Violemment hostile au coup d'état du 2 décembre 1851,
Victor Hugo se réfugie à Guernesey d'où il ne reviendra qu'après la chute du 2
nd Empire, 20 ans après. Dans
Châtiments il proclame son admiration pour Napoléon Ier, pour mieux accabler de ses sarcasmes Napoléon III qu'il a surnommé "Napoléon le petit". Cette œuvre dont le premier texte s'intitule "Nox" (nuit) et le dernier "Lux" (Lumière) révèle un engagement qui jamais ne faiblira. La tonalité est d'ailleurs donnée par la préface ou Hugo écrit : "Si l'on met un bâillon à la bouche qui parle, la parole se change en lumière, et l'on ne bâillonne pas la lumière". Le texte "
Chanson" que nous allons voir ici illustre ce combat du poète.
LECTURE
ANNONCE DES AXES
I - Un jeu d'oppositions systématiques entre les 2 Napoléons
II - Une transformation de la réalité historique à des fins politiques
ETUDE
I - UN JEU D'OPPOSITIONS SYSTEMATIQUES ENTRE LES 2 NAPOLEONS
Pour dévaloriser celui qu'il avait baptisé "Napoléon, le Petit" (livre paru le 5 août 1852 le jour de son débarquement à Jersey), Hugo s 'emploi à opposer systématiquement les 2 personnages.
A. Un lexique valorisant pour Napoléon Ier, très dévalorisant pour Napoléon III
N.B. ceci est un procédé très classique dans tout argumentaire politique.
1. Image hyperbolique de Napoléon Ier
- Un dieu :
- "le dieu" v. 3
- "tenant à sa main (…)" v. 26-27= référence à Jupiter ou à Zeus
- "archange" v. 37
- Un guide :
- "guidait" v. 11
- "tenant(…)les rênes du genre humain" v. 26-28
- Un amant de la conquête : métaphore de la conquête amoureuse v. 17 à 22
2. Vision méprisante de N III
- Méprisante litanie de chaque refrain : "Petit, petit"
+ tutoiement de l'apostrophe
+ "Voici" v. 15,23 et 31 = présentatif, comme une écuelle tendue à un mendiant.
- Napoléon III n'est qu'un pauvre simulacre : "singe" v. 7, un pillard vicieux et sanguinaire.
- Image finale : "la fange" v. 39
à Idée : la chute de Napoléon III, dans la boue, n'aura rien de comparable avec la chute glorieuse de Napoléon Ier.
(Opposition entre une chute épique, et une chute dans la boue)
B. Le jeu sur les rythmes
Les 5 strophes jouent sur des alternances apparemment régulières : 8+4
Mais les six premiers vers atteignent toujours une amplitude rythmique que n'acquièrent jamais les 2 autres.
1. Les six premiers vers / Napoléon 1er
- Nombreux enjambements qui parcourent les vers et donnent une ampleur majestueuse à l'évocation du personnage : v. 5-6 ; 11-12 ; 19-20 ; 26-28 ; 34-36
Ex : v. 2-4 = double enjambement qui rend bien l'impression d'inéluctable conquête.
- A l'inverse, v. 13-14 :
- L'absence d'enjambement
- L'asyndète (parataxe)
- L'anaphore / "il entra, il en sortit"
à Image dynamique de la prise du Pont d'Arcole en 1796
2. Les derniers vers / Napoléon III
- Pas d'enjambement
- Précédés d'un double signe de ponctuation très fort : point + tiret
- Répétitions : "Voici", "Petit, petit"
à Impression de piétinement, de petitesse
C. Les rimes
-> Lecture verticale
- 1ère rime des octosyllabes : (positive)
- "Histoire/victoire"
- "Bataille/mitraille"
- "Maîtresse/forteresse"
- "Plaine/rênes"
à prestige militaire et conquérant
- 2ème rime : dévalorisation de "Napoléon le Petit"
- "guerrière <=> derrière"
- "Arcole <=> vole"
- "Bastilles <=> filles"
- "Gloire <=> boire"
- "Archange <=> fange"
àRime 1= puissance et gloire
Rime 2 = connotations dérisoires et vulgaires
à Un choix d'opposition systématique, au service d'une visée politique
II - UNE TRANSFORMATION DE LA REALITE HISTORIQUE A DES FINS POLITIQUES
Le projet d'Hugo ici : réduit à l'exil par le coup d'état du 2 décembre 1951 qui a mis fin à la démocratie instaurée en 48, Hugo renforce sa critique de Napoléon III par une mythification de Napoléon Ier.
A. Napoléon Ier : l'Histoire traitée de façon épique
- Avant même de l'évoquer, c'est la grandeur du personnage qui est mise en avant :
à "sa grandeur" v. 1
à "le dieu" v. 3
- Nommé une seule fois (v. 9) <- il est unique
- Repris 9 fois par le pronom sujet "il"
â
l'idée du héros AGISSANT, dont tout dépend :
- Strophe 1 : la victoire = son canon
- Strophe 2 : l'Europe = une proie (image de L'Aigle)
- Strophe 3 : les villes = des femmes conquises
- Strophe 4 : le genre humain = son troupeau
- La chute est aussi traitée sur le mode de l'épopée : strophe 5 "chute profonde", "gouffre", "engloutit"
v. 33 : ce n'est pas le monde qui le lâche, c'est lui qui lâche le monde.
B. Au contraire, Napoléon III = la petite histoire laborieuse
- Strophe 1 : il récupère médiocrement l'image de l'aîné
- Strophe 2 : il fait du trésor public sa propre cassette
- Strophe 3 : il fait de la cour un lupanar (lieu de débauche où l'on invite des femmes)
- Strophe 4 : il confond art de la guerre et massacre
à Réécriture de la réalité qui tire, cette fois-ci, l'Histoire vers l'Appauvrissement.
CONCLUSION
Il va de soi que l'histoire, bien réelle, est dans un cas comme dans l'autre, retravaillée à des fins polémiques :
- Napoléon Ier dirrérent de archange
- Napoléon III différent de gredin
Mais le désir d'efficacité de Hugo ne s'encombre pas de telles nuances ! …