PERDANT MAGNIFIQUE (Les Inrockuptibles, Avril 1994)


C'est un mystère qu'on me traite autant de hype. Comme si moi, j'étais capable de mettre sur pied un tel coup monté... Je ne regarde jamais la télé, je ne lis jamais les journaux, je suis incapable de dire si j'ai, oui ou non, un quelconque succés. Je suis chez moi, je joue de la guitare sans la moindre ambition et quelqu'un vient de sortir mon album. Voila les faits. Est-ce arrivé trop vite ? Je n'ai pas de repère, je ne sais pas à quelle vitesse ça se passe pour les autres. Pour moi, de toute façon, tout va trop vite. Les nouvelles circulent trop vitent, les disques sortent trop vite, les trains vont trop vite. Ma musique est à l'opposé même des modes, des coups montés. Je ne suis pas assez futé pour ça. c'est assez drôle pour moi de voir le bruit que fait mon album quand je me souviens de l'enregistrement des chansons: une bonne rigolade, des idioties mises en boîtes dans des salles à manger, dans des salles de bain, chez des copains. Comment ces gags ont-ils pu se transformer en chansons prises au sérieux ? A l'époque je me moquais bien de leur potentiel, de leur réussite. Je ne recherchais même pas de maison de disques. Si on m'avait dit, il y a un an, que je signerais un gros deal avec Geffen, je me serait étranglé de rire. Je n'ai jamais rongé mon frein dans mon coin en attendant ce jour, car je pensais qu'il n'y avait rien à attendre. Confectionner mes petites cassettes suffisait à mon bonheur. Et si demain, je dois retourner dans ma chambre et recommencer à enregistrer sur un walkmna, je le ferai le sourire aux lèvres. Je méprise la soif de réussite, l'obsession de notre société pour le succés. Pour moi, elle ne se mesure pas en dollar, mais en rigolade, en plaisir.

Sur scène, ton éventail est encore plus large que celui représenté par Mellow Gold. Tu passes du hardcore au blues sans sourciller. Pourtant, le public qui ne connait que Loser, s'attend à un concert plûtot rap.

Ce disque n'est qu'une facette de ma musique. Je publie d'autres chansons sur des labels indépendants, des choses moins produites, enregistrées sur un petit magnéto à cassettes. Juste moi à la guitare. Je laisse tout sortir, le bon comme le mauvais, je refuse de faire le tri. Pas question d'être trop méticuleux, de placer la barre trop haut, de constiper ma crétivité. Loser, de toute façon n'était qu'une plaisanterie, une façon de me moquer de moi-même. Un pauvre petit con de blanc en train de rapper, parfaitement ridicule, "je ne suis qu'un loser, pourquoi ne pas me buter ?"; c'était écrit contre moi-même. Le hip-hop, je n'y connais presque rien. En voiture, ma radio est toujours branchée sur une station qui passe du rap sur grandes ondes. Comme mes hauts-parleurs sont foutus, je n'entends que les basses et ça me plait comme ça. Ca me rappelle les talking blues de Woodie Guthrie. Et là-dessus, on me sort: beck fait son Beastie Boy. Comme si les Beastie Boys avaient supervisé l'enregistrement du morceau, me communiquant leurs ordres par talkie-walkie tout en surveillant la scêne par hélicoptère "hé, connard, ce n'est pas ce qu'on t'as dit de faire" (sourire)... Mon vrai truc c'est le folk. Loser, c'était juste une vanneà part, bien loin de mes autres chansons: du blues, de la slide guitare.

Ton contrat et les obligations ont-ils changé ton rythme de vie ?

Je vis toujours dans le même trou à rats du Barrio à l'est de Los Angeles. Une bonne partie de ma famille est d'origine mexicaine, c'est mon quartier, c'est là que j'ai grandi. Je m'y sens bien et je n'ai pas l'intention de déménager. Je n'ai besoin de rien de plus que ma chambre ou mes amis mexicains. J'ai mon frigidaire, mon grille-pain, je peux mener une existence ascétique. Avec l'argent du contrat, je peux payer le loyer et même m'offrir le dentiste une fois de temps en temps. Grâce à ça, je n'ai plus à faire de petits boulots pour survivre. Pendant longtemps, j'ai malaxé la viande chez McDonald. Puis j'ai travaillé dans un vidéo-club avant de devenir jardinier: je me promenais avec une soufflerie dans le dos et avec un tuyau, j'écartais les feuilles du gazon. Que des boulots de merde réservés aux sous-humains. Pendant des années, j'ai vécu au jour le jour sans même penser au futur une seule seconde. Je ne me rêvais pas pop-star, c'était parfaitement inenvisageable. Je me laissais baloter, je passais ma vie à déménager: New-York, Washington, Los Angeles, San Fransisco, l'Europe... J'étais incapable de me fixer, je m'ennuyais à mourir au bout de deux ans. Et puis, j'avais la chance de n'avoir aucune attache nulle part, aucun crédit à rembourser, aucune bouche à nourrir. Depuis que j'ai quitté la maison de ma mère, à 17 ans, je n'ai encore jamais posé mes valises. Ca me ferait pourtant du bien de me ranger, de m'attacher enfin à un lieu. Mais j'ai toujours la bougeotte. J'en ai assez de Los Angeles, d'être coinçé dans le Barrio.

Que faisais-tu en Europe ?

Je suis allé rendre visite à mon grand-père qui vit dans une ville thermale en allemagne. J'en ai profité pour boire de l'eau et prendre des bains. Mon grand père est Al Hansen (du mouvement Fluxus), un artiste conceptuel assez réputé. Il m'a énormément inspiré quand j'étais gosse. Une fois - je devais avoir 4 ans - , il est venu en vacances chez ma mère. j'avais un vieux cheval à bascule dont je ne me servais plus et il m'a proposé de me le racheter. J'ai réussi à en tirer 4 dollars. Le lendemain, je descend dans le salon, et il avait coupé la tête du cheval à la tronçonneuse, l'avit recouverte de mégots de cigarettes et l'avait peinte avec un aérosol argenté. Mon vieux cheval était devenu une oeuvre d'art. Grâce à mon grand-père, j'ai compris que tout était récupérable, qu'on pouvait trouver dans les poubelles, de quoi façonner des merveilles. C'est ainsi que je conçois la musique: j'emprunte et je détourne. Pourtant, je n'ai jamais été attiré par la sculpture, trop cérébrale pour moi. la musique est plus immédiate, elle n'a pas le côté définitif des oeuvres de mon grand-père. Lui, il passe sa vie à fouiller dans les poubelles. Puis, il colle, assemble, trouve un nom bizarre et vend ses crétions pour des millions de dollars. Il se moque du monde, c'est un déclaration de foi au monde de l'art. Il s'amuse beaucoup plus que les gens qui achétent ses oeuvres. Ma musique est aussi ridicule, je suis autant un imposteur. Grâce à ses enseignements, je ne pourrais jamais me prendre au sérieux.

Te sens-tu seul dans la scène actuelle américaine ?

Ca m'attriste de voir le peu d'intérêt des gens de mon âge pour la musique folk. J'ai toujours adoré ça, le coté simple, brut et rustique des chansons. C'est une oasis dans un monde de surproductions, de frime, de mensonge. Le magasins de disques sont pleins de salles petites boîtes en plastique, remplies de musiques calibrées et étudiées, sans le moindre souffle d'honnêteté. J'ai beau écouter, je ne trouve rien d'aussi naturel que le folk ou le blues. J'aime me servir dans cette tradition américaine, piocher dans la tradition folk. J'adore l'esprit, ces vieilles mélodies. J'avais beau n'avoir que 14 ans et ne rien connaître à l'histoire du rock, j'ai tout de suite compris que cette musique était faîte pour moi. Je me souviens à quel point je trouvais du réconfort, du bien-être, dans les disque de Nehemiah "Skip" James. Pourtant, certaines chansons avaient 50 ans de plus que moi. Ca me faisait du bien de me vautrer dans une tradition que je découvrais en direct, sautant d'une case à l'autre - de Woody Guthrie à Blind Lemon Jefferson... J'ai remonté sur l'arbre généalogique à partir de Mississipi John Hurt, c'était une sorte de jeu. C'est lui qui m'a le premier impressionné, j'étais fasciné par son jeu de guitare. Je m'en suis immédiatement acheté une, j'avais 15 ans. Jusque-là la musique ne me passionnais guère. J'étais trop calme pour le rock, pas assez révolté. Ma crise d'adolescence, je l'ai eu beaucoup plus tard, quand mes premiers amours ont lamentablement foiré (sourire)... C'est seulement là que j'ai connu la frustration.

La musique comptait-elle dans la famille ?

Mon pére était musicien de Bluegrass, il jouait du violon. Quand il partait jouer dans la rue, il m'emmenait dans une sorte de sac à dos. Mais chez ma mère (qui m'a élevé seul), je n'ai aucun souvenir de musique. Seulement la télévision, branchée en permanence (soupir) ... Avec mon frère, elle nous laissait faire absolument ce que nous voulions. Alors, je m'enfermais dans ma chambre et je jouais de la guitare, c'était mon remontant. A 17 ans, j'ai claqué la porte et je n'ai plus vu ma famille pendant des années. Ca n'a pas changé grand chose, j'étais , de toute façon, un solitaire depuis bien longtemps. Nous vivions sous le même toit, mais on ne peut pas dire que je vivais avec eux. nous n'avions pas grand-chose en commun. Moi, j'avais le Blues du Delta, une passion que je ne pouvais partager avec personne. C'était le même problème à l'école. Je n'y suis pas resté trés longtemps. Ca m'ennuyait, j'avais l'impression de perdre mon temps. J'étais nul en sport, ce qui me séparait encore plus des autres gamins. J'avais un complexe terrible au basket parceque je visais systematiquement à côté du panier. Des années plus tard, je me suis rendu compte que c'est parceque je suis myope (rires)... A 15 ans, j'ai là aussi claqué la porte. C'était une école violente, j'étais quasiment le seul blanc du quartier. Sans arrêt, dans la rue, on m'insultait: "hé, cachet d'aspirine, viens là !". Je me faisais courser, tabasser. Dans ma tête, c'était réglé: j'étais un raté, un monstre. Je n'étais pas fier de ma différence. J'aurais bien aimé faire partie d'un groupe, comme les autres. Mais personne ne voulait de moi, j'étais trop mauvais.

Ecrivais-tu déja ?

Des choses sans intérêt. Il a fallu que j'attende ma deux-centième chanson pour enfin commencer à voir la lumière. Mais ça ne m'enpéchait pas de jouer des vieux morceaux de country, des blues de Blind Will McTell. Petit à petit, j'ai changé leurs paroles, et au bout de quelques années, vers 19 ans, je me suis senti prêt à devenir à mon tour songwriter. J'écris maintenant sans arrêt. Partout où je suis, je joue de la guitare... Le problème, c'est les autres: Il n'arrètent pas de m'engueuler quand je joue de la guitare dans le bus et chez moi, c'est encore pire. Je partage une maison avec cinq autres musiciens, on ne s'entend pas jouer. Cinq punks qui jouent tous dans un groupe. Il ya toujours le bruit d'un moog ou d'une basse. Je me suis fait une batterie avec des cartons vides, c'est là que je répète.

N'as-tu pas peur de griller trop vite tes cartouches en sortant tant de disques ?

Je n'ai aucune peur de la panne séche, pas plus que je ne crains subitement d'arrêter de respirer ou de manger. Et puis ça ne serait pas une catastrophe, je passerais à autre chose. J'ai d'autres passions. La nourriturepar exemple. Mais j'ai encore du chemin à parcourir. A part les tortillas aux haricots, je ne sais pas faire grand chose.

Sur scène, tu es accompagné d'un groupe, les Losers. Es-tu capable de déléguer quoi-que ce soit ou es-tu un maniaque du contrôle. ?

Former un groupe devrait être un acte fondemental et nécessaire, tout le monde devrait jouer dans un groupe. Les gens auxquels je ne fais pas confiance, ce sont les ingénieurs du son, les producteurs. Je les ai totalement évités lors de l'enregistrement de Mellow Gold . Je déteste les studios, je les trouve stériles et castrateurs. On devrait toujours enregistrer sa musique là où on vit, là où on mange, là où on fume. L'album a été entièrement réalisé en huit-pistes, dans la cuisine d'un copain. Impossible de créer artificiellementdu punk-rock en laboratoire. S'il devait y avoir de la pression, je ne resterais pas une minute de plus dans ce milieu. Il n'y a rien de pire qu'un musicien malheureux et baillonné, on sent toujours que sa musique cloche. Je ne suis pas prêt à me battre, à lutter.

Il est curieux d'entendre un fan de Woody Guthrie parler de sa musique en terme de "punk-rock".

Ma vraie philosophie c'est le punk. Je l'ai découvert très tard, sur la fin du hardcore, avec des groupes comme Missing Foundations, Sonic Youth ou les Melvins, mais ça m'a marqué à vie. Sur l'album, Mutherfuker rend hommage à cette grande tradition de la chanson de haine inaugurée par Johny Rotten. J'aime cette violence, pouvoir jouer sans le moindre garde-fou. Pour mois Pussy Galore et Blind Lemon Jefferson, c'est exactement la même chose, du hardcore. Je suis passé directement de l'un à l'autre, sans me poser la moindre question. C'était une continuité, la même simplicité, la même rusticité. Je n'ai jamais vraiment aimé la musique stressée, urgente. Les groupes New-Wave, je suis totalement passé à côté, c'était trop raide, trop mécanique. Mais quitte à l'être, autant jouer le jeu à fond comme Devo ou Gary Numan. Et là, ça devient presque suave, presque funky. A l'époque, je vivais dans un mode à part, je n'étais plus écolier, pas étudiant, je chantais le folk, sans influence de l'exterieur, et sans savoir ce qui était, ou non, à la mode. Je n'ai jamais été assez cool pour devenir punk et jeter des briques. Je suis juste une petite pédale qui joue du folk.

La grande tristesse du folk, c'est son public, ses clubs, ses règles. On s'y croirait dans un musée.

A cause de ça, je n'ai jamais mis les pieds dans un club de folk. J'ai trop peur de me retrouver dans une secte de hippies jouant les chansons de John Denver (rires)... Le public folk est trés orthodoxe, il veut une musique calibrée, des clichés. Je n'arrive pas à croire une seule seconde à une quelconque sincérité de cette musique. Ma musique folk, je préfère la jouer dans les clubs punks, me faufiler sur scène entre deux groupes.

Tes chansons sont souvent résignées, jamais révoltées.

On dit partout que les jeunes se foutent de tout, que notre génération n'a pas d'idéaux, pas d'opinions... C'est totalement faux : quelques individus - les plus bruyants, les plus médiatiques - cachent le reste de la forêt. Moi, si je ne dis rien, c'est que je ne sais rien. Je serais un imposteur si j'abordais les problèmes sociaux. Je ne suis pas trés éduqué, je n'ai jamais mis les pieds à l'université et n'ai pas appris grand-chose à l'école. Il me faut du recul , beaucoup de recul. Si bien que je ne m'intéresse qu'à l'histoire, aux évènements longuements digérés par l'histoire. A chaud, l'actualité m'ennuie, elle est trop douloureuse. Je préfère me réfugier dans le passé. Certains restent marqués à vie par des blessures de guerre. Moi, ce sont des blessures de télévision, de manque d'éducation. A quoi bon l'ouvrir ? Avec mes connaissances minables, je n'aurais jamais autant de pouvoir qu'un avocat bien éduqué. Je suis condamné à ne rester qu'un pauvre type. Les gens comment moi ne peuvent pas aspirer à autre chose que de rester des losers toute leur vie.

(entretien réalisé par JD Beauvallet en Avril 1994 à Houston)