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HARCELEMENT

MODE D'EMPLOI

 

 

Psychiatre - psychothérapeute, Marie-France HIRIGOYEN est victimologue : au sein de son cabinet ou lors de stages auprès de médecins du travail et de cadres d'entreprises publiques ou privées, elle a découvert la violence perverse qui détruit des êtres sans se salir les mains ! Elle publie Le Harcèlement Moral (Syros), une analyse documentée de ce phénomène de société mortifère, un guide indispensable pour les personnes victimes de pervers à l'intérieur du couple, de la famille ou de l'entreprise. Entretien...

Le généraliste :
- Pourquoi le harcèlement moral a-t-il été si peu étudié en France ?

- Marie-France HIRIGOYEN : Mon livre traite du harcèlement moral et de la violence perverse en général. Cela a toujours existé mais ce qui se passe actuellement dans l'entreprise nous donne l'occasion d'observer de façon quasi expérimentale des procédés de destruction systématique d'individus dont on veut se débarrasser. Je constate qu'il y a une banalisation de ces procédés de non-respect de l'individu ; on se permet de traiter les gens n'importe comment sans qu'aucune limite soit instaurée. Dans des entreprises, sous prétexte de compétitivité et de chômage, qui ne sont réellement que des prétextes, on laisse faire et le propre de la perversité étant de déplacer les limites de l'autre, tout devient possible.

- Vous dîtes qu'il y aurait une tolérance de plus en plus grande vis-à-vis du harcèlement moral...

- Autrefois, il y avait une morale chrétienne et une éducation plus stricte, c'était certes plus contraignant mais après mai 68, tout a explosé. Dire "c'est pas bien" équivaut à être moraliste ou censeur. Dans les écoles de commerces, on apprend aux futurs chefs d'entreprise que pour réussir, il ne pas avoir d'états d'âme, c'est méprisable, ni être trop humain et respectueux, c'est faire preuve de faiblesse. C'est la loi du plus fort qui prévaut. Je ne pense pas que les contraintes économiques justifient ce comportement ; c'est une mentalité de tueur.

- N'est-ce pas l'influence du monde anglo-saxon ?

- Ce genre de comportement existe aux Etats-Unis depuis un certains temps. En France, on appelle ça le management à l'américaine, mais je crois que c'est quelque chose qui s'est mis en place progressivement depuis mai 68, c'est du libéralisme dans tous les sens du terme. Aux Etats-Unis, il faut réussir à tout prix quels que soient les moyens. J'ose espérer qu'en France, on a encore quelques valeurs morales.

- Vous rappelez pourtant "qu'une main-d'œuvre heureuse est plus productive"...

- Dans les entreprises où je fais des stages de formation et en consultation, je vois des gens qui sont complètement démotivés, déprimés, fatigués, qui vont au bureau à reculons. Ils ne sont pas productifs du tout alors que les victimes de harcèlement sont souvent des personnes scrupuleuses, intéressées par leur travail et qui ne demanderaient qu'à en faire plus. Le harcèlement est un mauvais calcul, mais les soucis de rentabilité ne sont pas les vraies raisons de ces comportements ; les vraies raisons, c'est la prise de pouvoir. Quand on n'arrive pas à être un vrai chef, on rabaisse les autres.

- Etre tyranniques, n'est-ce pas une preuve de faiblesse ?

- Dans l'entreprise, je fais une distinction entre l'abus de pouvoir et la perversité. L'abus de pouvoir, c'est le chef qui a besoin d'en rajouter pour se rassurer. Cela relève de l'agression directe qui est moins destructrice. On travaille dans une ambiance de stress, mais on n'est pas harcelé. La perversité, c'est manipuler les gens sans leur dire ce qu'on leur reproche. On les casse à petit feu, par des petites phrases assassines, on ne leur parle pas, on les isole. On coupe court à toute communication : un grand classique est de déposer des notes de services sur les bureau de l'employé, alors qu'on vient de le voir et qu'on aurait pu lui donner les instructions de vive voix. On donne aussi des informations contradictoires pour déstabiliser la personne jusqu'à ce qu'elle finisse par douter de ses compétences. On dit alors :"Vous voyez, il est nul, j'avais raison, cet employé est incompétent." Avec un tel système, on peut effectivement virer qui on veut. C'est très facile. Ce comportement est hélas valorisé dans l'entreprise.

LE ROLE DU MEDECIN GENERALISTE

- Vous évoquez l'affaire Mary-Flo où le contremaître a retrouvé un emploi alors qu'il avait dû quitter l'usine pour harcèlement moral...

- Il a été choisi pour ça par des PDG qui pensent que pour faire fonctionner une entreprise, il faut traiter les ouvrières comme du bétail. En général, la direction se sert du pervers. Je connais une directrice des ressources humaines (DRH) gentille que l'on a mise en duo avec une mauvaise qui saque tout le monde. Elle, on la laisse réparer a minima, mais l'autre est là pour casser les gens et les virer. Je dis que ces procédés sont possibles parce que, au départ, il y a un individu pervers qui entraîne les autres. Les autres employés collaborent parce que c'est plus confortable et moins risqué. Les victimes sont les employés qui ont osé s'exprimer, penser différemment, ou que l'on jalouse parce qu'ils sortent du lot par leur compétence, leur intelligence ou leur intégrité.

- Contrairement à d'autres pays, le harcèlement moral n'est pas puni en France...

- Le harcèlement moral est puni par la loi dans tous les pays nordiques, en Allemagne, en Suisse et au Canada. Les syndicats font même leur pub sur le fait qu'ils défendent les salariés en cas de harcèlement moral. En France, il y a un rapprochement à faire avec le bizutage qu'un projet de loi voudrait punir. Dans le bizutage, on laisse s'exprimer des fonctionnements pervers : un individu pervers manipule les autres pour harceler une victime. J'ai vu des jeunes très perturbés après un bizutage humiliant. Il est dommage que les entreprises n'inscrivent pas dans leur règlement intérieur les limites à ne pas franchir. Dans le code du travail, il est marqué que l'employeur doit veiller à la bonne santé de l'employé, ce qui inclut la bonne santé psychologique.

- Quel est le rôle du médecin généraliste face à des patients harcelés dans leur entreprise?

- Le stress provoque des troubles psychosomatiques. Mais dans le cadre du harcèlement, c'est plus compliqué. Comme les femmes battues, les victimes n'osent pas en parler. Les médecins doivent poser les bonnes questions. Une personne qui va mieux quand elle est en arrêt de travail et qui rechute d'une façon catastrophique dès qu'elle reprend son emploi est un cas facile à repérer. Nous sommes, en tant que médecin, dans une situation paradoxale : nous mettons des gens en arrêt de travail pour les protéger de quelque chose qui devrait relever du règlement de l'entreprise. Il serait préférable de trouver des solutions dans le monde du travail. Et puis, les chefs d'entreprises s'en tirent bien puisque c'est la Sécurité Sociale qui paie !

- Que dîtes-vous aux médecins du travail lors des stages de formation ?

- Je leur dis que le harcèlement n'est pas inéluctable, il peut être arrêté si quelqu'un intervient. Il existe des entreprises où le médecin du travail contacte le psy et on essaie de trouver des solutions avec le DRH. Et puis, il y a les autres, celles où tout le monde se défile et où la victime se trouve de plus en plus isolée. Elle finit même par se demander si elle n'est pas paranoïaque. Cela entretient le processus qui s'accélère. L'atmosphère est de plus en plus violente, la victime devient elle-même agressive ou retourne la violence contre elle et peut aller jusqu'à commettre une tentative de suicide.

- Quels conseils donneriez-vous aux victimes de harcèlement moral ?

- La difficulté pour les victimes est d'apporter des preuves et de trouver des témoignages. Il faudrait se serrer les coudes : les ouvrières de Mary-Flo en ont tellement bavé qu'elles se sont regroupées. Il faudrait médiatiser ce genre d'exemple pour que l'on comprenne qu'il faut se battre ensemble. On ne peut trouver des solutions à ce problème individuel que par une prise de conscience collective. Je regonfle les victimes de harcèlement que j'ai en consultation en leur disant : "Battez-vous, ne vous laissez pas faire, ne donnez pas votre démission et ne négociez jamais un licenciement quand vous n'êtes pas en état de le faire".

 

EXTRAIT DE "Le Généraliste" - N° 1885 - MARDI 29 SEPTEMBRE 1998

· Le harcèlement moral - La violence perverse au quotidien, de Marie-France HIRIGOYEN,
Edition Syros.