La schizophrénie :
Le paradigme de la dissociation
Face
à la désorganisation apparente des symptômes du psychotique, quand
peut-on affirmer que le patient est dissocié ? Quel est le sens
de ce mot « dissociation » et son historique ? Le
clivage du schizophrène n’est-il pas le prix à payer de la
forclusion du Nom-du-Père ?
Du
travail auprès de schizophrènes ressortait la marque d’une
« Spaltung » d’un clivage, d’une coupure spécifique.
Ayant choisi une approche de la psychose à travers la Psychothérapie
Institutionnelle, cette recherche est le fruit de rencontres avec des
personnes psychotiques. Mes expériences ne constituaient pas à mon
sens un travail suffisant pour soutenir la question de la dissociation
dans la schizophrénie, mais elles peuvent servir de base à l’ébauche
d’une réflexion concernant la dissociation.
Le
concept de « Spaltung » est un signifiant
autour duquel s’articulent plusieurs théories. Globalement
le concept renvoie à un mouvement de séparation, de rupture, le
mouvement inverse de celui d’association, elle est marquée d’un
signe négatif. Le terme « Spaltung » est un processus
morbide primaire dans la position schizoïde, ce que les psychiatres
adoptent généralement sous le terme de « syndrome de
dissociation » qui est en fait le premier aspect de la schizophrénie,
et le second aspect semble être le délire paranoïde.
Origine
du terme schizophrénie
S’attacher
à la question de la « Spaltung » sous ses différentes
acceptations, nous obligeait à un travail historique, théorique et
clinique pour éviter toute position scolastique et rigide. Le mot
« schizophrénie » signifie étymologiquement « division ».
Il a été introduit par Eugen Bleuler
(1857-1939) pour désigner des états pathologiques dont le symptôme
essentiel est la « rupture » du contact avec la réalité et
la scission des fonctions psychiques. Mais bien avant,
Pierre
Morel en 1860 est le premier à parler de « démence précoce »,
pour lui c’est un état morbide qui est à ranger du côté des
simples d’esprit. Puis Emil Kraepelin (1855-1926) distingue les cas
d’hébéphrénie, de catatonie et de démence paranoïde qu’il
estime incurable de la psychose maniaco-dépressive curable. Ce
raisonnement constituera le berceau de la schizophrénie. Freud fait
remarquer que les symptômes de la démence précoce ne traduisent pas
la démence et ne sont pas précoce. Le terme semble inadéquate. Face
à cette inadéquation entre le terme retenu et les tableaux cliniques
observés Eugen Bleuler, directeur du Burghölzli propose en opposition
contre la notion de « dementia praecox » le terme de
schizophrénie forgé à partir du grec schizeîn ( qui signifie
dissociation) et phênos (pensée). Cela donnera lieu à de
nombreuses interprétations :
ü
Eugène
Minkowski parlera de « rupture de contact avec la réalité »
qui est plutôt une approche phénoménologique
ü
Jules
Seglas et Stransky évoquerons une « dissociation de la vie
psychique » qui perd son unité, une sorte de désagrégation de
la personnalité
ü
Pierre
Chaslin introduira le terme de « discordance entre les fonctions
intellectuelles »
Bleuler
apparaît comme un révolutionnaire car il intégra la pensée
freudienne au savoir psychiatrique, car à ses yeux seule la théorie du
psychisme élaborée par Freud permettait de comprendre les symptômes
de cette folie. Tout en conservant une étiologie organique, héréditaire
et toxique, il ouvrait la voie à l’introduction des thèses
freudiennes dans le domaine de la psychiatrie kraepelienne. Elle représentait
aussi la promesse thérapeutique. Pour Jung qui restera au Burghölzli
de 1900 à 1911, la dissociation existe sous forme légère chez le
sujet sain et dans l’hystérie et à son maximum dans la schizophrénie.
En effet dans la schizophrénie il n’y pas de conservation de l’unité
potentielle de la conscience et cette unité ne peut être rétablie par
hypnose comme dans la névrose. La scission « Spaltung » est
absolue, la dissociation est plus sérieuse que dans la névrose et très
souvent irrémédiable. Bleuler s’interrogeant sur ce relâchement de
la tension des associations confia à Carl-Gustav Jung de chercher à vérifier
ses hypothèses par un test projectif qui contribuera à la création du
test du Rorschach. En effet le test crée par Hermann Rorschach est un
outil approprié pour repérer ce trouble associatif dont notamment les
trois dernières planches qui réactivent souvent un vécu dissociatif,
un éclatement et la perte d’unicité.
Schizophrénie :
paradigme de la dissociation
Selon
Bleuler « la scission est la condition préalable de la plupart
des manifestations complexes de la maladie ; elle imprime son sceau
particulier à l’ensemble de la symptomatologie » de la
schizophrénie. Le trouble fondamentale apparaît comme une dissociation
qui produit une déstructuration du cours logique de la pensée et un défaut
de cohésion de l’affectivité et de la conduite. Sur le plan clinique
la dissociation de la vie mentale se caractérise par les traits suivant :
l’ambivalence, la bizzarerie, l’impénétrabilité, le détachement,
les troubles du langage, l’indifférence affective, le négativisme et
les comportements immotivés.
Selon
Freud, le clivage du moi se rapporte à peu près à la séparation
entre conscient et inconscient. En 1927,
il décrit pour la première fois le mécanisme qu’il nomme Spaltung
à partir de l’étude du mécanisme de déni en œuvre dans le fétichisme.
Le fétichiste sait que la femme n’a pas de pénis et le reconnaît.
En revanche il dénie cette absence réelle en lui substituant sur un
plan symbolique une représentation phallique, le clivage se situe entre
ces deux motions. Dans « l’homme aux loups » il observe ce
phénomène de rejet qui est différent du refoulement. Il reconnaît
que le terme de scotomisation s’applique à la clinique des schizophrénies.
Freud parle plutôt de clivage du moi Ischspaltung dans la
psychose différent de l’Ischspaltung
dans la névrose où le rejet est toujours doublé d’une acceptation.
La magie peut illustrer ce
phénomène, chacun sait que le truc existe « je sais bien »
qu’il y a un truc, mais la fascination pour le tour témoigne bien que
l’on adhère à minima à un « quand même ». Ce qui est
surprenant c’est que Freud choisi
le terme de Spaltung comme s’il avait ignoré les travaux de Bleuler.
La
question de l’Ischspaltung ou clivage du moi, laissée en
suspens par Freud est réorienté par Lacan qui l’inclut dans le champ
plus général de la Spaltung entendue comme division du sujet.
Lacan déduit la structure du sujet procédant d’une division entre
conscient et inconscient par la structure du langage qui lui donne
consistance.
La
conception astructurale contemporaine du DSM
Dans
le Manuel Diagnostic et Stastistique (DSM) III et IV, il y a eu une
introduction d’un chapitre « troubles associatifs » et sa
caractéristique essentielle est une altération soudaine et transitoire
des fonctions normales de la conscience, de l’identité et du
comportement moteur. Ces manifestations sont celle de l’hystérie et
n’ont rien de commun avec la schizophrénie. Et donc pour eux ils
semble que les troubles de la dissociation correspondent à un trouble névrotique.
On oublie que Freud a fait de cette dissociation hystérique le
refoulement de l’inconscient et que Bleuler a fait de la dissociation
psychique un des symptômes fondamentaux du groupe des schizophrénies
à tel point que le terme de ‘psychose dissociative’ est devenu
synonyme de psychose schizophrénique. Cette définition du DSM IV du
trouble dissociatif est un retour à Pierre Janet. Son histoire
serait-elle celle d’un éternel retour ? selon le DSM IV, la
schizophrénie désorganisée correspond à l’hébéphrénie qui nous
ramène à la désorganisation proche du déficit. Il semble urgent
d’entrevoir différemment la pathologie mentale. Plutôt que de parler
de déficit ne pouvons-nous pas parler de création en ce qui concerne
le sujet psychotique. Cela nous conforte dans notre conviction que le
sujet malade n’est pas un conglomérat de symptômes et être
schizophrène ne peut se définir d’avoir une schizophrénie. Parfois
il y a confusion entre folie hystérique et psychose car cet élément
dissociatif que l’on trouve dans la psychose est délaissé. Le délire
ne suffit pas à affirmer que le sujet malade est psychotique.
La
précarité de l’existence schizophrénique
La
rencontre avec l’univers psychotique est une rencontre singulière
avec l’étrange. C’est un univers morcelé, délirant et dont l’énonciation
discursive est aussi étrange que le reste. De passer du temps avec ces
patients nous permet de saisir la précarité de leur existence dans une
dynamique particulière avec le corps et l’espace. Il paraît
difficile de trouver une organisation dans ce qui nous est donné à
voir. Mais aussitôt que l’on considère les symptômes et les
manifestations schizophréniques d’un point de vue freudien, en terme
de pulsion, de symbolisation, de projection, ces symptômes perdent
leurs aspects incohérents, hermétiques et illogiques. Très vite on
s’aperçoit que sous une apparence de désagrégation et de
dissolution psychique, il existe une structure bien définie où les
images et les expressions du malade contiennent un pouvoir
d’organisation et d’équilibre. La psychanalyse nous enseigne
qu’une bonne moitié de la tâche psychiatrique incombe à la
psychologie. La maladie mentale peut nous apparaître comme une désorganisation
morbide car depuis toujours il existe une notion générale de « désorganisation
du vivant qui pratiquement se confond avec la notion même de maladie ;
d’autre part, la pathologie, en tant que discours sur la maladie, se
présente elle-même comme une organisation de la désorganisation,
c’est à dire comme le résultat de l’effort de l’esprit humain
pour rendre rationnelle et compréhensible l’atteinte morbide ». Nous avons choisi de
traiter de la « Splatung » schizophrénique car elle semble
être le paradigme de la dissociation psychique. Cette dissociation de
la personnalité psychique du schizophrène l’handicap fortement dans
sa vie quotidienne et dans le travail thérapeutique. Cependant nous
pensons qu’il ne faut pas chercher à voir le clivage mais plutôt à
rencontrer le sujet schizophrène et à éclairer sa nouvelle modalité
d’existence. Il est facile de se croiser beaucoup moins de se
rencontrer.
Conclusion
Là
où la Spaltung n’advient pas, telle que Sigmund Freud la conçoit
comme séparation ‘clivage du moi’ conscient-inconscient ou comme
Jacques Lacan qui la formule sous le terme de ‘division du sujet’,
alors survient la Splatung schizophrénique qu’avait repéré Eugen
Bleuler. Cette coupure du sujet peut être observable dans le rêve,
l’hypnose ou l’hystérie. Nous comprenons cette Spaltung comme
fondatrice du registre Symbolique et dans la schizophrénie elle laisse
place à la scission induisant la dissociation dans le Réel et dans
l’Imaginaire. Celle-ci se manifeste sous forme de symptômes
envahissant la personne dans sa globalité puisque privé de l’opérateur
nécessaire à sa cohésion. Parmi ces manifestations nous avons noté
l’éclatement du temps, les troubles du langage et l’image du corps
brisé. Cette coupure nous apparaît comme une défense radicale du
psychisme comme le démantèlement dans l’autisme selon Donald Meltzer,
l’angoisse étant liée à la fragmentation du moi. Mélanie Klein
explique que dans des conditions non favorables, le moi « tombe en
morceaux ». Pour cette dernière, le clivage est hautement défensif.
Le clivage chez le schizophrène nous apparaît comme une première défense
face à la castration, le délire aura cette fonction dans un second
temps quand le psychisme pourra le permettre. La souplesse et la rigidité
des clivages dépendra de la capacité à affronter l’angoisse de
castration et la mort, et
cela dépendra de la force du moi et de sa cohésion. La forclusion du
Nom-du-Père aura comme conséquence la psychose, le refoulement aurait
été une défense moins radicale.
La
clinique
L’absence
de clivage conscient-inconscient, fait que le moi du schizophrène est
scindé et les deux contradictoires peuvent être affirmées. On
retrouve cette incohérence dans les sentiments, les conduites, les représentations
et les croyances. Mais aussi on observe une dissociation dans le délire,
la mimique et l’humeur, cela se traduit souvent par une humeur labile,
distante et impénétrable. Par exemple, le sujet schizophrène peut
tout à fait annoncer le décès de sa mère de façon joviale comme un
sourire immotivé où le sujet ne contrôle plus ses émotions. On
remarque des comportements immotivés et des impulsions irrépressibles
pouvant aller jusqu’au suicide. Nous sommes parfois témoins
d’impulsions verbales comme des injures ou des obscénités. Ces
personnes ont besoin d’un étayage pour les aider à lutter contre
l’éclatement. En effet l’étayage narcissique des soignants
contient cette tendance à la fragmentation et constitue une des modalités
les plus efficaces d’aide thérapeutique. Nous remarquons souvent une
discordance entre l’espace et le temps, la notion de contexte paraît
exclue. La dissociation a de nombreuses conséquences comme le fait que
le psychotique n’a pas d’image du corps unifié contrairement au névrotique.
On repère des expériences dépersonnalisation où le sujet se sent
modifié et passe beaucoup de temps face à un miroir comme si le
rassemblement des morceaux demandait un effort inimaginable. Le packing peut alors être une technique thérapeutique intéressante
pour les patients dans une
mise en jeu sans détour métaphorique de la problématique du corps. On
voit souvent une confusion entre soi-même et l’autre ce qui fait que
rencontrer l’autre c’est risquer de perdre son identité d’où le
négativisme fréquent en clinique. De plus le sujet risque le
devinement de la pensée, le sujet à l’impression qu’il est
transparent, c’est à dire que l’on devine ses pensées les plus
intimes et ne voit pas l’intérêt de s’adresser à nous. On
remarque des troubles du langage qui témoignent de l’altération du
cours de la pensée conséquence de la dissociation de la vie mentale.
L’absence d’Ischspaltung (clivage) a pour conséquence la certitude
quasi constante chez le patient schizophrène. Il n’existe pas
d’autre solution thérapeutique que l’acceptation de l’ambivalence
de ces symptômes jusqu’à ce qu’un travail transférentiel
impliquant autoriserait leur dissolution dans une circulation affective
désangoissante. Parfois l’évolution se fait vers une désorganisation
grave et irréversible de la cohérence mentale.
La
Psychothérapie Institutionnelle
La
schizophrénie, cette forme durable de désorganisation comme nous
venons de le voir, interroge les soins psychiatriques. Dans ce mouvement
thérapeutique, qui n’est pas à comparer avec le secteur
psychiatrique compte-tenu de la complémentarité des deux, il y a une
prise en compte de la dissociation dans
la psychose. Nous
nous attacherons à la ‘prise en charge’ originale et pertinente du
psychotique, c’est à dire que la schizophrénie est perçue comme une
altération de la structure existentielle du Sujet.. Compte-tenu de la
Spaltung chez le schizophrène cela implique une référence multiple en
corrélation avec des investissements partiels. Selon Jean Oury, le
transfert ne peut se faire que sur la multiplicité des points :
des personnes, des lieux, des choses dont se dégage un transfert multiréférentiel.
Jean Oury parle de transfert dissocié en reprenant le terme de Bleuler.
On en conclut que le thérapeute n’est pas le seul référent. Il est
essentiel de prendre en charge le sujet collectivement et de créer des
espaces différenciés. Le thérapeute doit faire partie du collectif
Mais
surtout on utilise le transfert dissocié comme levier thérapeutique
qu’elle que soit le niveau de désorganisation. La schizophrénie
allant de l’épisode de dépersonnalisation aiguë au syndrome
dissociatif invalidant. La projection du psychotique ne peut se faire
que sur des objets différents. Et l’on voit la nécessité d’un
travail institutionnel avec la personne psychotique comme l’affirmait
Racamier. La préoccupation essentielle doit être d’assurer au
psychotique un espace imaginaire de référence, une aire de jeu proche
de ce que Winnicott appelle « l’espace potentiel transitionnel »
où « l’être-là » de Pankow. Le transfert étant éclaté,
il faut une certaine liberté de mouvement et de circulation dans
l’espace, car les investissements sont autant de supports transférentiels
qu’il conviendra de repérer. Bien sûr en pratique l’objet-institution
et les objets (soignants) sont parfois niés, repoussés ou utilisés de
façon clivée, mais cela lui permet d’avoir un
sentiment de soi, certes pathologique mais il y a là une prise
en compte du sujet. Il semble nécessaire que la polyphonie des
intervenants qui gravitent autour du sujet malade repèrent ces
transferts diffus et se réunissent en constellation transférentielle.
Les réunions nous semblent incontournables et le programme de soin
pourra alors être en contre-point de ce qui a été vécu comme
arbitraire dans le désir parental. On doit soigner autant le cadre que
les malades en faisant une analyse permanente du travail institutionnel
et il faut lutter contre le ‘ça va de soi’.
En matière de psychothérapie des psychoses, nous savons que
l’amélioration passe moins par la technique que par la relation et
que le thérapeute en titre n’est souvent pas le mieux placé pour
avoir une action bénéfique, le psychotique choisissant d’autres
parfois pour être le support de son transfert. C’est là un des
apports de la Psychothérapie Institutionnelle que d’avoir pris en
compte cette dimension.
Et enfin pour finir nous
pensons qu’il s’agit plutôt de construire avec le patient une
ambiance, un climat, c’est à dire plutôt encadrer un changement afin
de constituer petit à petit une symbolisation de sa réalité éclatée
et brisée. L’objectif doit être de réduire la désorganisation et
« de toute façon, la perspective de la fin du traitement n’est
pas la notion de guérison, mais plutôt que la vie devienne supportable ».
Le but est de rendre leur problématique accessible à l’approche thérapeutique.
Nous pensons que nous pouvons avoir accès au discours du psychotique,
il faut juste produire les conditions du dire pour que la parole émerge.
Et si nous sommes vite débordé par le matériel dissocié du patient
durant les entretiens il faut éviter de faire assaut de toute-puissance
et créer cet espace de parole pour permettre l’émergence du désir.
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