A moins de 200 kilomètres de Pointe-Noire, de jeunes " Angolais " se morfondent en regardant le pétrole brûler au large des côtes...
Au large, comme autant de feux follets, les torchères éclairent
la nuit d'un pâle halo. Les plates-formes de forage s'alignent de
loin en loin, minuscules structures de lumière au milieu de l'océan.
Cabinda : la ville s'étale en pente douce vers la mer, comme attirée
par ces phares lointains. Alors que le soleil vient à peine de se
coucher, les magasins se ferment aux derniers clients. Bourgade proprette,
Cabinda est un petit morceau d'Angola coincé entre l'océan
Atlantique, le Congo et la République démocratique du Congo
(RDC). Quelque 7 270 kilomètres carrés, avec une ville, la
forêt autour et quelques villages reliés entre eux par de
méchantes pistes de latérite, mais surtout la mer, qui recèle
de fabuleux gisements pétroliers. Des ressources qui ont permis
au régime de Luanda de survivre depuis l'indépendance. Tenue
par la compagnie pétrolière américaine Chevron, l'exploitation
de l'offshore cabindais représente près de 60 % de la production
pétrolière de l'Angola, soit environ 500 000 barils par jour.
Chevron verse d'ailleurs chaque mois 12 millions de dollars au gouvernement
provincial de Cabinda, sans parler des sommes qui reviennent directement
à l'État angolais. Des millions de dollars ? Un mirage pour
les 152 000 habitants qui vivent dans le même dénuement que
leurs compatriotes. "Nous, les jeunes, on veut tous travailler pour
les grandes compagnies pétrolières, confie Carlos, étudiant
de vingt et un ans. C'est le seul moyen de gagner de l'argent. Et puis
après, on peut partir à l'étranger et vivre bien.
De toute façon, le pays ne me manquera pas. Une ambition qui
sera difficile à réaliser car la grande majorité des
employés de Chevron sont américains. Ils sont un millier
à vivre à l'écart, dans le compound de Malongo,
véritable petite ville américaine construite il y a trente
ans, à seulement quinze kilomètres de Cabinda. Interdite
aux journalistes, surprotégée, la base a son cinéma,
ses magasins, son propre réseau de communication, un héliport
qui permet la rotation des employés américains tous les vingt-huit
jours. Aucun ne vit à Cabinda et les hélicoptères
les déposent directement à l'aéroport. Mais les quelques
employés angolais entretiennent le rêve d'une vie meilleure
grâce au pétrole. Pourtant rien ne laisse penser que l'argent
du pétrole est utilisé pour développer l'enclave.
Au contraire...
"Tu vois ce sable comme il est noir. Avec toutes ces plates-formes, l'environnement en prend un coup !, s'insurge Pedro, Cabindais de vingt-deux ans. Et c'est vrai que le sable de la plage est particulièrement noir et gras ici. L'odeur d'huile est forte et l'eau a ces reflets bleuâtres des flaques de vidange. "Officiellement, il n'y a pas de pollution, explique Pedro. Lorsqu'on a fait une pétition qui demandait des comptes à la compagnie pétrolière, Chevron n'a pas répondu. Alors, on a la pollution et pas l'argent. Seulement quelques-uns ont accès aux kwanzas (la monnaie angolaise, NDLR) et à l'aisance. A nous, il ne nous laisse que la souffrance." Pas de bourses pour les étudiants ni d'université - la plus proche est à Luanda -, les routes sont en mauvais état, l'éclairage public est illusoire. Quand on pose des questions, les gens se méfient : la police est très présente.
Autour d'une bière, dans un petit café, les langues se délient. La rumeur veut que la corruption soit partout, expliquent les quelques étudiants réunis pour l'occasion. Il y a rarement de la révolte dans leurs propos, plutôt le désir de faire savoir à l'extérieur ce qui se passe car aucun recours ne semble possible. Ici, on ne peut pas l'ouvrir. Il n'y a pas d'histoire de tribunal ou de justice. Si tu te rebelles, on te tue, c'est tout. Tu déplais à un chef, on te tue, et personne n'osera demander des comptes." Un journaliste de la télé angolaise a ainsi été mystérieusement assassiné dans sa propre maison. L'enquête, menée pendant plus d'un an, n'a rien donné. Un chef l'avait prévenu qu'il était sur la mauvaise pente parce qu'il critiquait certaines manipulations. Cabinda est traditionnellement un lieu de contestation contre le pouvoir central. "Ici, tout le monde est FLEC!.
Le Front de libération de l'enclave de Cabinda (FLEC), est un
mouvement indépendantiste divisé, mais qui garde malgré
tout une grande influence sur la population. Cabinda est l'une des plus
anciennes implantations portugaises dans la région. Escale sur la
route du Cabo de Boa Esperança, Cabinda est devenu un protectorat
portugais lors de la signature du traité de Simulambuco, un texte
est à l'origine des revendications indépendantistes. Rattaché
à l'Angola dès 1956, le Cabinda est l'une des premières
provinces à réclamer son indépendance. Les principaux
mouvements indépendantistes fusionnent d'ailleurs en 1963 donnent
naissance au Front de libération de l'enclave de Cabinda (FLEC).
Au moment de l'indépendance de la colonie, le FLEC s'oppose à
"l'occupation du territoire" par les forces du Mouvement populaire
de libération de l'Angola (MPLA) et une partie des militants à
nouveau le maquis. Depuis lors, la guérilla se poursuit malgré
les faibles moyens des rebelles qui disposent de bases arrière au
Congo et dans l'ex-Zaïre. Leur seul atout réside dans une nature
hostile qu'ils connaissent mieux que personne. La tentative de normalisation
entre le MPLA et l'Union nationale pour l'indépendance totale de
l'Angola (UNITA) qui aboutit aux accords de Lusaka (20 novembre 1994) n'a
eu presque aucun effet sur l'enclave.
Lors des élections de 1992, l'abstention a été massive : 16000 votants seulement, les soldats angolais basés dans la région. Mais en 1994, l'armée angolaise contrôle la province, provoquant la fuite de 25000 réfugiés vers le Congo et la RDC. Cette radicalisation ne cesse qu'en 1995, quand Luanda signe un cessez-le-feu avec le FLEC. Aujourd'hui, la situation reste tendue, mais le FLEC n'a plus de soutien extérieur : la chute des présidents Mobutu et Lissouba a isolé encore davantage ces combattants oubliés.
Le gouvernement central essaie de se concilier les faveurs des Cabindais en nommant les gens de l'enclave à de hautes fonctions administratives : le commandant de la police, le gouverneur et le vice-gouverneur sont cabindais. " Ils viennent manger. Ils prennent l'argent et oublient leurs frères" . Seul le colonel-commandant en chef de la région militaire du Cabinda vient de Luanda. Et le vrai pouvoir est là. La ville est tenue, les forces de l'ordre patrouillent en camion, gilet pare-balles et mitraillette 12,7. L'état-major est une zone stratégique : interdiction de filmer et de photographier. Une base militaire très importante est située à dix kilomètres seulement du centre-ville.
" Il n'y a pas de démocratie ici, confirme Carlos. Vraiment,
j'aimerais partir. Et, je le répète, le pays ne me manquera
pas. Rien n'est possible ici. Tu imagines, je sors de la ville et je peux
sauter sur une mine" . L'horizon paraît bouché pour
les jeunes Cabindais. Ils ont beaucoup de difficultés pour trouver
un travail dans cette région sans industrie qui vit de la perfusion
pétrolière distillée par les compagnies d'extraction
étrangères. La population, pour l'instant, ne dit rien, trop
préoccupée par la subsistance quotidienne. Sur la plage sombre,
les jeunes regardent l'avenir du Cabinda partir en fumée.