Père André WORBE: L'ELIMINATION ETHNIQUE AU RWANDA EN 1999

Extrait de la revue Dialogue n° 210

Ce témoignage recueilli par le Père André Worbe, directeur du Service missionnaire, des Pères Jésuites de France, traduit le désarroi de certaines familles rwandaises et de la société en général, devant un ethnisme militant utilisé par des extrémistes de tout genre comme arme politique.

Monique, jeune mère de famille hutu, était mariée à Jean, un Tutsi. Après le génocide de 1994 ils continuaient à vivre ensemble au Rwanda. Pendant les événements tragiques où tant de massacres

ont eu lieu, Jean avait bénéficié de la protection de la famille de Monique, qui l'avait caché, lui permettant d'échapper à des poursuites fatales. Le FPR ayant pris de pouvoir, la belle famille de Jean pouvait espérer profiter de l'aide de ce dernier en face des menaces qui la visaient, car Jean avait pu très vite se lier d'amitié avec des militaires occupant des postes importants. Monique, son épouse, a de ce fait obtenu un emploi envié dans une grande société dont le directeur était hutu.

Chaque soir, des officiers du nouveau régime venaient à son domicile converser avec Jean, mais Monique n'était pas admise à prendre part à ces rencontres. Un jour, après le départ de ses hôtes, elle demande à son mari le sujet de leurs entretiens. Il répondit qu'ils traitaient de chose si importantes, que cela ne la concernait pas. Il ajouta: "Désormais je ne veux plus voir de Hutu te visiter chez moi; plus personne ne doit savoir dans notre entourage que tu es d'origine hutu. Tu pourras si tu veux causer avec ta soeur sur ton lieu de travail, mais pas davantage!" Ce n'est pas sans une amère inquiétude que Monique reçut cette déclaration.

Quelques jours plus tard, les mêmes officiers tutsi invitèrent Monique à causer seule avec eux. Ils lui annoncèrent qu'ils voulaient lui confier une mission qu'elle devrait accomplir avec le plus grand soin : "ta position te permet, disaient-ils de joindre aisément ton directeur. Tu tâcheras de mettre la main sur la clé de son bureau. Tu auras ramolli un savon dans l'eau et tu enfonceras fortement la clé dans ce savon, et nous t'expliquerons le reste par la suite."

Monique rendit compte de l'affaire à son mari pour lui demander conseil. Elle fut surprise de la réponse de Jean: "Fais vite ce qu'ils te demandent, tu gagneras leur confiance et ainsi tu ne

subiras plus les traitements auxquels sont exposés les Hutu". Ne sachant à qui se confier, et ne

pouvant imaginer la suite, Monique fournit le savon dans lequel elle reçu le double de la clé, avec consigne d'aller l'essayer, afin de s'assurer de son bon fonctionnement. Après avoir constaté que l'essai était concluant elle s'ouvrit de l'affaire à sa soeur qui fut très inquiète, se demandant comment faire pour sauver tous ceux qui couraient un grave danger: et d'abord le directeur. Mais aussi Monique qui risquait sa vie si elle montrait la moindre hésitation pour se jeter dans cette affaire.

Les militaires remirent à Monique un pistolet, lui expliquant le rôle qu'elle devait jouer: "Tu

t'assureras un jour que le directeur est resté seul dans son bureau, alors que tout le reste du

personnel est parti. Tu ouvriras la porte et tu le tueras à l'aide de cette arme, sans rien dire à

personne, et tu sortiras vite. Nous serons dans les parages, nous expliquerons ta présence par le fait que tu venais chercher tes clés oubliées sur ton lieu de travail. Tu n'as rien à craindre, nous ferons tout le nécessaire pour ta protection." Monique expliqua tout cela à son mari, lui disant qu'elle ne pouvait pas tuer quelqu'un. Jean lui répondit: "Si tu ne le fais pas c'est qui qui sera tuée à sa place.Tu dois comprendre que nous devons collaborer avec les officiers pour éliminer les Hutu qui occupent les places importantes. Réalise que tu pourrais un jour être choisie pour le remplacer ! Quand comprendras-tu que tu ne dois pas frayer avec les Hutu ? Tâche d'y réflechir sérieusement."

La soeur de Monique avait révélé ce secret à un militaire hutu de ses relations; celui-ci a aussitôt réalisé qu'il faillait faire fuir Monique avant qu'elle soit contrainte d'exécuter cette mission. Celle-ci gardait avec elle le pistolet, disant qu'elle attendait le moment favorable ; en réalité elle voulait gagner du temps, jusqu'à ce que toutes les conditions soient remplies pour réussir son départ.

Elle fit croire à Jean qu'elle était malade, et qu'elle ne pouvait pas aller à son travail. Au bout d'une semaine elle lui déclara que les médecins qui ne trouvaient pas la cause de sa maladie lui conseillait d'aller consulter en Côte d'Ivoire. Le militaire hutu avait réussi à lui procurer tous les papiers utiles.

Cependant Jean, qui commençait à avoir des soupçons, révéla toute l'affaire aux officiers tutsi. Et le lendemain la copie du passeport de Monique, avec sa photo, était affichée dans tous les bureaux de l'immigration, avec la consigne de refuser à cette personne l'autorisation de quitter le pays. Il n'en fallait pas plus pour signaler que Monique était menacée d'une mort certaine. Mais cela valait aussi pour son père, lequel était détenu en prison, pour le médecin qui avait fourni les ordonnances, pour les militaires hutu qui avait fait des démarches pour son départ, et pour sa soeur et les autres membres de sa famille. Elle est restée encore une semaine chez elle sans sortir ; et son mari n'a rien fait pour réclamer en sa faveur un autre diagnostic, car il pensait que peut-être elle allait mourir.

La semaine suivante elle recommença à aller à son travail. C'est là que sa soeur l'a rejointe, lui

expliquant que leur ami militaire hutu avait trouvé un guide sûr qui la conduirait en cachette et à pied jusqu'à la frontière. Cette soeur s'est rendue devant la maison de Monique pour dépendre quelques habits qui séchaient; elle a attendu le soir à la sortie de l'école les deux enfants de Monique pour les conduire à leur mère, afin que tous puissent partir depuis son lieu de travail sans retourner à la maison, précaution de prudence malgré l'absence de Jean qui s'était déplacé dans une autre préfecture.

Le guide les a fait passer à travers la brousse ; les jeunes enfants n'ont pas posé de questions, car leur père les avait souvent mis en garde, leur enseignant que tous les Hutu sont des Interahamwe - tueurs et méchants, dont ils faut se méfier... Ces petits pensaient donc qu'ils étaient poursuivis par des Hutu qui voulaient les tuer, et cela expliquait que la tante les attendait à l'école, et que la maman les cachaient dans la brousse.

Arrivée en Côte d'Ivoire, Monique voulait à tout prix aller plus loin pour chercher un refuge de sécurité. Son mari, soutenu par les autorités tutsi, avait fait envoyer un avis de recherche par Interpol, demandant que la police de Côte d'Ivoire rapatrie cette femme au Rwanda, pour le motif qu'elle avait pris la fuite avec les enfants tutsi. Monique a montré à ces policiers les ordonnances médicales, elle a expliqué qu'elle venait se faire soigner, que son mari n'était pas à la maison au moment de son départ, mais qu'il était au courant de sa maladie, qu'elle s'était refusée à laisser les enfants à la garde d'un domestique douteux.

Les policiers ont admis que leur rôle consisterait à surveiller la suite de ce dossier médical et ils ont prescrit à Monique de ne pas changer de domicile sans leur autorisation. Elle a donné son accord, mais sans perdre de temps elle est partie en avion vers l'Europe. Elle est maintenant demandeur d'asile dans un pays de la Communauté Européenne.

Dans cet éprouvant exil, ses enfants étaient pour elle un souci constant. Lors qu'elle devait quitter une de ses maisons de séjour, elle y enfermait les petits pour aller faire ses courses. Ils ne se plaignaient pas, comprenant que la maman voulait les protéger contre les méchants hutu dont leur père leur avait parlé. Pauvre maman obligée d'attendre pour expliquer à ses enfants que des hommes excellents existent chez les Hutu comme chez les Tutsi, mais que des deux côtés il y a d'horribles assassins.

Monique regrette sincèrement de n'avoir pas pu avertir son directeur qu'il courrait un grand danger; il est peut-être déjà assassiné, sinon ses ennemis attendent une occasion favorable, qui ne manquera pas de se présenter, car rien ne les presse. Elle n'a pas de nouvelles des siens, et

l'inquiétude lui torture le coeur. Son père, emprisonné, est-il encore vivant? Elle se rappelle la visite qu'elle lui faisait un jour, lui apportant du lait. Les gardiens lui ont demandé si elle n'avait pas caché des armes dans ce lait pour les faire passer à son père.

Elle les a assuré du contraire, mais l'un d'entre eux, ramassant un morceau de bois dans la boue rouge de la terre latéritique, s'en est servi pour agiter le lait, comme pour s'assurer que rien n'y était caché; après quoi il a fait passer ce lait devenu rouge au vieil homme, qui souffrait de l'estomac.

Monique n'oubliera jamais la peine qu'elle a eue de ne pouvoir expliquer à son père pourquoi son lait était rouge.

Comme un certain nombre d'autres demandeurs d'asile, Monique se refuse à raconter son histoire, qui est une grave condamnation de crime contre l'humanité, les responsables ne le lui

pardonneraient pas, ils se vengeraient contre son père, contre sa soeur, contre son médecin, contre ceux qui ont osé l'aider à fuir une terrible et irrésistible menace mort. Une peur très compréhensible, et que rien ne peut apaiser, l'oblige à se cacher et à se taire. Le lecteur peut comprendre qu'aucune indication de ce récit n'est de nature à trahir le personnage principal.

Ne jugeons pas trop vite tous les clandestins et autres sans papier dont nous ignorons le secret, et qui ont tant de raisons d'envier le sort des Français que rien ne menace, qui ne manquent de rien, et jouissent sans en avoir payé le prix fort, d'une considération confortable !

André WORBE, s.j. Paris (France)