Au cimetière des illusions, une seule loi règne: celle du plus fort

COLETTE BRAECKMAN

Le Soir du vendredi 9 juin 2000

Kisangani est devenue un cimetière. Cimetière pour des dizaines, des centaines de civils congolais ensevelis sous les décombres, qui agonisent lentement faute de soins, qui s'éteignent dans l'indifférence du monde. Cimetière aussi de quelques illusions qui avaient la vie dure,

le mythe d'une "renaissance africaine" qui aurait été incarnée par de "nouveaux leaders" comme Museveni et Kagame, le mythe du panafricanisme, de la solidarité régionale. En réalité, les présidents des deux pays voisins du congo, qui ont, durant des jours et des nuits, permis le pilonnage d'une ville sans défense, ont révélé ici leur véritable nature: ils ne sont que des seigneurs de la guerre, trop orgueilleux pour être les premiers à céder

au bon sens, aux pressions, à la simple humanité, couvrant des généraux affairistes qui ne voient dans le Congo qu'un territoire à piller, un peuple à dépouiller...

Car enfin, à plus de mille kilomètres des frontières du Rwanda et de l'Ouganda, quelle est la justification que ces deux armées peuvent donner de leur présence en territoire congolais? La sécurité? La nécessité de poursuivre les Interhahamwes ou les rebelles ougandais?

Chacun sait qu'ils sont absents des forêts équatoriales et que seules les régions frontalières devraient être protégées. La réalité est bien plus triviale: si Kisangani est devenue une proie, si sa population est sacrifiée avec un cynisme qui rappelle celui de ces esclavagistes qui

ont encore leur tombe dans la région, c'est parce que la province est riche, trop riche. Le café, le diamant, le bois précieux représentent le véritable enjeu de cette guerre, un butin que les Rwandais, qui ont combattu pour prendre la ville, n'entendent pas abandonner à leur voisin

ougandais et au mouvement rebelle de Jean-Pierre Bemba que Kampala soutient avec conviction. En ce moment, que l'on ne vienne pas parler aux gens de Kisangani d'un dialogue intercongolais qui imposerait les groupes rebelles à la table

de négociation. Ici, chacun le répète avec conviction: il n'y a pas de rébellion contre le régime Kabila, même si ce dernier est loin de faire l'unanimité, rien d'autre qu'une invasion par des troupes étrangères, car même les commandants congolais du RCD ne cachent pas leur

frustration, étant écartés tant d'éventuels accords de désengagement que de la conduite des opérations militaires, et révoltés par les souffrances infligées à la population civile. Kisangani est aussi un cimetière où s'engloutit le crédit moral que le régime rwandais avait

tiré du génocide: comment Kigali pourrait-il encore jouer sur la mauvaise conscience du monde en évoquant (à juste titre) le sort des Tutsis abandonnés, en culpabilisant l'ONU pour sa lâcheté en 1994, alors qu'ici, les observateurs onusiens sont pilonnés par leurs propres forces, que les civils congolais sont utilisés comme otages et boucliers humains, que les promesses de cessez-le-feu sont systématiquement reniées? Quant à Museveni, alors qu'il se plaît à apparaître comme un leader régional, voire une "conscience" panafricaine, l'obstination que ses troupes mettent à s'incruster dans la troisième ville du Congo

réduit à néant le prestige qu'il avait gagné en stabilisant et en redressant l'économie de son pays. Kisangani, enfin, est un cimetière pour ce qui restait de conscience à la communauté internationale, cette communauté qui n'est représentée ici que par une poignée d'observateurs militaires désarmés et impuissants, qui tolère que deux armées se battent dans un pays tiers pour le partage d'un butin facile. Les Congolais se plaisent à répéter que si de tels

forfaits se déroulaient au Kosovo ou au Koweït, des interventions musclées seraient

décidées sans tarder... Quant aux grands principes fondateurs de l'Afrique moderne, qui consacraient l'intangibilité des frontières, le respect de la souveraineté des Etats, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, les voici balayés au profit d'une loi vieille comme le

monde et venue tout droit de la jungle: celle du plus fort.

© Rossel et Cie SA, Le Soir en ligne, Bruxelles, 2000