Testament d’un réfugié

L’homme et sa famille

Il s’appelle Niyongira, de son nom d’exil, pour des raisons bien compréhensibles. Le nom évoque à la fois ses dispositions d’esprit et le sens de son entreprise. C’est un ancien commerçant de 45 ans mais qui en paraît aujourd’hui bien de 80 ans. Originaire de la préfecture de Byumba, ce sédentaire-né court depuis octobre 1990, période où le Front a attaqué le Rwanda à partir de l’Ouganda. Sa prochaine étape, il ne connaît pas. Il avait beaucoup de biens qu’il ne savait pas compter. Il n’a jamais déclaré ses véritables revenus au fisc, non pas qu’il ne tenait pas de comptabilité mais qu’il voulait échapper au payement de l’impôt réel dû compte tenu de ses revenus. Il faut aussi dire que la loi autorisait cette délinquance en prévoyant l’imposition forfaitaire. On peut ainsi facilement s’expliquer ses nombreuses relations parmi les vérificateurs des impôts.

Il ne lui manquait rien ; maintenant, il n’a rien, il n’est rien. Il a tout laissé derrière lui du fait de la guerre. Il n’a que lui-même et un seul enfant à naître, si on peut dire ainsi. Il vit avec une jeune femme dont on dirait sa petite fille, depuis bientôt deux ans. A la question de savoir comment il vit, il s’en réfère aux oiseaux qui ne cultivent pas mais qui, pourtant, vivent. "Imana izi abayo"( Dieu pourvoit aux besoins des siens), se contente-il de dire en kinyarwanda, en riant. Sa femme qu’il appelle "Tourquoise" en référence à l’opération française dans l’Ouest du Rwanda dont il doit sa survie et en souvenir des circonstances dans lesquelles il l’a obtenue, est enceinte. Malgré, la grossesse avancée, cette femme d’une vingtaine d’année passe de paroisse en paroisse pour quémander vivres et assistance; pour le reste, le modeste loyer pour la maison en tôles ondulées que le couple habite à Kabiriya est payée grâce à l’aide reçue des parents dispersés de par le monde. Pour ce, il vante les performances de Western Union et Internet. L’homme qui dans le temps ne manquait de rien se dit gêné d’abuser de la générosité des bienfaiteurs.

Il parle trop de son enfant à naître.. Il lui a déjà donné un nom en violation flagrante de la coutume rwandaise ; il l’a appelé, avant naissance KWIZERA. Il prévoit déjà, compte tenu de sa santé sérieusement entamée par la maladie et le poids du trauma, à lui faire un testament. Il commence à parler de son passé, il sort directement de son mutisme, il fait des considérations politiques j’allais même dire déplacées. Je l’interromps en lui disant qu’en tant que réfugié il a l’obligation de réserve, il n’a pas à s’occuper des choses politiques. Il me dit ne pas jouir de la protection internationale: il a depuis longtemps fait la queue au Jesuit Refugee Service pour être admis à exposer les motifs de son exil mais il n’ a jamais réussi. Il s’est chaque fois fait renvoyé parce que son visa pourtant "fake" était toujours valide....Dernièrement, il s’est vu remettre à l’entrée de la parcelle un " rejected", comme ces réfugiés rwandais francophones l’appellent communément. Il s’agit en fait d’une lettre- formulaire notifiant au demandeur de protection internationale au HCR la décision de rejet de sa demande.

 

On lui demande s’il sait le pourquoi de ce traitement. De répondre sur un ton ironique: "On me reproche de n’être pas mort de paludisme et de n’être pas tombé sous les balles de nos agresseurs dans la jungle zaïroise". C’est un de ces quelques rescapés du Camp de Tingi Tingi, c’est un de ces femmes, enfants et vieillards non commandos qui ont traversé les forêts du Zaïre à pied mais dont personne ne dit les performances. Et pourtant, ils ont battu le record du monde en endurance. Il est tout content de redire son testament, cela se lit sur son visage. Il semble vouloir tout dire à la fois..

Ses dispositions d’esprit

A quelque chose malheur est bon: notre Zachée qui a toujours triché le fisc a mis son exil à profit; il déclare à volonté avoir renoncé aux biens de ce monde pour le Ciel. Est-ce volontaire ou cette déclaration est une façon de se consoler du trauma enduré pendant tout le chemin d’exil et à la vie nouvelle de réfugié? Il déclare à tout qui veut l’entendre qu’il est " born again", comme la plupart des citoyens du pays hôte. En tous cas, il proclame aujourd’hui son salut à la manière de Saül, le persécuteur devenu Saint Paul, l’apôtre.

C’est à la rue Yaya, au Centre des interviews justement, à Nairobi qu’il a fait la connaissance de sa future femme, ils ne sont pas encore officiellement mariés; en tous cas, ils ne pensent pas le faire tant que l’accomplissement de cette formalité, que madame souhaite tant pour sa fierté et son assurance aujourd’hui et à l’avenir de son statut de femme mariée, constitue une menace de l’aide humanitaire nécessaire pour la survie du couple. En effet, si madame dit qu’elle vit avec un homme, elle perd le bénéfice de l’aide qu’elle reçoit du religieux bienfaiteur. Le prélat n’assiste pas les femmes vivant en famille, les fonds disponibles, apprend-on discrètement étant destinées aux seules femmes vivant seules et aux seules filles vulnérables. Pour ce motif, plusieurs femmes ne se sont-elles pas déclarées veuves alors qu’elles vivent avec leur mari! Il est vrai, dans l’adversité, la personnalité ne survit toujours pas à son homme.

Il se souvient de chaque détail, il est lassant, il est d’une loquacité sans égal. S’il pouvait écrire comme il parle, il battrait Agathe Christie par ses romans-fleuves. Il a le temps, tout le temps. Il n’a pas d’emploi, il n’a ni papier ni bic pour mener à bonne fin ses projets. Les passants bénévoles auxquels il compte ses initiatives lui en fournissent, évidemment. Il est bavard, avons-nous dit, il est affecté d’une diarrhée verbale. Il parle avec aisance et assurance, il a beaucoup de souvenirs de son séjour dans chaque de ces successifs camps de réfugiés à travers le territoire du Zaïre, de l’attaque des camps par l’armée patriotique rwandaise, de la pérégrination de ses compatriotes dans les forêts zaïroises. Il parle de Tingi Tingi et de ses rescapés, du train de la mort en souvenir à ses nombreux réfugiés morts asphyxiés ou tués par leurs compatriotes, des massacres sélectifs de Kisangani dans lesquels les réfugiés intellectuels ont péri sous l’appât de la nourriture leur tendu par leurs tombeurs. Notre conteur marque une pause et semble se rappeler d’un événement marquant:

Malgré ses transes et déceptions

Il semble sortir de son profond sommeil et raconte comment, épuisés, visages émaciés croulant de soif et de faim, un attaché militaire d’une des grandes puissances en poste à Kinshasa a débarqué de son avion à Tingi Tingi pour leur annoncer qu’il venait en mission d’évaluation de l’assistance nécessaire aux réfugiés. "Nararikenze"( "C’était trop bon pour ne pas être vrai"), murmure-t-il encore en kinyarwanda. Certains réfugiés avaient pourtant douté de la bonne foi de ce monsieur bien habillé... L’envoyé du ciel a survolé le camp de fortune en long en large. En attente de la manne salutaire, ils n’ont eu que pluie d’obus qui s’est abattue sur le camp deux jours après la visite, confirmant ainsi les prédictions ou décisions des grands de ce monde quant à la perte, la destruction ou la confusion des réfugiés hutu récalcitrants avec l’infranchissable jungle zaïroise...C’est dans cette confusion totale que notre ami a perdu sa femme et ses trois enfants. De là, il y a lieu de comprendre les crises de mélancolie dont il est parfois affecté malgré son fanatisme dans sa nouvelle religion.

Il explique en fait les raisons pour lesquelles on lui a refusé la lettre de protection:" pour un mort ressuscité qui raconte comment et par qui il a été enterré," avoue-il, "c’est un témoin, un témoin gênant qui rend compte du grand silence et de la complicité qui a entouré une des grandes tragédies dont a été victime le peuple hutu dans les forêts du Zaïre, une des graves barbaries qui a été commise contre le genre humain et dont certains (dont il ne cite pas les noms) se sont rendus complices, conclue-il.

En effet, il dit être témoin des massacres de Mbandaka et se souvient de la localisation des fosses communes où ont été jetés les corps de ses compatriotes. Il ajoute qu’il était prêt à indiquer ces emplacements à la Commission des Nations Unies qui allait enquêter sur les massacres ; ces carnages sont encore vivants dans ses souvenirs mais restent actuellement jetés aux oubliettes dans un imbroglio politico-diplomatique savamment entretenu..

Il a connu donc le camp de Tingi Tingi, il s’est retrouvé sur le train de la mort à Kisangani. Arrivés à Nairobi, ils ont failli de peu se faire rapatrier contre leur gré vers leur pays d’origine. Finalement ils ont été renvoyés au Camp de Kakuma dans le Nord du Kenya où ils ont été mis en quarantaine comme s’ils étaient atteints de lèpre. On les désignait de "gens de Tingi Tingi".

Ils avaient débarqué à Nairobi par un avion humanitaire affrété par leurs compatriotes. C’est de là qu’ils ont été renvoyés au camp de Kakuma les négociations tripartites ayant échoué. Il y aura d’autres tractations en vue de les livrer, en trophée, sur plateau au régime qu’ils ont fui. On dit qu’ils avaient disparu dans la nature quand les camions dépêchés pour en prendre livraison sont arrivés....

Le narrateur déclare narrer à l’intention de son enfant à naître; il dit qu’il veut que son fils sache le malheur qui a été imposé à son peuple, à ses frères et soeurs, à sa mère. Il est content de faire ce genre de testament, de raconter ce qui est arrivé donc à sa famille. Il n’ a pas la prétention d’écrire un livre dont il n’a ni les compétences ni les moyens; il se propose simplement de disponibiliser un écrit pour la postérité à la mesure de ses moyens, pourtant inexistants, pourvu que le message parvienne à destination. Maladif qu’il est, il ne sait pas s’il sera encore en vie à la naissance de son enfant qu’il voudrait être de sexe masculin, peut être ou plutôt sans doute pour les raisons de coutume.

Ses mémoires

A ce que je sache, les mémoires sont rédigés par les grands après qu’ils aient terminé leur carrière professionnelle ou au terme de leur carrière politique. Notre homme, illettré qu’il est fait ses mémoires à sa manière. Il déclare rapporter les faits qu’il a vécus, ce qu’il a ressenti. Il déclare ne rien interpréter. Il déclare être de ceux qui ne voudraient pas que d’ici 10, 20, 30, ou 50 ans on ne doive pas se poser la question, ou faire les recherches sur les conditions sociales pénibles qu’ils ont vécu ou que l’on dénature les faits en leur faisant dire ce qu’ils n’ont pas vécu lors de la pérégrination des réfugiés dans les forêts zaïroises.

Il déclare avec fierté chercher, je dirais, à la manière de Horace, à s’immortaliser, se perpétuer ou perpétuer la mémoire des siens qu’il n’ a pas eu l’occasion de pleurer par la mise par écrit des circonstances dans lesquelles ils ont donc perdu leur vie. En ce domaine, les pleurs et les mémoires en souvenir des morts ne pourraient être le monopole d’un homme ou d’un groupe d’individus, tout le monde ayant en effet déploré la perte des siens dans la tragédie qui s’est abattu sur le pays. Ce paysan, comme on pourrait être tenté de l’appeler chez nous, explique que l’Histoire d’une Nation ne devrait pas se confondre avec l’Histoire de la Cour. Il estime que sa famille, de par le fait qu’elle connaît et vit sa condition, a aussi une histoire à rapporter à ses membres, présents et surtout, à venir. Ils doivent être fiers d’appartenir à ce groupe familial.

Sont riches de signification, ... et enseignements

Au-delà de son aspect spectaculaire, le cas de ce monsieur inspire réflexion, enseignements:

1) L’histoire d’un pays n’est pas toujours ou seulement le train de vie, non plus le mode de pensée des institutions ou des dirigeants politiques de ce pays, c’est aussi le mode de vie, le mode de pensée des populations de ce pays. L’histoire d’un groupe social peut être facilement manipulée compte tenu des intérêts politiques des autoritésen place en une période donnée, les exemples ne manquent pas...

2) Si petit soit-il, tout écrit renseigne sur le mode de vie et les préoccupations de son auteur ou d’un groupe social à une époque donnée. En témoignent les commentaires des décisions des juridictions coutumières rwandaises faits par les Chefs Seruvumba, Sendanyoye et d’autres et publiés vers les années 1950 dans le Bulletin Servir, alors édité par le Groupe Scolaire d’Astrida (actuellement Butare/au Rwanda).

Notre interlocuteur fait une digression, c’est sans doute là où il voulait en venir: il est critique à l’endroit de ses compatriotes qui, une fois sous le coup l’éthylisme qu’ils chérissent par ailleurs, sont très prolifiques en souvenirs et arguments mais sont fainéants quand il est question de mettre quoi que ce soit par écrit à l’intention des autres. Erudits et formés à grands frais au dos du contribuable, ils restent tributaires de la tradition orale dont ils ne veulent pas se départir, ce, malgré leur séjour parfois longs dans les milieux à tradition écrite!

Ne serais-je pas de ceux- là, nombreux par ailleurs, qui se contentent de réfuter tout bonnement l’une ou l’autre assertion publiée par d’autres comme si les mots ne s’envolent pas et que seuls les écrits survivent à leurs auteurs. On dit pourtant que: "VERBA VOLANT, SCRIPTA MANENT". Bien de nos gens sont plongés dans une peur, on dirait atavique; ils ne voudraient pas se compromettre quand bien même il est question de relater la réalité des faits, c’est-à-dire, ce qu’ils ont vécu et seulement ce qu’ils ont vécu.

et sont porteurs d’espoirs pour un avenir meilleur.

Monsieur Niyongira se défend de chercher à donner à son rejeton pour mission la vengeance de ses frères et soeurs morts, immolés à l’autel de l’intolérance politico-ethnique et de la répression. Il se dit croyant et il voudrait fermement mettre en pratique les prescriptions bibliques du pardon. N’a-t-il pas, en effet, comme pour manifester sa bonne foi, confessé ses péchés publiquement devant l’assemblée de son église et déclaré se repentir avec rétroactivité de tout fait, action omission ou comportement à caractère offensant qu’il aurait manifesté à l’égard de ses voisins, amis et ennemis! En tout cas, dans ses prières qu’il dit tout haut dans un " broken English " comme s’il était envoûté, il n’oublie pas de parler des bandits et des policiers, les premiers pour leurs forfaits dans les rues de Nairobi et les derniers pour leurs visites nocturnes non voulues dans les familles des réfugiés rwandais qu’ils pourchassent, on l’entend dire ainsi que "  le Seigneur leur pardonne parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ".

Aussi insolite et drôle que puisse paraître le testament de notre homme, il n’en reste pas moins vrai qu’il est porteur de significations à bien des égards.

PUISSENT LES RÉFUGIÉS MATÉRIELLEMENT DÉMUNIS ET PSYCHOLOGIQUEMENT TRAUMATISES LÉGUER A LEUR POSTÉRITÉ UN MESSAGE DE PAIX DURABLE DANS UN RWANDA RÉCONCILIE ET GUERRI DES BLESSURES DE DIVISION POLITICO-ETHNIQUE. Certes, l’entreprise est énorme, titanique, mais elle reste réconfortante.

Jérôme MANIRAKIZA