BARAKI

troisième séjour

21 février 1964
Nous voilà de retour dans notre unité.

Comme nous nous y attendions, les installations sont en cours de démontage. Deux des quatre grands hangars sont partis. Les lits métalliques et les armoires individuelles ont été renvoyés en France. Nos couchages sont désormais des lits Picot pliants (avec quand même un matelas). Les armoires sont remplacées par des caisses, des vieux meubles. A mon avis, tous les conteneurs contenant des meubles n'arriveront plus jusqu'à Alger désormais. Nous logeons désormais un peu partout dans le camp. Aumônerie, magasins, bureaux, salles de réunions ont été réquisitionnés. Le moindre recoin est occupé. Les derniers hangars viennent de partir et un bulldozer vient de raser leur emplacement.

Le grand sujet de conversation est maintenant : quand partons nous ? Où allons nous ?

25 février 1964
Le capitaine me fait savoir qu'il n'est pas très content de mon classement à l'examen et m'affecte à son secrétariat. Je partage le bureau et le travail avec un appelé du contingent 63 2/B. Chose étrange, nous ne sympathiserons jamais. Je ne connaîtrais jamais rien de sa vie hors de l'armée. Je ne fais allusion à lui que dans une seule lettre écrite d'Allemagne. Je n'ai même plus, en mémoire, son visage, et j'ai oublié son nom. Je ne lui connaîtrais pas non plus d'ami dans l'unité.

Ce poste n'est pas très fatiguant, 1h 1/2 de travail par jour environ. Mes principales missions consistent : à la collecte du nombre de personnes qui vont manger le midi et le soir au camp, et à communiquer le total au chef de cuisine, rédiger les ordres de mission pour le lendemain, missions affectées par le capitaine aux divers pelotons. Je me dois de savoir si les bahuts sont en plateau, ou en ridelles, avec ou sans banquettes, afin d'éviter les manipulations inutiles. Je vais porter les ordres de mission ensuite aux bureaux des commandants de peloton, où je me fais chaque fois houspiller. Ce sont toujours les mêmes qui travaillent., les autres pelotons sont mieux traités, on retourne encore à ....., mes gars sont crevés, etc...Les missions de déménagement des garnisons ne vont plus aussi loin. Les camions partent désormais le matin et reviennent au milieu de l'après midi. Les missions au Sahara et jusqu'à la frontière du Niger sont du passé.

Le temps passe lentement, heureusement que mon bureau est voisin de celui de l'adjudant de compagnie, le Maréchal des Logis-chef Connes. Brave père de famille, à longueur de journée il nous raconte ses souvenirs, nous parle de sa famille et raconte des blagues.

C'est au cours de ces conversations que nous apprenons que l’Armée Française ne s'est pas toujours bien comportée en Algérie. Nous entendons parler pour la première fois, de torture, de corvée de bois, de déplacement de population. Nous ne connaissions rien de ce qui s'était passé en Algérie il y a seulement quelques mois.

Nous voyons arriver dans notre unité des garçons venant d'autres régiments dissous, des biffins par exemple. Nous récupérons des instructeurs de Blida.

11 mars 1964
Mes 20 ans, j'ai reçu des cartes de toutes parts, des copains, de la famille. J'ai bien arrosé mon anniversaire avec Robert.

12 mars 1964
Je suis nommé Brigadier avec effet du 1 mars 1964. A compter de ce jour, plus de corvées (adieu pelle et balai), plus de garde en mirador. Par contre d'autres contraintes et obligations.


15 mars 1964
Je monte ma première garde comme brigadier. Toutes les 2 heures, je fais la relève des postes de garde avec les sentinelles montantes et revient avec les sentinelles descendantes. Nous nous relayons avec le chef de poste pour tenir le registre de main-courante où sont notés les événements de la garde : relèves, arrivées des punis notamment, mais également tout ce sort et qui entre au camp. Ce n'est pas facile de relever le numéro des véhicules, que la sentinelle nous hurle depuis sa barrière. Heureusement, lors du passage d'un convoi, il ne nous est demandé que de relever le numéro du véhicule du chef de convoi et d'indiquer le nombre de camions. En fin de compte, peu de sommeil sur 48 heures, d'autant plus que la prise de garde s'effectue en fin d'après-midi après la journée de travail.

17 mars 1964
Première sortie du camp depuis mon retour à Baraki, j'ai profité du transport qui va chercher les arabes qui démontent le camp pour sortir un peu. Je tente de profiter de la moindre occasion pour accompagner les camions qui sortent du camp, lorsqu'il manque un chef de convoi, y compris pour les corvées de poubelles.

Nos déchets sont déversés dans un oued à quelques kilomètres du camp. Bien que prévenu par les anciens, je découvre à cette occasion une scène incroyable, des bandes de gamins se battent pour fouiller nos ordures et retirer ce qui peut servir. Quelle surprise ! Depuis, la télévision a banalisé ces scènes de misère. Nous qui avions à peine 20 ans, quel choc !

Au cours de ces voyages, je pourrais voir les tonnes de matériel qui rouillent au soleil sur les quais du port militaire d'Alger. Je doute que tout ce matériel puisse avoir été chargé avant notre départ.

Le port d'Alger

23 mars 1964
Pour la première fois depuis notre arrivée, je pars pour un quartier libre à Alger. Des camions viennent nous conduire, et nous reprendrons ce soir. Ce qui frappe d'abord, c'est le nombre élevé de policiers, de militaires algériens, pistolet mitrailleur à la hanche. Après des balades autour du port, où nous avons eu la surprise de rencontrer des anciens de Laon. Après quelques achats de souvenirs, nous rentrons à la nuit tombée à Baraki, alors que les lumières commencent à s'allumer sur la ville.
Nous profiterons d'une autre sortie, pour nous rendre au bord de la casbah, à une adresse communiquée par nos anciens. Devant la crasse qui règne, les individus qui attendent leur tour, nous battons vite en retraite devant la porte du bordel. L'Armée française est une nouvelle fois en fuite.

Alger centre

Dans toutes les sorties que nous effectuerons, nous serons déçu par le comportement des Européens qui habitent encore l'Algérie. Ils nous ignorent totalement. En moyenne 2 fois par mois, le soir plus certains dimanche, j'accompagne le chauffeur du capitaine (et de l'ambulance), pour conduire en banlieue d'Alger, le médecin aspirant qui va voir une amie. Nous attendons parfois plus d'une heure dehors avant de le ramener. Ou bien nous effectuons 2 fois le trajet pour ne pas attendre dans la rue. Ce n'est qu'au bout de la 6ème fois, que nous serons invités à boire une bière. Nous nous vengerons sur les sandwiches-merguez que nous achetons au bord de la route à un marchand ambulant. C'est à ces occasions que je découvre les merguez.

Il se confirme que nous sommes mutés en Allemagne.

Un incident va me permettre de toucher du doigt la détresse morale de certains camarades éloignés de chez eux. Inquiet de ne pas voir rentrer un de nos camarades de chambrée, nous nous mettons à sa recherche et le découvrons inanimé derrière un bâtiment. De toute évidence, il est ivre-mort. Nous le portons en hâte à l'infirmerie où le caporal-infirmier, qui semble bien formé pour ce type d'incident, lui administre une piqûre. Nous reverrons ressortir notre camarade 48 heures plus tard, en pleine forme. Il ne nous dira jamais pourquoi il s'est saoulé tout seul. Certainement une histoire de fille. J'apprécie à cette occasion de ne pas avoir de copine qui m'attend au pays.

La qualité de la nourriture est en baisse. Nous apprenons que l'intendance demande que soient épuisés les stocks de haricots, de lentilles et autres, pour ne pas avoir à les embarquer pour la France. Nous avons mangé nos cochons et nos moutons.

31 mars 1964
Nous commençons à conditionner le matériel. Tous les jours des camions en emporte sur Alger.

1er avril 1964
Avec quelques camarades et le chef Connes, nous montons un canular. Au rapport du matin, nous informons l'ensemble des gars que les 2 mois de permission libérable sont supprimés et que nous aurons avoir à faire les 18 mois prévus. Il est même question de rappeler le contingent qui vient d'être libéré. Vive émotion. La foule se bouscule toute la journée au bureau pour vérifier l'information. Il est très facile de produire le document officiel, monté de toutes pièces, revêtu d'un grand nombre de cachets et de signatures.
Ce n'est qu'au rapport du soir que l'information est démentie. Bien peu, en fait, auront fait le rapprochement avec le 1er avril.

5 avril 1964
Je suis de semaine, ce qui implique que j'essaie de dormir au bureau entre 23 heures et 4 heures, avec des réveils en cours de nuit.
Une mission importante part pour Colomb-Béchar à 980 Kms, mission de 3 jours, escortée par des automitrailleuses et la gendarmerie. Malgré mes intrigues, je n'en suis pas. Dommage, car ce sera la dernière mission de cette ampleur.

11 avril 1964
L'Algérie change de monnaie. Les ports et les aéroports sont bloqués. Le camp est consigné, nos camions ne sortent pas. Ce changement de monnaie ne dure que 2 jours. Les anciens billets français seront périmés, sans aucun espoir de change futur. Une façon comme une autre de connaître les avoirs de la population. Une sortie exceptionnelle en jeep me permet de voir les queues à la porte des banques et des postes, queues surveillées par l'Armée algérienne. Il fallait voir ça !

Les libérables du contingent 63 1/A qui devaient partir sont bloqués 2 jours de plus et ne sont pas très contents ! Ces libérables sont remplacés par des gus venus d'autres unités dissoutes. Nous voyons arriver des gens de Blida dont le camp vient de fermer. La discipline s'est relâchée et les missions ont repris de plus belle, y compris le dimanche.

25 avril 1964
Je suis nommé brigadier-chef, avec effet au 1er mai, fini les gardes (pour le moment). Mon camarade Robert du Havre est également nommé. Nous sommes les seuls.

Comme il y aura un défilé pour célébrer notre départ, nous reprenons l'ordre serré, bonjour l'ambiance, les gars ne savent plus marcher au pas. Ca reviendra vite. Nous reprenons également le footing le matin, après tant de semaines sans aucun sport, dur ! dur ! .

Nous continuons à conditionner le matériel et je commence à brûler les archives que nous n'emmènerons pas.

8 Mai 1964
J'informe la famille qu'il ne faut plus envoyer de colis ou de mandat jusqu'à nouvel avis.

Les températures sont montées en flèches et il nous est désormais interdit de sortir dans le camp torse nu ou sans coiffure.

12 mai 1964
Les lits pliants nous ont été retirés, et partent pour la France. Nous couchons désormais sur un matelas posé par terre , sans drap, avec uniquement une couverture.
Nous partageons désormais le sol avec les souris qui, sortant d'on ne sait où, viennent grignoter la nuit, nos affaires et les quelques douceurs que nous recevons dans les colis.

Nous conservons uniquement avec nous l'essentiel pour 8 jours. Le reste de notre paquetage et nos affaires personnelles sont chargés à bord des camions et des remorques, plombés pour l'occasion.

J'ai un peu plus de travail, je tape les listes d'inventaire du matériel mis en caisses. Ces caisses seront chargées dans nos camions et nous les retrouverons en Allemagne.

L'autre compagnie part pour la Bretagne et effectue les mêmes préparatifs. Nous serons séparés à l'arrivée à Marseille.

Le camp ressemble à un campement de nomades.


17 mai 1964
Nos camions, remorques et autres véhicules ont été conduits au port d'Alger, un sacré convoi. Ils seront embarqués sur un cargo. Il y avait bien plus de conducteurs que nécessaire, beaucoup ont voulu être du voyage. J'en étais. Nous sommes revenus dans les bahuts d'une autre unité.

Il n'y a plus de matériel au camp et donc plus de travail. Nous vivons des stocks existants. Le rare matériel (de cuisine notamment) restant nécessaire à notre vie pendant ces quelques jours, sera abandonné sur place.

19 mai 1964 : tard dans la nuit tombée, nous brûlons tout ce qui est en bois dans le camp. Quels feux de joie ! Les arabes du coin ont du penser que nous mettions le feu au camp.

Nous abandonnerons notre dernier matelas, (quel butin pour l'armée algérienne), mais emmenons notre dernière couverture. Les transistors diffusent à fond la chanson de Johnny” pour moi la vie va commencer". La chanson vient de sortir elle semble écrité pour nous. Tout un symbole.

20 MAI 1964 : nous quittons l'Algérie.

Une dernière descente des couleurs devant tout l'effectif rassemblé et des camions nous emmènent à Alger. L'émotion règne malgré notre désir de partir. L'armée algérienne est à la porte du camp, pour en prendre possession. Nous la saluons par des gestes obscènes et par des injures. Juste retour des choses, ce sont les arabes, puis les pieds noirs qui nous ont appris le bras d'honneur.

Désigné comme un des adjoints du chef Connes pour le détachement précurseur qui va préparer l'arrivée de la compagnie à Karlsruhe, je vais éviter le camp Sainte Marthe. Je suis chargé de mon sac à dos avec un minimum de vêtements, la couverture, quelques papiers de la compagnie dans une musette et suis armé d'un pistolet mitrailleur (sans munition).


Dans le bateau, nous sommes environ 1500 de toutes armes. Le voyage est moins agréable qu'a l'aller. J'ai le mal de mer pendant tout le voyage, pourtant la mer n'est pas très forte. Bien avant l'arrivée à Marseille, nous sommes cloîtrés sur les ponts inférieurs et ne voyons rien de l'arrivée sur Marseille. A l'arrivée une brève cérémonie a lieu pour la descente des drapeaux des unités qui rentrent. Puis c'est à nous de débarquer.
La première personne que nous voyons sur le quai, en remontant sur le pont supérieur, est un arabe, dans sa djellaba blanche. Il a du se demander longtemps pourquoi 1500 hommes l'ont conspué. Un de nos camarades a le temps de voir quelques minutes ses parents qui ont fait le voyage de Marseille.

De Marseille, je ne vois rien, un camion nous emmène directement à la gare Saint Charles, pendant que nos camarades se dirigent sur le camp Sainte Marthe.
Dans le train, nous tentons de dormir le mieux que nous pouvons, en s'installant sur les banquettes, dans le couloir. Les plus surpris ont du être les voyageurs qui se rendaient aux WC ou au wagon-restaurant, d'avoir à enjamber ces soldats en treillis et en armes.
Nous nous sommes faits également remarquer dans la gare de Strasbourg, cherchant notre chemin, en tenue de combat avec arme et bagages, nous avons évité, quand même, de mettre notre casque lourd sur la tête.

Le voyage va durer en tout 46 heures. Nous sommes parti de Baraki le 20 à 13 heures, embarquement à 14 heures sur le Kairouan, départ d’Alger à 18 heures, arrivée à Marseille le 21 à 15 heures, à la gare Saint Charles à 19 H 30, embarquement dans le train régulier Marseille-Strasbourg, arrivée à Strasbourg le 22 à 8 H 45, départ immédiat sur Karlsruhe pour une arrivée à 11 H.

21 MAI 1940 / 21 MAI 1964

Par un étrange raccourci de l'histoire, ce jour où je rejoins la France en direction de l'Allemagne, comme membre des Forces Françaises en Allemagne, 24 ans plus tôt, jour pour jour, le 21 Mai 1940, mon père rejoignait également l'Allemagne, mais comme prisonnier de guerre.