WOMEN IN AMERICA

BOYS DON'T CRY / UNE VIE VOLEE


" …Cause boys don't cry… "

Il y a des films qui font mal. A tel point qu'ils vous rendent incapable de pleurer. Des films qui vous laissent sur le carreau, des histoires qui vous plantent dans un décor où vous ne voudriez pas être. Boys Don't Cry est un de ces films, une douleur fulgurante que vous ne voyez pas venir. Ni repartir. L'histoire de Brandon Teena ou Teena Brandon, une jeune femme prisonnière d'une identité sexuelle masculine. Ou plutôt non : un jeune homme pris au piège dans un corps de femme qu'il va cacher, masquer, bander, un corps qui sera meurtri, violé, détruit. Un corps dont il ne voulait pas. Il ? Elle ? On ne peut dire. Quand la caméra veut vous montrer Brandon, vous voyez Brandon, quand elle veut vous montrer Teena, vous voyez Teena. Pourtant l'actrice est la même : Hilary Swank, androgyne à souhait, qui se glisse dans une identité encombrante. Et Brandon mène un combat de chaque seconde pour se faire accepter comme il est. Cette envie d'être est telle qu'il arrive à se faire aimer, à se faire désirer sans jamais se faire démasquer. Mais jouer à celui qu'on n'est pas ne dure qu'un temps. Et le vrai présent vous rattrape pour vous faire plonger. Teena Brandon ne pourra pas vivre sa vie.

Car ce sont les colères et les préjugés qui auront sa peau. Elle voulait devenir homme pour mieux aimer les femmes : on ne le lui a pas permis. Et c'est presque un flingue collé sur la tempe que vous restez figé jusqu'aux dernières lignes du générique. Parce que Boys Don't Cry est un premier film qui dérange par son sujet et qui paralyse par son incroyable sobrieté. Tout y est montré : les mentalités de la campagne profonde où homosexualité rime avec bûché, l'intolérance qui découle surtout de l'incompréhension, le désir de s'accepter et de se faire accepter, le sexe "anormalisé"...

Mais pas question de fermer les yeux après quelques prières car avant tout Boys Don't Cry est une histoire vraie. Teena Brandon est morte de sa différence en 1993. Je n'en ai jamais entendu parler. Vous non plus. Boys Don't Cry n'est pas un film militant. A chacun d'en faire ce qu'il veut…Mais même sous le label "cinéma", cette histoire ne peut pas s'oublier. Il est déjà difficile d'être celui ou celle qu'on est. Imaginez ce que c'est de vouloir être autre. Kimberley Peirce l'a fait. Elle l'a imaginé, crée et filmé pour nous. Sans hypocrisie, ni morale, elle a raconté cette histoire d'une femme qui n'a pas eu le droit d'être celui qu'elle voulait. Et c'est presque silencieusement qu'on revoit ces dernières images, fin lancinante qui vous noue l'estomac. Presque plus de cris : juste un visage angélique et cette fameuse crise d'identité qui part en fumée. On souhaite alors à Teena le paradis car là-bas les anges n'ont pas de sexe… A travers son visage et son corps, Hilary Swank, époustouflante, tantôt homme, tantôt femme, porte la marque de cette "crise d'identité" qui n'en était pas une. Cette jeune actrice, presque aussi anonyme que son personnage vous fait oublier, elle aussi, qui elle est : elle trouble le spectateur qui doute alors de sa propre sexualité (personne n'est "parfait"…), tout comme le fait la non moins excellente Chloë Sevigny, habituée à des rôles difficiles depuis Kids.

Une jeune inconnue dans l'ombre a guidé une autre jeune inconnue en pleine lumière : celles des Golden Globes et des Oscars, deux récompenses largement méritées pour un rôle que beaucoup ne pourrait probablement jamais porter.

Boys Don't Cry : les garçons ne pleurent pas. Quelques fois les filles non plus. Surtout quand elles voudraient être garçon…

L'enfer, c'est les autres…

Bienvenue à Claymoore : voici Polly, dite "La torche", brûlée vive lors de sa tendre enfance, Lisa, grande gueule tendance sociopathe, Daisy, sexuellement active avec son père, Georgina, menteuse pathologique…sans oublier les boulimiques, les anorexiques, les dérangées profondes qui “légument" devant la télé entourées d'infirmières compréhensives et de médecins bornés. C'est parmi ce petit monde bien enfermé que se retrouve Susanna, héroïne bourgeoise simplement lasse et fatiguée (qui a eu la bonne idée de régler un mal de tête avec un flacon d'aspirine entier arrosé de vodka…). Est-il encore nécessaire de préciser que Claymoore est un hôpital psychiatrique où l’on vous envoie quel que soit votre problème, où un petit comité de folles semble beaucoup s'amuser en alternant les trafics de laxatifs et les virées nocturnes dans les bureaux administratifs ?

Et Susanna se laisse plonger dans cette douce torpeur psychiatrique où l'on cultive l'exclusion en la normalisant. Le danger que dénonce ce film est bien celui-là : se complaire dans la différence, le meilleur moyen de s'y enfermer et de ne plus jamais en sortir. Car Susanna, contrairement à ses petites camarades, n'est pas folle ; simplement déboussolée et entraînée par Lisa, son "amie" bien décidée à faire tomber avec elle les plus faibles. Basée sur une histoire vraie, Une Vie volée parle de ces " filles interrompues " ( Girl, Interrupted est le titre du film en version originale ) : des personnalités qui ne s'affirmeront jamais, des vies avortées dans ces instituts où tout le monde est considéré comme fou. Pour l'héroïne, Susanna, ce sera une vie retrouvée: elle cessera de se complaire dans le confort que lui donne la maladie et choisira enfin d'affronter la réalité.

James Mangold, réalisateur de Heavy et Copland, ne dramatise aucune scène : il dépeint simplement un monde particulier, un univers très proche de celui de Vol au-dessus d'un nid de coucou. Et l'interprète de Lisa, Angelina Jolie, fraîchement "oscarisée", prend un plaisir jouissif à "emmerder" son monde, à multiplier les fugues avec retour à la case départ à la clé, à enfoncer les autres dans leurs maux tout en s'enfonçant elle-même sous le regard surpris puis terrorisé de Winona Ryder, presque effacée, qui joue Susanna avec la simplicité et la retenue qui la caractérise. Mêlant l'humour de ces personnages décalés qui résistent tant bien que mal à la tentation de se laisser dépérir et le tragique de certaines situations, la personnalité faussement noire de Lisa et le caractère déterminé de Susanna, une Vie volée donne une image colorée et acidulée d'un petit bout d'Amérique, version années 60, une micro-société de "fêlées" qui montre que le plus dur est d'imaginer sa vie à l'extérieur. Sans l' "excuse" de la différence.

Amandine Scherer

 

Boys Don't Cry. Etats-unis (2000). Réal: Kimberly Peirce. Scen: Kimberly Peirce, Andy Bienen. Photo: Jim Denault. Mus: Nathan Larsen. Int: Hilary Swank (Teena/Brandon), Chloë Sevigny (Lana), Peter Sarsgaard (John), Brendan Sexton 3 (Tom)... Durée: 1h54

Une Vie volée (Girl, Interrupted). Etats-Unis (2000). Réal: James Mangold. Scen: James Mangold, Lisa Loomer. Prod: Douglas Wick, Cathy Konrad. Int: Winona Ryder (Susanna), Angelina Jolie (Lisa), Clea DuVall (Georgina), Brittany Murphy (Daisy)... Durée: 2h07.

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