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Vivrez-vous près d'une poubelle nucléaire ?

Votre région va peut-être abriter l'une des futures "poubelles nucléaires". Brisant pour la première fois le mur du silence entretenu par EDF et le CEA, cette enquête de "Science & Vie " analyse les conclusions d'un rapport confidentiel consacré à ce problème épineux : où va-t-on mettre les déchets radioactifs des centrales atomiques ?

Les déchets nucléaires sont des mixtures de plusieurs éléments radioactifs, de sorte que leur radioactivité ne peut pas être décrite par les trois seuls paramètres qui caractérisent un élément donné (voir encadré). D'un point de vue pratique, on peut cependant les classer en trois grandes catégories, que le CEA désigne par les lettres A, B et C, par ordre de nocivité croissante.

La catégorie A contient des émetteurs bêta-gamma de faible ou moyenne activité, et de demi- vie relativement courte (30 ans au maximum), faiblement contaminés en émetteurs alpha qui ont, eux, une période beaucoup plus longue. Ce sont les déchets les moins dangereux, mais les plus encombrants car ils représentent la très grosse majorité du volume total des déchets. Et ce sont ceux-là seulement, en principe, qui devraient être stockés en surface (nous y reviendrons). On estime qu'il y en a actuellement 250 000 mètres cubes, et qu'il y en a aura 800 000 mètres cubes en l'an 2000. Ils proviennent de l'exploitation des centrales : pour l'essentiel, ce sont des résines et des filtres qui servent à traiter l'eau des circuits de refroidissement. Théoriquement, cette eau ne devrait pas être radioactive, puisque le combustible nucléaire est protégé par des gaines étanches. En pratique, on ne peut éviter les craquelures des gaines et la corrosion des circuits, de sorte qu'une centrale de 900 MWe produit 200 000 mètres cubes d'eau contaminée par an. Pour des raisons de coût, on ne filtre que les 10 000 mètres cubes les plus radioactifs, le reste étant dispersé... dans la nature.

La catégorie A comprend également les "déchets technologiques", tels que les gants, outils ou combinaisons utilisés lors des opérations d'entretien ou de réparation.

La catégorie B ressemble assez à la précédente, à ceci près qu'elle contient des déchets contaminés en émetteurs alpha. La présence de ces derniers, et notamment du plutonium, complique beaucoup les choses, parce que les émetteurs alpha restent très longtemps radioactifs et nécessitent donc des précautions sévères. Actuellement, ils sont stockés sur les lieux de production, principalement les centres de recherche civils ou militaires. Il y aurait 5 000 mètres cubes de ces déchets, représentant une activité de 15 000 curies. Leur volume devrait être de 45 000 mètres cubes en l'an 2000, selon les chiffres officiels. Mais certains spécialistes font état de 12 000 mètres cubes à ce jour, soit plus du double du chiffre officiel.

La catégorie C est constituée des produits les plus dangereux, ceux qui sortent du coeur même des réacteurs nucléaires. Lorsque le combustible usé est déchargé, il contient des éléments très radioactifs et dégage une intense chaleur. A 1 mètre de distance, un barreau de combustible irradié délivre une dose de quelques millions de rem par heure, alors que la dose mortelle se situe aux alentours de 500 rems!

Dans un premier temps, le combustible est entreposé en piscine pour y être refroidi. Ensuite, deux options sont possibles : soit on continue de le refroidir pendant quelques décennies avant de le conditionner pour un stockage définitif ; soit on le retraite pour en extraire l'uranium et le plutonium. La France a opté pour le retraitement, ce qui implique une série d'opérations délicates : cisaillement des gaines métalliques entourant le combustible, traitements chimiques destinés à isoler l'uranium et le plutonium. Ces opérations, qui se déroulent à l'usine de retraitement de La Hague, dans le Cotentin, engendrent des déchets de haute activité, contenant tous les émetteurs alpha autres que l'uranium et le plutonium. Qu'en faire ?

Dans une première phase, ils se présentent sous forme de liquides brûlants que l'on maintient dans des cuves d'inox refroidies en permanence. Comme cela nécessite une surveillance constante, on préférerait pouvoir stocker les déchets sous forme solide. Tel est l'objet de la vitrification, procédé appliqué d'ores et déjà au centre de Marcoule, et qui le sera ultérieurement à La Hague. Elle consiste à évaporer les solutions, puis à calciner les résidus et enfin à couler les cendres avec du verre dans des conteneurs d'acier inoxydable.

En 1983, il y avait, selon le CEA, 300 mètres cubes de déchets vitrifiés. La COGEMA fait état, à ce jour, de 740 mètres cubes, représentant une activité de 140 millions de curies. Les prévisions pour l'an 2000 sont de 3 000 mètres cubes. Mais ces prévisions sont incertaines, dans la mesure où le retraitement a pris beaucoup de retard : fin 1980, alors qu'on aurait dû avoir retraité 1 600 tonnes, on n'en était qu'à 250.

D'autre part, l'option retraitement n'exclut pas, à moyen terme, que l'on doive stocker également du combustible irradié non-retraité. En effet, c'est un secret de Polichinelle de dire que la principale raison d'être de cette option est de fournir du plutonium aux militaires (voir Science & Vie n°781, octobre 1982, p. 16). Or, si la filière de surrégénérateurs fonctionne comme prévu, elle fournira directement ce plutonium, et les militaires n'auront plus besoin du retraitement.

Aujourd'hui, la situation des déchets nucléaires français se résume ainsi : pour le stockage en profondeur - donc les déchets les plus dangereux - c'est le zéro pointé, rien de prévu ; pour le stockage en surface il existe un seul site, le centre de la Manche, voisin de l'usine de La Hague. Ce centre d'une capacité de 400 000 mètres cubes en contient déjà 230 000 et devrait être saturé en 1990. Théoriquement, il n'est habilité à recevoir que les déchets de la catégorie A, peu actifs et exempts de plutonium. En fait, on y "entrepose" - nuance subtile - des déchets alpha (catégorie B) : 1 200 fûts de 50 litres et 200 fûts de 200 litres, soit 1 000 mètres cubes et une activité de 200 Ci. Ces déchets provenant des centres de recherche sont placés dans des puits et noyés dans le béton.

Bref, aucun site profond et un site de surface fort chargé, le moins que l'on puisse dire est que l'on n'a pas pris beaucoup d'avance ! Seule mesure "concrète" : deux sites de surface devront être désignés, avant fin 1985, par l'ANDRA (Agence Nationale pour la gestion des déchets radioactifs), l'agence du CEA chargée de la gestion des déchets. Un site profond devra également être choisi, courant 1987. C'est en tout cas ce qu'avait annoncé, le 19 juin dernier, Jean Auroux, alors secrétaire d'Etat à l'Energie.

Où se trouveront ces sites ? En fonction de quels critères seront-ils choisis ? Les citoyens seront-ils tenus au courant des décisions prises ? " L'information et la transparence seront de règle sur le terrain comme à tous les niveaux ", a promis Jean Auroux. Ce ne sont pourtant pas les services ministériels, ni d'ailleurs ceux de l'ANDRA, qui nous ont communiqué les informations dont nous vous livrons ici la primeur...

Début 1983, l'ANDRA a demandé au bureau des recherches géologiques et minières (BRGM) d'établir un inventaire des régions a priori favorables. Le BRGM a sélectionné une dizaine de grandes zones, à l'intérieur desquelles vingt secteurs plus restreints ont été retenus (voir nos cartes). Aucune étude de terrain n'a encore été effectuée.

C'est en tout cas ce qu'affirment l'ANDRA et le ministère de l'Industrie. En réalité, il y a longtemps que l'on étudie la question. Dès 1975, le BRGM avait participé à une prospection demandée par le CEA, qui comportait des études de terrain. Ce sont les conclusions d'un second rapport confidentiel établi en 1976 qui nous ont permis d'établir les cartes que nous vous présentons. La géologie de la France n'ayant guère changé depuis, il est fort probable que les sites proposés alors soient toujours valables, mais certaines modifications de détail ont pu survenir.

Quoi qu'il en soit, les recherches sont sans doute fort avancées. Il est même probable que sans le remaniement ministériel, un certain nombre de personnes seraient au courant. Le 19 juillet dernier, les préfets de 17 départements dont l'Aube, la Côte d'Or, les Landes et la Saône-et-Loire avaient été invités à déjeuner par Jean Auroux. Tous avaient été informés par courrier des projets gouvernementaux concernant le stockage des déchets. Finalement, le déjeuner a été annulé, mais ce n'est que partie remise.

Parmi les dix régions possibles, deux ont la faveur des pronostics : la région de Lodève, dans l'Hérault, et le département de l'Aube. En effet, il est fort probable que les deux sites seront choisis, l'un dans le tiers médian de la France, l'autre dans son tiers méridional. Cette hypothèse repose sur un raisonnement simple : il existe déjà un site dans le tiers nord, le centre de la Manche ; en plaçant les deux autres au centre et au sud, on pourrait desservir l'ensemble des centrales nucléaires, qui sont dispersées sur tout le territoire, sans qu'aucun chargement de déchets n'ait à parcourir de trop longues distances. Le département de l'Aube, où se trouve déjà la centrale de Nogent-sur-Seine, serait tout indiqué pour le site médian. Quant à Lodève, où sont exploitées, sans grande contestation locale, des mines d'uranium, on pourrait y aménager le site méridional. Bien entendu, ce ne sont là que des pronostics : rien n'est encore joué.

Une chose est sûre : il n'y aura pas de "poubelle nucléaire" à Saint-Priest-la-Prugne, cette commune de la Loire limitrophe de l'Allier où se trouve une ancienne mine d'uranium. Le CEA avait conçu un tel projet en 1979, mais a dû l'abandonner en mai dernier, face à l'opposition d'une association écologiste, le collectif "Bois noirs", appuyée par des élus socialistes. " Cette région est une véritable passoire hydraulique ", avait déclaré Jean Auroux, impliqué dans la situation en tant que maire de Roanne. Position confortée par un expert, M. Bourrelier, le directeur du BRGM en personne, qui n'hésitait pas à désavouer l'ANDRA et le CEA. Selon M. Bourrelier, " ce site est mentionné dans notre rapport uniquement parce que, sur demande expresse du CEA, il avait fait l'objet d'une visite rapide (une journée) pour examiner sommairement les problèmes que pouvaient soulever son étude ".

TOUS LES DÉCHETS NE VIENNENT PAS DE L'ÉLECTRONUCLÉAIRE

En 1983, 22 450 m3 de déchets de faible et moyenne activité ont été livrés au centre de la Manche. Un peu plus de 10 % (2 000 m 3) provenaient de quelque 300 petits clients (hôpitaux, universités, industries diverses). Les 90 % se répartissaient entre trois clients principaux : EDF, le CEA et la COGEMA (filiale du CEA qui s'occupe de la fabrication et du retraitement du combustible nucléaire). Voici les chiffres détaillés - et confidentiels - de cette répartition : EDF 11400 m3, soit environ 50 % ; COGEMA 5 700 m3, soit environ 25 % (La Hague et Marcoule); CEA-recherche 2500m3 soit environ 11 % ; CEA-DAMN (militaire) 850 m3 soit environ 4 %. Fin 1983, J'activité des principaux radio-éléments stockés au centre atteignait les valeurs suivantes. Tritium : 10 000 curies ; cobalt 60: 50 000 curies ; strontium 90: 8000 curies; césium 137: 15000 curies; plutonium 239 et 240: 8 000 curies...

Quant aux nouveaux sites, il faut espérer qu'ils seront choisis avec la même rigueur qui a conduit à écarter Saint-Priest. En tout cas, le CEA et l'ANDRA ne sont plus seuls juges en la matière. Leurs propositions seront étudiées par une commission de "sages" mise en place fin 1981 et chargée d'analyser l'ensemble des questions inhérentes à la gestion des combustibles irradiés et des déchets radioactifs. Présidée par le Pr. Castaing, de l'Académie des sciences, cette commission d'une quinzaine de membres accueille notamment Jean Claude Zerbib, du CEA et Jean-Paul Schapira, physicien. Tous deux sont connus pour avoir largement contribué à une véritable information sur le nucléaire, face à la langue de bois des responsables officiels. Une première, donc, dont on espère qu'elle traduit plus que des voeux pieux.

L'une des premières tâches de la commission Castaing a été de se prononcer sur le programme de gestion des déchets élaboré par le CEA en octobre 1982. Elle l'a fait sans complaisance, estimant que le programme manquait de la " rigueur nécessaire à une véritable évaluation scientifique ". Ses recommandations ont conduit les critères de choix des sites en surface. Plus question, désormais " de construire des stockages enterrés à des niveaux tels qu'en cas de hautes eaux les déchets ou la structure en béton soient au-dessous du niveau de la nappe phréatique ", comme c'est le cas du centre de la Manche.

L'eau est en effet l'ennemi numéro 1 pour un stockage de déchets nucléaires : en cas de fuite radioactive, elle risque de contaminer toute la biosphère environnante. Aussi, la nouvelle philosophie qui préside au choix des deux futurs sites consiste-t-elle à choisir des terrains isolés du réseau hydrologique. La configuration idéale est un terrain semi-perméable situé au-dessus d'une "nappe perchée" c'est-à-dire d'une petite nappe d'eau souterraine reposant sur un terrain argileux, donc imperméable, empêchant ainsi la petite nappe de communiquer avec le réseau hydrologique. Ce type de formation peut se trouver dans de petites collines. En termes imagés, c'est une éponge posée sur une toile cirée. Le rôle de l'éponge est de résorber la radioactivité en cas de fuite.

EN SURFACE, LES DÉCHETS DE FAIBLE ET MOYENNE ACTIVITÉ

Voici l'un des tumulus d'un site de stockage en surface pour les déchets radioactifs les moins nocifs, à faible ou moyenne activité (dessin ci-contre). C'est le type d'installation qui existe au centre de la Manche, à la pointe du Cotentin (photo ci-dessous), et dont la superficie est de 12 hectares. Les deux nouveaux sites qui doivent être créés seront quatre fois plus étendus. Pareil stockage en surface est aménagé sur une dalle de béton de 20 à 30 cm de côté, construite à environ 6 m sous terre, le "radier". Cette dalle est parcourue par un système de canalisations qui permettra de contrôler d'éventuelles infiltrations d'eau. Sur cette dalle, on construit des "monolithes", sorte de cubes de béton de 5,70 mètres de côté, conçu, pour recevoir 27 colis cubiques de 1,70 m de côté, soit 3 couches de 9 colis chacune; mais on peut également y entasser des fûts plus petits. Entre chaque couche on coule du béton, jusqu'à la couche finale. Entre deux monolithes, on laisse une tranchée d'environ 2 mètres de large, destinée à recevoir les colis les plus irradiants qui seront déposés au dernier moment par l'intermédiaire d'une hotte de transfert. Au-dessus de ces monolithes remplis, on entasse des fûts contenant les déchets les moins irradiants, qui sont noyés sous du gravier puis que l'on coiffe d'une couche d'argile de plus d'un mètre d'épaisseur, de matériaux composites et d'une couche de terre. On peut répéter plusieurs fois l'opération, multipliant les couches du "sandwich" avant de mettre la terre. Il est prévu que ces sites devront rester sous surveillance de l'Etat pendant 300 ans.

 

 



Préférence aux "nappes perchées".
A l'intérieur des grandes zones repérées sur le territoire français comme étant favorables pour stocker en surface les déchets de faible et moyenne activité, les géologues recherchent des emplacements bien précis. Ce sont les endroits où se niche une "nappe perchée ", très fréquents en France, qui recueillent plus particulièrement leurs suffrages. C'est-à-dire une nappe d'eau peu profonde et isolée du reste du réseau hydrologique. En cas de fuites radioactives, la nappe servirait de drain naturel.

 

EN PROFONDEUR, LES DÉCHETS LES PLUS DANGEREUX

A des centaines de mètres de profondeur, (500 à 1000 mètres), le futur centre de stockage souterrain sera réservé aux déchets les plus dangereux :
* Les déchets alpha (à vie longue) seront empilés dans des galeries comblées au fur et à mesure par du béton.
* Les déchets vitrifiés seront déposés dans des puits à l'aide d'une hotte de transfert en plomb ; ils devront être refroidis en permanence durant des dizaines et des dizaines d'années avant que l'on puisse colmater définitivement les puits. Trois types de formations géologiques - argileuses, salines ou cristallines - ont été examinées pour le stockage en profondeur de ce type de déchets radioactifs (carte ci-contre). A l'intérieur de ces formations, la Commission des Communautés européennes a recensé les sites les plus favorables. Il a fallu, pour cela, repérer les zones les moins perméables et les moins fracturées, où la circulation des eaux souterraines est très lente. Car, l'eau qui dissout et transporte les éléments minéraux, est le principal ennemi. Elle n'est jamais totalement absente ni totalement immobile. Il a également fallu écarter toutes les zones soumises à des mouvements de l'écorce terrestre (déformations, plissements, failles, soulèvements, etc.), ainsi que les zones où la formation géologique recherchée était trop restreinte ou pas assez homogène.

En France, nous disposons des trois catégories recherchées et nous avons même distingué deux sous-catégories supplémentaires, schistes et granite sous schistes (qui ne sont pas détaillées sur cette carte). Les régions concernées sont :
* Pour les formations argileuses : le Bassin Parisien, le Bassin d'Aquitaine, la Bresse, la Limagne et le Sud-Est.
* Pour les formations salines : l'Aquitaine, le sud-est de la Bresse. De nombreuses études portent actuellement sur ces formations.
* Pour les formations cristallines : le Massif Armoricain et l'ouest du Massif Central. Le site de la centrale de Brennilis est actuellement à l'étude. La logique voudrait que ce stockage ne soit pas trop éloigné de la majorité des centres qui produisent des déchets alpha et des déchets de haute activité. C'est-à-dire: La Hague, Saclay, Fontenay-aux-Roses, Marcoule, Cadarache et Valduc.

 

Les travaux de la commission Castaing ont également abouti à une réglementation plus sévère du stockage en surface. Dorénavant, les centres de surface ne pourront accueillir de déchets contenant des émetteurs alpha d'une activité supérieure à 0,1 curie par tonne, ce qui n'autorise pas plus de 90 mg de plutonium par fût de 200 litres. L'activité moyenne des colis acceptés doit être inférieure à 0,01 curie par tonne. Sérieux progrès si l'on considère qu'au centre de la Manche, jusqu'en 1979, la limite autorisée était de 10 curies alpha par mètre cube, soit 30 grammes de plutonium par fût.

Encore faut-il que les règlements soient appliqués : comme les normes de réception tiennent davantage compte de la radioactivité dégagée par le colis que de son contenu réel, il suffit d'un emballage suffisamment épais pour passer au travers des contrôles. Le rayonnement alpha est arrêté par une simple feuille de papier : comment le détecter à travers le béton ? Mais à long terme, le béton finit par s'user et comme la radioactivité alpha dure des millions d'années, tôt ou tard elle réapparaîtra. Tans pis pour nos descendants...

Problème d'autant plus aigu que tant qu'on ne disposera pas de site profond, on sera bien obligé d'"'entreposer" - l'ANDRA tient beaucoup à ce terme - des déchets alpha en surface. Or c'est justement la façon dont le CEA envisage le stockage profond qui a suscité les plus vives critiques de la commission Castaing : " Alors que les travaux de recherche en matière de géologie ont pris en France, pour des raisons diverses, un lourd retard, c'est surtout sur la barrière géologique qu'il est proposé de faire porter la sûreté à très long terme du stockage. "

Il est encore trop tôt pour faire des pronostics sur l'emplacement du site profond mentionné par Jean Auroux, bien que les présélections soient sans doute déjà fort avancées, comme pour les deux sites de surface. D'ores et déjà, on peut indiquer que l'inventaire des sites possibles, qui a été fait dans le cadre européen, a retenu cinq types de configurations géologiques : les formations argileuses, granitiques, les schistes, les granites sous schistes et les formations de sel.

Pour le moment, les géologues travaillent principalement sur documents. Deux forages de 500 et 1 000 mètres ont cependant été effectués en 1980, dans le massif granitique d'Auriat (Creuse), près de Limoges. Avait-on l'intention d'y construire un laboratoire souterrain, comme le redoutait l'Association de défense des Monts d'Auriat ? Ou ne s'agit-il que de travaux de reconnaissance, selon les affirmations du CEA ? Interrogé à ce sujet, M. Chatoux, le nouveau directeur de l'ANDRA, nous a confié " qu'on n'envisageait pas de faire un laboratoire à Auriat ".

Pourtant, nous avons retrouvé un document émanant du BRGM et prouvant que, dès 1979, on prévoyait la création d'un site expérimental en milieu granitique. Il devait accueillir 30 000 conteneurs, et comporter 6 puits, de 4 à 6 mètres de diamètre et de 1 000 mètres de profondeur (comme le forage d'Auriat). 180 kilomètres de galeries devaient êtres percés, dans lesquelles on aurait effectué 74 forages destinés à recevoir les conteneurs. La construction de ce dépôt aurait produit 5 millions de mètres cubes de déblais.

L'association de défense des Monts d'Auriat s'était également inquiétée d'un autre projet situé à une quinzaine de kilomètres du premier, à Villechabrolle. Baptisé ENERGEROC, il devait consister à récupérer la chaleur des roches profondes sèches, grâce à une circulation artificielle d'eau. Mais l'association soupçonnait qu'il s'agît en fait d'une "couverture" destinée à permettre des recherches sur les sites de stockage. Toujours est-il que le projet fut finalement abandonné. Dommage, s'il s'agissait réellement de géothermie. Mais ne faut-il pas y voir plutôt une victime, peut-être pas innocente, de la politique de secret pratiquée par les responsables du nucléaire ?

Aujourd'hui, on ne parle plus que d'un laboratoire souterrain destiné à acquérir la connaissance des conditions du stockage définitif en profondeur. Comme il n'est pas prévu "dans un premier temps" d'y introduire des déchets radioactifs, sa construction " ne suivra pas la procédure d'autorisation propre aux installations nucléaires de base ". Ensuite, on pourra toujours changer d'avis...

Une dizaine de zones ont été examinées pour l'instant, et les secteurs de forages possibles sont repérés (voir cartes). Selon M. Chatoux, si les crédits le permettent, on entreprendra la construction de deux laboratoires, dans des formations géologiques différentes. Le site de Brennilis (en Bretagne), où se trouve la centrale des Monts d'Arrée, serait un candidat possible. Le stockage dans le granite n'est toutefois possible que dans les zones très stables sur le plan tectonique, ce qui exclut les massifs cristallins classiques. Les régions concernées par le stockage dans l'argile se trouvent au sud-ouest de la Champagne. Quant aux formations salines, le sud de la France et la vallée du Rhône abritent les principales zones concernées.

L'information et la transparence promises par Jean Auroux présideront-elles réellement au choix des cimetières nucléaires ? La création de la commission Castaing est en tout cas un pas dans la bonne direction. Mais il faudra sans doute aussi que l'ANDRA et le CEA modifient certaines de leurs habitudes. Un exemple parmi d'autres : à l'ANDRA, on nous a affirmé qu'il ne s'était produit aucun incident au centre de la Manche depuis que l'agence le gère. Or nous avons appris, grâce à un rapport confidentiel, qu'il y avait eu l'année dernière une "bavure" non négligeable. Cela s'est passé lors de la création d'une nouvelle structure enterrée, située entre deux tumulus anciens. " A la suite de circonstances qui n'ont pu être établies, lit-on sur le rapport, une partie du soutènement s'est effondrée, entraînant un glissement de quelques blocs bordant l'un des tumulus. "

Si bien que les colis qui devaient être logés dans cette nouvelle tombe ont dû attendre un peu plus longtemps leurs concessions à perpétuité. Incident sans conséquence ? Peut-être. Mais pourquoi faire tant de mystères ? Aussi longtemps que la rétention de l'information et la manie du secret prévaudront chez les responsables d'EDF, du CEA et des organismes qui s'y rattachent, les rapports entre les Français et leur industrie nucléaire seront empoisonnés, plus sûrement que par n'importe quelle, dose radioactive.

Jacqueline Denis-Lempereur,
Science & Vie n°804, septembre1984.

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