Retour sommaire


L'homme qui défia la censure


 "Je n'ai rien vu de tel en 4 ans de guerre. Le regard peut porter sur 30 kilomètres carrés sans accrocher un bâtiment ",
écrit Wilfred Burchett à Hiroshima.

Sans Wilfred Burchett, premier journaliste à être entré à Hiroshima, le monde aurait sans doute longtemps ignoré les ravages des radiations. Ravages immédiatement niés par l'état-major américain.

Dans les derniers jours du mois d'août 1945, deux semaines après les bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki qui ont entraîné, en quelques jours, la capitulation du Japon, les premiers marines débarquent dans le sud de l'archipel sans tirer un seul coup de feu. Parmi les vétérans qui descendent du Millette, un cargo reconverti en transport de troupes, un journaliste, qui n'a qu'une seule idée en tête: gagner au plus vite Hiroshima.

A 34 ans, Wilfred Burchett a couvert toute la guerre du Pacifique pour le Daily Express, le plus grand quotidien britannique de l'époque. Cet Australien, plusieurs fois blessé, se trouve encore dans l'île d'Okinawa, l'une des conquêtes les plus coûteuses de l'armée américaine (82 jours de combat, 12000 morts américains, 131000 japonais) lorsqu'il entend un speaker annoncer à la radio qu'une seule bombe, d'une puissance énorme a rasé une ville entière du Japon. Sa réaction est immédiate: "Je notais mentalement que ce serait mon premier objectif si je parvenais à mettre le pied au Japon. "

Arrivé à Tokyo, Wilfred Burchett retrouve tous les correspondants de guerre, réunis pour ce qui doit être le dernier acte d'une tragédie qui aura duré quatre ans: la signature de la reddition japonaise à bord du cuirassé Missouri. Le 2 septembre au matin, ils sont plus de six cents à y assister, en rade de Tokyo, quand Wilfred Burchett, seul, non accrédité par les autorités d'occupation, monte dans un train qui doit l'emmener jusqu'à Hiroshima, la ville n'étant pas encore sous contrôle américain. "Les huit premières heures comptèrent parmi les plus hasardeuses de mon expédition. Le train était plein à craquer d'officiers et de soldats fraîchement démobilisés. Des officiers portaient encore leur long sabre [ ... ], et il me semblait qu'ils avaient une furieuse envie de passer aux actes". Après vingt heures de voyage, il saute du train, en pleine nuit, dans ce qu'il reste de la gare d'Hiroshima. Immédiatement arrêté par la police japonaise, il ne découvre la cité qu'au petit matin. Il est le premier journaliste occidental à contempler ce champ de ruines mais surtout à visiter les hôpitaux où des gens meurent d'une façon inconnue: "A Hiroshima, trente jours après la première bombe atomique qui détruisit la ville et fit trembler le monde, des gens, qui n'avaient pas été atteints pendant le cataclysme, sont encore aujourd'hui en train de mourir, mystérieusement, horriblement, d'un mal inconnu pour lequel je n'ai pas d'autre nom que celui de peste atomique [ ... ]. Sans raison apparente, leur santé vacille. Ils perdent l'appétit. Leur cheveux tombent. Des taches bleuâtres apparaissent sur leur corps. Et puis ils se mettent à saigner, des oreilles, du nez, de la bouche. " Ce long article que Wilfred Burchett tape assis sur des gravats au point de l'épicentre, en maltraitant sa vieille machine Baby Hermes, est transmis en morse jusqu'à Tokyo. Publié le 5 septembre à la une du Daily Express et diffusé gratuitement aux autres journaux, il fera le tour du monde.

    La une du Dally Express du 5 septembre 1945. " La peste atomique. Ce que j'écris doit servir d'avertissement au monde entier. "

Car personne n'a encore parlé des ravages des radiations. Pour l'opinion mondiale, les deux bombes jetées par les Américains sont simplement des engins de guerre plus puissants que les autres: qu'elles aient contenu de quoi continuer à tuer longtemps après la fin de la guerre est impensable. L'état-major américain, qui ne pouvait imaginer qu'un correspondant non accrédité se rende aussi vite sur place, accuse le coup. Sa réponse vient le 13 septembre, dans le New York Times, sous la plume de William Laurence, éminent chroniqueur scientifique, qui révèle alors son appartenance au projet Manhattan, débuté en 1942 pour construire l'arme atomique. Il en est le chef des relations publiques. Le titre de son article? "Aucune radioactivité dans les ruines d'Hiroshima. " Et il réfute la version de Burchett. "Les Japonais prétendent que des gens sont morts du fait des radiations. Si cela est vrai, ils ont été très peu nombreux. Et s'il y a eu des radiations, elles ont été émises pendant l'explosion et pas après. Les Japonais poursuivent leur propagande pour créer l'impression que nous avons gagné la guerre de façon déloyale. "

L'attitude de l'état-major américain ne variera pas. Il continuera à minimiser l'existence des radiations. La polémique, dans l'euphorie de la victoire, ne durera pas. La censure s'abat sur le Japon, la guerre froide s'installe. Mais personne ne peut plus ignorer ce qu'est réellement l'arme atomique. A quelques heures près, l'information est passée. Wilfred Burchett continuera à barouder, assurant la couverture de la plupart des conflits de la guerre froide, jusqu'à sa mort, en 1983, d'un cancer.

F. M.,
Sciences et Avenir n°582, aout 1995.

Retour sommaire