Kisangani compte toujours ses morts

Kisangani ne se remet pas des duels d'artillerie qui ont opposé Rwandais et Ougandais en juin de cette année et qui ont fait pleuvoir six mille obus sur les civils.

REPORTAGE

COLETTE BRAECKMAN à Kinshasa

A Kisangani, seuls ont été réparés les dommages les plus visibles infligés à la ville au cours de la " guerre des Six-Jours " : le toit de la cathédrale, les murs de quelques comptoirs d'achat de diamants.

Ailleurs, dans les quartiers populaires, rien ou presque n'a été fait, à part quelques tôles distribuées au lendemain de la bataille par les rebelles du RCD-Goma, maîtres des lieux après la victoire de leur allié rwandais. Le gouverneur soupire : Les délégations se succèdent, tous parlent de nous aider, mais rien ne se fait.

Il faut dire que le climat social et politique qui règne à Kisangani n'incite pas à la bonne volonté : les tracasseries bureaucratiques sont nombreuses, les indicateurs pullulent, à la solde de la puissante DGM (Direction générale des migrations) dirigée depuis Goma par Bizima Karaha, désormais ministre de l'Intérieur du RCD, éminence grise de la nouvelle équipe.

Dans les quartiers populaires, la désolation est mêlée de peur. Chacun affirme que le cimetière créé par la Croix-Rouge internationale, où s'alignent plus de six cents croix blanches, avec l'éloquente mention " victimes congolaises de la guerre entre le Rwanda et l'Ouganda ", ne reflète qu'une faible partie de la réalité.

Et personne ne croit que l'enquêteur britannique envoyé par les Nations unies pour évaluer les dégâts humains et matériels ait pu se " suicider " dans sa chambre de l'hôtel Palm Beach au deuxième jour de son arrivée dans la ville martyre. Bien au contraire : les " Boyomais " (habitants de Kisangani) sont tous persuadés que des consignes ont été données, au plus haut niveau, pour revoir à la baisse le chiffre de leurs morts

" Je pense avoir vu des milliers de cadavres "

Aux abords du tristement célèbre pont sur la Tshopo, où les combats entre soldats rwandais et ougandais se sont déroulés rue par rue, au corps à corps, les maisons sont toujours en ruines, quelquefois recouvertes des bâches bleues du Haut Commissariat de l'ONU pour les réfugiés. Les arbres ont perdu leur feuillage, emporté par le souffle des obus, et les habitants ont peur de raconter aux étrangers le calvaire qu'ils ont subi.

Pour en savoir plus, il a fallu qu'un curé de paroisse transmette, avec de grandes précautions, un document réalisé, explique-t-il, au péril de sa vie par un habitant de la ville, qui a voulu interroger un maximum de témoins...

Les 24 pages de ce document sont terrifiantes : des civils racontent, avec force détails comment les bombes ont frappé leurs maisons de plein fouet, tuant des familles entières, comment les corps ont été brûlés ou jetés à la rivière pour empêcher un décompte précis des victimes, comment les Ougandais étaient drogués et les soldats congolais oints de substances censées les rendre invulnérables.

Un enfant témoigne : Notre quartier était entièrement entouré de Rwandais, aidés par des rebelles du RCD. Le chanvre et la bière coulaient à flots, comme dans le camp des Ougandais. De jour comme de nuit, les sifflements des obus et des balles nous faisaient penser à la mort. Notre maison était devenue un cercueil...

Les Ougandais, poursuit-il, ont commencé par chasser les Rwandais de notre quartier en pilonnant sysématiquement les positions des ennemis. Chaque explosion était suivie par les cris de terreur et de détresse des familles touchées. Ceux qui échappaient aux bombes se faisaient tuer par les soldats.

Un cycliste, réquisitionné pour transporter des officiers ougandais au delà de la rivière Tshopo, raconte : Partout le feu, le sang, les cris de détresse, les lamentations. Je pense avoir vu des milliers de cadavres, les uns en décomposition, les autres mangés par les chiens et les porcs, ou calcinés, sans compter ceux que l'on enterrait avec des moyens de fortune ou que l'on jetait à la rivière.

Effacer les traces de crimes de guerre

Le cycliste poursuit : J'ai même vu, au moment où les Rwandais se sont mis à contre-attaquer et où les Ougandais se repliaient à la hauteur du pont sur la Tshopo, les cadavres de trois Blancs en tenue militaire. " Ce sont des mercenaires qui combattaient à côté du RCD ", me dit, indifférent, l'inconnu que je transportais...

Un autre témoignage relate le cas d'une famille qui refusa aux militaires rwandais d'entreposer dans sa maison les cadavres qui se décomposaient au soleil : Un officier, entouré de ses gardes, se fit alors introduire au salon. Il était si gentil que B.C. ne se douta de rien. Il pensait sans doute que l'officier voulait sauver la maisonnée et l'emmener dans un endroit sûr, c'est pourquoi il appela sa femme et ses enfants. Seule une fillette demeura cachée. Tout étant concerté d'avance, le commandant donna un ordre et ses armes crachèrent le feu. Le commandant lui-même termina l'opération en achevant chacun des corps inanimés. La pauvre fille survivante est à moitié détraquée et on ne sait pas si un jour elle recouvrera ses esprits.

Tous assurent que le nombre réel de victime dépasse de loin les six cents morts recensés par la Croix-Rouge. Un autre cycliste réquisitionné par les Ougandais explique : Lorsque je passai pour la première fois sur le pont, dix cadavres gisaient un peu partout. Au bout d'un pont, on jetait un autre cadavre, après l'avoir éventré. C'est la méthode employée pour empêcher les cadavres de flotter et ainsi ne pas laisser de traces.

Un soldat congolais, déserteur des positions rwandaises, affirme : Il existe plusieurs charniers autour de la ville, sans compter les cadavres jetés à la rivière. Dès le premier jour, nous avions dénombré autour de huit cents cadavres. Les autorités nous ont donné l'ordre d'effacer les traces, qui pourraient plus tard donner lieu à des poursuites pour crimes de guerre...

Les Rwandais éventraient les cadavres et les plongeaient dans le fleuve pour qu'ils coulent sans problèmes, poursuit-il. J'ai vu des soldats qui traînaient des corps pour les plonger dans l'eau et les faire sauter sur des explosifs. J'ai enterré dans des fosses communes autour de quatre cents corps...

Tous les habitants de Kisangani s'indignent du silence de la communauté internationale, de son indifférence face à leur sort. Tous assurent que la population civile, frappée par 6.500 bombes, a payé au plus haut prix une guerre dont elle n'a toujours pas compris les enjeux...·

Le Soir du mercredi 20 décembre 2000
© Rossel et Cie SA, Le Soir en ligne, Bruxelles, 2000