Une charogne

Charles Baudelaire





Introduction

Problématique : comment Charles Baudelaire pressent-il qu’au fond de la laideur peut germer l’ébauche de la beauté d’un monde gracié ? En quoi cette présentation paradoxale crée-t-elle de l’ironie?

Lecture du texte

XXIX - Une Charogne

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux:
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague
Ou s'élançait en pétillant
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion!

Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Apres les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés!

Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire


Annonce des axes

Explication du texte

I – La fusion du laid et du beau et l’ironie qui s’en dégage

1.1 le choc des oppositions
- antithèses et rimes antisémantiques : « beau matin d’été si doux » ? « charogne infâme » + «mon âme » qui désigne la femme et rime avec « infâme »
- oxymores à effet ironique « carcasse superbe »
- antithèse qui crée des chocs d’atmosphère et marque la distance ironique : « soleil rayonnait sur cette pourriture » ? opposition et association de 2 CL incompatibles, ironie mais aussi façon de traduire l’indissociable lien entre le beau et le laid, entre les « fleurs » et le « mal » : voir la comparaison « comme une fleur s’épanouir » + ironie de l’utilisation de « cuire » ? déplacement vers le culinaire alors qu’on n’a pas faim devant un tel tableau…

1.2 Le tableau de l’horreur
- lexique de la vermine exagérément développé : « mouches, larves… »
- gaieté ironiquement associée à ce monde de la décomposition « en pétillant, vivait en se multipliant » (paradoxe de la vie qui naît de la mort, effet presque surnaturel, renforcé par « étrange musique ») + « vivants haillons »
- réorganisation de la vie à partir de la matière de la mort « noirs bataillons ».

II – comparaison de la femme et de la charogne, suite de l’ironie grinçante

2.1 les association de l’érotisme et de la mort (Eros et Thanatos)
- allusions à connotations sexuelles : « jambes en l’air, femme lubrique »
- « brûlante » ? double sens, celui de la fièvre qui conduit à la mort, mais aussi celui du feu du désir.
- « son ventre » ? siège de la sensualité de la femme
- cynisme des associations verbales désignant l’amour « manger de baisers »

2.2 le faux éloge romantique, la vraie comparaison cynique
- multiplication des apostrophes et des désignations romantiques et élogieuses, célébrant la beauté de la femme, divinisée : « reine des grâces, soleil de ma nature, mon ange, étoile de mes yeux » ? reprise des expressions traditionnelles.
- mais opposition au langage cru de la comparaison avec la charogne : « vous serez semblable à cette ordure…horrible infection ».

III – Puisque le temps détruit le réel, le poète le recompose par l’écrit et la création d’un autre monde, sublimé : la fonction de l’art

3.1 Strophe 8
- affirmation de la fonction de l’artiste par comparaison au peintre : il recrée une réalité idéale à partir de l’ébauche que laisse le réel : « les formes s’effaçaient » … « l’artiste achève » : son travail est celui de la reconstruction de ce que le réel détruit.

3.2 la sublimation par l’écriture
- valeur didactique du poème : il montre par l’exemple de cette description de la charogne la technique qui est la sienne pour recréer la beauté à partir de la décomposition. Il outre cette décomposition par des procédés hyperboliques (exagérations des horreurs décrite) pour mieux expliquer son travail de recomposition par l’écriture et la sublimation
- le poète reconstitue « l’essence divine » de ce que le réel, donc le temps, détruit : « les amours décomposées » sont recomposés dans le poème et l’univers qu’il réinvente.


Conclusion




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