Le 28 octobre dernier,
François
Nicolas d'Epoisse, comme chaque année, a
fermé sa maison de Blois pour s'envoler vers
Mexico. Dans les années 70, alors jeune
étudiant en lettres
désargenté, il décide de
partir pour le Mexique, avec 100 dollars en poche.
Il y resta 6 mois. Ses pérégrinations
le mènent dans les
vallées
d'Oaxaca, principale région productrice
de ce mythique alcool qu'est le mezcal : "la
boisson, écrira
Malcom Lowry dans son non
moins mythique roman Au-dessous du Volcan ,
que jamais je ne puis, même en la portant
à mes lèvres, croire
réelle "...
Conquis à son tour, par le goût
étrange du mezcal, François Nicolas
d'Epoisse décide alors de créer une
petite société d'importation
d'alcool, qu'il nomme
Ultramarine, en
hommage à un texte de Lowry du même
nom. Le mezcal a mauvaise réputation, il
faudra trois ans au jeune lettré, pour le
faire entrer en France. A Paris et ailleurs, les
fêtards et autres joyeux noctambules
donneront une place de choix au mezcal dans leurs
libations, heureux de s'encanailler avec cet alcool
aussi mythique et sulfureux que l'absinthe.
La patron d'un bistrot parisien ayant peur de
l'effet du mezcal sur ses clients, gardera pendant
plusieurs mois, derrière son comptoir, la
caisse de mezcal commandée chez Ultramarine.
De quelques échantillons en 1980
ramenés dans les bagages du Docteur Mezcal,
comme la presse mexicaine l'a surnommé,
Ultramarine passe à 30 000 litres en 1986.
Avec ses bénéfices, le flegmatique
dirigeant d'Ultramarine se lance dans l'aventure
éditoriale, publiant des ouvrages à
tirage limité, dont un recueil de dessins de
la chanteuse Sapho.
Fidèle à ses amitiés
littéraires et artistiques, les
étiquettes de ses bouteilles de mezcal sont
réalisées par son ami, le peintre et
illustrateur mexicain: Alberto Gironella. "Je
n'ai pas une passion pour l'argent, m'avoue
François Nicolas d'Epoisse, je suis
l'aventurier mescalero..." Aujourd'hui encore,
les malentendus sur le mezcal continuent: au
Canada, par exemple, il existe une interdiction
fédérale de vente du mezcal. Les
raisons de ce bannissement restent floues et
contradictoires. " On fait trop souvent,
explique l'importateur, un rapprochement faux
entre le mezcal (alcool élaboré
à partir du maguey, variété
d'agaves, plante du Mexique) et
l'hallucinogène mescaline
(alcaloïde extrait du peyotl, cactée du
Mexique). Une autre raison, c'est ce fameux vers
gras et mou qu'on trouvait au fond de la bouteille,
et que le dernier buveur devait manger. Un truc de
macho, j'en ai vu qui était en plastique,
tout le monde s'y est laissé prendre,
à commencer par les touristes."
Avec son allure de dandy littéraire
passionné et d'aventurier aristocrate, le
jeune PDG d'Ultramarine, n'a rien à voir
avec le marchand en gros d'alcool comme on se
l'imagine. Seul importateur de mezcal en France et
en Europe, le succès d'Ultramarine
réveillera la concupiscence des grands
distributeurs d'alcool, qui avaient jusqu'alors
méprisé ou négligé un
marché jugé trop "limité". Sur
les 7 millions de litres de mezcal que produit
chaque année le Mexique, près de 100
000 seront importés en France. Certains,
dans leur empressement à vouloir
reconquérir cette part de marché, ne
s'embarrasseront pas de scrupules, commercialisant
sous l'étiquette Mezcal, à peu
près tout et n'importe quoi.
Mal leur en pris, le Docteur Mezcal qui, depuis
le début de son aventure, se bat pour une
appellation d'origine contrôlée de
l'alcool mexicain, les poursuivra en justice pour
"tromperie sur la nature, la qualité,
l'origine ou la quantité d'une marchandise"
En 1988, la puissante société SDV
avec ses 152 millions de chiffre d'affaires sera
même condamnée à verser 50 000F
d'amendes à la Direction
Générale de la Répression des
Fraudes, suite à une plainte
déposée par d'Epoisse. Un jugement a
été rendu récemment en sa
faveur au tribunal d'Angoulême. Il faut 12
ans au maguey, la variété d'agaves
dont est extrait le mezcal, pour arriver à
maturité. C'est à peu près le
temps qu'il aura fallu au Docteur Mezcal pour
remporter sa plus belle victoire: la ratification
par le Mexique et l'Union européenne d'un
traité de protection mutuelle sur
l'appellation d'origine contrôlée de
la tequila et du mezcal.
Dorénavant, tout ce qui ne sera pas mis
en bouteille sur le lieu d'origine,
contrôlé par le gouvernement mexicain,
avec la mention 100 % agave, ne pourra employer les
labels Tequila ou Mezcal. Cette charte de
qualité ne fait pas l'unanimité au
Mexique. Certains producteurs, peu soucieux de
l'excellence de leurs produits, y voient une menace
pour leurs intérêts. "Avec l'AOC,
rétorque d'Epoisse, les petits
producteurs y trouveront leur compte, plutôt
que d'être pressurés par les
embouteilleurs industriels." Quoi qu'il en
soit, l'aventurier mescalero a gagné une
bataille d'importance dans cette guerre
commerciale, et comme il l'a écrit dans sa
préface au
Mezcal
Mythique publié par Ultramarine en
1985: " Il y a quelque prétention
à vouloir soulever la robe qui recouvre un
mythe qui, par la rapidité du transport, se
retrouve sous les mille feux du soleil qui illumine
les vallées d'Oaxaca - comme à
vouloir faire partager une vision recueillie au
creux du brouillard. La soie qui entoure le mythe
du mezcal d'Oaxaca est assez légère
pour laisser deviner des formes qui
dépassent l'imagination. Les montagnes qui
protègent Oaxaca sont assez fortes pour
garder intact l'objet de nos désirs."
Jean-Luc Bitton
padamien@microtec.net
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