Introduction à la problématique de la violence

par M. François Dubet,
CADIS, EHESS, Université Victor Ségalen, Bordeaux II

Tout se passe comme si la condamnation de violence tenait lieu d'analyse et comme si l'imprécation tenait lieu de politique. On a pris l'habitude de désigner comme violentes des conduites extrêmement hétérogènes, allant du vol, à l'agression contre les enseignants, à la bagarre entre élèves, au désordre, à l'inattention scolaire, aux relations tendues avec les parents... Or, toutes ces conduites sont différentes et relèvent probablement de logiques différentes. De plus, nous savons que la définition de la violence est profondément subjective et qu'elle nous en dit plus sur les sujets qui l'éprouvent que sur les conduites qui la motivent.

Il importe donc de "casser" cet objet, de distinguer plusieurs types de violences et plusieurs mécanismes d'engendrement. Cet effort paraît d'autant plus nécessaire, que les diverses conceptions de la violence renvoient à de grands paradigmes anthropologiques et sociologiques qui sont aussi des philosophies sociales et politiques. En ce sens, l'émergence du thème de la violence est "utile" parce qu'elle mobilise ces paradigmes et pose donc à l'école des problèmes fondamentaux relatifs à sa vocation et à sa nature. Elle implique de ne pas réduire l'école à un service de formation et de qualification, elle conduit vers une réflexion sur l'éducation et la civilité.

1. La violence insaisissable et homogène.

Quand j'ai commencé à étudier l'expérience scolaire des élèves, voici une dizaine d'années, on ne parlait guère de violence à l'école. On parlait plus volontiers d'élèves "difficiles", de problèmes sociaux, de désintérêt scolaire, voire de la violence des enseignants... Lors des grèves lycéennes de 1990, le thème de la violence occupe encore une place marginale et la demande de sécurité émerge d'abord dans les syndicats de professeurs, bien plus que dans les revendications des élèves. Ajoutons qu'à l'époque, il s'agissait encore d'un thème "pas clair", d'un thème "sécuritaire", d'un thème de "droite".

Moins de dix ans après, tout a changé, la violence est "partout". Tous en parlent, le Ministère organise des journées et des programmes d'action. Les professeurs lèvent le tabou et voient des violences partout, les parents craignent pour leurs enfants. Les débats et les émissions de multiplient. Le nombre de plaintes s'accroît. On apprend que la violence est partout, dans les établissements "difficiles", comme dans les autres, dans les petites classes, comme dans les grandes. Le sanctuaire scolaire est brusquement devenu le lieu de toutes les violences et de toutes les crises. La formation des maîtres et des CPE comporte un volet violence. Tout se passe comme si, en quelques années, nous étions passé de la paix à la guerre, du calme au tumulte. Cette brusque explosion de la violence est un peu "étrange".

1. Partons des observations les plus simples. M'intéressant à un groupe de lycéens qui préparaient un BEP de menuiserie en Seine-Saint-Denis, j'interroge les enseignants. Le professeur de menuiserie, âgé de cinquante ans, ancien ouvrier, originaire de la banlieue Nord, trouve ses élèves "un peu dissipés", chahuteurs, mais au fond gentils et pas très différents de l'élève qu'il croit avoir été. Leur professeur de français, une jeune femme de vingt-cinq ans, considère qu'ils sont des barbares, des sauvages, bref, des "violents". Leur professeur de mathématiques, une jeune femme aussi, née dans les quartiers qui environnent le lycée, considère que ses élèves sont surtout les victimes des conditions de vie et d'éducation qui leur sont faites, et que leur style provocateur et agressif n'est en rien original, que le problème essentiel est celui de l'adaptation de l'école à ce type d'élèves. Le conseiller principal d'éducation connaît toutes les histoires de délinquance du quartier et considère que le lycée est un îlot de paix relative menacé par la violence du quartier et par la "guerre" des gangs... La ronde des définitions et des descriptions est infinie, mais il est vrai que chacun parle de violence pour désigner des conduites extrêmement différentes, et considère que les mêmes conduites relèvent ou pas de la violence.

Prenons un autre cas, celui d'un collège bordelais portant une lourde réputation de violence. Les portes en sont fermées. Chacun parle de la violence comme d'une évidence. La discipline est stricte, voire obsessionnelle, sans commune mesure avec celle des autres établissements. En même temps, personne n'est en mesure, en dépit des questions pressantes, de décrire des conduites "réellement" violentes, coups, vols, racket Mais il est vrai que ce collège a connu un accident sérieux voici plusieurs années, quand un élève a blessé un de ses camarades d'un coup de couteau. Depuis ce véritable traumatisme, l'établissement se perçoit comme une machine à lutter contre la violence scolaire. Toutes les conduites "inciviles", injures, absentéisme, désintérêt scolaire, chahuts à la sortie de l'école, sont interprétées comme les signes d'une violence potentielle. Pour tous, le collège est une forteresse qui doit se protéger contre la violence du quartier.

Evoquons encore le cas d'une école primaire située dans un quartier "difficile", et dans laquelle toutes les difficultés scolaires des élèves sont perçues comme des effets des problèmes sociaux du quartier. L'agitation des élèves dans les classes, les problèmes d'apprentissage, ceux des relations, agressives ou absentes, avec les parents, sont autant d'indicateurs de la violence des élèves et de la société. Là aussi, la discipline est stricte et toutes ces difficultés, qu'un observateur étranger pourrait considérer comme banales, sont confondues sous le dénominateur commun de la violence.

2. On pourrait multiplier les descriptions et les anecdotes. Toutes nous conduiraient à la même double conclusion. D'un côté, il y a des conduites violentes et agressives, extrêmement hétérogènes, dans la plupart des établissements. De l'autre côté, toutes ces conduites, ces difficultés ou ces appréhensions, sont perçues comme des violences réelles ou potentielles. Dans tous les cas, la violence est une catégorie générale désignant un ensemble de phénomènes hétérogènes, un ensemble de signes des difficultés de l'école, parmi lesquelles les conduites violentes proprement dites ne sont qu'un sous-ensemble. La violence désigne à la fois des conduites réellement violentes, vols, agressions, injures, menaces, et le sentiment diffus mais omniprésent d'affronter tout un ensemble de difficultés tenant autant à la vie scolaire elle-même qu'à tous les problèmes sociaux qui la menacent.

La violence scolaire devient une catégorie générique d'autant plus efficace qu'elle est, du point de vue normatif, sans ambiguïtés : la violence c'est mal. Dans une large mesure, en désignant tout un ensemble de conduites comme violentes, on se place du côté du bien contre le mal, on ferme le débat avant que de l'ouvrir, on soude les troupes dans une condamnation commune. Alors que souvent l'école est déchirée par des intérêts idéologiques, sociaux et corporatifs, la violence assure son unité, elle offre une légitimité immédiate à celui qui la condamne. Quand une conduite est désignée comme violente ou potentiellement violente, elle est immédiatement comprise comme une conduite dangereuse, engageant à la fois la survie et la défense de la société contre toutes les menaces. C'est pour cette raison que l'on désignera en vrac comme étant violents le comportement les plus hétérogènes, c'est aussi pour cette raison qu'on aura tendance à élargir cette violence au-delà des murs de l'école, et à considérer comme des violences scolaires, des comportements et des conduites qui se déroulent en dehors de l'espace et du temps scolaires. Ainsi les règlements de comptes meurtriers qui se réalisent en dehors de l'école, mais qui concernent des élèves, ne sont pas définis comme de "simples" violences sociales, mais comme des violences scolaires.

Il ne faudrait pas que cette "déconstruction" sommaire de la violence laisse accroire que les violences scolaires n'existent pas, qu'elle ne sont qu'un fantasme, qu'une production idéologique et médiatique, ou pire encore, qu'un "complot" ourdi par quelques manipulateurs afin de détourner l'attention des "véritables" problèmes. Il en est de la violence comme de l'insécurité en général. Elle désigne à la fois des conduites et des risques "réels", et une perception de ces risques qui ne les reflète pas. Les personnes qui se sentent le plus menacées ne sont pas nécessairement celles qui le sont le plus "objectivement", ce sont celles qui se sentent les plus fragiles, les plus en chute, celles dont la place dans la société n'est plus aussi assurée.

C'est en ce sens qu'il faut situer les réflexions sur la violence dans l'ampleur du basculement des dernières années. Basculement idéologique d'abord. Globalement, la gauche a changé sa conception des problèmes de sécurité. Après avoir dénoncé les idéologies sécuritaires comme des fantasmes, le thème de la sécurité est peu à peu devenu une "valeur républicaine et populaire". On ne peut pas imaginer que ce renversement ait été sans effet sur le monde enseignant et qu'il ne procède pas des transformations de ce monde. Ce changement a probablement accéléré l'expression de l'insécurité et de la perception de la violence entraînant une transformation des pratiques, provoquant l'augmentation sensible du nombre des plaintes, la force des "reprises en main" observées dans les établissements par R. Ballion, ainsi que le climat général, quand la moitié des chefs d'établissement disent rencontrer des problèmes de violence.

La violence est donc à la fois un ensemble de conduites, un symptôme, et un objet politique sur lequel peuvent se construire de larges unanimités idéologiques, syndicales, professionnelles et politiques. C'est donc un objet "commode", mais un objet dont la "commodité" même est un obstacle à l'analyse.

2. Les logiques de la violence.

Une fois les doutes exprimés, un fois les prudences méthodologiques énoncées, il reste que les conduites violentes existent. Il faut essayer de montrer que la violence n'a pas d'unité et qu'elle participe d'une série de mécanismes autonomes que le discours public sur la violence contribue à masquer ; c'est d'ailleurs ce qui en fait l'efficacité sociale. Nous distinguerons trois grandes logiques.

1. La déviance tolérée.

L'anthropologie, l'histoire et la sociologie nous apprennent que les sociétés éradiquent moins la déviance qu'elles ne la contrôlent. En ce qui concerne les violences juvéniles notamment, elles sont à la fois rituellement dénoncées, chaque génération déplore les débordements de celle qui la suit, et en même temps, chaque société laisse un espace aux débordements de la jeunesse. Si l'on pouvait risquer le mot, on dirait qu'il existe une "loi" sociologique selon laquelle, plus les sociétés sont intégrées, plus elles concèdent un espace de déviance tolérée.

La déviance tolérée est un phénomène paradoxal reposant sur une injonction elle-même paradoxale. Elle consiste à affirmer nettement les interdits, tout en concédant des moments, des lieux et des formes dans lesquels ces interdits peuvent être transgressés, plus encore, dans lesquels il est implicitement souhaitable que ces interdits soient transgressés. Ce mécanisme assez subtil se révèle directement quand des adultes et des jeunes se rencontrent et que les premiers condamnent les débordements des jeunes tout en évoquant avec nostalgie leurs propres débordements, leurs propres chahuts, leurs propres bêtises.

La formation d'une déviance tolérée repose sur une forte connivence culturelle, sur un accord profond sur les normes et les transgressions. Afin que le jeu autour de la norme puisse se constituer, il faut que les acteurs soient en mesure d'interpréter les transgressions et de savoir quand la limite de la limite est dépassée. Aussi, il n'est pas étonnant que les déviances tolérées apparaissent dans les sociétés et les organisations fortement intégrées. Pensons aux sociétés traditionnelles qui exercent un fort contrôle social et qui ouvrent des moments de déviance quasiment institués : carnavals, fêtes diverses, charivari, chahuts initiatiques... On trouvait encore ces conduites dans les sociétés villageoises, les "troisièmes mi-temps" du rugby, et dans le "samedi soir, dimanche matin" de la classe ouvrière traditionnelle. Ce sont aussi les débordements contrôlés, tolérés, voire encouragés par la hiérarchie, qui ponctuaient régulièrement la vie des casernes.

Dans le monde scolaire, l'amnésie et la nostalgie aidant, on a oublié que l'ordre scolaire rigoureux et souvent disciplinaire ménageait des zones de déviance tolérée. Il faut citer les chahuts traditionnels dont la brutalité surprendrait bien des enseignants aujourd'hui. Les lycées aménageaient des moments et des lieux de déviance dans lesquels ou pouvait fumer une cigarette ou régler quelques comptes. Les établissements n'étaient pas non plus totalement étanches à la société, et les vols de trousses ne sont pas une invention des nouveaux collégiens. Quant au bizutage, y compris violent, il faut une singulière absence de mémoire pour le découvrir aujourd'hui. La vie scolaire, fortement contrôlée, n'était certainement pas exempte de toute violence. Mais ces violences étaient tolérées et contrôlées dans la mesure où chacun savait jusqu'où il ne fallait pas aller trop loin.

Pour que se forme un tel espace, il importe que tous les acteurs concernés partagent, au-delà de leurs conflits, un certaine "complicité". Il faut que le maître sache distinguer une bagarre "rituelle" d'une bagarre dangereuse. Il faut qu'il sache distinguer les chahuts de défoulement, des véritables violences. Il faut qu'il sache faire la différence entre un bizutage rituel et une violence collective. Il faut que le maître sache décoder et lire les conduites des élèves, il faut qu'il sache faire semblant de les ignorer, tout en faisant comprendre aux élèves qu'il ne les ignore pas. Il faut qu'il sache régler la longueur de la laisse, comme le maître d'école de La guerre des boutons. Non seulement la déviance tolérée est une manière de faire la part du feu, de donner quelques soupapes de sécurité dans des organisations rigides, mais elle participe aussi d'un modèle d'éducation dans lequel il faut franchir quelques épreuves, mesurer sa valeur et son courage. Et toute une littérature enfantine et juvénile, diffusée par l'école elle-même, fait l'apologie de cette sorte de courage qui consiste à enfreindre les règles.

Une des dimensions et des significations de la violence aujourd'hui tient à la disparition des zones de déviance tolérée, à l'affaiblissement de la connivence culturelle entre les maîtres et les élèves. Les adultes interpréteront immédiatement des conduites comme violentes parce qu'ils ne les comprennent pas, et parce que les élèves ne partagent pas les mêmes complicités. Prenons quelques exemples qui, pour être simples et vrais, n'en sont pas caricaturaux. Les élèves de l'école primaire jouent au football dans la cours. Le ballon casse les lunettes du directeur de l'école qui convoque les parents et réclame l'intervention des services académiques parce que l'école à un "problème de violence". Deux filles de cinquième se crêpent le chignon dans la cours à propos d'un garçon. Aucun adulte n'intervient d'abord parce que c'est le travail du Conseiller d'éducation. Devant cette absence, l'angoisse des filles augmente jusqu'à ce qu'un professeur intervienne et sépare les deux filles en larmes. Une rivalité amoureuse banale, probablement aussi vieille que le monde, devient un "problème de violence" appelant une intervention spécialisée et suggérant que les deux élèves ont des "problèmes". Dans ce contexte, combien de casquettes, de dégaines, de regards, sont pris comme des violences ? Evidemment, cette cécité culturelle accroît sensiblement la violence elle-même, elle renforce le contrôle, elle "criminalise" des conduites banales et le niveau des exigences disciplinaires des établissements difficiles se développe sans cesse, renforçant ainsi le sentiment de violence. On exigera bien plus des élèves d'un collège "difficile" que des élèves d'un collège "bourgeois". Il est vrai que dans le second, la connivence culturelle entre les maîtres et les élèves est immédiate.

L'affaire du bizutage participe largement de la même logique. Le bizutage est une déviance tolérée visant l'intégration des nouveaux venus et la formation d'un esprit de corps. Quel que soit le jugement que l'on porte sur ces rites dans les établissements les plus élitistes et les plus traditionnels, force est de constater que s'est installée progressivement le sentiment d'un dérapage, le Ministre a parlé de violence et la connivence s'est défaite. Il n'a pas suffit d'une note ministérielle pour en contrôler les excès, mais une loi "criminalise" maintenant des conduites tolérées, quand elles n'étaient pas encouragées par la direction des établissements.

Dans tous les cas que nous venons de suggérer, des conduites de déviance tolérées se sont peu à peu transformées en conduites violentes. Comment expliquer cette évolution quand on sait que nous vivons, par ailleurs, dans une société bien plus libérale et bien plus permissive que les sociétés traditionnelles qui acceptaient certaines déviances juvéniles ? La réponse n'est pas simple. On peut imaginer plusieurs hypothèses. La première d'entre elles consiste à souligner la distance culturelle et sociale qui s'est progressivement creusée entre le monde des enseignants et celui des élèves. Dans bien des établissements "difficiles", les professeurs issus des classes moyennes n'ont plus aucune relation avec les habitants des quartiers où ils travaillent. Ils n'habitent pas les quartiers et n'y scolarisent pas leurs enfants. Ils perçoivent le quartier en termes de cas sociaux, ce qui est une autre manière de désigner les "classes dangereuses". Ils ne sont pas en mesure de "lire" et d'interpréter les conduites des jeunes et les perçoivent immédiatement comme des violences. Cette propension est d'autant plus forte que les enseignants attendent des parents des attitudes éducatives orientées vers la réussite. Là où disparaît la connivence implicite, il se crée la peur de la violence et la volonté de l'éradiquer. Une seconde hypothèse viendrait renforcer la précédente. Le libéralisme éducatif propre aux classes moyennes appelle un très fort contrôle intériorisé, conformément au modèle d'Elias, impliquant un refus de la discipline et de la contrainte. Dans les classes populaires, ce libéralisme peut se transformer en anomie et en conduites juvéniles incontrôlées, provoquant à la fois la violence et le retour à l'ordre. Quoi qu'il en soit, la distance culturelle et sociale entre les maîtres et les élèves transforme les déviances et les incivilités en des conduites perçues comme des violences. Perception qui, à son tour, développe la violence.

2. La violence sociale.

Le discours dominant sur la violence scolaire consiste à rejeter la violence dans la société. Il ne s'agirait que d'une violence sociale provoquée par la "crise" et entrant dans l'école par effraction. Cette violence recouvre sans doute la représentation la plus courante des enseignants car elle offre l'avantage de dégager l'école de toute responsabilité, d'en faire simplement la victime de toutes les violences sociales. Mais le fait qu'elle ne soit pas sans avantages idéologiques et qu'elle assure l'unité du monde de l'école, n'indique pas que cette représentation de la violence à l'école soit sans fondement. Cette violence sociale procède d'un triple mécanisme.

En premier lieu, il est peu discutable que nous observons le développement de conduites délinquantes et "inciviles" dans les quartiers populaires. Les causes de cette galère juvénile sont trop connues pour qu'il soit utile de les exposer longuement. On observe depuis vingt ans un développement du chômage et de la précarité qui affectent profondément les processus de contrôle social et de socialisation. La pauvreté relative s'instaure, l'avenir paraît incertain ou trop certain, l'image des parents de dégrade. Il se constitue et se renforce une culture juvénile délinquante oscillant entre le jeu, la révolte et les stratégies économiques déviantes des divers trafics de l'économie souterraine. Comme on le sait, ce mécanisme affecte particulièrement certains groupes migrants ou issus de l'immigration, puisque les processus de destruction des cultures et des identités traditionnelles ne sont pas relayés par une intégration économique et sociale. Les jeunes sont alors dans un "vide sociale" correspondant très largement au tableau de la désorganisation sociale défini par les sociologues des l'Ecole de Chicago durant les années vingt et trente. Les jeunes peuvent chercher dans des identifications ethniques et territoriales les solidarités et les "fiertés sociales" dont ils sont par ailleurs privés. Quoi qu'il en soit, le racket, le vol et la violence qui sont monnaie courante dans le quartier, entrent aussi dans l'école.

En deuxième lieu, avec la massification scolaire qui s'allonge de fait au-delà de 18 ans, il est bien évident que toutes ces conduites et que tous ces problèmes entrent massivement dans l'école. Or il faut rappeler qu'elle en a longtemps été préservée par la brièveté de la scolarisation et l'exclusion précoce des jeunes issus de l'immigration. Les écoles ont donc le sentiment d'être envahies par les problèmes sociaux, par la pauvreté, par la délinquance et par la violence. Elles le sont d'autant plus qu'elles ne sont plus capables de maintenir une barrière entre elles et le monde, quoi qu'en dise le discours du "sanctuaire" scolaire. Rappelons que si l'école fut un sanctuaire, c'est autant au nom de ses principes qu'en raison de sa capacité d'éliminer les élèves qui n'acceptaient pas d'en jouer le jeu. L'entrée des problèmes sociaux dans l'école se réalise sous la double représentation des jeunes victimes de la crise et des jeunes violents. Les dispositifs de lutte contre la violence sont toujours associés aux dispositifs sociaux qui doivent venir en aide aux élèves affrontant des situations intenables. Tous les débats autour de l'exclusion des élèves balancent entre ces deux pôles, et ceci d'autant plus que les élèves les plus violents sont souvent les élèves les plus "victimes".

En dernier lieu, l'expérience de l'exclusion et de la galère affecte le sens de l'expérience scolaire elle-même et la légitimité de l'institution. En effet, les élèves et leurs parents peuvent ne plus croire à l'école quand celle-ci n'apparaît plus comme étant en mesure d'assurer l'intégration sociale des élèves condamnés à l'échec et au chômage. Très souvent, les professeurs parlent de cette chute de la confiance dans l'école et dans l'éducation. Les travaux de l'équipe de B. Charlot et les miens invitent cependant à nuancer cette représentation. Ils montrent plutôt que les parents croient profondément à l'utilité des études, ils croient, notamment les migrants, que l'école reste la seule manière de s'en sortir honorablement. Cependant, cette croyance ne suffit pas à rendre les parents scolairement "compétents", et surtout, elle ne leur permet pas nécessairement de surmonter leurs craintes et leurs appréhensions quand il s'agit de rencontrer des enseignants prompts à leur faire sentir, quand ce n'est pas plus, qu'ils sont des parents incompétents.

Quoi qu'il en soit de toutes ces nuances, il reste que la violence qui se manifeste à l'école est souvent une violence sociale, violence qui envahit l'école et la déstabilise parce qu'elle lui pose, à proprement parler, des problèmes non-scolaires, des problèmes psychologiques et sociaux qu'elle n'a pas vocation à traiter.

3. Les violences "antiscolaires".

Bien des violences qui ne manifestent à l'école ne sont ni des violences sociales, ni des violences juvéniles "normales" et non interprétables par les acteurs. Ce sont des violences "antiscolaires", les destruction de matériel, les injures et les agressions contre enseignants, provoquées par les élèves et parfois par leur famille et leurs amis. Ce sont les violences les plus traumatisantes parce qu'elles n'ont pas leurs sources en dehors de l'école et parce qu'il n'est plus possible d'accuser "la société". Ce sont aussi les violences dont les acteurs de l'école ont le plus de mal à reconnaître la logique.

Il faut, pour comprendre ces violences, admettre que les élèves subissent une violence de la part de l'école. Notons à ce propos combien le thème de la violence symbolique, omniprésent dans les années soixante-dix, a aujourd'hui quasiment disparu, au moment même où l'école est affrontée à la violence. Mais le thème de la violence symbolique me semble trop général et trop loin des violences observées pour qu'il soit utile de le mobiliser de nouveau. La violence dont il s'agit est avant tout celle qui expose les élèves à des jugements infamants et qui détruit leur estime de soi.

Même si ces jugements se déroulent dans les interactions scolaires, ils s'inscrivent dans un mécanisme structurel que l'on doit rapidement démonter. L'école expose les individus à des épreuves qui mettent en jeu leur valeur. Ceci n'est pas nouveau dans la mesure ou toute école hiérarchise, sélectionne, range... Mais le propre d'une école démocratique de masse, c'est qu'elle affirme l'égalité de tous en tant que personne, et qu'elle instaure une compétition continue entre ces personnes. Celui qui échoue doit gérer la tension entre ces deux ordres de principes, et surtout il ne dispose plus des dispositifs de consolation et de rationalisation, de justification et de critique, que pouvait offrir une école structurellement inégalitaire. Pour le dire cruellement, une école démocratique de masse fait en sorte que les élèves ne s'en prennent qu'à eux-mêmes quand ils échouent. Les diverses pratiques de remédiation accentuent ce phénomène, l'individu souverain doit être responsable de son propre malheur, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même, qu'à son absence de talent et de courage. Ainsi, le jugement scolaire met directement en cause la valeur de l'individu.

On connaît les réponses des élèves à cette situation vécue comme une violence et un mépris. D'une part, un grand nombre d'entre-eux choisissent l'exit et le retrait. Ils ne jouent plus, abandonnent la partie, mettent en scène un ritualisme scolaire qui fait qu'ils ne perdent plus parce qu'ils ne jouent plus. C'est l'indifférence scolaire sous toutes ses formes. L'individu essaie de sauver une auto-estime en se préservant du jugement scolaire. D'autre part, des élèves refusent le jugement scolaire en retournant le stigmate contre les professeurs. Ils sauvent la face par la violence. Il suffit que le professeur "dérape" par une ironie ou une injure pour que les élèves sauvent leur honneur en agressant le professeur. Il sera à son tour agressé ou injurié dans ou en dehors de l'école par l'élève et par ses amis. L'élève exclu ou en échec ne peut justifier son expérience que de cette manière. Quand l'élève appartient à un groupe ethnique stigmatisé, quand le professeur se laisse aller à quelques attitudes vaguement racistes qui sont moins rares qu'on voudrait bien le croire, la violence de l'élève devient légitime à ses yeux. C'est aussi une révolte juste aux yeux de ses camarades car elle défend l'honneur du groupe.

Ces violences antiscolaires sont d'autant plus violentes qu'elles ne reposent souvent sur aucune critique de l'école. Elles restent enfermées dans l'ordre des jugements scolaires. C'est le principe de la "rage", c'est-à-dire d'une révolte dépendante contre un appareil et des acteurs qui intègrent pour mieux exclure. Tout ce que je décris n'est pas directement formulé par les élèves qui n'échappent pas à la conscience malheureuse, qui se perçoivent comme les auteurs de leur propre souffrance. Et c'est justement pour cette raison qu'ils sont violents, qu'ils agressent les enseignants, qu'ils crèvent les pneus de leur voiture, qu'ils saccagent le centre de documentation...

Par contre, les enseignants ont une image plus exacte de ce mécanisme car, dans la plupart des cas que nous avons analysés, ils sont partagés entre deux attitude. Du point de vue professionnel et corporatiste, ils défendent sans ambiguïté leur collègue agressé. Ils demandent l'exclusion de l'élève et sa condamnation par les tribunaux. Mais de façon plus personnelle, ils expliquent volontiers qu'il n'est pas surprenant que ce soit justement ce collègue là qui soit visé car il "méprise" des élèves, a une attitude "inacceptable", n'est pas "fait pour ce métier"... Bref, il ne protège pas les élèves des épreuves du jugement scolaire ; au contraire, il en "rajoute".

Toutes les logiques de violence que je viens d'évoquer se renforcent mutuellement, se conjuguent et contribuent à constituer la violence comme un tout indistinct. Il importe cependant de les distinguer car elle procèdent de mécanismes sociaux différents et appellent donc des réponses différentes.

3. Les théories de la violence.

Les trois figures de la violence que je viens d'esquisser ne sont pas seulement des descriptions de conduites violentes, ce sont aussi des sortes de "types purs" car ils renvoient aux trois paradigmes essentiels de la violence que nous livre la tradition sociologique.

1. Trois paradigmes.

La plupart des sociologues classiques sont fondées sur une anthropologie du mal et de la violence ou, pour le dire autrement, sur une vision laïque du péché. La plupart d'entre-eux ont choisi Hobbes contre Rousseau : à l'état de nature l'homme est foncièrement méchant, égoïste, mauvais, violent. Il n'est pas seulement agressif quand c'est utile comme les animaux, il est vraiment méchant, brutal, agressif et prend quelque plaisir dans la souffrance des autres comme l'ont montré les guerres de religions et la guerre de trente ans, alors même que l'on croyait à l'humanisme de la Renaissance et aux premières lueurs de la Raison. La suite de l'Histoire n'a pas convaincu du contraire. C'est en fonction de cette anthropologie de la violence que se sont construits deux raisonnements essentiels de la sociologie.

a. Le premier paradigme nous est le plus familier. La méchanceté et la violence naturelle de l'homme, celles du pervers polymorphe, sont contenues par la socialisation qui est perçue comme le contrôle de soi. Cette conception est au principe même de la théorie durkheimienne de l'action et du "fait social". Ce n'est pas l'Etat qui empêche la violence, c'est l'éducation, la morale, la religion, qui imposent l'image du bien et de l'amour à une nature humaine rétive. La psychanalyse ne nous dit rien d'autre, comme la plupart des mythes religieux qui font de la bonté de produit de l'intervention divine, autoritaire avec Moïse, exemplaire avec le Christ ou Bouddha, pour sauver l'homme d'un état naturel de péché. Le mal résulte de l'anomie, de l'absence d'intériorisation d'une conscience morale ou des accidents liés à la socialisation. Confrontés aux grands criminels particulièrement pervers, les experts psychiatres fouillent dans les défauts de la socialisation : images paternelles déficientes, rapport à la loi défaillant... Les enfants aussi sont spontanément méchants ; si l'on ne veille au grain ils torturent les animaux et battent les plus faibles. La guerre et l'armée, parce qu'elle effacent la conscience morale individuelle sous la pression du groupe, libèrent la méchanceté et transforment les hommes ordinaires en tueurs sadiques. La folie cristallise la même alchimie, lève les interdits moraux et transforme des pères de famille paisibles en assassins anonymes.

La violence est perçue comme une sorte de "sauvagerie" libérée par un défaut de socialisation et d'éducation. Cette philosophie sociale est au coeur de la représentation spontanée de la violence en termes d'anomie, celle qui repose sur la distance culturelle entre le monde des enseignants et celui des élèves. Les conduites des élèves apparaissent comme "naturelles", "barbares", elles s'inscrivent dans une vision qui relève parfois des poncifs du colonialisme. La réponse à cette violence va de soi : c'est l'éducation morale.

b. Le second paradigme apparaît plus cynique ; c'est celui de Hobbes et de sa filiation, notamment de Max Weber. La méchanceté humaine est telle, qu'à "l'état de nature", l'homme est un loup pour l'homme, et la violence fait peser une menace sur la vie elle-même dans la chaîne infinie des vengeances, des guerres, des égoïsmes. La vie sociale n'est possible que si les hommes abandonnent cette violence à une autorité qui en interdit l'usage privé et en possède le monopole légitime. La violence cesse quand l'Etat en est le seul détenteur, quand le tyran plus ou moins démocratique en interdit l'usage, y compris par la violence. Les hommes cessent d'être méchants par un mélange d'intérêt bien compris et de peur. Il est bon que l'Etat réprime, terrorise et torture parfois, pour faire de la méchanceté un acte institutionnel légitime. Il est vrai qu'un grand nombre de déchaînements de violences, de barbaries, apparaissent quand l'Etat est faible, quand l'autorité disparaît, quand la nature semble prendre le dessus. L'histoire ne manque pas d'exemples de ces chutes, quand l'Etat s'écroule et nous laisse face à des violences et à des terreurs "archaïques" comme dans l'ex Yougoslavie.

Comme le précédente, cette conception de la violence n'est pas seulement une théorie savante, c'est aussi une philosophie sociale spontanée. Elle appelle une restauration de la loi et de l'autorité, la mise en place d'un ordre disciplinaire "objectif". L'école doit être un "sanctuaire", la discipline et les sanctions doivent la protéger, il faut exclure les élèves les plus difficiles, collaborer avec la justice...

c. Dans les deux modèles que je viens d'esquisser, ce qu'on appelle la société est conçu comme l'antidote à la violence naturelle. Un troisième modèle d'interprétation de la violence renverse les deux raisonnements précédents. A l'état de nature, l'homme est bon et la méchanceté résulte de la perversion de la vie sociale qui rend les individus méchants. Cette représentation est aussi au coeur des mythes religieux sous la forme du paradis perdu et de l'intervention du diable. Du bon sauvage des Lumières aux dénonciations des tares du capitalisme, se retrouve le thème de la chute dans lequel la violence est la réponse à la violence de la vie sociale elle-même. En fait, la violence est la perte de l'innocence et l'homme méchant est, au bout du compte, une victime. Cette représentation reste aujourd'hui particulièrement vivante dans les visions enchantées de l'enfance, dans l'idée selon laquelle les parents violents sont d'anciens enfants battus, dans l'idée selon laquelle la rage méchante des jeunes délinquants est une protestation contre l'injustice du monde... A terme, il existe des violences légitimes et d'autres qui ne le sont pas.

Cette conception de la violence existe dans les murs de l'école, quand les professeurs dénoncent les injustices du système, les injustices faites aux élèves, le caractère arbitraire des punitions... La réponse à cette violence va des soi : c'est la démocratie, c'est à dire la reconnaissance du caractère violent de l'école et la construction d'un ordre scolaire démocratique autorisant l'expression du sentiment d'injustice.

Les trois raisonnements esquissés se conjuguent bien souvent dans la pensée spontanée comme dans la pensée savante. Chacun d'entre nous saute allègrement d'un argument à l'autre en fonction des circonstances et de ses intérêts du moment. Il serait facile de le montrer en parcourant la littérature sur les violences privées, sur les crimes de guerre, sur les émeutes... Souvent aussi, les analyses les plus sophistiquées se présentent comme des combinaisons élaborées de ces trois paradigmes. La violence juvénile et scolaire résulte à la fois de la faiblesse de l'autorité, des lacunes de l'éducation et de l'injustice sociale...

La force de ces paradigmes tient à deux faits essentiels. D'une part, ils sont normativement malléables et au gré des circonstances, ils deviennent "progressistes" ou "conservateurs"... D'autre part, ils englobent les discours savants et les discours quotidiens, ils établissent des rapports entre la connaissance sociale et l'action. La "faiblesse" de ces modèles, on le voit bien, tient à ce qu'ils reposent sur de véritables paris ontologiques relatifs à la nature humaine. Ils appellent donc, qu'on le veuille ou non, un soubassement éthique et religieux, fut-il dénié. En ce sens, la violence est au coeur de la pensée sociale, tout en étant "impensée", scandaleuse, comme dans la théologie classique où la question la plus difficile à résoudre est celle du mal. Pourquoi dieu a-t-il permis le mal en créant l'homme à son image ?

Le mystère est d'autant plus entier que la violence n'entre pas dans les modèles de l'action rationnelle qui se sont peu à peu imposés. En effet, la violence n'est pas seulement l'égoïsme des utilitaristes qui peut conduire à faire le bien par intérêt bien compris. La violence n'est pas seulement une ressource de l'action où l'on terrorise l'autre pour en tirer quelques bénéfices, comme dans la délinquance organisée, le terrorisme ou la guerre. Elle reste mystérieuse parce qu'elle est excessive, parce qu'elle en fait trop, parce qu'elle donne du plaisir. Rien n'oblige un voleur à battre sa victime, rien n'oblige des parents à maltraiter des enfants qu'ils n'aiment pas ou qu'ils aiment trop, rien n'oblige un enseignant à humilier un élève en échec... Les théories sociologiques sont une façon de répondre à ce mystère, comme la religion l'a fait à d'autres moments.

2. Des principes de réponses

Le succès et l'efficacité sociale du thème de la violence scolaire viennent de ce qu'il confond tout, de ce qu'il amalgame des difficultés réelles, des peurs, des angoisses, des frustrations et des expressions modernes des vieilles haines sociales. Non seulement cette représentation peut être "dangereuse", mais elle ne dit rien des réponses qu'il faut opposer à cette violence. C'est pour cette raison qu'il importait de distinguer plusieurs logiques de la violence et de montrer comment chacune de ces figure s'inscrit aussi dans une philosophie sociale à la fois savante et spontanée.

Tous les établissements ne sont pas également violents. Les différences observées ne tiennent pas seulement aux divers contextes sociaux. A défaut d'une étude précise en ce domaine, une bonne connaissance des établissements indique que bien des établissements qui "devraient" être violents ne le sont guère, alors que d'autres, plus favorisés, sont dominés par la violence ou par le sentiment de la violence. Ces quelques observations me conduisent vers une interprétation spontanée qui pourrait être une hypothèse systématiquement testée. Les établissements qui résistent efficacement à la violence sont ceux qui prennent acte de la pluralité des significations de la violence, et qui combinent des systèmes de réponses en surmontant leurs caractères a priori contradictoires.

Si l'on admet que la violence procède de l'incapacité de construire des espaces de déviance tolérée, c'est-à-dire de "lire" les conduites des enfants et des jeunes, il importe d'ouvrir l'école vers le quartier et de renforcer la dimension éducative de l'enseignement. C'est le rôle que jouent la plupart des médiateurs, identifiés comme tels ou non, qui sont en mesure de parler aux familles telles qu'elles sont et non comme elles devraient être. C'est aussi toute la fonction "sociale" des établissements souvent assurée par le Conseiller Principal d'éducation. Ces politiques sont efficaces dans la mesure où l'école cesse d'être une forteresse sous le prétexte d'être un sanctuaire.

Dans la mesure où la violence scolaire est aussi une violence sociale dont l'école doit se protéger, il est clair qu'elle doit réaffirmer une loi, une légitimité et une discipline. Cette réponse, a priori la plus simple et la plus évidente, n'est cependant pas sans poser des problèmes. Elle suppose d'abord que l'ensemble des adultes adhèrent à cette règle et soient en mesure de l'appliquer, elle peut heurter l'autonomie que chacun revendique et les enseignants ont souvent l'habitude d'avoir leur propre discipline et des seuils de tolérance extrêmement variables. Ensuite, il importe que cet ordre soit juste ou perçu comme juste. Or, dès le collège, cette justice repose sur un principe de réciprocité. Les retards et les absentéismes concernent les enseignants, comme les élèves. L'interdiction des injures concerne autant les enseignants que les élèves, les punitions ne doivent pas être des vengeances... Tous ces principes de bon sens ne vont certainement pas de soi tant ils portent atteinte à l'image que bien des enseignants se font de leur autonomie. Mais il clair que, pour être efficace, la délégation de la violence à l'autorité doit être légitime à l'intérieur de la "cité" scolaire.

La dernière réponse concerne les violences "antiscolaires". Elle implique de reconnaître la violence de l'école. Ici, il importe de construire une civilité démocratique, de reconnaître que les élèves sont des sujets, qu'ils ont le droit de protester, de se plaindre et d'être entendus. Le problème essentiel est de savoir ce qui peut être discuté par les élèves et par leurs représentants. Or il est trop souvent admis que rien ne peut être discuté, qu'un élève a toujours tort, qu'un professeur a toujours raison, qu'un parent a toujours tort, qu'une évaluation est toujours juste, qu'une pédagogie est toujours bonne... Dès lors, comment ne pas admettre que la violence des élèves est, avec le retrait indifférent, la seule réponse possible à une situation qui est toujours, peu ou prou, nécessairement violente? On imaginera aisément combien il peut être difficile de construire cette civilité scolaire. Cependant, bien des établissements y parviennent et ne confondent pas les leçons de morale avec "l'éducation à la citoyenneté".

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La véritable explosion du thème de la violence scolaire ne s'explique certainement pas par les seules transformations des conduites des élèves. Comme tout sentiment d'insécurité, ce thème exprime bien autre chose que la seule crainte du délit. Comment ne pas voir qu'il accompagne un mouvement de reprise en main conservateur, le désir de retourner à des ordres perdus et au-delà, la vieille peur des "classes dangereuses"? Tout le monde y trouve son compte : les maîtres fatigués par des années d'innovations pédagogiques appelant un engagement croissant dans leur métier, les syndicats qui réclament de nouveaux moyens, le refus latent et toujours profond de la massification scolaire, l'appel aux nostalgies d'un âge d'or républicain, les déclaration politiques les plus fermes...

Pour autant, la violence scolaire n'est pas un fantasme. Il importe alors d'en comprendre les diverses logiques, d'essayer de distinguer ce qui procède de l'école et ce qui n'en procède pas. La pluralité des significations de la violence doit être corrélée aux grands paradigmes de l'interprétation de la violence qui engagent des familles de réponses que les établissements doivent combiner. C'est aussi parce que la violence pose à l'école des problèmes qui ne sont pas strictement pédagogiques, qui ne relèvent pas seulement de l'adaptation de l'école à l'emploi, ni même du niveau des connaissances, qu'elle occupe aujourd'hui une telle place. Pour ceux qui ne sont pas enfermés dans les réflexes pavloviens de la répression, la violence pose des problèmes fondamentaux quant à la nature de l'ordre social et de la justice. C'est en ce sens que le succès du thème des violences scolaires pourrait être autre chose que l'expression d'un sentiment de crise et de peur.

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