MISE EN CONDITION

Au cours de notre enfance, nos grands-parents, parents et instituteurs nous ont préparés à ce service militaire. Je fais partie de cette génération dont les grands pères ont combattu en 1914, le père en 1939, les cousins en Algérie. L'histoire récente de la dernière guerre nous était sans cesse rappelée. Et plus encore dans ma ville de Dieppe qui avait vu mourir sur ses plages un matin d'août 1942 plusieurs milliers de Canadiens.

Pas d'état d'âme, le service militaire va de soi, il s'inscrit dans la continuité de la vie d'un garçon. Nos champions et chanteurs préférés n'échappent pas au service obligatoire : Jacques Anquetil, Eddy Mitchell, Johnny Hallyday ne font-ils pas leur service ? A l'étranger, Elvis Presley l'effectue en Allemagne sous l'uniforme de l'Armée US qui est encore une armée de conscription. Echapper au service est à la limite déshonorant, sauf déficience physique. Un jeune acteur voit sa carrière bloquée pour cause de réforme en cours de service. On reproche même aux exemptés de continuer à percevoir un salaire dans leur entreprise alors que les autres touchent la solde ridiculement basse de l'appelé. Sursitaire pour cause d'études en cours est même considéré par beaucoup comme une injustice.

Ce service militaire nous est rappelé en maintes occasions :
Mange ta soupe, tu verras quand tu seras au service, celle que l'on te servira ne sera pas aussi bonne !
Profite de ce que tu as en ce moment, tu verras au service !
Moi j'ai fais la guerre et on ne m'a pas demandé mon avis !
Si tu n'obéis pas mieux à l'armée, tu vas en voir !
Ne compte pas sur nous pour t'envoyer des colis ou des mandats !

Notre adolescence a été marquée par les événements d'Algérie (il ne fallait pas dire la guerre), nos copains plus âgés partaient les uns après les autres pour cette guerre qui ne disait pas son nom, et à leur retour ils ne réintégraient pas le groupe. Leur caractère avait changé, sans que nous puissions bien comprendre pourquoi, ils ne parlaient pas de ce qu'ils avaient vu ou fait. Pas plus que ne parlaient de 1940, nos pères (Les événements d'Algérie ont été qualifiés de guerre par un vote de l'Assemblée Nationale le 18 Octobre 1999, soit 37 ans plus tard).

Le service militaire faisait partie de nos conversations interminables, chaque soir après le travail, tenues sur les marches de la passerelle de chemin de fer (aujourd'hui disparue), qui nous tenait lieu de point de rencontre.
Nous avions tous du travail. Dès 14, 15, 16 ou 17 ans, les employeurs nous attendaient à la sortie des écoles. Nous savions tous que ce travail serait interrompu un jour par notre départ à l'armée. Cela faisait partir de l'avenir tout tracé qui nous attendait : école, travail, service militaire, travail, fiançailles, mariage, enfant(s), petits enfants.

L'âge requis approchait et la guerre d'Algérie continuait (1954-1962). Nous ne disposions pas énormément d'informations (pas encore de guerre en direct au journal TV de 20 heures). La presse écrite censurée et les actualités au cinéma parlaient très peu de cette guerre où n'étaient évoqués que les bons résultats des opérations militaires.

Quel soulagement lorsque le 19 mars 1962 un cessez le feu est signé à Evian. La guerre est finie. Pas de liesse populaire pour fêter cet événement, tout au plus un profond soulagement dans la population.

Nous ne nous doutions pas alors, qu'il faudrait quand même partir en Algérie, désormais pays indépendant pour y rapatrier le matériel que la France avait déversé sur ce pays en 8 ans de conflit.

Malgré l'indépendance des anciennes colonies, d'autres camarades partiraient eux aussi pour des pays lointains, au titre de la coopération aux pays africains ou dans les territoires que la France conservait outre mer. D'autres, plus chanceux, resteraient en métropole ou iraient en Allemagne pour y exercer des emplois subalternes, sans intérêts, mais était-ce réellement une chance ?

La date de l'éventuel départ est pratiquement connue grâce aux calculs que nous pouvons faire en fonction des départs de camarades plus âgés. L'âge théorique de départ est toujours 20 ans, mais il avance de plus en plus.

Il y a 6 départs par an, de 2 mois en 2 mois, en Janvier 1A, Mars 1B, Mai 1C, Juillet 2A, Septembre 2B, Novembre 2C.
La durée du service militaire au moment de notre incorporation est fixée à 18 mois, mais par un artifice législatif, nous n'effectuerons que 16 mois, 2 mois nous seront accordés en permission libérable, avec autorisation de travailler.