin, les ingénieurs américains s'imposèrent une règle de sécurité dans la conception des armes : si une explosion en un seul point de l'explosif se produit, il faut qu'il y ait moins d'une chance sur un million que l'énergie de fission relâchée soit supérieure à 2 kg de TNT. Le type d'essais dont nous parlons ici vise donc à vérifier le respect de cette règle dite " de sûreté en un point ".

A côté de l'objectif de développement des armes nucléaires que nous avons détaillé, un deuxième but des essais était d'obtenir des informations relatives aux explosions nucléaires sur les communications, les équipements militaires non nucléaires, ou sur les autres têtes nucléaires. En effet, les explosions nucléaires à l'air libre affectent la ionosphère (couche de l'atmosphère située à plus de 70 km d'altitude), interrompant les communications radio à haute fréquence ; elles dégagent des rayonnements X et gamma qui induisent des hauts courants électriques destructeurs dans les satellites ; elles affectent les équipements militaires, du fait des hautes tensions induites par l'impulsion électromagnétique à haute altitude(3). L'explosion nucléaire peut aussi influencer d'autres têtes présentes dans le voisinage, même à plusieurs kilomètres, par exemple en déclenchant prématurément la première phase de fonctionnement de bombes à uranium 235 de type primitif, ce qui réduit énormément leur puissance.

Un dernier objectif des essais a été d'acquérir des données physiques utiles à la recherche nucléaire civile. Edward Teller* a ainsi proposé d'étudier au moyen d'explosions nucléaires la compression du fer à dix fois sa densité normale sans trop le chauffer (une proposition qui n'a pas été suivie d'effets). Des explosions nucléaires souterraines ont certainement été utilisées aux Etats-Unis (les séries Halite/Centurion dans les années 1980) pour obtenir des données sur de petits glaçons de deutérium-tritium éventuellement utilisables par les programmes civils de production d'énergie par fusion thermonucléaire.


Les États-Unis ont décidé, en 1992, de se contenter des armes nucléaires existantes grâce à un programme de surveillance du stock

Alors qu'il était encore président, George Bush a annoncé que les Etats-Unis chercheraient à obtenir un Traité d'interdiction globale des essais et ne développeraient plus de nouveaux types d'armes nucléaires. Ils se reposeraient désormais sur les modèles dont ils disposaient, les armes restant dans un " stock durable ". Cela n'exclut pas l'adaptation de ces têtes nucléaires dans différents vecteurs, de manière qu'une bombe puisse être par exemple chargée dans un missile de croisière tel que le Tomahawk (d'un poids d'1,5 t), ou dans un missile balistique (dans lequel la tête nucléaire est larguée en chute libre).

Depuis quelques années, les Etats-Unis ont engagé des recherches sur la manière de conserver indéfiniment un stock sûr et fiable. Cela ne peut à l'évidence se faire qu'avec un programme de surveillance du stock, allié à une refabrication des parties dont la durée de fonctionnement est limitée ou dont on détecte un début de détérioration.

Une étude indépendante, financée par le Département américain de l'énergie (qui est responsable de l'armement nucléaire), a examiné le rôle des essais nucléaires dans la maintenance du stock. Elle a été publiée le 4 août 1995(4). La plupart des quatorze auteurs sont actuellement employés par des laboratoires américains d'armes nucléaires ou ont passé leur vie ou une partie de leur vie dans de telles activités. Leur conclusion est que les Etats-Unis peuvent maintenir de façon sûre et fiable un stock permanent en se passant d'essais nucléaires, et qu'un CTBT à un niveau d'énergie réellement nul était applicable. Une étude précédente(5) avait examiné dans le détail le rôle des compétences techniques, de l'instrumentation et des installations majeures dans la maintenance d'un stock permanent.

Les tests hydronucléaires restent-ils nécessaires ? Ils consistent à essayer un système d'implosion primaire modifié de façon à ce que l'énergie dégagée soit réduite d'au moins plusieurs centaines de tonnes d'équivalent TNT jusqu'à moins de deux kilogrammes. Si les tests hydronucléaires ont été importants pour établir un critère " de sûreté en un point " du stock existant, ils ne jouent plus aucun rôle dans sa maintenance future.

Un autre type de tests, où le domaine d'énergie relâchée serait de l'ordre de quelques centaines de tonnes, pourrait contribuer à la connaissance du stock. Mais ces tests nécessiteraient d'être d'abord qualifiés par de nombreux essais similaires, et il faudrait les effectuer indéfiniment à mesure que l'on refabriquerait les armes. Autoriser de tels essais aurait pour effet de transformer le CTBT en un traité incluant un seuil, ce qui permettrait de constituer des armes militaires efficaces en de nombreuses circonstances. On s'acheminerait sans doute alors vers une miniaturisation des armes nucléaires, et vers l'adaptation des armes nucléaires à des objectifs spécifiques, tels que les missiles anti-aériens et les bazookas à charge nucléaire, dénommés " Davy Crockett ", que les Etats-Unis ont déployés dans le passé en Europe.

En dehors des essais nucléaires, un éventail énorme de techniques expérimentales et de simulations par ordinateur est utilisé pour développer des armes nucléaires. Parmi ces techniques se trouvent des expériences visant à contrôler les performances de l'explosif primaire, à assurer le " boosting " (l'" exaltation ") des armes à fission, et à mesurer les propriétés des matériaux - explosifs ou fissiles - utilisés dans les armes.

Une première série d'expériences porte sur les explosifs chimiques. La régularité de leurs propriétés peut être contrôlée en mesurant la vitesse de propagation de la détonation ou la vitesse d'une plaque de métal placée au contact de l'explosif Cette mesure s'opère au moyen de photographies. Dans le domaine de pression correspondant à l'accélération initiale du métal dans le coeur fissile, une portion de l'équation d'état du fluide (à savoir celle se trouvant le long de la courbe de choc dite courbe d'Hugoniot) peut être mesurée par le temps d'arrivée du choc à travers différentes épaisseurs dans le matériau.

Ce temps d'arrivée peut être déterminé par des expériences dans lesquelles un circuit électrique est fermé par le mouvement de la surface du métal, ou par des expériences dans lesquelles la surface du matériau accélérant brutalement dans de l'argon ou un autre gaz inerte produit un éclair intense de lumière qui peut être enregistré par une caméra, un oscilloscope, etc.

Ces expériences de mesure sur des surfaces planes ne peuvent être réalisées au-delà de certaines pressions. Pour des pressions plus élevées, on peut se placer dans une configuration sphérique et utiliser la convergence de choc dans l'explosif chimique ou dans les matériaux inertes. La convergence de choc advient quand la détonation se produit uniformément sur la surface de la coquille sphérique d'explosif, si bien que l'onde de détonation accroit sa puissance à mesure qu'elle s'approche du centre.
  Compartiment ouvert de missiles Polaris sur le sous-marin américain USS Sam Ray Bird. Les sous-marins sont le vecteur privilégié des armes nucléaires. (Cliché Dite/Usis)

Un autre type d'expériences analyse l'effet des explosifs chimiques selon la géométrie de l'arme. Le mouvement réel des différents matériaux (explosif chimique, matière fissile, chemise de métal), le comportement des joints, l'effet des tolérances sont habituellement mesurés dans un large secteur d'un système sphérique : par exemple un dôme d'où partent des centaines de fils électriques isolés, qui constituent des contacts électriques permettant de mesurer le temps d'arrivée de la surface métallique en différents points de l'espace. De telles expériences peuvent être effectuées avec des matériaux inertes, avec de l'uranium 238 à la place d'uranium 235, ou même, tant qu'elles sont faites sur une petite échelle, avec du plutonium 239. Par ailleurs, le système d'implosion peut être étudié par radiographie flash. Les laboratoires d'armement nucléaire du monde entier comptent beaucoup sur un appareil à flash radiographique pour étudier le comportement dans le temps des différentes interfaces concernées. Comme le plutonium réagit chimiquement avec l'air ou l'humidité, il doit être soigneusement enclos dans une coquille métallique.


Il est essentiel de comprendre que l'on peut refabriquer les engins selon les spécifications et les techniques originelles

On étudie donc, dans l'élément primaire de la bombe, les interfaces séparant, d'un côté l'explosif de sa coquille, de l'autre le plutonium du vide ou du gaz. Ceci peut être important dans le développement des armes primaires. Si un matériau fissile est utilisé, les expériences doivent être réalisées sur une plus petite échelle, pour rester en deçà de la masse critique et éviter un relâchement nucléaire.

Outre l'utilisation des chocs convergents de l'explosif chimique, le domaine des pressions plus élevées peut être étudié à travers les hautes pressions produites par les rayons X dans un volume clos (hohlraum) créés par des installations laser, telles que le LMJ - Laser MégaJoule - projeté en France, ou le NIF (Nationtal Ignition Laboratory), dont le principe a été adopté par les Etats-Unis en 1993. Ces pressions extrêmement élevées peuvent aussi être atteintes par des champs magnétiques produits par de l'énergie électrique accumulée. Certaines peuvent être alimentées par des explosifs chimiques.

Enfin, un pan majeur de l'analyse porte sur l'élément secondaire de la bombe. Différents systèmes à haute densité d'énergie, comme les lasers mégajoule en projet, peuvent atteindre des densités d'énergie, ou pressions, comparables à celles qui existent dans un élément primaire en explosion, bien que ce soit sur des régions microscopiques. Par exemple, si un kilotonne d'énergie primaire est convertie en rayonnement et distribuée uniformément dans un volume de dix litres, la densité d'énergie est de 400 MJ par cm3. Ainsi, un mégajoule de lumière laser convertie en rayons X ne pourrait fournir une densité d'énergie comparable que sur une région d'un diamètre d'environ un millimètre, plutôt que sur vingt centimètres ou plus.

Des volumes plus importants peuvent être remplis avec une densité d'énergie plus faible en utilisant différentes machines à puissance pulsée. On peut obtenir des radiographies des implosions modélisées en utilisant des machines à rayons X pulsées agrandies (et coûteuses) telles que le DARHT (Dual Axis Radiographic Hydrodynamic Test), qui va être construit à Los Alamos, ou l'Airix, dont la réalisation a débuté à Moronvilliers (Marne).

Comment, par ailleurs, surveiller le stock de bombes nucléaires ? Il est clair qu'une surveillance intense du stock, incluant des contrôles destructifs et non destructifs, est nécessaire pour détecter des défauts liés au temps(6). La procédure habituelle aux Etats-Unis consiste à choisir au hasard, périodiquement (chaque année ou, depuis peu, une fois tous les deux ans), onze exemplaires de chaque type de tête nucléaire, désassembler ces têtes et inspecter chaque pièce. On fait alors exploser les parties non nucléaires (les détonateurs, les explosifs, etc.), et l'on reconstruit l'arme. Il est bien sûr prévu de refabriquer les composants à durée de fonctionnement limitée et de les remplacer si des dégradations sont observées. Beaucoup de pièces d'une arme nucléaire intacte peuvent être retirées et testées : batteries, câbles, isolateurs, minuteurs, calculateurs, altimètres, fusibles, parachutes, accélérateur de neutrons, radar, dispositif de déclenchement, réservoirs de tritium, système de gaz d'" exaltation ", peut-être condensateurs et système d'absorption des vapeurs. Ces pièces peuvent être améliorées et intégralement testées sans que la confiance dans les performances de l'arme en soit amoindrie. D'ailleurs, une grande part de l'équipement subordonné n'est pas utilisée au cours d'un essai nucléaire souterrain, tel le capteur d'environnement*, qui empêche l'explosion nucléaire au cas où l'arme n'a pas été correctement lancée, ou rentre mal dans l'atmosphère.

Il a été affirmé aux Etats-Unis et en France que l'on a une entière confiance dans le stock actuel d'armes, mais que cette confiance serait diminuée si ces armes devaient être conservées pendant une longue période. Mais il est essentiel de comprendre qu'elles peuvent être refabriquées selon les spécifications originelles et les techniques originelles.

Refabriquer les armes afin qu'elles respectent les spécifications originelles relativement aux matériaux, aux dimensions, etc., dans les parties qui ne peuvent pas être entièrement testées sans explosion nucléaire, suffirait à maintenir un stock sûr et fiable. Ceci à la condition que les spécifications soient assez complètes pour prévenir les variations possibles. Par exemple, le titane (qui n'est guère utilisé dans les entrailles de l'armement nucléaire) voit ses performances dans les pièces d'avion affaiblies par la présence de défauts microscopiques. Si la spécification de la technique de fabrication originelle ne précise pas le nombre et la taille de ces défauts, la refabrication des pièces d'avion en titane respectant les spécifications originelles pourrait produire des pièces dangereuses. C'est pour cette raison que j'insiste sur le fait que nous devons fabriquer un type d'arme en suivant les mêmes spécifications et selon les mêmes processus qu'à l'origine. C'est à celui qui désire 1es changer que revient la lourde charge de justifier que les composants de l'arme nucléaire ainsi produite seront réellement équivalents.

Des soldats américains démontent le radar d'un missile Pershing II, à Mutlangen en Allemagne. Etats-Unis et URSS (puis Russie) se sont engagés en 1987 dans un processus de démantèlement des armes nucléaires. (Cliché Dite/Ussis)

Il pourrait être avancé, comme l'a fait en France le rapport de 1993 de l'Assemblée nationale (7), que si les Etats-Unis pouvaient garder confiance dans la sécurité et la fiabilité de leur stock d'armes nucléaires malgré l'arrêt total des essais, la France ne le pouvait pas, car il lui manquait les capacités de simulation. De nombreuses personnes ont interprété cela comme l'indication que la simulation fournirait réellement un équivalent aux explosions nucléaires, et donc remplacerait les essais.

En réalité, les experts français et américains en armement nucléaire sont d'accord pour dire que la simulation pourrait être appelée de façon plus appropriée " modélisation " des armes nucléaires sur ordinateur. Elle est déjà largement utilisée pour concevoir les armes, et constitue le premier recours si des questions se posent quant à la nécessité de la refabrication.

Mais la Chine, la Russie et la GrandeBretagne seront-elles capables de rattraper les Etats-Unis sans un programme tel que le Science-based Stewardship Program ? Seront-elles capables d'accepter un CTBT à niveau zéro d'énergie ? La réponse est oui. Aucun pays n'a réalisé suffisamment d'essais nucléaires pour que ces essais eux-mêmes aient pu servir d'indicateur statistique raisonnable quant à la fiabilité des armes.


Pour maintenir son niveau de compétence et sa charge de travail, le CEA semble croire qu'il a besoin de données supplémentaires

Tout pays possédant l'arme nucléaire a dû se fier à des expériences non nucléaires pour développer ses armes, et compte sur la surveillance, le démontage et la refabrication pour les maintenir en condition d'utilisation. La différence essentielle que pose le CTBT est que la refabrication remplace la fabrication de nouveaux types d'armes.

Il nous a été expliqué (et répété lors de discussions publiques en France en 1995) que la France désire dans le futur rendre ses armes plus " robustes " aux tolérances de fabrication, et a par conséquent besoin de tester les modifications. Jacques Bouchard a ainsi expliqué : " La technologie d'une arme nucléaire moderne est complexe et très pointue, et la sophistication atteinte par les armes les plus récentes a conduit à fixer les points de réglage aux valeurs optimales, laissant peu de place aux modifications. Si on cherchait à reproduire ces armes sophistiquées dans quinze ou vingt ans, on introduirait inévitablement quelques modifications, car les moyens techniques de réalisation auront évolué. A titre d'exemple, les microprocesseurs qui nous permettent d'usiner avec une très grande précision certaines pièces n'existaient pas il y a vingt ans. Ils seront remplacés dans quelques années par des systèmes d'une autre génération, et il sera impossible de revenir en arrière. Certes, nous ne pouvons pas prévoir l'étendue de ces modifications, mais nous ne pouvons pas non Plus affirmer qu'elles seront suffisamment faibles pour que la garantie de fiabilité continue d'être absolue comme elle l'est pour nos armes actuelles " (8).

S'il est vrai que nous pouvons usiner des pièces de façon beaucoup plus pratique et plus précise que nous ne le pouvions il y a vingt ans, il n'est pas moins vrai que les nouvelles machines de fabrication peuvent être programmées pour produire les variations de topographie, de dimensions, etc., similaires à celles des armes originelles.

Les spécialistes des armes nucléaires envisagent de nombreuses possibilités pour améliorer leurs armes, en les dotant d'une puissance variable, en augmentant leur durée de fonctionnement ou en les rendant plus simples et moins coûteuses à construire. Dans cette optique, l'absence d'essai nucléaire ne pose pas de problèmes pour les nombreuses pièces des armes nucléaires qui sont vérifiables de manière indépendante, on l'a vu. Les problèmes ne se posent que pour les composants nucléaires eux-mêmes, ainsi que pour l'explosif chimique. Mais l'exemple avancé par M. Bouchard -celui des Microprocesseurs de commande de machine - ne pose pas un problème de confiance: on trouvera dans l'avenir des microprocesseurs pour fabriquer des produits qui auront essentiellement la même nature qu'aujourd'hui. Quant aux matériaux eux-mêmes, on pourrait être tenté de remplacer l'explosif chimique par un explosif moins sensible au vieillissement, mais il aurait probablement une autre " texture " et des caractéristiques de puissance d'explosion et de vitesse de détonation différentes. On pourrait appliquer au plutonium d'autres procédés de mise en forme, par exemple de moulage, mais la surface, et même la texture du métal lui-même, aurait probablement des caractéristiques différentes. On pourrait remplacer divers alliages, pour réduire la corrosion, mais les caractéristiques risqueraient d'en être différentes.

Le point critique est que si le stock d'armes nucléaires d'une nation lui suffit, elle peut préserver les moyens d'en construire aux spécifications et selon les techniques d'origine. Les armes attaquées par la corrosion peuvent être refabriquées de façon à être d'aussi bonne qualité que des neuves. Elles seront même meilleures, parce que plusieurs des composants non nucléaires auront été remplacés par des pièces plus modernes, plus robustes et récemment testées.

Le rapport JASON concernant les essais nucléaires recommande lui aussi que les armes nucléaires américaines soient rendues plus robustes. Il indique que cela peut se faire, non par modification de l'arme elle-même, mais en ajoutant une quantité plus importante de tritium, ou en renouvelant plus fréquemment le tritium dans les réservoirs de l'arme. Pour prendre un exemple, si l'intervalle de remplacement du tritium d'une arme est de douze ans (la période radioactive du tritium), et si l'arme a été essayée pour fonctionner correctement avec une quantité de tritium en fin de période de un gramme, le réservoir doit être d'habitude remplacé par un réservoir contenant deux grammes de tritium. (Les chiffres réels sont secrets. De toute façon, ils varient d'un type d'armes à un autre.)

L'élément primaire exalté est assuré de fonctionner correctement pour des valeurs de un à deux grammes de tritium. Si le réservoir était changé tous les deux ans, et contenait initialement 1,5 g de tritium, il ne contiendrait jamais moins de 1,35 g de T. Et la puissance de l'élément primaire serait même accrue en raison du plus grand flux de neutrons deutérium-tritium injectés pendant l'explosion primaire. Quel que soit le problème considéré, augmenter de cette façon le relâchement minimum d'énergie de l'explosif primaire aidera à compenser n'importe quel mécanisme défaillant inconnu. Au total, d'après ce que je peux en dire, les buts de la série d'essais que veut mener le gouvernement français sont les suivants :

Un test a servi à la " qualification de production " de la tête TN 75 du missile balistique M45 qui équipera les sous-marins français début 1996. Bien que le rapport annuel 1994 du CEA déclare que la TN 75 est pleinement homologuée et acceptée, aucun essai sur la version de production de l'arme n'a été effectué. Aux Etats-Unis, de tels essais ont été réalisés de façon routinière (un pour chaque type d'arme), bien que, parfois, des années après que l'arme était entrée dans le stock.

Plusieurs autres tests visent probablement à explorer les modifications des éléments primaires par l'utilisation d'une quantité plus importante de plutonium, et à étudier les modifications de l'environnement assez étroit des éléments primaires. Cependant, savoir si adapter sans essai cet élément primaire ainsi modifié dans la TN 75 abaissera ou augmentera la confiance dans l'arme, quand elle sera refabriquée dans dix ou vingt ans, est hautement sujet à caution. Par conséquent, je pense qu'un autre test doit porter sur une TN 75 comportant un élément primaire modifié, telle qu'elle sera refabriquée dans dix ou vingt ans. Ainsi, il n'y a pas un, mais deux tests sur la TN 75 : le premier est une vérification de production de la TN 75 existante, le second un test de développement final de la TN 75 modifiée, améliorée en robustesse, telle qu'elle sera refabriquée. Quant à la tête TN 100 qui pourrait équiper le missile M 5 en 2010, il a été suggéré qu'elle soit fabriquée et mise en opération sans test, procédure que les Etats-Unis ont officiellement rejeté, et que je déconseille.

Pour maintenir son niveau de compétence et sa charge de travail pour la conception de nouvelles armes, même si elles ne sont pas produites, le CEA semble croire qu'il a besoin de données additionnelles et plusieurs autres tests viseront à obtenir ces données. Peut-être s'agit-il de données relatives à l'équation d'état des matériaux dans la gamme de pressions correspondant à l'élément secondaire, ou de mesures relatives au transport du rayonnement à travers la matière à des températures supérieures à dix millions de degrés.

En conclusion, j'espère que j'ai clairement expliqué au lecteur mon opinion: les essais français actuels ne sont pas nécessaires pour préserver indéfiniment les armes nucléaires dans l'état " parfaitement garanti " qui est officiellement le leur aujourd'hui. C'est une bonne nouvelle que la France ait adopté l'objectif d'interdiction de tout essai, même à très faible puissance, après la série en cours. Mais pour parvenir à cette bonne destination, on suit un mauvais chemin.

Richard L. Gawin,
La Recherche n°282, décembre 1995.

RICHARD L. GAWIN,
collègue émérite du laboratoire de recherche d'IBM, membre de l'Académie des sciences des États-Unis, est un physicien des particules. Il a collaboré avec Enrico Fermi et Leon Lederman (prix Nobel 1988). A côté de ses travaux de recherche fondamentale, il a conseillé le gouvernement américain sur les questions de technologie et de contrôle des armements. Il a travaillé régulièrement, jusqu'en 1993, sur des sujets relatifs aux armes nucléaires au laboratoire national de Los Alamos.

EDWARD TELLER
NÉ en 1908, est un physicien qui a joué un rôle déterminant dans le développement de la bombe H aux Etats-Unis.

LE CAPTEUR D'ENVIRONNEMENT d'une charge nucléaire conditionne l'assemblage de l'arme de sorte que celui-ci ne se produit que si, par exemple, l'obus nucléaire a subi une accélération de 10 000 fois la gravité ou si un missile a subi cinq fois la gravité, a volé un temps déterminé à zéro G et a enfin subi une décélération de cinquante G.

*L'ÉQUATION D'ÉTAT D'UN FLUIDE est la relation existant entre la pression, le volume et la température, c'est-à-dire entre les grandeurs qui définissent l'état de ce fluide à l'équilibre thermodynamique. La courbe de Hugoniot est une équation reliant les énergies, les volumes et les pressions de masses de gaz séparées par le front d'une onde de choc.

(1) R.L. Garwin, C.E. Paine et RE. Kidder, FAS-NRDC Discussions in Paris regarding the necessity of nuclear tests for maintaining a reliable French nuclear force under a comprehensive test ban, FAS-NRDC, décembre 1994, Washington.

(2) " Le mystère de la TN 75 ", La Recherche, octobre 1995, p. 12.

(3) K.S.H. Lee, EMP interaction : principles, techniques and reference data, Dikewood Industries, Albuquerque, 1980.

(4) Sidney Drell et al., Nuclear Testin -Summary and Conclusions, JASON report JSR-95-230, août 1995, Mitre Corporation, McLean.

(5) Sidney Drell et al., Science based Stockpile Stewardship, JASON report JSR-94-345, novembre 1994, The Mitre Corporation, McLean.

(6) S. Drell et B. Pensijoy, " Technical issues of a nuclear test bam ", Ann. Rev. Nucl. Part. Sci., 1994.

(7) R. Galy-Dejean et al., La simulation des essais nucléaires, Rapport d'information n°847 de l'Assemblée nationale, décembre 1993.

(8) J. Bouchard, " Essais : quelle querelle d'experts ? ", Libération, 3 août 1995.

Pour en savoir plus :
. Los Alamos Science, 21,
1993,
.
R. Rhodes, Dark Sun, The making of the hydrogen bomb, Simon & Schuster, New York, 1995.
.
DAM-CEA, Les atolls de Mururoa et de Fangataufa, II, Les Expérimentations nucléaires, Masson, 1995.
.
Sur Internet : The High Energy Weapons Archive : http://www.pal.xgw.fi/hew/

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