MADAME BASILE, Episode du « Miroir »





(l. 2775 p. 102 à l. 2834 p. 104)

Texte étudié :

  Un jour qu'ennuyée des sots colloques du commis, elle avait monté dans sa chambre, je me hâtai, dans l'arrière-boutique où j'étais, d'achever ma petite tâche, et je la suivis. Sa chambre était entr'ouverte; j'y entrai sans être aperçu. Elle brodait près d'une fenêtre, ayant en face le côté de la chambre opposé à la porte. Elle ne pouvait me voir entrer ni m'entendre, à cause du bruit que des chariots faisaient dans la rue. Elle se mettait toujours bien: ce jour-là sa parure approchait de la coquetterie. Son attitude était gracieuse; sa tête un peu baissée laissait voir la blancheur de son cou; ses cheveux, relevés avec élégance, étaient ornés de fleurs. Il régnait dans toute sa figure un charme que j'eus le temps de considérer, et qui me mit hors de moi. Je me jetai à genoux à l'entrée de la chambre, en tendant les bras vers elle d'un mouvement passionné, bien sûr qu'elle ne pouvait m'entendre, et ne pensant pas qu'elle pût me voir: mais il y avait à la cheminée une glace qui me trahit. Je ne sais quel effet ce transport fit sur elle: elle ne me regarda point, ne me parla point; mais tournant à demi la tête, d'un simple mouvement de doigt elle me montra la natte à ses pieds. Tressaillir, pousser un cri, m'élancer à la place qu'elle m'avait marquée ne fut pour moi qu'une même chose: mais ce qu'on aurait peine à croire est que dans cet état je n'osai rien entreprendre au delà, ni dire un seul mot, ni lever les yeux sur elle, ni la toucher même, dans une attitude aussi contrainte, pour m'appuyer un instant sur ses genoux. J'étais muet, immobile, mais non pas tranquille assurément: tout marquait en moi l'agitation, la joie, la reconnaissance, les ardents désirs incertains dans leur objet, et contenus par la frayeur de déplaire, sur laquelle mon jeune coeur ne pouvait se rassurer.

Elle ne paraissait ni plus tranquille ni moins timide que moi. Troublée de me voir là, interdite de m'y avoir attiré, et commençant à sentir toute la conséquence d'un signe parti sans doute avant la réflexion, elle ne m'accueillait ni ne me repoussait; elle n'ôtait pas les yeux de dessus son ouvrage, elle tâchait de faire comme si elle ne m'eût pas vu à ses pieds: mais toute ma bêtise ne m'empêchait pas de juger qu'elle partageait mon embarras, peut-être mes désirs, et qu'elle était retenue par une honte semblable à la mienne, sans que cela me donnât la force de la surmonter. Cinq ou six ans qu'elle avait de plus que moi devaient, selon moi, mettre de son côté toute la hardiesse; et je me disais que puisqu'elle ne faisait rien pour exciter la mienne, elle ne voulait pas que j'en eusse. Même encore aujourd'hui je trouve que je pensais juste, et sûrement elle avait trop d'esprit pour ne pas voir qu'un novice tel que moi avait besoin non seulement d'être encouragé, mais d'être instruit.

Je ne sais comment eût fini cette scène vive et muette, ni combien de temps j'aurais demeuré immobile dans cet état ridicule et délicieux, si nous n'eussions été interrompus. Au plus fort des mes agitations, j'entendis ouvrir la porte de la cuisine qui touchait la chambre où nous étions, et madame Basile alarmée me dit vivement de la voix et du geste: Levez-vous, voici Rosina. En me levant en hâte, je saisis une main qu'elle me tendait, et j'y appliquai deux baisers brûlants, au second desquels je sentis cette charmante main se presser un peu contre mes lèvres. De mes jours je n'eus un si doux moment: mais l'occasion que j'avais perdue ne revint plus, et nos jeunes amours en restèrent là.


Explication de texte

Plan

I - Une scène close sur elle-même

II - Un amour idéal

C’est alors qu’il était à Turin que rousseau se convertit au catholicisme, sur demande de Mme deWarens, à l’hospice des catéchumènes. Après cela il n’avait plus d’argent et chercha à en gagner. Il trouva un travail d’apprenti chez Mme Basile. Rousseau fut charmé par cette dame.

La scène est théâtrale car muette et faite de gestuelles et de mouvements. Il y a un jeu de regards qui se fait par l’intermédiaire d’un miroir. De plus, il y a des indications scéniques. J.- Jacques Rousseau a de très fortes émotions qui complètent un portrait.

I – Une scène close sur elle-même

1) Une scène délimitée

La scène est délimitée par «un jour ». Ceci permet de montrer qu’il y a un moment qui se détache même s’il n’est pas précisément daté. « De mes jours, je n’eus un si doux moment », permet d’achever l’épisode. Le «commis » étant resté en bas, Mme Basile s’est alors retrouvée seul. Les deux protagonistes sont alors seuls. La scène s’acheva à l’arrivée de Rosina. La partie narrative au passé simple qui délimité là encore le passage est suivi ensuite de l’imparfait, qui permet de suspendre le moment. (fin du 1er paragraphe).

Dans le paragraphe suivant, il poursuit son analyse avec le point de vue de Rousseau adulte, de Jean-Jacques et de Mme Basile. La diversité des focalisations permet de mettre un projecteur d’analyses. Le paragraphe 3, marque un retour à la narration : « Au plus fort… ». La scène donc symétrique narration/analyse/narration. Le retour de Rosina mettant fin à un moment d’éternité. La scène s’interrompt au moment le plus intense.

2) Le rôle unique et central du miroir

L’évocation du miroir est également au centre de la scène. Ce miroir au-delà d’être un accessoire paraît être vivant car associer au verbe « trahir » (l. 2791). Le miroir sert de médiateur entre l’émetteur et le destinataire : Mme Basile. Le jeu de regards va permettre un retournement de situation lorqu’il se sait observer. Mme Basile. Le jeu de regards va permettre un retournement de situation lorsqu’il se sait observer. Mme Basile lui fait alors un geste et l’appelle à ses pieds. Sans échange vocal, il va y avoir tout de même un message échangé. Le désir de Rousseau passe par les yeux sans contact physique : « hors de moi ».

II – Un amour idéal

1) Scène muette

La scène est favorisée grâce au bruit des chariots extérieurs qui permettent à Rousseau de se mettre en poste. Elle s’achève lorsque Rosina ouvre une porte. La scène muette est délimitée par deux événements sonores. Lorsqu’il tressaillit, (l. 2795), le cri poussé est inaudible. Tout passe donc par les regards.

2) Jeu des regards

On a des regards univoques : ceux de Rousseau. Tout le début de la scène est Jean-Jacques qui voit sans être vu : « Elle ne pouvait me voir » (l. 2780). Rousseau nous décrit ce qu’il voit : « laissait voir ». Il entre dans tous les détails : (l. 2784-85). On a l’impression que le regard crée ses qualités et qu’au fur et à mesure qu’il regarde, il s’émeut peu à peu. « Le charme que j’eus le temps de considérer » (l. 2786-87) déclenche chez Rousseau une extase. Il y a un jeu de séduction lorsqu’elle appelle Rousseau d’un geste sans le regarder.

3) Gestuelle, mouvements.

La fin de la scène est faite uniquement de gestes. Son entrée dans la chambre en tendant les bras : « Je me jetai à genoux à l’entrée de la chambre… » (l. 2787-88) est le premier grand geste. Cette scène est nourrie des lectures de Rousseau qui amplifie le geste. Il est alors soumis. Le second geste est de Mme Basile : « Elle me montra la natte à ses pieds ». Ce geste a un caractère d’assujettissement. Rousseau débute alors par des réactions : « tressaillir… «. Les verbes à l’infinitif expriment l’idée pure de ces verbes. On a l’impression que ce n’est pas l’action qu’on saisit mais l’essence même de rousseau. Les infinitifs aux lignes l. 2798-99, sont négatifs : « ni ». C’est ce que Rousseau n’ose pas faire et qui le rend immobile extérieurement. Il y a une opposition avec l’agitation intérieure du cœur : « en moi » (l. 2802). Il ressent des contraintes mais il les subit aussi. Il y a une dépossession de lui-même où sa volonté n’y est pour rien. Le dernier geste est le baiser (l. 2830-31). Mme Basile en pressant les lèvres de Rousseau, est un moment de contact. Rousseau est alors à l’apogée de sa liaison. La scène s’achève alors rapidement, en insistant sur le caractère unique de la scène : « je n’eus un si doux moment ». C’est un amour courtois qui est donc impossible. Rousseau paraît encore s’être nourri de ses lectures médiévales. Rousseau cherche plus le désir que l’aboutissement du désir.

Conclusion

Cette scène est fortement théâtralisée en exagérant sur les attitudes. Son écriture est l’occasion pour Rousseau de la revivre. Les événements importants sont rares mais la scène est très détaillée. Ceci permet de ménager le suspense. Rousseau fait du lecteur un témoin intime des émotions vécues. Le style utilisé rend Jean-Jacques transparent. Il est très fortement marqué par les souvenirs.

Il y a un certain rapport entre la relation avec de Mme Warens et celle-ci. La femme est mise sur un pied d’estale avec une distance de l’âge et de l’échelle sociale. Les deux entrevues se terminent à genoux avec des jeux de regards.


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Merci Céline qui m'a envoyé cette fiche...