(1979) Croc Story; une histoire d'humour

Il était une fois, à l'École Polytechnique, en 1971, deux jeunes et chevelus étudiants, Jacques Hurtubise et Gilles Desjardins, qui ne cessaient de répéter qu'il était temps de lancer la bande dessinée au Québec. Ils ignorent à ce moment que d'autres projets de broche à foin comme le leur sont en marche, ailleurs en province. Ils décident d'implanter un journal de bandes dessinées sur le campus de l'Université de Montréal et font quelques annonces pour rameuter les intéressées. Plusieurs poissons mordent à l'appât, plus avides de trips collectifs que de gains pécuniaires. Ensemble, ils ont beaucoup d'idées, mais il leur faut aussi du papier et de l'encre. Qu'à cela ne tienne, ils vont chercher une subvention de Perspective-Jeunesse (qui acceptait vraiment n'importe quoi à l'époque). Ayant trouvé un local inutilisé au centre communautaire de l'Université de Montréal, ils décident de l'occuper. On trouve rapidement un nom plein de promesse à la revue fraîchement fondée: L'Hydrocéphale Illustré. Tout à coup, nos joyeux compères ont la révélation que d'autres fanzines comme le leur circulent au Québec. Ils prennent contact, achètent une pizza jumbo, une caisse de bière, et fusionnent avec les équipes de Kébec Poudigne et Marde in Kébec. De ce party naissent les éditions de l'Hydrocéphale Entêté, à la tête desquelles on a mis nul autre que le créateur du Capitaine Kébec, Pierre Fournier. Un peu plus tard, sans doute fatigués de l'architecture antique, les fondateurs quittent le campus de l'Université de Montréal pour aller s'installer dans le Vieux-Montréal. Ils organisent une coopérative de bandes dessinées quotidiennes, les Petits Dessins, qui réussit à caser quelques-uns de ses membres dans Le Jour(A). Même si, à cette époque, nos héros ne se nourrissent que de sandwichs au beurre de peanut, ils trouvent l'énergie et les moyens pour visiter les salons, les expositions et les conventions de bandes dessinées à New York et à Paris. Ils s'y rendent présenter leurs oeuvres, glaner des conseils et acquérir de l'expérience. Ils organisent à leur tour des expositions de bandes dessinées à l'Université de Montréal et font venir des personnalités d'outre-frontière (B). En 1974, Hurtubise et ses copains lancent le premier numéro d'une revue de meilleure qualité, dont le format et la présentation ne sont pas sans rappeler ceux que l'on connaît maintenant à Croc. Il s'agit du seul numéro paru de L'illustré, le numéro 8 (C)!

La tension monte, je le sens. Nous approchons de la date cruciale de 1979, comme on approche de minuit lors du Bye-Bye de fin d'année. En 1979, hip! hip! hourra!, c'est la fondation de Croc. Jacques "Zyx" Hurtubise parvient à arracher au gouvernement une subvention de 80 000.00$. Avec cet argent, et avec Pierre Huet, Hurtubise Lance un magazine d'humour et de bandes dessinées qui rappelle d'abord, aux yeux du public, les revues Hara-Kiri, Mad, Cracked, Charlie, etc. Il lance dans un premier temps 30 000 exemplaires sur le marché. Dans son bureau, avec ses collaborateurs, Hurtubise se demande combien de tonnes de papier vont lui rester sur les bras quand tout-à-coup le téléphone sonne. C'est son distributeur, D.A.Q. (D), qui lui demande d'imprimer 30 000 numéros supplémentaires. Zouf! d'un coup de sa baguette magique, la bonne fée vient de transformer notre ex-étudiant de Polytechnique en magnat de l'humour québécois. Le succès fut si foudroyant et imprévu que même les créateurs de Croc n'y croyaient pas. La revue tire aujourd'hui aux alentours de 75 000 copies, avec des pointes jusqu'à 93 000. Hurtubise peut maintenant vous parler de ses années de misères en vous offrant du caviar et du champagne. Ludcom, son entreprise, a produit des albums, une revue de bandes dessinées, Titanic, dont on reparlera, des jeux pour ordinateurs, des émissions de radio et de télévision (E) et une revue qui a cessera de paraître en 1985, Maximum. Même si la bande dessinée ne représente que 30% du volume du magazine, Croc reste, au Québec, l'un des seuls débouchés possibles pour un auteur de bandes dessinées. Ce mensuel marque le début d'une véritable BD professionnelle au Québec.

NOTES

(A) Il en a déjà été question dans une note plus haut.

(B) Le Salon de la BD de Montréal, tenu à l'Université de Montréal, connaîtra des fortunes diverses. Il y en eu quatre de suite, de 1975 à 1978. Le cinquième eut lieu en 1989 et un sixième se prépare pour avril 1991. De son côté, la ville de Québec organise aussi un Festival de la bande dessinée francophone qui, en avril 1990, en était à sa troisième édition. Les deux événements se chevauchent presque, faute d'entente. On ne manque donc pas de festivals et d'expositions au Québec. Mais de mauvaises langues affirment (avec raison malheureusement) qu'il y a disproportion entre la quantité d'événements et le nombre de créateurs de BD au Québec. (Pierre Cantin, "La bande dessinée québécoise" dans Le Québécois et sa littérature.)

(C) En fait, il faisait suite aux sept numéros déjà parus de l'Hydrocéphale.

(D) Distributeurs Associés du Québec, compagnie qui sera plus tard rachetée par Benjamin News.

(E) L'émission, qui fut en onde sur le réseau T.V.A., s'intitulait Le Monde selon Croc.
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