Compte-rendu de la conférence du Professeur René Lemarchand intitulée : Aux origines de la crise des Grands Lacs africains.

Montréal, 5 août 2000

Organisée par le CPRGLA, Conseil pour la paix dans la Région des Grands Lacs africains et la CBCA Inc, Communauté burundaise du Canada, la conférence a commencé à 14h30 dans les locaux de l'université du Québec à Montréal (UQAM) La salle, prévue pour 150 personnes, était remplie à pleine capacité.

La conférence a été commencé par la présentation du livre de Melchior Mbonimpa intitulé La Pax Americana en Afrique des Grands Lacs : l'envers du décor. Ce dernier, empêché, avait envoyé son texte dont lecture a été faite par Polycarpe Ntibarikure de la communauté burundaise.

La présentation soulignait d'abord la motivation qui avait poussé Melchior Mbonimpa à rédiger son essai. L'auteur estime en effet que dans le concert des voix qui s'acharnent à présenter une vision manichéenne de la situation de l'Afrique des Lacs, qui épinglent des méchants à écraser et indique les bons à soutenir, il fallait non pas devenir l'huile qui fait avancer la machine médiatique, mais le grain de sable qui grince et amène l'opinion à questionner les certitudes qu'on lui enfonce dans la gorge.

L'essai analyse le projet impérial américain dans la région des lacs africains et en définit quatre étapes :

- la prise de pouvoir de Museveni en 1980 à Kampala, assisté par les réfugiés tutsis rwandais et le surarmement de l'Ouganda devenu comme une base militaire américaine dans sa lutte contre le régime islamique de Khartoum au Soudan.

- L'invasion du Rwanda en 1990 par l'armée ougandaise dont le pouvoir de Kampala veut extirper les éléments tutsis devenus impopulaires auprès de l'opinion ;

- L'invasion du Zaïre en 1996 par les troupes d'axe Kigali, Kampala, Bujumbura, l'installation de Kabila à Kinshasa après la défaite de Mobutu et le début de l'exploitation des ressources minières par les multinationales occidentales et sud-africaines ;

- La dispute entre Kabila et ses parrains, devenus trop gourmands, et après le constat par les Congolais du remplacement de la dictature mobutiste par l'occupation étrangère. Cette dispute se solde par l'invasion et l'occupation de l'est du Congo par les alliés d'hier, occupation qui dure encore jusqu'à nos jours.

Le livre s'attache à décrire cette “guerre des autres” où les géants qui se battent écrasent dédaigneusement des millions de vies humaines et montre comment les intérêts étrangers qui ont embrasé la région ont fini par entraîner dans la conflagration des dizaines de pays, dans ce que Hegel a applelé la guerre de tous contre tous.

Mais il ne s'arrête pas à ce constat désabusé. Il souligne que son essai vise un triple objectif :

- montrer comment, lentement mais sûrement, s'élabore dans la région une culture de la résistance ;

- révéler l'existence d'une conspiration pour la paix, encore ténue mais appelée à prendre de l'ampleur, et qui mobilise des hommes et des femmes de bonne volonté au sein d'organisations multiformes ;

- Proposer son “rêve éveillé”, un projet d'union avec la Tanzanie, au sein de la fédération du Kilimandjaro, pour mettre un terme au face à face meurtier entre les deux ethnies au Burundi et au Rwanda, sacrifiant ainsi une souveraineté qui ne profite à personne pour une ouverture et un désenclavement qui mettraient fin à la guerre des castes.

L'essayiste souligne enfin qu'il a écrit ce livre, au milieu des privilèges de la liberté comme dirait Camus, comme pour se faire pardonner de vivre libre et heureux, quand d'autres vivent dans les chaînes, dans les privations et dans l'humiliation. Et pour témoigner de tous les gestes de solidarité dont il a été l'objet dans la société d'accueil.

Texte de Mbonimpa

La conférence de René Lemarchand insiste sur deux idées forces : il faut condamner tous les crimes et tous les criminels quelle que soit leur appartenance ethnique. Il y a eu deux génocides dans la région des Grands Lacs africains : le génocide des Tutsis du Rwanda en 1994 et le génocide des Hutus du Burundi en 1972. Le génocide du Burundi est un passage obligé pour qui veut comprendre son pendant rwandais. Pourtant, les analystes paresseux et les politologues pressés s'obstinent à ignorer le premier.

Après avoir retracé l'origine des affrontements ethniques au Burundi et au Rwanda dans la révolution sociale rwandaise de 1959, le conférencier s'est alors attaché à décrire le génocide burundais pour éclairer le second génocide de l'Afrique des Lacs. Le cataclysme qui s'est abattu sur le Burundi en 1972 a eu en effet des conséquences incalculables pour la sous-région. Il a décimé l'intelligentzia hutu du Burundi, consacrant ainsi durablement la ségrégation contre les Hutus et l'hégémonie de la minorité tutsie dans toutes les instances de l'État. Il a aussi occasionné, chez le voisin du Nord, la radicalisation des Hutus, animée par Bakiga, les Hutus du Nord, radicalisation qui s'est soldée notamment par une nouvelle vague de refugiés tutsis après la prise du pouvoir par Juvénal Habyarimana en 1973. Ce sont les mêmes réfugiés qui iront grossir les rangs du futur Front patriotique rwandais. Dans le même temps, les Hutus exclus basculent dans l'opposition.

De même, on ne peut raisonnablement comprendre la réaction des Hutus du Burundi après la mort du président Ndadaye sans se référer au génocide de 1972. La colère des Hutus après l'assassinat de celui en qui il voyait l'espoir de devenir enfin citoyens d'un État qui les avait longtemps exclus explique la violence de leur réaction.

 

Répondant aux questions de l'auditoire, le professeur est revenu sur certains éléments-clé de son propos :

Sur la question du génocide, il a tenu à faire les mises au point suivantes :

A) Les événements survenus au Rwanda en 1959 ne peuvent être qualifiés de génocide en raison du fait qu'ils s'inscrivent dans un contexte de guerre civile et que leur ampleur ne peut justifier cette appelation.

Le vocable ne peut pas non plus être utilisés pour désigner les événements de 1993 au Burundi et le professeur considère comme une "erreur profonde" la prétention d'un membre de l'auditoire que le FRODEBU est un parti génocidaire : des membres du FRODEBU ont pu commettre des massacres, mais la responsabilité ne peut être imputée à l'institution en tant que telle. Et ces massacres ne peuvent être désignés par le vocable de génocide dans l'acception du droit international.

B) Le tribunal pénal international d'Arusha ne peut servir à la réconciliation dans les Grands lacs africains que s'il juge tous les crimes. Il ne peut uniquement faire le procès des vaincus. Son mandat doit être élargi pour qu'il puisse juger les crimes de tous les acteurs, hutus et tutsis, du Rwanda comme du Burundi.

C) Avec les événements qui se sont déroulés dans l'Est du Congo après 1994, les analystes ont assisté à la naissance d'une ethnie, une “ethnogenèse”. Alors que les Hutus et les Tutsis du Congo étaient collectivement désignés sous le vocable de Banyarwanda, la création de l'AFDL et l'invasion du Congo par le Burundi, le Rwanda et l'Ouganda ont forcé les Tutsis du Congo, ceux d'immigration récente comme ceux des vagues antérieures d'immigration, à se désigner collectivement comme Banyamulenge, une ethnie qui n'existait pas avant les événements qui ont présidé à sa naissance.

Cette ethnogenèse se justifie par la nécessité de réaffirmer leur appartenance au Congo et de se distancer stratégiquement de leurs congenères tutsis du Burundi et du Rwanda, considérés par les populations locales congolaises comme des envahisseurs.

 

Certains membres de l'auditoire ont fait observer au professeur que certaines de ses analyses présentaient des lacunes historiques au sujet du Congo. L'intéressé, qui est le premier à le reconnaître, a déclaré qu'il était disposé à creuser le sujet.

D) Répondant à une autre question, le professeur Lemarchand est revenu sur le sujet de la démocratie qu'il ne faut pas, rappelle-t-il, confondre avec la tyrannie de la majorité. La hantise de l'extermination de la minorité tutsie par la majorité hutue est bien réelle au sein des élites tutsies, surtout après le génocide rwandais. S'il prêche pour une force internationale qui sécuriserait tout le monde, y compris et surtout cette même minorité, il a réaffirmé haut et fort que la démocratie est incontournable, mais que la force et viabilité de cette même démocratie se mesurent aux mécanismes institutionnels et constitutionnels qu'elle met en place pour protéger les minorités. Pour y arriver, il faut notamment éviter le piège de la globalisation et de la culpabilisation collective d'une ethnie et aménager des espaces de dialogue interethnique.

E) Revenant sur les négociations d'Arusha, le professeur déplore que les négociateurs aient fait l'économie d'une réflexion approfondie sur l'État. Il faut réinventer l'État, soutient-il. Le dosage ethnique proposé par le projet d'accord d'Arusha est une condition nécessaire mais pas suffisante à la viabilité des institutions étatiques. Dans sa structure actuelle, l'État est un distributeur de rentes de situation au lieu d'être un moteur du développement. Hydrocéphale, l'État doit se réformer pour promouvoir l'efficacité, la poursuite de l'intérêt général et donner sa place à l'initiative privée.

  • Texte intégral de Lemarchand

  • Le tournant de 1972 par LEMARCHAND René dans BURUNDI. Ethnic conflict and Genocide

  • Burundi: Une histoire d'un génocide impuni