Un génocide est en cours à Kisangani

COLETTE BRAECKMAN

Le Soir du vendredi 9 juin 2000

La troisième ville du Congo à feu et à sang.

Otage des armées rwandaise et ougandaise, hier alliées, maintenant

ennemies.

KISANGANI

De notre envoyée spéciale

Il suffit de s'aventurer de quelques centaines de mètres en direction du centre de Kisangani pour vérifier la pertinence de l'accusation que le lieutenant-colonel Paiva, responsable de la Mission des Nations unies au Congo, formule à l'encontre des belligérants: Des commandants militaires qui placent leurs hommes et leurs armes au milieu d'une population civile doivent répondre de crimes contre l'humanité, de génocide. Il vise ainsi nommément les deux responsables de ces opérations militaires sur Kisangani: le colonel ougandais Sula et son homologue rwandais Karyango.

NUIT DE CAUCHEMAR

Après une nuit de cauchemar durant laquelle les bombes sont tombées sans arrêt sur les maisons, les magasins, les édifices publics, Kisangani est en ruines. Dans la rue principale, les enseignes des comptoirs d'achat de diamants tenus par des Libanais pendent au vent. A l'intérieur des parcelles, les habitations sont pulvérisées. Partout, des gens désespérés exhibent des fragments de pièces d'artillerie noircies qui, en pénétrant dans les abris de fortune, ont tranché les chairs, brisé les membres, fracassé les crânes... Dans l'arrière-cour des comptoirs "Gustave" et "Khalid", la situation, particulièrement dramatique, est à l'image de ce qui se passe dans toute la ville. Des corps, baignant dans leur sang, sont alignés sous des

couvertures ou des pagnes, des blessés gémissent ou crient.

TERRES DANS LES MAISONS

Mais nul ne se porte à leur secours: les bombardements ne cessent pas, les organisations humanitaires sont terrées dans leurs maisons, aucun véhicule n'ose prendre la route. De toute manière, les hôpitaux sont dépourvus d'eau potable, de médicaments, d'électricité... Alors, les blessés se vident de leur sang, et meurent sur le béton couvert de gravats. Kambi Jonathan, un étudiant en sociologie, a, toute la nuit durant, tenté de trouver un transport pour sauver des blessés. Mais aucune porte ne s'est ouverte, pas même celle de la Procure, où les membres de la Monuc étaient plaqués au sol ou cachés dans les toilettes, espérant seulement sortir vivants de ce pilonnage. Lorsque Kambi m'a emmenée ver l'arrière-cour de Khalid, la famille libanaise a hurlé en me voyant, désignant les corps de cinq blessés, dont plusieurs étaient à l'agonie. Josyane, une jeune fille à la cuisse éventrée, aura peut-être plus de chance: elle a réussi à se traîner dans la cour de la Procure et, couchée dans un atelier, elle a attendu les premiers soins durant toute la journée. Après d'interminables tentatives de cessez-le-feu, négociées durant toute la nuit, le désespoir s'est emparé de Kisangani, lorsqu'il apparut que le président rwandais Kagame eut déclaré que ses troupes n'arrêteraient pas les hostilités.

Vers deux heures du matin cependant, abrité sous un bureau de bois, alors qu'une pluie d'obus faisait voler des éclats de métal dans la cour de la Procure, le colonel Paiva avait cru réaliser l'impossible: il s'était entretenu avec l'envoyé spécial américain Richard Holbrooke qui venait d'arriver à Kampala, il avait parlé avec les commandants rwandais et ougandais de la place e surtout, l'état-major ougandais s'était engagé à respecter, dès 7 heures du matin, un cessez-le-feu unilatéral. Cette promesse avait permis de supporter le reste de la nuit, ponctuée d'échanges de tirs, de déflagrations, de pilonnement d'armes lourdes. Sans oublier la contribution personnelle du perroquet des religieuses, qui, durant les brefs instants où les armes se taisaient, imitait à ravir le sifflement des obus, jusqu'à obliger les plus résistants à se jeter au sol une fois de plus.

JUSQU'AU DERNIER CONGOLAIS

Avant 7 heures du matin, et dans les premières heures de la matinée, il ne fallut pas longtemps pour comprendre que toutes les promesses de cessez-le-feu étaient vaines, que Rwandais et Ougandais étaient prêts à se battre jusqu'au dernier Congolais, pour prendre le contrôle de la troisième ville du Congo, riche en diamants et d'une importance stratégique évidente.Car prenant le relais d'une nuit de cauchemar, les tirs du matin redoublaient d'intensité, faisant résonner dans la ville effondrée l'étrange alternance des armes légères, actionnées par de très jeunes combattants présentés comme "incontrôlables", et des armes lourdes, maniées, elles, avec une précision diabolique, par des soldats aguerris. Le rythme a fini par devenir familier: les échanges commencent généralement par des tirs rwandais en provenance du centre-ville, en direction des positions ougandaises situées au-delà de la rivière Tshopo, où se trouvent les batteries ennemies. Les wandais reprochent en effet aux Ougandais, qui avaient cependant quitté la ville le week-end dernier, d'avoir fait volte-face depuis lundi et d'être revenus

vers le centre de Kisangani. Cette progression leur a valu un blâme américain et il a été signifié à Kampala que les Ougandais devaient regagner leurs positions antérieures. Ecoeurés par les vaines promesses, épuisés par une nuit de pilonnage et par quatre jours de bombardements intensifs, manquant d'eau potable et de nourriture, menacés en permanence, les hommes de la Monuc ne cachaient pas leur découragement: Nous étions ici pour garantir un accord de désengagement, pour mettre en oeuvre la démilitarisation de la ville,devait nous déclarer le colonel Paiva, mais si nous sommes systématiquement attaqués, si l'accord de paix est aboli, notre présence n'a plus de raison d'être Deux de nos maisons ont été délibérément attaquées et détruites par les Ougandais d'abord, les Rwandais ensuite. Cela ressemble à de la

provocation... Les soldats de la paix sont amers, révoltés: Donnez-nous quelques

compagnies de soldats aguerris et nous remettrons ces lâches à la raison, soupirent-ils. Ici, c'est moins d'une guerre dont il s'agit que d'une prise d'otages: les civils sont utilisés comme des boucliers humains par des soldats qui se cachent au sein de la population. Les militaires se trouvent relativement à l'abri dans leurs tranchées mais les civils meurent par dizaines, puisque les bombes tombent en masse sur les quartiers populaires. Nous ne pouvon cautionner cela par notre présence...

LE PRECEDENT RWANDAIS

En début d'après-midi, le colonel Paiva, excédé, s'est décidé à frapper un grand coup: avançant l'inutilité d'observateurs confinés dans des maisons, menacés sans arrêt, il prit la décision d'évacuer, provisoirement, en direction de l'aéroport de Bangboka. Une décision

lourde de conséquences, car si elle est appliquée, elle signifiera probablement la fin de la présence de la Monuc à Kisangani, sinon en République démocratique du Congo, et entraînera un discrédit supplémentaire pour l'organisation.A l'heure actuelle déjà, les habitants de Kisangani ne cachent pas leur rancoeur: ils reprochent aux observateurs militaires d'être impuissants à les protéger, mais en même temps, l'idée de les voir quitter la ville les emplit de terreur. A ce moment, on nous massacrera sans témoins, disent les gens massés dans les

abris. Mais les membres de la Monuc, qui se rappellent le précédent du Rwanda, où le départ de l'ONU laissa le champ libre aux bourreaux, ne souhaitent pas réellement quitter Kisangani et s'accrochent jusqu'au bout à la moindre promesse de cessez-le-feu. Une promesse aussi formelle que fragile, à l'instar de l'engagement que prit le chef d'état-major rwandais Karenzi Karake, qui promit qu'à partir de 16 heures, ses forces renonceraient même à répliquer si elles étaient attaquées.Une heure plus tard, la Monuc avait déjà enregistré dix violations de

cet engagement, mais à ce moment, il était trop tard pour organiser un départ en dehors de Kisangani et une nouvelle nuit de bruit et de fureur s'annonçait...

© Rossel et Cie SA, Le Soir en ligne, Bruxelles, 2000