Gaspard de la Nuit  -  Aloysius Bertrand
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    Livre I - École flamande
  1. Harlem
  2. La Maçon
  3. L'Écolier de Leyde
  4. La Barbe pointue
  5. Le Marchand de tulipes
  6. Les Doigts de la main
  7. La Viole de Gamba
  8. L'Alchimiste
  9. Départ pour le sabbat
    Livre II - Le Vieux Paris
  1. Les Deux Juifs
  2. Les Gueux de Nuit
  3. Le Falot
  1. La Tour de Nesle
  2. Le Marchand de tulipes
  3. L'Office du soir
  4. La Sérénade
  5. Messire Jean
  6. La Messe de Minuit
  7. Le Bibliophile
    Livre III - La Nuit et ses prestiges
  1. La Chambre gothique
  2. Scarbo
  3. Le Fou
  4. La Nain
  5. Le Clair de Lune
  6. La Ronde sous la cloche
  7. Un Rêve
  8. Mon Bisaïeul
  9. Ondine
  10. La Salamandre
  11. L'Heure du Sabbat



PROLOGUE
J'aime Dijon comme l'enfant sa nourrice dont il a sucé le lait, comme le poète la jouvencelle qui a initié son coeur. - Enfance et poésie! Que l'une est éphémère, et que l'autre est trompeuse! L'enfance est un papillon qui se hâte de brûler ses blanches ailes au flammes de la jeunesse, et la poésie est semblable à l'amandier: ses fleurs sont parfumées et ses fruits sont amers.

J'étais un jour assis à l'écart dans le jardin de l'Arquebuse, - ainsi nommé de l'arme qui autrefois y signala si souvent l'adresse des chevaliers du Papeguay. Immobile sur un banc, on eût peu me comparer à la statue du bastion Bazire. Ce chef-d'oeuvre du figuriste Sévallée et du peintre Guillot représentait un abbé assis et lisant. Rien ne manquait à son costume. De loin, on le prenait pour un personnage; de près, on voyait que c'était un plâtre.

La toux d'un promeneur dissipa l'essaim de mes rêves. C'était un pauvre diable dont l'extérieur n'annonçait que misères et souffrances. J'avais déjà remarqué, dans le même jardin, sa redingote râpée qui se boutonnait jusqu'au menton, son feutre déformé que jamais brosse n'avait brossé, ses cheveux longs comme un saule, et peignés comme des broussailles, ses mains décharnées, pareilles à des ossuaires, sa physionomie narquoise, chafouine et maladive qu'effilait une barbe nazaréenne; et mes conjectures l'avaient charitablement rangé parmi ces artistes au petit-pied, joueurs de violon et peintres de portraits, qu'une faim irrassasiable et une soif inextinguible condamnent à courir le monde sur la trace du Juif-errant.

Nous étions maintenant deux sur le banc. Mon voisin feuilletait un livre des pages duquel s'échappa à son insu une fleur desséchée. Je la recueillis pour la lui rendre. L'inconnu me saluant la porta à ses lèvres flétries, et la replaça dans le livre mystérieux.

- « Cette fleur, me hasardai-je à lui dire, est sans doute le symbole de quelque doux amour enseveli? Hélas! nous avons tous dans le passé un jour de bonheur qui nous désenchante l'avenir.

- Vous êtes poète? me répondit-il en souriant. »

Le fil de la conversation s'était noué: maintenant, sur quelle bobine allait-il s'envider?

- « Poète, si c'est poète que d'avoir cherché l'art!

- Vous avez cherché l'art! Et l'avez-vous trouvé?

- Plût au ciel que l'art ne fût pas une chimère!

- Une chimère!... et moi aussi je l'ai cherché! » s'écria-t-il avec l'enthousiasme du génie et l'emphase du triomphe.

Je le priai de m'apprendre à quel lunetier il devait sa découverte, l'art ayant été pour moi ce qu'est une aiguille dans une meule de foin.....

- « J'avais résolu, dit-il, de chercher l'art comme au moyen-âge les rose-croix cherchèrent la pierre philosophale; l'art, cette pierre philosophale du dix-neuvième siècle!

« Une question exerça d'abord ma scolastique. Je me demandai: Qu'est-ce que l'art? - L'art est la science du poète. - Définition aussi limpide qu'un diamant de la plus belle eau.

« Mais quels sont les éléments de l'art? Seconde question à laquelle j'hésitai pendant plusieurs mois de répondre. - Un soir qu'à la fumée d'une lampe je fossoyais le poudreux charnier d'un bouquiniste, j'y déterrai un petit livre en langue baroque et inintelligible, dont le titre s'armoriait d'un amphistère déroulant sur une banderole ces deux mots: Gott - Liebe. Quelques sous payèrent ce trésor. J'escaladai ma mansarde, et là, comme j'épelais curieusement le livre énigmatique, devant la fenêtre baignée d'un clair de lune, soudain il me sembla que le doigt de Dieu effleurait le clavier de l'orgue universel. Ainsi les phalènes bourdonnantes se dégagent du sein des fleurs qui pâment leurs lèvres aux baisers de la nuit. J'enjambai la fenêtre, et je regardai en bas. O surprise! rêvais-je? Une terrasse que je n'avais pas soupçonnée aux suaves émanations de ses orangers, une jeune fille vêtue de blanc, qui jouait de la harpe, un vieillard vêtu de noir qui priait à genoux! - Le livre me tomba des mains.

« Je descendis chez les locataires de la terrasse. Le vieillard était un ministre de la religion réformée qui avait échangé la froide patrie de sa Thuringe contre le tiède exil de notre Bourgogne. La musicienne était son unique enfant, blonde et frêle beauté de dix-sept ans qu'effeuillait un mal de langueur; et le livre par moi réclamé était un eucologe allemand à l'usage des églises du rite luthérien et aux armes d'un prince de la maison d'Anhalt-Coëthen.

« Ah! monsieur, ne remuons pas une cendre encore inassoupie! Élisabeth n'est plus qu'une Béatrix à la robe azurée. Elle est morte, monsieur, morte! et voici l'eucologe où elle épanchait sa timide prière, la rose où elle a exhalé son âme innocente. - Fleur desséchée en bouton comme elle! - Livre fermé comme le livre de sa destinée! - Reliques bénies qu'elle ne méconnaîtra pas dans l'éternité, aux larmes dont elles seront trempées, quand la trompette de l'archange ayant rompu la pierre de mon tombeau, je m'élancerai par-delà tous les mondes jusqu'à la vierge adorée, pour m'asseoir enfin près d'elle sous les regards de Dieu!...

- Et l'art, lui demandai-je?

- Ce qui dans l'art est sentiment était ma douloureuse conquête. J'avais aimé, j'avais prié. Gott - Liebe, Dieu et Amour! - Mais ce qui dans l'art est idée leurrait encore ma curiosité. Je crus que je trouverais le complément de l'art dans la nature. J'étudiai donc la nature.

« Je sortais le matin de ma demeure et je n'y rentrais que le soir. Tantôt, accoudé sur le parapet d'un bastion en ruines, j'aimais, pendant de longues heures, à respirer le parfum sauvage et pénétrant du violier qui mouchète de ses bouquets d'or la robe de lierre de la féodale et caduque cité de Louis XI (*); à voir s'accidenter le paysage tranquille d'un coup de vent, d'un rayon de soleil, ou d'une ondée de pluie, le bec-figue et les oisillons des haies se jouer dans la pépinière éparpillée d'ombres et de clartés, les grives accourues de la montagne vendanger la vigne assez haute et touffue pour cacher le cerf de la fable, les corbeaux s'abattre de tous les coins du ciel, en bandes fatiguées, sur la carcasse d'un cheval abandonnée par le pialey (**) dans quelque bas-fond verdoyant; à écouter les lavandières qui faisaient retentir leur rouillot joyeux au bord de Suzon (***) et l'enfant qui chantait une mélodie plaintive en tournant sous la muraille la roue du cordier. - Tantôt je frayais à mes rêveries un sentier de mousse et de rosée, de silence et de quiétude, loin de la ville. Que de fois j'ai ravi leurs quenouilles de fruits rouges et acides aux halliers mal hantés de la fontaine de Jouvence et de l'ermitage de Notre-Dame-d'Étang, la fontaine des Esprits et des Fées, l'ermitage du Diable (***)! Que de fois j'ai ramassé le buccin pétrifié et le corail fossile sur les hauteurs pierreuses de Saint-Joseph, ravinées par l'orage! Que de fois j'ai pêché l'écrevisse dans les gués échevelés des Tilles (*****), parmi les cressons qui abritent la salamandre glacée et parmi les nénuphars dont bâillent les fleurs indolentes! Que de fois j'ai épié la couleuvre sur les plages embourbées de Saulons, qui n'entendent que le cri monotone de la foulque et le gémissement funèbre du grèbe! Que de fois j'ai étoilé d'une bougie les grottes souterraines d'Asnières où la stalactite distille avec lenteur l'éternelle goutte d'eau de la clepsydre des siècles! Que de fois j'ai hurlé de la corne, sur les rocs perpendiculaires de Chèvre-Morte, la diligence gravissant péniblement le chemin à trois cents pieds au-dessous de mon trône de brouillards! Et les nuits mêmes, les nuits d'été, balsamiques et diaphanes, que de fois j'ai gigué comme un lycanthrope autour d'un feu allumé dans le val herbu et désert, jusqu'à ce que les premiers coups de cognée du bûcheron ébranlassent les chênes! Ah! monsieur, combien la solitude a d'attraits pour le poète! J'aurais été heureux de vivre dans les bois et de ne faire pas plus de bruit que l'oiseau qui se désaltère à la source, que l'abeille qui picore à l'aubépine et que le gland dont la chute crève la feuillée!....

- Et l'art, lui demandai-je?

- Patience! l'art était encore dans les limbes. J'avais étudié le spectacle de la nature, j'étudiai les monuments des hommes.

« Dijon n'a pas toujours parfilé ses heures oisives aux concerts de ses philharmoniques enfants. Il a endossé le haubert - coiffé le morion - brandi la pertuisane - dégaîné l'épée - amorcé l'arquebuse - braqué le canon sur ses remparts - couru les champs tambour battant et enseignes déchirées, et, comme le ménestrel gris de la barbe qui emboucha la trompette avant de racler du rebec, il aurait de merveilleuses histoires à vous raconter, ou plutôt, ses bastions croulants, qui encaissent dans une terre mêlée de débris les racines feuilleuses de ses marronniers d'Inde, et son château démantelé dont le pont tremble sous le pas éreinté de la jument du gendarme regagnant la caserne, - tout atteste deux Dijons: un Dijon d'aujourd'hui, un Dijon d'autrefois.

« J'eus bientôt déblayé le Dijon des quatorzième et quinzième siècles, autour duquel courait un branle de dix-huit tours, de huit portes et de quatre poternes ou portelles, - le Dijon de Philippe-le-Hardi, de Jean-sans-Peur, de Philippe-le-Bon et de Charles-le-Téméraire, avec ses maisons de torchis à pignons pointus comme le bonnet d'un fou, à façades barrées de croix de Saint-André; avec ses hôtels embastillés, à étroites barbacanes, à doubles guichets, à préaux pavés de hallebardes: - avec ses églises, sa sainte chapelle, ses abbayes, ses monastères, qui faisaient des processions de clochers, de flèches, d'aiguilles, déployant pour bannières leurs vitraux d'or et d'azur, promenant leurs reliques miraculeuses, s'agenouillant aux cryptes sombres de leurs martyrs, ou au reposoir fleuri de leurs jardins; - avec son torrent de Suzon dont le cours, chargé de poncels de bois et de moulins à farine, séparait le territoire de l'abbé de Saint-Bénigne du territoire de l'abbé de Saint-Étienne, comme un huissier au parlement jetait sa verge et son holà entre deux plaideurs bouffis de colère (*); - et enfin avec ses faubourg populeux dont l'un, celui de St-Nicolas, étalait ses douze rues au soleil, ni plus ni moins qu'une grasse truie en gésine ses douze mamelles. - J'avais galvanisé un cadavre et ce cadavre s'était levé. (*) Les deux abbayes de St-Étienne et de St-Bénigne, dont les contestations fatiguèrent si souvent la patience du parlement, étaient si anciennes, si puissantes, et jouissaient de tant de privilèges accordés par les ducs et les papes, qu'il n'y avait à Dijon aucun établissement religieux qui ne relevât de l'une au de l'autre. Les sept églises de la ville étaient leurs filles, et chacune des deux abbayes avait en outre son église particulière. - L'abbaye de Saint-Étienne battait monnaie.

« Dijon se lève; il se lève, il marche, il court! trente dindelles carillonnent dans un ciel bleu d'outremer comme en peignait le vieil Albert Dürer. La foule se presse aux hôtelleries de la rue Bouchepot, aux étuves de la porte aux Chanoines, au mail de la rue St-Guillaume, au change de la rue Notre-Dame, aux fabriques d'armes de la rue des Forges, à la fontaine de la place des Cordeliers, au four banal de la rue de Bèze, aux halles de la place Champeaux, au gibet de la place Morimont; bourgeois, nobles, vilains, soudrilles, prêtres, moines, clercs, marchands, varlets, juifs, lombards, pèlerins, ménestrels, officiers du parlement et de la chambre des comptes, officiers des gabelles, officiers de la maison du duc: qui clament, qui sifflent, qui chantent, qui geignent, qui prient, qui maugréent, - dans les basternes, dans des litières, à cheval, sur des mules, sur la haquenée de saint François. - Et comment douter de cette résurrection? Voici flotter aux vents l'étendard de soie, moitié vert, moitié jaune, broché des armoiries de la ville qui sont de gueules au pampre d'or feuillé de sinople (*). (*) Telles auraient été, suivant Pierre Paillot, les anciennes armoiries de la commune de Dijon; mais l'abbé Boulemier (Mém. de l'acad. de Dijon, 1771) a prétendu qu'elles n'étaient que de gueules plein. Ces deux savants ne feraient-ils pas confusion de temps, et les armoiries de Dijon n'auraient-elles pas été de gueules plein avant de porter au pampre d'or feuillé de sinople? C'est ce que je n'ai pas le loisir d'examiner ici.

« Mais quelle est cette cavalcade? c'est le duc qui va s'ébattre à la chasse. Déjà la duchesse l'a précédé au château de Rouvres. Le magnifique équipage et le nombreux cortège! Monseigneur le duc éperonne un gris pommelé qui frissonne à l'air vif et piquant du matin. Derrière lui caracolent et se pavanent les Riches de Châlons, les Nobles de Vienne, les Preux de Vergy, les Fiers de Neuchâtel, les bons Barons de Beaufremont. - Et ces deux personnages qui chevauchent à la queue de la file? Le plus jeune, que distinguent son juste-au-corps de velours sang-de-boeuf et sa marotte grelottante, s'égosille de rire; le plus vieux, accoutré d'une cape de drap noir sous laquelle il retrait un volumineux psautier, baisse la tête d'un air confus: l'un est le roi des Ribauds, l'autre est le chapelain du duc (*). Le fou propose au sage des questions que celui-ci ne peut résoudre; et tandis que la populace crie Noël! - que les palefrois hennissent, que les limiers aboient, que les cors fanfarent, eux, la bride sur le cou de leurs montures à l'amble, devisent familièrement de la sage dame Judith et du prudhomme Machabée. (*) Philippe-le-Hardi avait son roi des Ribauds. Il lui donna 200 liv. en 1396 (Courtépée).

« Cependant un héraut sonne de la buccine sur la tour du logis du duc. Il signale dans la plaine les chasseurs lançant leurs faucons. Le temps est pluvieux; une bruine grisâtre lui dérobe au loin l'abbaye de Cîteaux qui baigne ses bois dans les marécages; mais un rayon de soleil lui montre plus rapprochés et plus distincts le château de Talant, dont les terrasses et les plates-formes se crénèlent dans la nue, - les manoirs du sire de Ventoux et du seigneur de Fontaine, dont les girouettes percent des massifs de verdure, - le monastère de Saint-Maur dont les colombiers s'aiguisent au milieu d'une volée de pigeons, - la léproserie de St-Apollinaire qui n'a qu'une porte et n'a point de fenêtres, - la chapelle de St-Jacques de Trimolois, qu'on dirait un pèlerin cousu de coquilles; - et sous les murs de Dijon, au-delà des meix de l'abbaye de St-Bénigne, le cloître de la Chartreuse, blanc comme le froc des disciples de saint Bruno.

« La Chartreuse de Dijon! le Saint-Denis des ducs de Bourgogne (*)! Ah! pourquoi faut-il que les enfants soient jaloux des chefs-d'oeuvres de leurs pères! Allez maintenant où fut la Chartreuse, vos pas y heurteront sous l'herbe des pierres qui ont été des clefs de voûtes, des tabernacles d'autels, des chevets de tombeaux, des dalles d'oratoires; des pierres où l'encens a fumé, où la cire a brûlé, où l'orgue a murmuré, où les ducs morts ont posé le front. - O néant de la grandeur et de la gloire! on plante des calebasses dans la cendre de Philippe-le-Bon! - Plus rien de la Chartreuse! Je me trompe. - Le portail de l'église et la tourelle du clocher sont debout; la tourelle élancée et légère, une touffe de giroflée sur l'oreille, ressemble à un jouvenceau qui mène en laisse un lévrier; le portail martelé serait encore un joyau à pendre au cou d'une cathédrale. Il y a outre cela, dans le préau du cloître, un piédestal gigantesque dont la croix est absente et autour duquel sont nichées six statues de prophètes, admirables de désolation. - Et que pleurent-ils? Ils pleurent la croix que les anges ont reportée dans le ciel. (*) Je ne compare la Chartreuse de Dijon à l'abbaye de St-Denis que sous le rapport de la magnificence et de la richesse de ses sépultures. Trois ducs seulement ont été inhumés à la Chartreuse, Philippe-le-Hardi, Jean-sans-Peur, et Philippe-le-Bon; et je n'ignore pas que l'Église de Cîteaux avait communément reçu, depuis Eudes Ier, les dépouilles des ducs de la première et de la seconde race royale. - C'est Philippe-le-Hardi qui fonda la Chartreuse en 1383. Tout n'y était que lambris de bois d'Irlande, que chasubles et tapis de drap d'or, que courtines d'étoffes de Chypre et de Damas, que bénitiers et chandeliers d'argent, que lampes de vermeil, que chapelles portatives à personnages d'ivoire, que peinture et sculptures exécutées par les premiers artistes du temps. La vaisselle pour le service de l'autel pesait 55 marcs. - Le marteau de la révolution en jetant en bas la Chartreuse avait dispersé dans les cabinets de quelques curieux les débris des tombeaux de Philippe-le-Hardi, de Jean-sans-Peur et de Marguerite de Bavière, femme de ce dernier. (Charles-le-Téméraire n'avait point fait élever de monument à son père Philippe-le-Bon.) Ces chefs-d'oeuvres de l'art du XVe siècle ont été restaurés et placés dans une des salles du musée de Dijon.

« Le sort de la Chartreuse a été celui de la plupart des monuments qui embellissaient Dijon à l'époque de la réunion du duché au domaine royal. Cette ville n'est plus que l'ombre d'elle-même. Louis XI l'avait découronnée de sa puissance, la révolution l'a décapitée de ses clochers. Il ne lui reste plus que trois églises, de sept églises, d'une sainte chapelle (*), de deux abbayes et d'une douzaine de monastères. Trois de ses portes sont bouchées, ses poternes ont été démolies, ses faubourgs ont été rasés, son torrent de Suzon s'est précipité aux égouts, sa population a secoué ses feuilles, et sa noblesse est tombée en quenouille. - Hélas! on voit bien que le duc Charles et sa chevalerie parties, - il y aura bientôt quatre siècles (**) - pour la bataille, n'en sont pas revenus. (*) Elle n'a pas plus échappé que la Chartreuse et tant d'autres chefs-d'oeuvres à la fureur des réactions. On n'en a pas laissé pierre sur pierre. Cette sainte chapelle, élevée par le duc Hugues III au retour de la croisade, vers 1171, était riche de mille objets d'art et de piété. Que sont devenus, par exemple, ses vitraux et ses statues historiques; cette boiserie de choeur où étaient appendues les armoiries des trente-et-un premiers chevaliers de la Toison d'Or institués par Philippe-le-Bon; le beau vaissel où l'on conservait une hostie miraculeuse et sur lequel brillait, aux jours de fêtes, la couronne d'or que le roi Louis XII, relevant d'une dangereuse maladie, en 1505, avait envoyée au chapitre par deux hérauts? - Le temps a fait un pas et la terre a été renouvelée, dit quelque part M. de Chateaubriand. (**) Charles-le-Téméraire, dernier duc de Bourgogne, fut tué à la bataille de Nancy, le dimanche 5 janvier 1476.

« Et moi, j'errais parmi ces ruines comme l'antiquaire qui cherche des médailles romaines dans les sillons d'un castrum, après une grosse pluie d'orage. Dijon expiré conserve encore quelque chose de ce qu'il fut, semblable à ces riches Gaulois qu'on ensevelissait une pièce d'or à la bouche et une autre dans la main droite.

- Et l'art, lui demandai-je?

- J'étais un jour occupé, devant l'église Notre-Dame, à considérer Jacquemart, sa femme et son enfant, qui martelaient midi. - L'exactitude, la pesanteur, le flegme de Jacquemart seraient le certificat de son origine flamande, quand même on ignorerait qu'il dispensait les heures aux bons bourgeois de Courtrai, lors du sac de cette ville, en 1383. Gargantua escamota les cloches de Paris, Philippe-le-Hardi l'horloge de Courtrai; chaque prince à sa taille. - Un éclat de rire se fit entendre là-haut et j'aperçus, dans un angle du gothique édifice, une de ces figures monstrueuses que les sculpteurs du moyen-âge ont attachées par les épaules aux gouttières des cathédrales; une atroce figure de damné qui, en proie aux souffrances, tirait la langue, grinçait des dents et se tordait les mains. - C'était elle qui avait ri.

- Vous aviez un fétu dans l'oeil! m'écriai-je.

- Ni fétu dans l'oeil, ni coton dans l'oreille. - La figure de pierre avait ri, - ri d'un rire grimaçant, effroyable, infernal - mais sarcastique - incisif - pittoresque. »

J'eus honte pour moi d'avoir eu si longtemps affaire à un monomane. Cependant j'encourageai d'un sourire le rose-croix de l'art à poursuivre sa drôlatique histoire.

- « Cette aventure, continua-t-il, me donna a réfléchir. - Je réfléchis que, puisque Dieu et l'amour étaient les premières conditions de l'art, ce qui dans l'art est sentiment, - Satan pourrait bien être la seconde de ces conditions, ce qui dans l'art est idée. - N'est-ce pas le diable qui a bâti la cathédrale de Cologne?

« Me voilà en quête du diable. Je blémis sur les livres magiques de Cornelius Agrippa et j'égorge la poule noire du maître d'école mon voisin. Pas plus de diable qu'au bout du rosaire d'une dévote! Néanmoins il existe: - saint Augustin en a, de sa plume, légalisé le signalement: Daemones sunt genere animalia, ingenio rationabilia, animo passiva, corpore aerea, tempore aeterna. Cela est positif. Le diable existe. Il pérore à la chambre, il plaide au palais, il agiote à la bourse. On le grave en vignettes, on le broche en romans, on l'habille en drames. On le voit partout, comme je vous vois. C'est pour lui épiler mieux la barbe que les miroirs de poche ont été inventés. Polichinelle a manqué son ennemi et le nôtre. Oh! que ne l'a-t-il assommé d'un coup de bâton sur la nuque!

« Je bus l'élixir de Paracelse, le soir avant de me coucher. J'eus la colique. Nulle part le diable en cornes et en queue.

« Encore un désappointement: - l'orage, cette nuit-là, mouillait jusqu'aux os la vieille cité accroupie dans le sommeil. Comment je rôdais à tâtons, n'y voyant goutte, dans les anfractuosités de Notre-Dame, c'est ce que vous expliquera un sacrilège. Il n'y a pas de serrure dont le crime n'ait la clef. - Ayez pitié de moi! j'avais besoin d'une hostie et d'une relique. - Une clarté piqua les ténèbres, plusieurs autres se montrèrent successivement, de sorte que je distinguai bientôt quelqu'un dont la main affûtée d'un long allumoir distribuait la flamme aux chandelles du maître-autel. C'était Jacquemart qui, non moins imperturbable que de coutume sous sa caule de fer rapiécée, acheva sa besogne sans paraître s'inquiéter ni même s'apercevoir de la présence d'un témoin profane. Jacqueline, agenouillée aux degrés, gardait une immobilité parfaite, la pluie découlant de sa jupe de plomb attournée à la mode brabançonne, de sa gorgerette de tôle tuyautée comme une dentelle de Bruges, de son visage de bois verni comme les joues d'une poupée de Nuremberg. Je lui bégayais une humble question sur le diable et sur l'art, quand le bras de Maritorne se débanda avec la précipitation soudaine et brutale d'un ressort, et, au bruit cent fois répercuté du lourd marteau, qu'elle serrait du poing, la foule des abbés, des chevaliers, des bienfaiteurs qui peuplent de leurs gothiques momies les caveaux gothiques de l'église, afflua processionnellement autour de l'autel éblouissant de splendeurs vives et ailées de la crèche de Noël. La vierge noire (*), la vierge des temps barbares, haute d'une coudée, à la tremblante couronne de fil d'or, à la robe raide d'empois et de perle, la vierge miraculeuse devant qui grésille une lampe d'argent sauta en bas de sa chaire et courut sur les dalles, de la vitesse d'un toton. Elle s'avançait des nefs profondes, à bonds gracieux et inégaux, accompagnée d'un petit saint Jean de cire et de laine qu'embrasa une étincelle et qui se fondit bleu et rouge. Jacqueline s'était armée de ciseaux pour tondre l'occiput de son enfançon emmailloté; un cierge éclaira au loin la chapelle du baptistère, et alors..... (*) Cette image était déjà en grande vénération au XIIe siècle. Elle est d'un bois noir, dur et pesant, qu'on croit être du châtaignier.

- Et alors?

- Et alors le soleil qui luisait par un pertuis, les moineaux qui becquetaient mes vitres, et les cloches qui marmonnaient une antienne dans la rue m'éveillèrent. J'avais fait un rêve.

- Et le diable?

- Il n'existe pas.

- Et l'art?

- Il existe.

- Mais où donc?

- Au sein de Dieu! » - Et son oeil où germait une larme sondait le ciel. - « Nous ne sommes, nous, monsieur, que les copistes du créateur. La plus magnifique, la plus triomphante, la plus glorieuse de nos oeuvres éphémères n'est jamais que l'indigne contrefaçon, que le rayonnement éteint de la moindre de ses oeuvres immortelles. Toute originalité est un aiglon qui ne brise la coquille de son oeuf que dans les aires sublimes et foudroyantes du Sinaï. - Oui, monsieur, j'ai longtemps cherché l'art absolu! O délire! ô folie! Regardez ce front ridé par la couronne de fer du malheur! Trente ans! et l'arcane que j'ai sollicité de tant de veilles opiniâtres, à qui j'ai immolé jeunesse, amour, plaisir, fortune, l'arcane gît, inerte et insensible, comme le vil caillou, dans la cendre de mes illusions! Le néant ne vivifie point le néant. »

Il se levait. Je lui témoignai ma commisération par un soupir hypocrite et banal.

- « Ce manuscrit, ajouta-t-il, vous dira combien d'instruments ont essayés mes lèvres avant d'arriver à celui qui rend la note pure et expressive, combien de pinceaux j'ai usés sur la toile avant d'y voir naître la vague aurore du clair-obscur. Là sont consignés divers procédés nouveaux peut-être d'harmonie et de couleur, seul résultat et seule récompense qu'eussent obtenus mes élucubrations. Lisez-le; vous me le rendrez demain. Six heures sonnent à la cathédrale; elles chantent le soleil qui s'esquive le long de ces lilas. Je vais m'enfermer pour écrire mon testament. Bonsoir.

- Monsieur! »

Bah! il était loin. Je demeurai aussi coi et penaud qu'un président à qui son greffier aurait pris une puce chevauchant sur le nez. Le manuscrit était intitulé Gaspard de la Nuit, Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot.

Le lendemain était un samedi. Personne à l'Arquebuse; quelques juifs qui festoyaient le jour du Sabbat. Je courus par la ville m'informant de M. Gaspard de la Nuit à chaque passant. Les uns me répondaient: - « Oh! vous plaisantez! » - Les autres: - « Eh qu'il vous torde le cou! » - Et tous aussitôt me plantaient là. J'abordai un vigneron de lai rue sain-felebar, nabot et bossu, qui se carrait sur sa porte en riant de mon embarras.

- « Connaissez-vous M. Gaspard de la Nuit?

- Que lui voulez-vous, à ce garçon-là?

- Je veux lui rendre un livre qu'il m'a prêté.

- Un grimoire!

- Comment! un grimoire!.... Enseignez-moi, je vous prie, son domicile.

- Là-bas, où pend ce pied de biche.

- Mais cette maison..... vous m'adressez à monsieur le curé.

- C'est que je viens de voir entrer chez lui la grande brune qui blanchit ses aubes et ses rabats.

- Qu'est-ce que cela signifie?

- Cela signifie que M. Gaspard de la Nuit s'attife quelquefois en jeune et jolie fille pour tenter les dévots personnages, - témoin son aventure avec saint Antoine, mon patron.

- Faites-moi grâce de vos malignetés et dites-moi où est M. Gaspard de la Nuit.

- Il est en enfer, supposé qu'il ne soit pas ailleurs.

- Ah! je m'avise enfin de comprendre! Quoi! Gaspard de la Nuit serait....?

- Eh! oui..... le diable!

- Merci, mon brave!.... Si Gaspard de la Nuit est en enfer, qu'il y rôtisse! J'imprime son livre. »

                                         LOUIS BERTRAND



PRÉFACE

L'art a toujours deux faces antithétiques, médaille dont, par exemple, un côté accuserait la ressemblance de Paul Rembrandt et le revers celle de Jacques Callot. - Rembrandt est le philosophe à barbe blanche qui s'encolimaçonne en son réduit, qui absorbe sa pensée dans la méditation et dans la prière, qui ferme les yeux pour se recueillir, qui s'entretient avec des esprits de beauté, de science, de sagesse et d'amour, et qui se consume à pénétrer les mystérieux symboles de la nature. - Callot, au contraire, est le lansquenet fanfaron et grivois qui se pavane sur la place, qui fait du bruit dans la taverne, qui caresse les filles de bohémiens, qui ne jure que par sa rapière et par son escopette, et qui n'a d'autre inquiétude que de cirer sa moustache. - Or, l'auteur de ce livre a envisagé l'art sous cette double personnification; mais il n'a point été trop exclusif, et voici, outre les fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, des études sur Van Eyck, Lucas de Leyde, Albert Dürer, Peter Neef, Breughel de Velours, Breughel d'Enfer, Van-Ostade, Gérard-Dow, Salvator Rosa, Fusely et plusieurs autres maîtres de différentes écoles.

Et que si on demande à l'auteur pourquoi il ne parangonne point en tête de son ouvrage quelque belle théorie littéraire, il sera forcé de répondre que M. Séraphin ne lui a pas expliqué le mécanisme de ses ombres chinoises, et que Polichinelle cache à la foule curieuse le fil conducteur de son bras. - Il se contente de signer son oeuvre:

GASPARD DE LA NUIT.



À M. VICTOR HUGO
Le livre mignard de tes vers, dans cent ans comme aujourd'hui, sera le bien choyé des châtelaines, des damoiseaux et des ménestrels, florilège de chevalerie, décaméron d'amour qui charmera les nobles oisivetés des manoirs.

Mais le petit livre que je te dédie aura subi le sort de tout ce qui meurt, après avoir, une matinée peut-être, amusé la cour et la ville qui s'amusent de peu de chose.

Alors, qu'un bibliophile s'avise d'exhumer cette oeuvre moisie et vermoulue, il y lira à la première page ton nom illustre qui n'aura point sauvé le mien de l'oubli.

Sa curiosité délivrera le frêle essaim de mes esprits qu'auront emprisonnés si longtemps des fermaux de vermeil dans une geôle de parchemin.

Et ce sera pour lui une trouvaille non moins précieuse que l'est pour nous celle de quelque légende en lettres gothiques, écussonnée d'une licorne ou de deux cigognes.

Ici commence le premier
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit

ÉCOLE FLAMANDE



I- Harlem
Harlem, cette admirable bambochade qui résume l'école flamande, Harlem peint par Jean Breughel, Peeter-Neef, David Téniers et Paul Rembrandt;

Et le canal où l'eau bleue tremble, et l'église où le vitrage d'or flamboie, et le stoël (*) où sèche le linge au soleil, et les toits, verts de houblon;

Et les cigognes qui battent des ailes autour de l'horloge de la ville, tendant le col du haut des airs et recevant dans leur bec les gouttes de pluie;

Et l'insouciant bourguemestre qui caresse de la main son menton double, et l'amoureux fleuriste qui maigrit, l'oeil attaché à une tulipe;

Et la bohémienne qui se pâme sur sa mandoline, et le vieillard qui joue du Rommelpot (**), et l'enfant qui enfle une vessie;

Et les buveurs qui fument dans l'estaminet borgne, et la servante de l'hôtellerie qui accroche à la fenêtre un faisan mort.



II- Le Maçon
Le maçon Abraham Knupfer chante, la truelle à la main, dans les airs échafaudé, si haut que, lisant les vers gothiques du bourdon, il nivelle de ses pieds et l'église aux trente arc-boutants, et la ville aux trente églises.

Il voit les tarasques de pierre vomir l'eau des ardoises dans l'abîme confus des galeries, des fenêtres, des pendentifs, des clochetons, des tourelles, des toits et des charpentes, que tache d'un point gris l'aile échancrée et immobile du tiercelet.

Il voit les fortifications qui se découpent en étoile, la citadelle qui se rengorge comme une géline dans un tourteau, les cours des palais où le soleil tarit les fontaines, et les cloîtres des monastères où l'ombre tourne autour des piliers.

Les troupes impériales se sont logées dans le faubourg. Voilà qu'un cavalier tambourine là-bas. Abraham Knupfer distingue son chapeau à trois cornes, ses aiguilles de laine rouge, sa cocarde traversée d'une ganse, et sa queue nouée d'un ruban.

Ce qu'il voit encore, ce sont des soudards qui, dans le parc empanaché de gigantesques ramées, sur de larges pelouses d'émeraude, criblent de coups d'arquebuse un oiseau de bois fiché à la pointe d'un mai.

Et le soir, quand la nef harmonique de la cathédrale s'endormit couchée les bras en croix, il aperçut de l'échelle, à l'horizon, un village incendié par des gens de guerre, qui flamboyait comme une comète dans l'azur.


III- L'Écolier de Leyde
Il s'assied dans son fauteuil de velours d'Utrecht, messire Blasius, le menton dans sa fraise de fine dentelle, comme une volaille qu'un cuisinier s'est rôtie sur une faïence.

Il s'assied devant sa banque pour compter la monnaie d'un demi-florin, moi, pauvre écolier de Leyde, qui ai un bonnet et une culotte percée, debout sur un pied comme une grue sur un pal.

Voilà le trébuchet qui sort de la boîte de laque aux bizarres figures chinoises, comme une araignée qui, repliant ses longs bras, se réfugie dans une tulipe nuancée de mille couleurs.

Ne dirait-on pas, à voir la mine allongée du maître, trembler ses doigts décharnés découplant les pièces d'or, d'un voleur pris sur le fait et contraint, le pistolet sur la gorge, de rendre à Dieu ce qu'il a gagné avec le diable?

Mon florin que tu examines avec défiance à travers la loupe est moins équivoque et louche que ton petit oeil gris, qui fume comme un lampion mal éteint.

Le trébuchet est rentré dans sa boîte de laque aux brillantes figures chinoises, messire Blasius s'est levé à demi de son fauteuil de velours d'Utrecht, et moi, saluant jusqu'à terre, je sors à reculons, pauvre écolier de Leyde qui ai bas et chausses percés.


IV- La Barbe pointue
Or, c'était fête à la synagogue, ténébreusement étoilée de lampes d'argent, et les rabbins, en robes et en lunettes, baisaient leurs talmuds, marmottant, nazillonnant, crachant ou se mouchant, les uns assis, les autres non.

Et voilà que tout à coup, parmi tant de barbes rondes, ovales, carrées, qui floconnaient, qui frisaient, qui exhalaient ambre et benjoin, fut remarquée une barbe taillée en pointe.

Un docteur nommé Élébotham, coiffé d'une meule de flanelle qui étincelait de pierreries, se leva et dit: « Profanation! il y a ici une barbe pointue!

- Une barbe luthérienne! - Un manteau court! - Tuez le Philistin. » - Et la foule trépignait de colère dans les bancs tumultueux, tandis que le sacrificateur braillait: - « Samson, à moi ta mâchoire d'âne! »

Mais le chevalier Melchior avait développé un parchemin authentiqué des armes de l'empire: - « Ordre, lut-il, d'arrêter le boucher Isaac van Heck, pour être l'assassin pendu, lui, pourceau d'Israël, entre deux pourceaux de Flandre. »

Trente hallebardiers se détachèrent à pas lourds et cliquetants de l'ombre du corridor. - « Feu de vos hallebardes » leur ricana le boucher Isaac. - Et il se précipita d'une fenêtre dans le Rhin.


V- Le Marchand de tulipes
Nul bruit, si ce n'est le froissement de feuillets de vélin sous les doigts du docteur Huylten, qui ne détachait les yeux de sa bible jonchée de gothiques enluminures que pour admirer l'or et le pourpre de deux poissons captifs aux humides flancs d'un bocal.

Les battants de la porte roulèrent: c'était un marchand fleuriste qui, le bras chargés de plusieurs pois de tulipes, s'excusa d'interrompre la lecture d'un aussi savant personnage.

- « Maître, dit-il, voici le trésor des trésors, la merveille des merveilles, un oignon comme il n'en fleurit jamais qu'un par siècle dans le sérail de l'empereur de Constantinople!

- Une tulipe! s'écria le vieillard courroucé, une tulipe! ce symbole de l'orgueil et de la luxure qui ont engendré dans la malheureuse cité de Wittemberg la détestable hérésie de Luther et de Mélanchton! »

Maître Huylten agrafa le fermail de sa bible, rangea ses lunettes dans leur étui, et tira le rideau de la fenêtre, qui laissa voir au soleil une fleur de la passion avec sa couronne d'épine, son éponge, son fouet, ses clous et les cinq plaies de Notre-Seigneur.

Le marchant de tulipes s'inclina respectueusement et en silence, déconcerté par un regard inquisiteur du duc d'Albe dont le portrait, chef-d'oeuvre d'Holbein, était appendu à la muraille.


VI- Les Doigts de la main
Le pouce est ce gras cabaretier flamand, d'humeur goguenarde et grivoise, qui fume sur sa porte, à l'enseigne de la double bière de mars.

L'index est sa femme, virago sèche comme une merluche, qui dès le matin soufflette sa servante dont elle est jalouse, et caresse la bouteille dont elle est amoureuse.

Le doigt du milieu est leur fils, compagnon dégrossi à la hache, qui serait soldat s'il n'était brasseur, et qui serait cheval s'il n'était homme.

Le doigt de l'anneau est leur fille, leste et agaçante Zerbine qui vend des dentelles aux dames et ne vend pas ses sourires aux cavaliers.

Et le doigt de l'oreille est le Benjamin de la famille, marmot pleureur, qui toujours se trimballa à la ceinture de sa mère comme un petit enfant pendu au croc d'une ogresse.

Les cinq doigts de la main sont la plus mirobolante giroflée à cinq feuilles qui ait jamais brodé les parterres de la noble cité de Harlem.


VII- La Viole de Gamba

Le maître de chapelle eut à peine interrogé de l'archet la viole bourdonnante, qu'elle lui répondit par un gargouillement burlesque de lazzis et de roulades, comme si elle eût eu au ventre une indigestion de comédie italienne.

C'était d'abord la duègne Barbara qui grondait cet imbécile de Pierrot d'avoir, le maladroit, laissé tomber la boîte à perruque de M. Cassandre et répandu toute la poudre sur le plancher.

Et M. Cassandre de ramasser piteusement sa perruque, et Arlequin de détacher au viédase un coup de pied dans le derrière, et Colombine d'essuyer une larme de fou rire, et Pierrot d'élargir jusqu'aux oreilles une grimace enfarinée.

Mais bientôt, au clair de lune, Arlequin dont la chandelle était morte suppliait son ami Pierrot de tirer les verrous pour la lui rallumer, si bien que le traître enlevait la jeune fille avec la cassette du vieux.

*
*       *

- « Au diable Job Hans le luthier qui m'a vendu cette corde! s'écria le maître de chapelle recouchant la poudreuse viole dans son poudreux étui. » - La corde s'était cassée.


VIII- L'Alchimiste

Rien encore! - Et vainement ai-je feuilleté pendant trois jours et trois nuits, aux blafardes lueurs de la lampe, les livres hermétiques de Raymond Lulle.

Non, rien, si ce n'est, avec le sifflement de la cornue étincelante, les rires moqueurs d'un salamandre qui se fait un jeu de troubler mes méditations.

Tantôt il attache un pétard à un poil de ma barbe, tantôt il me décoche de son arbalète un trait de feu dans mon manteau.

Ou bien fourbit-il son armure, c'est alors la cendre du fourneau qui souffle sur les pages de mon formulaire et sur l'encre de mon écritoire.

Et la cornue toujours plus étincelante siffle le même air que le diable, quand saint Éloi lui tenaille le nez dans sa forge.

Mais rien encore! - Et pendant trois autres jours et trois autres nuits je feuilleterai, aux blafardes lueurs de la lampe, les livres hermétiques de Raymond Lulle!


IX- Départ pour le sabbat
Ils étaient là une douzaine qui mangeaient la soupe à la bière, et chacun d'eux avait pour cuiller l'os de l'avant-bras d'un mort.

La cheminée était rouge de braise, les chandelles champignonnaient dans la fumée, et les assiettes exhalaient une odeur de fosse au printemps.

Et lorsque Maribas riait ou pleurait, on entendait comme geindre un archet sur les trois cordes d'un violon démantibulé.

Cependant le soudard étala diaboliquement sur la table, à la lueur du suif, un grimoire où vint s'ébattre une mouche grillée.

Cette mouche bourdonnait encore lorsque, de son ventre énorme et velu, une araignée escalada les bords du magique volume.

Mais déjà sorciers et sorcières s'étaient envolés par la cheminée à califourchon, qui sur un balai, qui sur les pincettes, et Maribas sur la queue de la poêle.

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Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit

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De Gaspard
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Nuit

LE VIEUX PARIS



I- Les Deux Juifs
Deux juifs, qui s'étaient arrêtés sous ma fenêtre, comptaient mystérieusement au bout de leurs doigts les heures trop lentes de la nuit.

- « Avez-vous de l'argent, Rabbi? demanda le plus jeune au plus vieux. - Cette bourse, répondit l'autre, n'est point un grelot. »

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*       *


Mais alors une troupe de gens se rua avec vacarme des bouges du voisinage; et des cris éclatèrent sur mes vitraux comme les dragées d'une sarbacane.

C'étaient des turlupins qui couraient joyeusement vers la place du Marché, d'où le vent chassait des étincelles de paille et une odeur de roussi.

- « Ohé! Ohé! Lanturelu! - Ma révérence à Madame la lune! - Par ici, la cagoule du diable! Deux juifs dehors pendant le couvre-feu! - Assomme! assomme! aux juifs le jour, aux truands la nuit!

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*       *


Et les cloches fêlées carillonnaient là-haut dans les tours de Saint-Eustache le gothique: - « Dindon, dindon, dormez-donc, dindon! »


II- Les Gueux de Nuit
- « Ohé! rangez-vous qu'on se chauffe! - Il ne te manque plus que d'enfourcher le foyer! Ce drôle a les jambes comme des pincettes.

- Une heure! - Il bise dru! - Savez-vous, mes chats-huants, ce qui fait la lune si claire? Les cornes des c.... qu'on y brûle.

- La rouge braise à brûler de la charbonnée! - Comme la flamme danse bleue sur les tisons! Ohé! quel est le ribaud qui a battu sa ribaude?

- J'ai le nez gelé! - J'ai les grêves rôties! - Ne vois-tu rien dans le feu, Choupille? - Oui! une hallebarde. - Et toi, Jeanpoil? - Un oeil.

- Place, place à M. de la Chousserie! - Vous êtes là, Monsieur le procureur, chaudement fourré et ganté pour l'hiver! - Oui-dà! les matous n'ont pas d'engelures!

- Ah! voici messieurs du guet! - Vos bottes fument. - Et les tirelaines? Nous en avons tué deux d'une arquebusade; les autres se sont échappés à travers la rivière. »

*
*       *


Et c'est ainsi que s'acoquinaient à un feu de brandon, avec des gueux de nuit, un procureur au parlement qui courait le guilledou, et les gascons du guet qui racontaient sans rire les exploits de leurs arquebuses détraquées.


III- Le Falot
Ah! pourquoi me suis-je, ce soir, avisé qu'il y avait place à me blottir contre l'orage, moi petit follet de gouttière, dans le falot de Madame de Gourgouran!

Je riais d'entendre un esprit que trempait l'averse bourdonner autour de la maison lumineuse, sans pouvoir trouver la porte par laquelle j'étais entré.

Vainement me suppliait-il, enroué et morfondu, de lui permettre au moins de rallumer son rat de cave à ma bougie pour chercher sa route.

Soudain le jaune papier de la lanterne s'enflamma, crevé d'un coup de vent dont gémirent dans la rue des enseignes pendantes comme des bannières.

- « Jésus! miséricorde! s'écria la béguine, se signant des cinq doigts. - Le diable te tenaille, sorcière, m'écriai-je, crachant plus de feu qu'un serpenteau d'artifice. »

Hélas! moi qui, ce matin encore, rivalisais de grâces et de parure avec le chardonneret à oreillettes de drap écarlate du damoisel de Luynes!


IV- La Tour de Nesle
« Valet de trèfle! - Dame de pique! de gagne! » Et le soudard qui perdait envoya d'un coup de poing sur la table son enjeu au plancher.

Mais alors messire Hugues, le prévôt, cracha dans un brasier de fer avec la grimace d'un cagou qui a avalé une araignée en mangeant sa soupe.

- « Pouah! les charcuitiers échaudent-ils leurs cochons à minuit? Ventre dieu! c'est un bateau de feurre qui brûle en Seine! »

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*       *


L'incendie qui n'était d'abord qu'un innocent follet égaré dans les brouillards de la rivière fut bientôt un diable à quatre tirant le canon et force arquebusades au fil de l'eau.

Une foule innombrable de turlupins, de béquillards, de gueux de nuit accourus sur la grève, dansaient des gigues devant la spirale de flamme et de fumée.

Et rougeoyaient face à face la tour de Nesle, d'où le guet sortit l'escopette sur l'épaule, et la tour du Louvre, d'où, par une fenêtre, le roi et la reine voyaient tout sans être vus.


V- Le Marchand de tulipes
« Mes crocs aiguisés en pointe ressemblent à la queue de la tarasque, mon linge est aussi blanc qu'une nappe de cabaret, et mon pourpoint n'est pas plus vieux que les tapisseries de la couronne.

« S'imaginerait-on jamais, à voir ma pimpante dégaîne, que la faim, logée dans mon ventre, y tire - la bourelle! - une corde qui m'étrangle comme un pendu!

« Ah! si de cette fenêtre, où grésille une lumière, était seulement tombée dans la corne de mon feutre une mauviette rôtie au lieu de cette fleur fanée.

« La place Royale est ce soir, aux falots, claire comme une chapelle! - Gare la litière! - Fraîche limonade! - Macarons de Naples! - Or ça, petit, que je goûte avec le doigt ta truite à la sauce! Drôle! il manque des épices dans ton poisson d'avril.

« N'est-ce pas la Marion Delorme au bras du duc de Longueville? Trois bichons la suivent en jappant. Elle a de beaux diamants dans les yeux, la jeune courtisane! - Il a de beaux rubis sur le nez, le vieux courtisan! »

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Et le raffiné se panadait le poing sur sa hanche, coudoyant les promeneurs et souriant aux promeneuses. Il n'avait pas de quoi dîner; il acheta un bouquet de violettes.


VI- L'Office du soir
Trente moines, épluchant feuillet par feuillet des psautiers aussi crasseux que leurs barbes, louaient Dieu et chantaient pouilles au diable.

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- « Madame, vos épaules sont une touffe de lys et de roses. » Et comme le cavalier se penchait, il éborgna son valet du bout de son épée.

- « Moqueur, minauda-t-elle, vous jouez-vous à me distraire? - Est-ce l'Imitation de Jésus que vous lisez, Madame? - Non, c'est le Brelan d'Amour et de Galanterie. »

Mais l'office était psalmodié. Elle ferma son livre et se leva de la chaise. - « Allons-nous-en, dit-elle; assez prié pour aujourd'hui! »

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Et moi, pèlerin agenouillé à l'écart sous les orgues, il me semblait ouïr les anges descendre du ciel mélodieusement.

Je recueillais de loin quelques parfums de l'encensoir, et Dieu permettait que je glanasse l'épi du pauvre derrière sa riche moisson.


VII- La Sérénade
Un luth, une guitaronne et un hautbois. Symphonie discordante et ridicule. Madame Laure à son balcon, derrière une jalousie. Point de lanternes dans la rue, point de lumières aux fenêtres. La lune encornée.

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*       *


- « Est-ce vous, d'Espignac? Hélas! non. - C'est donc toi, mon petit Fleur d'Amande? - Ni l'un ni l'autre. - Comment! encore vous, Monsieur de la Tournelle? Bonsoir! cherchez minuit à quatorze heures! »

LES MUSICIENS DANS LEUR CAPE. - « Monsieur le conseiller en sera pour un rhume. Mais le galant n'a donc pas frayeur du mari? - Eh! le mari est aux Iles. »

Cependant que chuchotait-on ensemble? « Cent louis par mois. - Charmant! - Un carrosse avec deux heiduques. Superbe! - Un hôtel dans le quartier des princes! - Magnifique! - Et mon coeur fourré d'amour! - Oh! la jolie pantoufle à mon pied! »

LES MUSICIENS TOUJOURS DANS LEUR CAPE. - « J'entends rire Madame Laure. - La cruelle s'humanise. - Oui-dà! l'art d'Orphoeus attendrissait les tigres dans les temps fabuleux! »

MADAME LAURE. - « Approchez, mon mignon, que je vous glisse ma clef au noeud d'un ruban! » Et la perruque de Monsieur le conseiller se mouilla d'une rosée que ne distillaient pas les étoiles. « Ohé! Gueudespin, cria la maligne femelle en fermant le balcon, empoignez-moi un fouet, et courez vite essuyer Monsieur! »


VIII- Messire Jean
- « Messire Jean, lui dit la reine, allez voir dans la cour du palais pourquoi ces deux lévriers se livrent bataille! » Et il y alla.

Et quand il y fut, le sénéchal tança d'une verte manière les deux lévriers qui se disputaient un os de jambon.

Mais ceux-ci, tiraillant ses grègues noires et mordant ses bas rouges, le culbutèrent comme un goutteux sur ses crosses.

- « Holà! Holà! à mon aide! » Et les pertuisaniers de la porte accoururent, que le museau des deux efflanqués avait fouillé déjà la friande escarcelle du bonhomme.

Cependant la reine se pâmait de rire à une fenêtre, dans sa haute guimpe de Malines aussi raide et plissée qu'un éventail.

- « Et pourquoi se battaient-ils, messire? - Ils se battaient, Madame, l'un maintenant contre l'autre que vous êtes le plus belle, la plus sage et le plus grande princesse de l'univers. »


IX- La Messe de Minuit
La bonne dame et le noble sire de Chateauvieux rompaient le pain du soir, Monsieur l'aumônier bénissant la table, quand se fit entendre un bruit de sabots à la porte. C'étaient de petits enfants qui chantèrent un noël.

- « Bonne dame de Chateauvieux, hâtez-vous, la foule s'achemine à l'église; hâtez-vous, de peur que le cierge qui brûle sur votre prie-Dieu, dans la chapelle des Anges, ne s'éteigne en étoilant de ses gouttes de cire les heures de vélin et le carreau de velours! - voici la première volée des cloches pour la messe de minuit!

- Noble sire de Chateauvieux, hâtez-vous, de peur que le sire de Grugel, qui passe là-bas avec sa lanterne de papier, n'aille s'emparer en votre absence de la place d'honneur au banc des confrères de Saint-Antoine! voici la seconde volée des cloches pour la messe de minuit!

- Monsieur l'aumônier, hâtez-vous! les orgues grondent, les chanoines psalmodient, hâtez-vous, les fidèles sont assemblés et vous êtes encore à table! - voici la troisième volée des cloches pour la messe de minuit! »

Les petits enfants soufflaient dans leurs doigts, mais ils ne se morfondirent pas longtemps à attendre, et sur le seuil gothique, blanc de neige, Monsieur l'aumônier les régala, au nom des maîtres du logis, chacun d'une gaufre et d'une maille.

*
*       *


Cependant aucune cloche ne tintait plus. La bonne dame plongea dans un manchon ses mains jusqu'aux coudes, le noble sire couvrit ses oreilles d'un mortier, et l'humble prêtre, encapuchonné d'une aumusse, marcha derrière, son missel sous le bras.


X- Le Bibliophile
Ce n'était pas quelque tableau de l'école flamande, un David Téniers, un Breughel d'Enfer, enfumé à n'y pas voir le diable.

C'était un manuscrit rongé des rats par les bords, d'une écriture toute enchevêtrée et d'une encre bleue et rouge.

- « Je soupçonne l'auteur, dit le bibliophile, d'avoir vécu vers la fin du règne de Louis XII, ce roi de paternelle et plantureuse mémoire.

« Oui, continua-t-il d'un air grave et méditatif, oui, il aura été clerc dans la maison des sires de Chateauvieux. »

Ici il feuilleta un énorme in-folio ayant pour titre: Le Nobiliaire de France, dans lequel il ne trouva mentionnés que les sires de Chateauneuf.

- « N'importe, dit-il un peu confus, Chateauneuf et Chateauvieux ne sont qu'un même château. Aussi bien il est temps de débaptiser le Pont-Neuf. »

Ici finit le deuxième
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit

Ici commence le troisième
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit

LA NUIT ET SES PRESTIGES



I- La Chambre gothique
« Oh! la terre, - murmurai-je à la nuit, est un calice embaumé dont le pistil et les étamines sont la lune et les étoiles! »

Et, les yeux lourds de sommeil, je fermai la fenêtre qu'incrusta la croix du calvaire, noire dans la jaune auréole des vitraux.

*
*       *


Encore, - si ce n'était à minuit, - l'heure blasonnée de dragons et de diables! - que le gnome qui se soûle de l'huile de ma lampe!

Si ce n'était que la nourrice qui berce avec un chant monotone, dans la cuirasse de mon père, un petit enfant mort-né!

Si ce n'était que le squelette du lansquenet emprisonné dans la boiserie, et heurtant du front, du coude et du genou!

Si ce n'était que mon aïeul qui descend en pied de son cadre vermoulu, et trempe son gantelet dans l'eau bénite du bénitier!

Mais c'est Scarbo qui me mord au cou, et qui, pour cautériser ma blessure sanglante, y plonge son doigt de fer rougi à la fournaise!


II- Scarbo
« Que tu meures absous ou damné, marmottait Scarbo cette nuit à mon oreille, tu auras pour linceul une toile d'araignée, et j'ensevelirai l'araignée avec toi!

- Oh! que du moins j'aie pour linceul, lui répondais-je, les yeux rouges d'avoir tant pleuré, - une feuille du tremble dans laquelle me bercera l'haleine du lac.

- Non! - ricanait le nain railleur, - tu serais la pâture de l'escarbot qui chasse, le soir, aux moucherons aveuglés par le soleil couchant!

- Aimes-tu donc mieux, lui répliquai-je, larmoyant toujours, - aimes-tu donc mieux que je sois sucé d'une tarentule à trompe d'éléphant?

- Eh bien, - ajouta-t-il, - console-toi, tu auras pour linceul les bandelettes tachetées d'or d'une peau de serpent, dont je t'emmailloterai comme une momie.

« Et de la crypte ténébreuse de St-Bénigne, où je te coucherai debout contre la muraille, tu entendras à loisir les petits enfants pleurer dans les limbes. »


III- Le Fou
La lune peignait ses cheveux avec un démêloir d'ébène qui argentait d'une pluie de vers luisants les collines, les prés et les bois.

*
*       *


Scarbo, gnome dont les trésors foisonnent, vannait sur mon toit, au cri de la girouette, ducats et florins qui sautaient en cadence, les pièces fausses jonchant la rue.

Comme ricana le fou qui vague, chaque nuit, par la cité déserte, un oeil à la lune et l'autre - crevé!

- « Foin de la lune! grommela-t-il, ramassant les jetons du diable, j'achèterai le pilori pour m'y chauffer au soleil! »

*
*       *


Mais c'était toujours la lune, la lune qui se couchait, - et Scarbo monnayait sourdement dans ma cave ducats et florins à coups de balancier.

Tandis que, les deux cornes en avant, un limaçon qu'avait égaré la nuit cherchait sa route sur mes vitraux lumineux.


IV- Le Nain
J'avais capturé de mon séant, dans l'ombre de mes courtines, ce furtif papillon, éclos d'un rais de la lune ou d'une goutte de rosée.

Phalène palpitante qui, pour dégager ses ailes captives entre mes doigts, me payait une rançon de parfums!

Soudain la vagabonde bestiole s'envolait, abandonnant dans mon giron, - ô horreur! - une larve monstrueuse et difforme à tête humaine!

*
*       *


- Où est ton âme, que je chevauche! - Mon âme, haquenée boiteuse des fatigues du jour, repose maintenant sur la litière dorée des songes. »

Et elle s'échappait d'effroi, mon âme, à travers la livide toile d'araignée du crépuscule, par-dessus de noirs horizons dentelés de noirs clochers gothiques.

Mais le nain, pendu à sa fuite hennissante, se roulait comme un fuseau dans les quenouillées de sa blanche crinière.


V- Le Clair de Lune
Oh! qu'il est doux, quand l'heure tremble au clocher, de regarder la lune qui a le nez fait comme un carolus d'or!

*
*       *


Deux ladres se lamentaient sous ma fenêtre, un chien hurlait dans le carrefour, et le grillon de mon foyer vaticinait tout bas.

Mais bientôt mon oreille n'interrogea plus qu'un silence profond. Les lépreux étaient rentrés dans leur chenil, aux coups de Jacquemart qui battait sa femme.

Le chien avait enfilé une venelle, devant les pertuisanes du guet enrouillé par la pluie et morfondu par la bise.

Et le grillon s'était endormi, dès que la dernière bluette avait éteint sa dernière lueur dans la cendre de la cheminée.

Et moi, il me semblait, - tant la fièvre est incohérente, - que la lune, grimant sa face, me tirait la langue comme un pendu!


VI- La Ronde sous la cloche
Douze magiciens dansaient une ronde sous la grosse cloche de Saint-Jean. Ils évoquèrent l'orage l'un après l'autre, et du fond de mon lit je comptai avec épouvante douze voix qui traversèrent processionnellement les ténèbres.

Aussitôt la lune courut se cacher derrière les nuées, et une pluie mêlée d'éclairs et de tourbillons fouetta ma fenêtre, tandis que les girouettes criaient comme des grues en sentinelle sur qui crève l'averse dans les bois.

La chanterelle de mon luth, appendu à la cloison, éclata; mon chardonneret battit de l'aile dans sa cage; quelque esprit curieux tourna un feuillet du Roman de la Rose qui dormait sur mon pupitre.

Mais soudain gronda la foudre au haut de Saint-Jean. Les enchanteurs s'évanouirent frappés à mort, et je vis de loin leurs livres de magie brûler comme une torche dans le noir clocher.

Cette effrayante lueur peignait des rouges flammes du purgatoire et de l'enfer les murailles de la gothique église, et prolongeait sur les maisons voisines l'ombre de la statue gigantesque de Saint-Jean.

Les girouettes se rouillèrent; la lune fondit les nuées gris de perle; la pluie ne tomba plus que goutte à goutte des bords du toit, et la brise, ouvrant ma fenêtre mal close, jeta sur mon oreiller les fleurs de mon jasmin secoué par l'orage.


VII- Un Rêve
Il était nuit. Ce furent d'abord, - ainsi j'ai vu, ainsi je raconte, - une abbaye aux murailles lézardées par la lune, - une forêt percée de sentiers tortueux, - et le Morimont (*) grouillant de capes et de chapeaux.

(*) C'est à Dijon, de temps immémorial, la place aux exécutions.

Ce furent ensuite, - ainsi j'ai entendu, ainsi je raconte, - le glas funèbre d'une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d'une cellule, - des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque fleur le long d'une ramée, - et les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui accompagnent un criminel au supplice.

Ce furent enfin, - ainsi s'acheva le rêve, ainsi je raconte, - un moine qui expirait couché dans la cendre des agonisants, - une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d'un chêne, - et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue.

Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de cordelier, les honneurs de la chapelle ardente; et Marguerite, que son amant a tuée, sera ensevelie dans sa blanche robe d'innocence, entre quatre cierges de cire.

Mais moi, la barre du bourreau s'était, au premier coup, brisée comme un verre, les torches des pénitents noirs s'étaient éteintes sous des torrents de pluie, la foule s'était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides, - et je poursuivais d'autres songes vers le réveil.


VIII- Mon Bisaïeul
Les vénérables personnages de la tapisserie gothique, remuée par le vent, sa saluèrent l'un l'autre, et mon bisaïeul entra dans la chambre, - mon bisaïeul mort il y aura bientôt quatre-vingts ans!

Là, - c'est devant ce prie-Dieu qu'il s'agenouilla, mon bisaïeul le conseiller, baisant de sa barbe ce jaune missel étalé à l'endroit de ce ruban.

Il marmotta des oraisons tant que dura la nuit, sans décroiser un moment ses bras de son camail de soie violette, sans obliquer un regard vers moi, sa postérité, qui étais couché dans son lit, son poudreux lit à baldaquin!

Et je remarquai avec effroi que ses yeux étaient vides, bien qu'il parût lire, - que ses lèvres étaient immobiles, bien que je l'entendisse prier, - que ses doigts étaient décharnés, bien qu'il scintillassent de pierreries!

Et je me demandais si je veillais ou si je dormais, - si c'étaient les pâleurs de la lune ou de Lucifer, - si c'était minuit ou le point du jour!


IX- Ondine
- « Écoute! - Écoute! - C'est moi, c'est Ondine qui frôle de ces gouttes d'eau les losanges sonores de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons de la lune; et voici, en robe de moire, la dame châtelaine qui contemple à son balcon la belle nuit étoilée et le beau lac endormi.

« Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le triangle du feu, de la terre et de l'air.

« Écoute! - Écoute! - Mon père bat l'eau coassante d'une branche d'aulne verte, et mes soeurs caressent de leurs bras d'écume les fraîches îles d'herbes, de nénuphars et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc et barbu qui pêche à la ligne. »

*
*       *


Sa chanson murmurée, elle me supplia de recevoir son anneau à mon doigt, pour être l'époux d'une Ondine, et de visiter avec elle son palais, pour être le roi des lacs.

Et comme je lui répondais que j'aimais une mortelle, boudeuse et dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire, et s'évanouit en giboulées qui ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus.


X- La Salamandre
- « Grillon, mon ami, es-tu mort, que tu demeures sourd au bruit de mon sifflet, et aveugle à la lueur de l'incendie? »

Et le grillon, quelques affectueuses que fussent les paroles de la salamandre, ne répondait point, soit qu'il dormît d'un magique sommeil, ou bien soit qu'il eût fantaisie de bouder.

« Oh! chante-moi ta chanson de chaque soir dans ta logette de cendre et de suie, derrière la plaque de fer écussonnée de trois fleurs de lys héraldiques! »

Mais le grillon ne répondait point encore, et la salamandre éplorée tantôt écoutait si ce n'était point sa voix, tantôt bourdonnait avec la flamme aux changeantes couleurs rose, bleue, rouge, jaune, blanche et violette.

« Il est mort, il est mort, le grillon mon ami! » Et j'entendis comme des soupirs et des sanglots, tandis que la flamme, livide maintenant, décroissait dans le foyer attristé.

« Il est mort! Et puisqu'il est mort, je veux mourir! » Les branches de sarment étaient consumées, la flamme se traîna sur la braise en jetant son adieu à la crémaillère, et la salamandre mourut d'inanition.


XI- L'Heure du Sabbat
C'est ici! et déjà, dans l'épaisseur des halliers, qu'éclaire à peine l'oeil phosphorique du chat sauvage tapi sous les ramées;

Aux flancs des rocs qui trempent dans la nuit des précipices leur chevelure de broussailles, ruisselante de rosée et de vers luisants;

Sur le bord du torrent qui jaillit en blanche écume au front des pins, et qui bruine en grise vapeur au front des châteaux;

Une foule se rassemble innombrable, que le vieux bûcheron attardé par les sentiers, sa charge de bois sur le dos, entend et ne voit pas.

Et de chêne en chêne, de butte en butte, se répondent mille cris confus, lugubres, effrayants: « Hum! hum! - Schup! schup! - Coucou! coucou! »

C'est ici le gibet! - Et voilà paraître dans le brume un juif qui cherche quelque chose parmi l'herbe mouillée, à l'éclat doré d'une main de gloire.

Ici finit le troisième
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit

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