LE MEETING DE REIMS (1909)


Cette couverture du Petit Journal reflète
l'enthousiasme des spectateurs lors du
meeting de Reims en 1909.
 
 
Trophée Gordon Bennett

 

La Grande Semaine d'aviation de la Champagne qui se tint du 22 au 29 août 1909 était financée par la municipalité de Reims et par les négociants en vin de Champagne. Elle inaugurait une période qui, jusqu'à la Grande Guerre, allait voir fleurir les meetings d'aviation. Mais aucun ne connut l'ampleur de cette première manifestation. Même pour la «Belle Époque», la semaine de Reims était un événement exceptionnel. Encore émoustillé par la traversée de la Manche accomplie par Blériot le mois précédent, tout le «gratin» européen se retrouva sur la plaine de Bétheny pour assister à ce premier grand rassemblement d'hommes volants.
Les principales maisons de champagne, de Heidsieck à Veuve Clicquot, offraient 200000 francs de prix pour les épreuves de vitesse, de distance, d'altitude et de transport de passagers. L'épreuve la plus richement dotée, le Grand Prix de la distance, assurait au gagnant un prix de 50 000 francs. Mais la récompense la plus prestigieuse, la Coupe Internationale d'aviation pour l'épreuve de vitesse, était un trophée d'argent assorti d'une somme de 25 000 francs, offert par James Gordon Bennett, le propriétaire du New York Herald et de son édition parisienne, le Paris Herald.
Presque tous les grands ingénieurs et constructeurs français de l'aéronautique étaient représentés à Reims; on y voyait notamment neuf Voisin, quatre Blériot, quatre Antoinette et quatre Henry Farman, présentation qui illustrait bien la position prépondérante de la France, seul pays en Europe à posséder un embryon d'industrie aéronautique. Six avions Wright appartenant à des Français se trouvaient engagés, bien que les deux frères aient refusé de participer au meeting. «Ce qui m'intéresse c'est de fabriquer et de vendre des avions», aurait dit Wilbur. «Que les autres s'amusent à courir si ça leur chante.»
En l'absence des Wright, ce fut naturellement Curtiss que l'Aéro-Club d'Amérique choisit pour représenter les États-Unis dans la Coupe Internationale, ou Coupe Gordon Bennett comme on l'appela bientôt. Mais Curtiss devait fabriquer un moteur assez puissant pour compenser la supériorité en vitesse que les monoplans, et notamment ceux de Blériot et l'Antoinette de Latham, possédaient, croyait-on, sur les biplans, on travailla donc nuit et jour à l'usine d'Hammondsport pour sortir à temps un moteur de 8 cylindres en V de 50 ch refroidi par eau destiné à être monté sur une version dépouillée du Golden Flyer. Après une journée d'essai du moteur au banc, car on n'avait pas le temps de faire des essais en vol, on démonta propulseur et avion et on les mit dans quatre caisses pour le transport. Arrivé à Paris avec tout son matériel, Curtiss dut le charger sur plusieurs taxis vers la gare de l'Est pour pouvoir attraper le train de Reims.
« C'est tout ? » demanda Gordon Bennett incrédule lorsqu'il vit les « bagages » que Curtiss apportait en prévision de la grande épreuve. Et quand il sut qu'il ne possédait qu'une seule hélice de rechange, il émit un sifflement écoeuré.
A Reims il régnait une activité fiévreuse. La ville n'avait jamais connu pareille agitation depuis le couronnement de Charles VII par Jeanne d'Arc cinq siècles auparavant. Dans la plaine de Bétheny, on avait nettoyé des centaines d'hectares de terres à blé pour y édifier une «aéropolis» - énorme complexe comprenant hangars, tribunes et pelouses pour le public, le long d'une piste rectangulaire de 10 kilomètres. Il y avait des salons de coiffure, des instituts de beauté, des fleuristes, des bureaux de poste reliés par des lignes téléphoniques et télégraphiques directes aux principales capitales européennes et un immense restaurant en terrasse de 600 places où, entre les épreuves, les spectateurs pouvaient étancher leur soif avec du champagne en écoutant des violonistes tziganes. Un système de signalisation presque aussi bien étudié que celui d'une flotte en campagne permettait de suivre le déroulement des épreuves ; des banderoles hissées à des mâts indiquaient les conditions de vol, des panneaux carrés, ronds ou en forme de losange, les épreuves en cours ; des panonceaux affichaient les noms des pilotes, et signalaient au public les abandons et les accidents.
Les impedimenta des gentlemen-aviateurs français n'étaient pas moins remarquables. Ils étaient venus à Reims comme des chevaliers à un tournoi, avec des avions de rechange, un abondant personnel et des tonnes de matériel. Gabriel Voisin, par exemple, avait amené une cuisine de campagne complète avec son chef accompagné de toute une armée de marmitons.
Par contraste, le maigre équipage de Glenn Curtiss, en tout et pour tout un avion et deux mécaniciens, impressionna favorablement le public français. «Quand les Parisiens, câbla un journaliste américain à son journal, ont appris que Curtiss était venu pour ainsi dire à ses frais et qu'il avait énormément travaillé et sans publicité, un grand élan de sympathie les a portés vers lui et il est certain qu'il sera l'un des favoris.»
En revanche, l'Américain fut très ennuyé de découvrir que son arme secrète n'avait plus de secret que le nom. «Tous mes espoirs résidaient dans mon moteur», écrivit-il. " Imaginez ma surprise d'apprendre en arrivant à Reims que Blériot, probablement informé par les journaux que je venais avec un moteur huit cylindres, avait lui-même monté un huit cylindres de 80 ch sur l'un de ses monoplans légers. J'eus dès lors l'impression que mes chances devenaient extrêmement faibles, voire nulles.» Et, quand il vit son rival s'entraîner sur son nouveau biplace, le Blériot XII à gros moteur anglais E.N.V., le découragement le gagna. L'un de ses mécaniciens, Tod Shriver, tenta de le réconforter en lui rappelant le bon vieux temps des courses motocyclistes: «Glenn, lui dit-il, je vous ai vu gagner plus d'une course dans les virages.» C'était un bon conseil, et Curtiss décida d'en tenir compte.

Chaque jour, un somptueux déjeuner
était servi dans la grande tribune de
Reims à un public choisi.
 
Louis Blériot (au centre avec un serre-tête)
regarde la compétition d'un air soucieux
.

Le président Armand Fallières
et sa femme affrontent la boue
pour féliciter Louis Paulham
(à droite) après une victoire.

 

Au moment même où la compétition allait débuter, des pluies torrentielles transformèrent le terrain en bourbier. La boue maculait les bottines des élégants, éclaboussait les longues jupes des dames, et les automobiles s'embourbaient jusqu'aux moyeux. Mais cela n'empêcha pas un demi-million de spectateurs environ, parmi lesquels un certain nombre de têtes couronnées, d'hommes d'Etat, d'ambassadeurs, de généraux et d'amiraux, d'assister au meeting.
Sous les averses et les bourrasques, il s'ouvrit le dimanche 22 août, de façon peu brillante. Le premier concurrent, un petit monoplan R.E.P., fort remarqué pour sa couleur rouge et ses roulettes en bout d'ailes, fut traîné par un cheval sur la ligne de départ; moteur à pleins gaz il tangua sur la piste mais son pilote ne put l'arracher à la boue gluante et dut abandonner. Un Wright décolla ensuite grâce à sa catapulte mais se reposa bientôt, moteur cassé. Blériot s'envola dans son nouvel avion mais ne parcourut que deux kilomètres et demi, sans même réussir un tour complet, avant d'être contraint de se poser, le carburateur bouché. Latham, lui, n'alla pas aussi loin.
Mais, à la fin de la journée, le ciel se dégagea, le vent tomba, un arc-en-ciel s'épanouit au-dessus de la cathédrale et sept avions prirent l'air en même temps. «Le ciel était noir d'aéroplanes», rapporta le correspondant du Daily Mail avec une admiration mêlée de crainte. «Ils tournoyaient, viraient, piquaient, disparaissaient et revenaient avec tant de rapidité et de grâce» qu'ils offraient «un spectacle tel qu'on n'en avait jamais vu dans l'histoire du monde.»
C'était un spectacle en effet, mais un spectacle dangereux et ce fut miracle qu'aucun aviateur ou spectateur n'y trouvât la mort, car, outre des pilotes confirmés, on pouvait compter nombre de novices parmi les concurrents.
Ainsi, le jeune Etienne Bunau-Varilla venait juste de recevoir son avion offert par son père en cadeau de fin d'études. Le pilote d'un des Antoinette, un certain Ruchonnet, ne savait même pas conduire une voiture et ne s'était entraîné que pendant un week-end sur son appareil; le vendredi, il avait effectué quelques sauts de puce, en faussant son train d'atterrissage; le dimanche, après réparations, il avait volé de nouveau. Deux jours plus tard, pour conclure son entraînement, il avait parcouru 1 500 mètres autour du terrain.
Au cours de la première journée, Blériot, Latham et un jeune et fringant pilote, Eugène Lefebvre, se qualifièrent pour représenter la France dans la Coupe Gordon Bennett. La Grande-Bretagne ne présentait qu'un seul concurrent dans cette épreuve, le rugbyman écossais George Cockburn, sur Farman. Quant à Curtiss, le seul Américain, il ne vola pas. «Je ne possédais qu'un seul moteur et un seul avion, dit-il. Si j'avais démoli l'un ou l'autre, c'en était fait des chances américaines dans la première grande compétition internationale.»
Il décida de ne pas participer aux épreuves d'endurance et de se réserver «pour les courses de vitesse, sur une distance n'excédant pas 20 kilomètres, ce qui était le cas de la Coupe Gordon Bennett». Il attendit la fin du second jour, le lundi, pour effectuer un vol d'entraînement sur un seul tour à 69 km/h de moyenne, record du monde officieux. Le lendemain, Blériot battait ce record avec une moyenne de 74 km/h.
Le temps restait détestable et il faillit gâcher complètement la visite officielle du président de la République, le troisième jour, mais pendant les éclaircies les spectateurs en avaient pour leur argent. Lefebvre, avec son Flyer A, se livrait à des acrobaties au-dessus des tribunes, passait sous les concurrents en plein vol, faisait des «huit» et rasait le terrain, obligeant les photographes affolés à se jeter à plat ventre. (Moins de quinze jours plus tard, il allait être le premier Européen tué dans un accident d'avion; au cours d'un vol pendant lequel il ne se livrait à aucune fantaisie, il semble que ses commandes se soient bloquées.)
Latham fit à maintes occasions, la preuve de sa parfaite maîtrise. La revue britannique Flight rapporta l'une de ses démonstrations : «Pour observer Delagrange qui se trouvait juste au-dessous de lui, sur un petit monoplan Blériot», il lâcha les commandes et se souleva sur les bras «afin de pouvoir se pencher à l'extérieur et bien voir son rival.»
Le cinquième jour, Latham prit la tête dans les épreuves de distance avec un vol de 150 kilomètres en 2h 13 mn. Cette performance ne fit qu'accroître le nombre de ses admiratrices. Acclamé pendant dix minutes après son atterrissage, il commençait à peine à raconter son vol aux journalistes quand, rapporte le correspondant du Daily Mail, «il fut interrompu par deux dames merveilleusement élégantes qui se jetèrent l'une après l'autre à son cou et l'embrassèrent frénétiquement». A une autre occasion des femmes pleurèrent en voyant l'avion de leur héros revenir dans son hangar avec une hélice tordue.
Le vol de 150 kilomètres de Latham paraissait devoir lui rapporter plus que des baisers. Il lui assurerait en fait les 50 000 francs du prix d'endurance, à moins que son dernier concurrent sérieux, Henry Farman, ne réussisse un véritable miracle.
Vers le milieu de l'après-midi du vendredi, dernier jour des épreuves de distance, Farman sortit son biplan qui ressemblait fort aux Voisin dont il était inspiré. Mais Farman avait remplacé les panneaux latéraux de stabilisation entre les ailes par des ailerons qui donnaient à son appareil des lignes plus pures et plus légères.
Depuis l'aube, les mécaniciens travaillaient à monter sur son avion un moteur rotatif Gnome de 50 ch refroidi par air. De conception française, c'était un engin assez compliqué avec ses sept cylindres tournant autour d'un vilebrequin fixe, mais il était plus léger, se refroidissait mieux et se révélait plus souple que les moteurs à cylindres fixes d'une puissance équivalente. Et sa fiabilité en faisait le propulseur idéal pour une épreuve d'endurance.
Farman, ennemi de toute esbroufe, décolla en douceur et se mit à tourner sur le terrain à trois mètres cinquante d'altitude environ, en compagnie d'un camarade d'écurie pendant les six premiers tours. Puis il poursuivit régulièrement son interminable ronde solitaire au point que son appareil semblait intégré au paysage. Au bout de deux heures il avait battu le record de 125 kilomètres établi par Wilbur Wright au mois de décembre précédent; une demi-heure plus tard, c'était celui de Latham, vieux d'une journée seulement, qui tombait à son tour. Le soleil se coucha et l'atmosphère se rafraîchit. A 19 h 30, le chronométrage fut interrompu, mais le pilote continua sa course en se repérant sur les arbres, les meules de foin et les phares d'automobiles qu'on avait allumés à son intention. Finalement il atterrit devant la grande tribune. La fanfare joua le «God Save the King», après tout, Farman était un peu britannique. A ses hommes qui accouraient fous de joie, il ne put que murmurer: «Je suis gelé», et ils le transportèrent sur leurs épaules jusqu'à son hangar.
Le nouveau champion d'endurance avait parcouru 180 kilomètres en 3 h 4 mn 56 s. Sa victoire dans le Grand Prix, celle qu'il devait remporter dans l'épreuve avec passager, et sa deuxième place dans le concours d'altitude lui rapportèrent au total 63000 francs et en firent le grand vainqueur de la semaine sur le plan pécuniaire.
Glenn Curtiss, lui, ne se montrait guère, se réservant pour la Coupe Gordon Bennett. Son refus de se mesurer aux Européens dans les épreuves moins prestigieuses provoqua un certain mécontentement chez ses compatriotes venus nombreux à Reims, mais cela le laissa parfaitement froid. Entre de brefs mais impressionnants vols d'entraînement, il fignolait son avion avec ses mécaniciens dans son hangar aux couleurs américaines; pour gagner encore un peu de vitesse, il remplaça son gros réservoir d'essence par un plus petit, mieux profilé, qui offrait moins de résistance à l'air et contenait tout juste assez de carburant pour les deux tours du parcours de dix kilomètres. Il envisagea également de changer d'hélice car le principal fabricant français, Lucien Chauvière, lui en avait offert une spécialement conçue pour son appareil. Bien qu'appréciant ce geste, Curtiss décida finalement de conserver sa propre hélice pour plus de sécurité.
Cependant, sur le terrain, la casse était importante et, en voyant ce qui arrivait à ses rivaux mieux équipés, Curtiss sentait grandir sa crainte d'endommager son unique appareil. «J'ai vu», écrivit-il, «jusqu'à douze avions à la fois joncher la piste, certains transformés en épaves, d'autres endommagés et remorqués par des hommes ou des chevaux vers les hangars.» La plupart de ces accidents étaient sans gravité, mais quelques-uns auraient pu tourner au tragique. Un pilote effectuant un atterrissage forcé faillit décapiter un couple qui déjeunait sur l'herbe. Blériot, lors d'un vol avec passager, vint s'écraser contre une barrière et les gens qui s'y appuyaient n'eurent que le temps de reculer précipitamment. Personne ne fut blessé, mais l'avion capota et subit de sérieux dégâts.
Le sixième jour, il s'en fallut de peu qu'une collision en plein vol ne vienne endeuiller le meeting. Louis Paulhan, breveté depuis un mois seulement, décolla dans un Voisin en coupant la ligne de vol de Léon Delagrange qui, sur son Blériot, virait en perdant de l'altitude; ce dernier essaya désespérément de reprendre de la hauteur, mais son moteur manquait de puissance. Paulhan piqua, réussit à éviter le Blériot, puis fut pris dans les remous de son hélice; l'une de ses ailes heurta le sol et l'avion s'écrasa. Le pilote, éjecté, s'en tira avec une coupure sur le nez; son appareil était détruit, et la compétition terminée pour lui.
La journée du lendemain, un samedi, s'annonça dès l'aube belle, chaude, idéale pour la principale épreuve de la semaine, la Coupe Gordon Bennett. Des milliers de spectateurs désireux de ne pas manquer l'événement envahirent les tribunes, et même les places réservées de la pelouse, malgré les efforts de la maréchaussée. De nombreux paris s'engagèrent; Blériot partait favori, mais Curtiss le talonnait de près.
Comme de coutume Curtiss s'était levé tôt et il vérifiait son appareil, serrant un écrou, tendant une corde à piano, espérant pouvoir décoller avant que le vent se lève. Dès que l'autorisation de voler fut donnée, il enfila sa veste de cuir, coiffa sa casquette et partit pour un tour d'essai. Une faible brise jouait avec les flammes du mât de signalisation, au sol, l'air était d'un calme trompeur.
Au premier virage, Curtiss rencontra soudain une violente turbulence invisible, créée par les ascendances thermiques, son appareil y fut ballotté comme une feuille dans la tempête, au point qu'il se promit: «Si je m'en sors, je ne repartirai jamais dans de telles conditions, ni pour la Coupe ni pour autre chose.»
Mais il oublia vite sa résolution quand il découvrit à sa grande surprise qu'il avait réalisé le meilleur temps. «Je réfléchis longuement et parvins à la conclusion que cette atmosphère perturbée ou bouillante, mais sans vent, favorisait la vitesse, raconta-t-il par la suite. Les courants irréguliers fournissaient sans cesse à l'hélice une nouvelle masse d'air à brasser et, de ce fait, son rendement se révélait bien meilleur.»
Il décida de tenter sa chance sur cette hypothèse et de prendre immédiatement le départ afin de profiter des conditions existantes. Chaque concurrent n'ayant droit qu'à un seul parcours, en faisant deux tours du circuit de dix kilomètres, Curtiss estima que les turbulences, si elles persistaient et si elles n'avaient pas raison de lui, pouvaient augmenter sa vitesse et lui assurer la victoire.
Juges et chronométreurs furent prévenus. Les mécaniciens firent le plein du nouveau réservoir, vérifièrent la tension des cordes à piano, lancèrent l'hélice et Curtiss décolla.
«Je grimpai, avant de franchir la ligne de départ, aussi haut que je crus pouvoir le faire sans violer le règlement, sans doute 150 mètres, afin de descendre progressivement pendant le parcours et gagner ainsi de la vitesse», raconta-t-il. Il poussa son avion au maximum, comme dans une course de moto: «Je pris le virage aussi court que je l'osais, dira-t-il, et j'inclinai fortement l'appareil.» Il rencontra alors la turbulence attendue, mais, au lieu de réduire les gaz comme au cours de son essai, il les maintint à fond.
«Les secousses étaient si violentes, écrivit-il, que je fus soulevé de mon siège et ne pus me maintenir dans l'aéroplane qu'en calant mes pieds contre l'armature. Quand je passai au-dessus du "cimetière" où tant d'appareils s'étaient écrasés durant les premiers jours du meeting, l'air sembla littéralement cesser de me porter.»
Forçant sur la commande de profondeur, il profita d'un courant ascendant. Quand il atterrit après deux tours de circuit, des Américains déchaînés se précipitèrent vers lui en l'acclamant, certains que son temps de 15mn5Os pour les 20 kilomètres et ses 74,800 km/h de moyenne seraient les meilleurs. Curtiss en était moins sûr. Tant que tous ses concurrents n'auraient pas volé, il se sentirait, dit-il, «comme un prisonnier attendant la décision du jury».
Le vent s'était levé. Les chances de victoire britannique s'évanouirent lorsque Cockburn, virant trop bas, toucha une meule de foin et s'écrasa. Lefebvre, sur son Wright, eut à lutter contre le vent sur la plus grande partie du parcours et n'atteignit même pas 64 km/h; Latham fut déporté par le vent, manqua un virage et accusa près de deux minutes de retard sur Curtiss.
Restait encore Blériot, porteur de tous les espoirs français; le vainqueur de la Manche passa tout son après-midi à fignoler son moteur, à essayer des hélices et ne se présenta au départ que vingt minutes avant l'heure limite, avec un appareil passablement modifié; lors de la remise en état après son accident contre une barrière, il avait supprimé plusieurs mètres carrés de toile sur le bord de fuite des ailes pour réduire la traînée et, il l'espérait, gagner quelques mètres par seconde. Mais, cette opération limitant la charge utile, il avait renoncé à participer à la course avec passager, misant tout sur la Coupe Gordon Bennett.
Pendant la première partie du parcours, il parut devoir gagner son pari et Curtiss qui suivait la course en voiture découverte avec Courtland Bishop, président de l'Aero-Club d'Amérique, fut ébahi par la vitesse du monoplan. Blériot effectua le premier tour en quatre secondes de moins que l'Américain et la victoire lui semblait acquise. Il termina le parcours, atterrit et resta un moment debout dans son avion, répondant aux acclamations de la foule. Puis il sauta de son habitacle et courut vers la cabane des chronométreurs. Un grand silence s'établit tout à coup dans les tribunes, la foule attendait. Curtiss en resta stupéfait.
«Je m'attendais, dit-il, à un délire d'enthousiasme, mais il ne se produisit rien de tel. Je me demandais pourquoi personne ne disait plus rien quand mon ami M. Bishop, qui s'était rendu à la tribune des juges, poussa un hurlement de joie. "Vous gagnez! Vous gagnez!" me cria-t-il tout excité en se précipitant vers la voiture. "Blériot est battu de six secondes!"
Curtiss était bien vainqueur, d'un cheveu, et la fanfare le confirma en jouant l'hymne américain tandis que le drapeau national montait au mât, le public français, d'abord frappé de stupeur, surmonta bientôt sa déception et acclama follement, avec les Américains présents, le pilote yankee que les journaux baptisèrent incontinent «L'Aviateur champion du monde», titre qu'ils avaient accordé, il n'y avait pas si longtemps, aux frères Wright.
La victoire de Curtiss marqua l'apogée d'une semaine décisive pour l'aviation, au cours de laquelle, pour la première fois, s'étaient affrontés les meilleurs pilotes et les meilleurs avions du monde. Si les Wright avaient montré aux hommes comment voler, les exploits de Reims illustrèrent les immenses progrès réalisés dans la maîtrise de l'air au cours des six années écoulées depuis le vol de Kitty Hawk. En outre, le meeting avait fait justice des idées préconçues selon lesquelles l'avion n'était qu'un véhicule expérimental aux possibilités limitées et à l'avenir incertain. Ainsi que le déclara David Lloyd George, le futur Premier ministre de Grande-Bretagne, qui était présent à Reims: « Les machines volantes ne sont plus des jouets et des rêves; elles sont devenues une réalité.»

 

Eugène Lefebvre sur son Flyer Wright
contourne un pylône en veritable casse-
cou, effleurant dangereusement le sol
de son aile gauche.
 
Glenn Curtiss passe devant la grande
tribune au lendemain de sa victoire
dans la coupe Gordon Bennett.