Gaspard de la Nuit  -  Aloysius Bertrand
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    Livre IV - Les Chroniques
  1. Maître Ogier
  2. La Poterne du Louvre
  3. Les Flamands
  4. La Chasse
  5. Les Reîtres
  6. Les grandes compagnies
  7. Les Lépreux
  8. A un bibliophile
    Livre V - Espagne et Italie
  1. La Cellule
  2. Les Muletiers
  3. Le Marquis d'Aroca
  4. Henriquez
  5. Le Clair de Lune
  6. Padre Pugnaccio
  7. La Chanson du Masque
    Livre VI - Silves
  1. Ma Chaumière
  1. Jean des Tilles
  2. Octobre
  3. Chevremorte
  4. Encore un printemps
  5. Le Deuxième Homme
    Pièces détachées extraites du portefeuille de l'auteur
  1. Le Bel Alcade
  2. L'Ange et la Fée
  3. La Pluie
  4. Les Deux Anges
  5. Le Soir sur l'eau
  6. Madame de Montbazon
  7. L'Air magique de Jehan de Vitteaux
  8. La Nuit d'après une bataille
  9. La Citadelle de Wolgast
  10. Le Cheval Mort
  11. Le Gibet
  12. Scarbo
  13. A M. David, statuaire

Ici commence le quatrième
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit

LES CHRONIQUES



I- Maître Ogier (1407)
- « Sire, demanda maître Ogier au roi qui regardait par la petite fenêtre de son oratoire le vieux Paris égayé d'un rayon de soleil, oyez-vous point s'ébattre, dans la cour de votre Louvre, ces passereaux gourmands emmi cette vigne rameuse et feuillue?

- Oui-dà! répondit le roi, c'est un ramage bien divertissant.

- Cette vigne est en votre courtil; cependant point n'aurez-vous le profit de la cueillette, répliqua maître Ogier avec un bénin sourire; passereaux sont d'effrontés larrons, et tant leur plaît la picorée qu'ils seront toujours picoreurs. Ils vendangeront pour vous votre vigne.

- Oh! nenni, mon compère! je les chasserai, s'écria le roi! »

Il approcha de ses lèvres le sifflet d'ivoire qui pendait à un anneau de sa chaîne d'or, et en tira des sons si aigus et si perçants que les passereaux s'envolèrent dans les combles du palais.

- « Sire, dit alors maître Ogier, permettez que je déduise de ceci une affabulation. Ces passereaux sont vos nobles, cette vigne est le peuple. Les uns banquètent aux dépens de l'autre. Sire, qui gruge le vilain gruge le seigneur. Assez de déprédations! Un coup de sifflet, et vendangez vous-même votre vigne. »

Maître Ogier roulait sur ses doigts d'un air embarrassé la corne de son bonnet. Charles VI hocha tristement la tête; et serrant la main au bourgeois de Paris: - « Vous êtes un preud'homme! » soupira-t-il.


II- La Poterne du Louvre
Cette petite lumière avait traversé la Seine gelée, sous la tour de Nesle, et maintenant elle n'était plus éloignée que d'une centaine de pas, dansant parmi le brouillard, ô prodige infernal! avec un grésillement semblable à un rire moqueur.

« Qui est-ce là? » cria le suisse de garde au guichet de la poterne du Louvre.

La petite lumière se hâtait d'approcher et ne se hâtait pas de répondre. Mais bientôt apparut une figure de nabot habillée d'une tunique à paillettes d'or et coiffée d'un bonnet à grelot d'argent, dont la main balançait un rouge lumignon dans les losanges vitrées d'une lanterne.

« Qui est-ce là? » répéta le suisse d'une voix tremblante, son arquebuse couchée en joue.

Le nain moucha la bougie de sa lanterne, et l'arquebusier distingua des traits ridés et amaigris, des yeux brillants de malice et une barbe blanche de givre.

« Ohé! ohé! l'ami, gardez-vous bien de bouter le feu à votre escopette. Là, là! sang de Dieu! Vous ne respirez que morts et carnage! s'écria le nain d'une voix non moins émue que celle du montagnard.

- L'ami vous-même! Ouf! Mais qui donc êtes-vous? » demanda le suisse un peu rassuré. Et il replaçait à son chapeau de fer la mèche de son arquebuse.

- « Mon père est le roi Nacbuc et ma mère la reine Nacbuca. Ioup! ioup! iou! » répondit le nain, tirant la langue d'un empan et pirouettant deux tours sur un pied.

Cette fois le soudard claqua des dents. Heureusement il se ressouvint qu'il avait un chapelet pendu à son ceinturon de buffle.

- « Si votre père est le roi Nacbuc, pater noster, et votre mère la reine Nacbuca, qui es in caelis, vous êtes donc le diable, sanctificetur nomen tuum? balbutia-t-il à demi mort de frayeur.

- Eh non! dit le porte-falot, je suis le nain de Monseigneur le roi qui arrive cette nuit de Compiègne, et qui me dépêche devant pour faire ouvrir la poterne du Louvre. Le mot de passe est: dame Anne de Bretagne et Saint-Aubin du Cormier. »


III- Les Flamands
La bataille durait depuis none, quand ceux de Bruges lâchèrent le pied et tournèrent le dos. Il y eut alors, d'une part si épais désarroi, et de l'autre si rude poursuite, qu'au passage du pont bon nombre de révoltés croulèrent pêle-mêle, hommes, étendards, chariots, dans la rivière.

Le comte entra le lendemain dans Bruges avec une merveilleuse cohue de chevaliers. Le précédaient ses hérauts d'armes qui sonnaient horriblement de la trompette. Quelques pillards, la dague au poing, couraient çà et là, et devant eux fuyaient des pourceaux épouvantés.

C'est vers l'hôtel de ville que se dirigeait la cavalcade hennissante. Là s'agenouillèrent le bourguemestre et les échevins, criant merci, mantels et chaperons par terre. Mais le comte avait juré, les deux doigts sur la Bible, d'exterminer le sanglier rouge dans sa bauge.

« Monseigneur!

- Ville brûlée!

- Monseigneur!

- Bourgeois pendus!

On ne bouta le feu qu'à un faubourg de la ville, on ne pendit aux gibets que les capitaines de la milice, et le sanglier rouge fut effacé des bannières. Bruges s'était racheté pour cent mille écus d'or.


IV- La Chasse (1412)
Et la chasse allait, allait, claire étant la journée, par les monts et les vaux, par les champs et les bois; les varlets courant, les trompes fanfarant, les chiens aboyant, les faucons volant, et les deux cousins côte à côte chevauchant, et perçant de leurs épieux cerfs et sangliers dans la ramée, de leurs arbalètes hérons et cigognes dans les airs.

« Cousin, dit Hubert à Regnault, il me semble que, pour avoir scellé notre paix ce matin, vous n'êtes point en gaîté de coeur?

- Oui-dà! » lui répondit-on.

Regnault avait l'oeil rouge d'un fou ou d'un damné; Hubert était soucieux; et la chasse toujours allait, toujours allait, claire étant la journée, par les monts et les vaux, par les champs et les bois.

Mais voilà que soudain une troupe de gens de pied, embusqués dans la baume des fées, se rua, la lance bas, sur la chasse joyeuse. Regnault dégaîna son épée, et ce fut, - signez-vous d'horreur! - pour en bailler plusieurs coups au travers du corps de son cousin qui vida les étriers.

« Tue, tue! » criait le Ganelon.

Notre-Dame! quelle pitié! - Et la chasse n'allait plus, claire étant la journée, par les monts et les vaux, par les champs et les bois.

Devant Dieu soit l'âme d'Hubert sire de Maugiron, piteusement meurtri le troisième jour de juillet, l'an quatorze cent douze; et les diables aient l'âme de Regnault sire de l'Aubépine, son cousin et son meurtrier! Amen.


V- Les Reîtres
Trois reîtres noirs, troussés chacun d'une bohémienne, essayaient, vers minuit, de s'introduire au moustier avec la clef de quelque ruse.

« Holà! holà! »

C'était un d'eux qui se haussait debout sur l'étrier.

« Holà! un gîte contre l'orage! Quelle méfiance avez-vous? regardez au pertuis. Ces mignonnes qui nous lient en croupe, ces barillets que nous guindons en bandoulière, ne sont-ce point filles de quinze ans et vin à boire?

Le moustier semblait dormir.

« Holà! holà! »

C'était une d'elles grelottant de froid.

« Holà! un gîte, au nom de la benoîte mère du Sauveur! Nous sommes des pèlerins fourvoyés. La vitre de nos reliquaires, le bord de nos chaperons, les plis de nos manteaux ruissellent de pluie, et nos destriers, qui trébuchent de fatigue, ont perdu leurs fers par les chemins. »

Une clarté rayonna au mitan fendu de la porte.

« Arrière, démons de la nuit! »

C'étaient le prieur et ses moines processionnellement armés de cierges.

« Arrière, filles du mensonge! Dieu nous garde, si vous êtes chair et os, et si vous n'êtes pas fantômes, d'héberger en notre pourpris des païennes ou tout au moins des schismatiques!

- Sus! sus! - crièrent les ténébreux cavaliers, - sus! sus! » Et leur galop fut balayé au loin dans le tourbillon du vent, de la rivière et des bois.

« Rebouter ainsi des pécheresses de quinze ans que nous aurions induites en pénitence! grommelait un jeune moine blond et bouffi comme un chérubin.

- Frère! lui murmura l'abbé dans le cornet de l'oreille, vous oubliez que Madame Aliénor et sa nièce nous attendent là-haut pour les confesser.


VI- Les Grandes Compagnies
I

Quelques maraudeurs, égarés dans les bois, se chauffaient à un feu de veille, autour duquel s'épaississaient la ramée, les ténèbres et les fantômes.

« Oyez la nouvelle! dit un arbalètrier. Le roi Charles cinquième nous dépêche messire Bertrand du Guesclin avec des paroles d'appointement; mais on n'englue pas le diable comme un merle à la pipée. »

Ce ne fut qu'un rire dans la bande, et cette gaîté sauvage redoubla encore, lorsqu'une cornemuse qui se désenflait pleurnicha comme un marmot à qui perce une dent.

« Qu'est ceci? répliqua enfin un archer, n'êtes-vous pas las de cette vie oisive? Avez-vous pillé assez de châteaux, de monastères? Moi je ne suis ni soûl, ni repu. Foin de Jacques d'Arquiel, notre capitaine! - Le loup n'est plus qu'un lévrier. - Et vive messire Bertrand du Guesclin, s'il me soudoie à ma taille et me rue par les guerres!

Ici la flamme des tisons rougeoya et bleuit, et les faces des routiers bleuirent et rougeoyèrent. Un coq chanta dans une ferme.

« Le coq a chanté et saint Pierre a renié Notre-Seigneur! » marmotta l'arbalétrier en se signant.

II

« Noël! Noël! Par ma gaîne, il pleut des carolus!

- Point de gab?

- Foi de chevalerie!

- Et qui vous baillera, à vous, si grosse chevance?

- La guerre.

- En Espagnes. Mécréants y remuent l'or à la pelle, y ferrent d'or leurs hacquenées. Le voyage vous duit-il? Nous rançonnerons au pourchas les Maures qui sont des Philistins!

- C'est loin, messire, les Espagnes!

- Vous avez des semelles à vos souliers.

- Cela ne suffit pas.

- Les argentiers du roi vous compteront cent mille florins pour vous bouter le coeur au ventre.

- Tope! nous rangeons autour des fleurs de lys de votre bannière la branche d'épine de nos bourguignotes. Que ramage la ballade?

Oh! du routier

Le gai métier!


- Eh bien! vos tentes sont-elles abattues? vos basternes sont-elles chargés? Décampons. - Oui, mes soudrilles, plantez ici à votre départ un gland, il sera, à votre retour, un chêne! »

Et l'on entendait aboyer les meutes de Jacques d'Arquiel qui courait le cerf à mis-côte.

III

Les routiers étaient en marche, s'éloignant par troupes, l'haquebutte sur l'épaule. Un archer se querellait à l'arrière-garde avec un juif.

L'archer leva trois doigts.

Le juif en leva deux.

L'archer lui cracha au visage.

Le juif essuya sa barbe.

L'archer leva trois doigts.

Le juif en leva deux.

L'archer lui détacha un soufflet.

Le juif leva trois doigts.

« Deux carolus ce pourpoint, larron! s'écria l'archer.

- Miséricorde! en voici trois, s'écria le juif. »

C'était un magnifique pourpoint de velours broché d'un cor de chasse d'argent sur les manches. Il était troué et sanglant.



VII- Les Lépreux
Chaque matin, dès que les ramées avaient bu l'aiguail, roulait sur ses gonds la porte de la Maladrerie, et les lépreux, semblables aux antiques anachorètes, s'enfonçaient tout le jour parmi le désert, vallées adamites, édens primitifs dont les perspectives lointaines, tranquilles, vertes et boisées, ne se peuplaient que de biches broutant l'herbe fleurie, et que de hérons pêchant dans de clairs marécages.

Quelques-uns avaient défriché des courtils: une rose leur était plus odorante, une figue plus savoureuse, cultivées de leurs mains. Quelques autres courbaient des nasses d'osier, ou taillaient des hanaps de buis, dans des grottes de rocaille ensablées d'une source vive et tapissée d'un liseron sauvage. C'est ainsi qu'ils cherchaient à tromper les heures si rapides pour la joie, si lentes pour la souffrance!

Mais il y en avait qui ne s'asseyaient même plus au seuil de la Maladrerie. Ceux-là, exténués, élanguis, dolents, qu'avait marqués d'une croix la science des mires, promenaient leur ombre entre les quatre murailles d'un cloître, hautes et blanches, l'oeil sur le cadran solaire dont l'aiguille hâtait la fuite de leur vie et l'approche de leur éternité.

Et lorsque, adossés contre les lourds piliers, ils se plongeaient en eux-mêmes, rien n'interrompait le silence de ce cloître, sinon les cris d'un triangle de cigognes qui labouraient la nue, le sautillement du rosaire d'un moine qui s'esquivait par un corridor, et le râle de la crécelle des veilleurs qui, le soir, acheminaient d'une galerie ces mornes reclus à leurs cellules.


VIII- A un bibliophile
Pourquoi restaurer les histoires vermoulues et poudreuses du moyen-âge, lorsque la chevalerie s'en est allée pour toujours, accompagnée des concerts de ses ménestrels, des enchantements de ses fées et de la gloire de ses preux?

Qu'importent à ce siècle incrédule nos merveilleuses légendes: saint Georges rompant une lance contre Charles VII au tournoi de Luçon, le Paraclet descendant à la vue de tous sur le concile de Trente assemblé, et le Juif errant abordant près de la cité de Langres l'évêque de Gotzelin, pour lui raconter la passion de Notre-Seigneur.

Les trois sciences du chevalier sont aujourd'hui méprisées. Nul n'est plus curieux d'apprendre quel âge a le gerfaut qu'on chaperonne, de quelles pièces le bâtard écartèle son écu, et à quelle heure de la nuit Mars entre en conjonction avec Vénus.

Toute tradition de guerre et d'amour s'oublie, et mes fabels n'auraient pas même le sort de la complainte de Geneviève de Brabant, dont le colporteur d'images ne sait plus le commencement et n'a jamais su la fin.

Ici finit le quatrième
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit

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ESPAGNE ET ITALIE



I- La Cellule

Les moines tondus se promènent là-bas, silencieux et méditatifs, un rosaire à la main, et mesurent lentement de piliers en piliers, de tombes en tombes, le pavé du cloître, qu'habite un faible écho.

Toi, sont-ce là de tes loisirs, jeune reclus qui, seul dans ta cellule, t'amuses à tracer des figures diaboliques sur les pages blanches de ton livre d'oraisons, et à farder d'une ocre impie les joues osseuses de cette tête de mort?

Il n'a pas oublié, le jeune reclus, que sa mère est une gitana, que son père est un chef de voleurs; et il aimerait mieux entendre, au point du jour, la trompette sonner le boute-selle pour monter à cheval, que la cloche tinter matines pour courir à l'église!

Il n'a pas oublié qu'il a dansé le boléro sous les rochers de la sierre de Grenade avec une brune aux boucles d'oreilles d'argent, aux castagnettes d'ivoire; et il aimerait mieux faire l'amour dans le camp des bohémiens que prier Dieu dans le couvent.

Une échelle a été tressée en secret de la paille du grabat; deux barreaux ont été sciés sans bruit par la lime sourde; et du couvent à la sierra de Grenade, il y a moins loin que de l'enfer au paradis.

Aussitôt que la nuit aura clos tous les yeux, endormi tous les soupçons, le jeune reclus rallumera sa lampe et s'échappera de sa cellule à pas furtifs, un tromblon sous sa robe.


II- Les Muletiers

Elles égrainent le rosaire ou nattent leurs cheveux, les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules; quelques-uns des arrières chantent le cantique des pèlerins de Saint-Jacques répété par les cent cavernes de la sierra, les autres tirent des coups de carabine contre le soleil.

« Voici la place, dit un des guides, où nous avons enterré la semaine dernière José Matéos, tué d'une balle à la nuque dans une attaque de brigands. La fosse a été fouillée, et le corps a disparu.

- Le corps n'est pas loin, dit un muletier, je l'aperçois qui flotte au fond de la ravine, gonflé d'eau comme une outre.

- Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous! s'écriaient les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules.

- Quelle est cette hutte à la pointe d'une roche? demanda un hidalgo par la portière de sa chaise. est-ce la cabane des bûcherons qui ont précipité dans le gouffre écumeux du torrent ces gigantesques troncs d'arbres, ou celle des bergers qui paissent leurs chèvres exténuées sur ces pentes stériles?

- C'est, répondit un muletier, la cellule d'un vieil ermite qui a été trouvé mort, cet automne, en son lit de feuilles. Une corde lui serrait le cou, et sa langue lui pendait hors de la bouche.

- Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous! s'écriaient les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules.

- Ces trois cavaliers cachés dans leurs manteaux, qui, passant près de nous, nous ont si bien observés, ne sont pas des nôtres. Qui sont-ils? demanda un moine à la barbe et à la robe toutes poudreuses.

- Si ce ne sont, répondit un muletier, des alguazils du village de Cienfugos en tournée, ce sont des voleurs qu'aura envoyés à la découverte l'infernal Gil Pueblo, leur capitaine.

- Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous! s'écriaient les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules.

- Avez-vous entendu ce coup d'espingole qu'on a lâché là-haut parmi les broussailles? demanda un marchand d'encre, si pauvre qu'il cheminait pieds nus. Voyez! la fumée s'évapore dans l'air!

- Ce sont, répondit un muletier, nos gens qui battent les buissons à la ronde, et brûlent des amorces pour amuser les brigands. Senors et senorines, courage, et piquez des deux.

- Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous! s'écriaient les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules.

Et tous les voyageurs prirent le galop au milieu d'un nuage de poussière qu'enflammait le soleil; les mules défilaient entre d'énormes blocs de granit, le torrent mugissait dans de bouillonnants entonnoirs, les forêts pliaient avec d'immenses craquements; et de ces profondes solitudes que remuait le vent sortaient des voix confusément menaçantes, qui tantôt s'approchaient, tantôt s'éloignaient, comme si une troupe de voleurs rôdait aux environs.


III- Le Marquis d'Aroca

Qui n'aime, aux jours de la canicule dans les bois, lorsque les geais criards se disputent la ramée et l'ombre, un lit de mousse et la feuille à l'envers du chêne?

*
*       *


Les deux larrons bâillèrent, demandant l'heure au bohémien qui les poussait du pied comme des pourceaux.

« Debout! répondit celui-ci, debout! Il est l'heure de décamper. Le marquis d'Aroca flaire notre piste avec six alguazils.

- Qui? le marquis d'Aroca, dont j'ai escamoté la montre à la procession des révérends pères dominicains de Santillane! dit l'un.

- Le marquis d'Aroca, dont j'ai enfourché la mule à la foire de Salamanque! dit l'autre.

- Lui-même, répliqua le gitano; hâtons-nous de gagner le couvent des trappistes pour nous y cacher une neuvaine sous le froc!

- Halte-là! un moment! rendez-moi d'abord ma montre et ma mule!

C'était le marquis d'Aroca, à la tête de ses six alguazils, lequel écartait d'une main le feuillage blanc des noisetiers, et de l'autre signait au front les brigands de la pointe de son épée.


IV- Henriquez

« Il y a un an que je vous commande, leur dit le capitaine, qu'un autre me succède. J'épouse une riche veuve de Cordoue, et je renonce au stylet du brigand pour la baguette du corrégidor. »

Il ouvrit le coffre: c'était le trésor à partager, pêle-mêle des vases sacrés, des bijoux, des quadruples, une pluie de perles et une rivière de diamants.

À toi Henriquez, les boucles d'oreilles et la bague du marquis d'Aroca! à toi qui l'a tué d'un coup de carabine dans sa chaise de poste! »

Henriquez coula à son doigt la topaze ensanglantée, et pendit à ses oreilles les améthystes taillées en forme de gouttes de sang.

Tel fut le sort de ces boucles d'oreilles dont s'était parée la duchesse de Médina-Coeli, et qu'Henriquez, un mois plus tard, donna en échange d'un baiser à la fille de geôlier de la prison!

Tel fut le sort de cette bague qu'un hidalgo avait achetée d'un émir au prix d'une blanche cavale, et dont Henriquez paya un verre d'eau-de-vie, quelques minutes avant d'être pendu!


V- Le Clair de Lune
La Posada (*), un paon sur son toit, allumait ses vitres à l'incendie lointain du soleil couchant, et le sentier serpentait lumineux dans la montagne.

(*) Petite hôtellerie espagnole.


*
*       *

« Chut! n'avez-vous rien entendu, vous autres? demanda un des guérillas, collant son oreille à la fente du volet.

- Ma mule, répondit un arriéro, a fait un pet dans l'écurie.

- Gavache! s'écria le brigand, est-ce pour un pet de ta mule que j'arme cette carabine? Alerte! alerte! Une trompette! voici les dragons jaunes. »

Et soudain, au chocs des pots, aux grincements de la guitare, au rire des servantes, au brouhaha de la foule, succéda un silence à travers lequel eût bourdonné le vol d'une mouche.

Mais ce n'était que la corne d'un vacher. Les arriéros, avant de brider leurs mules pour gagner le large, achevèrent leur outre à moitié bue; et les bandits, qu'agaçaient en vain les grasses Maritornes de la noire hôtellerie, grimpèrent aux soupentes, en bâillant d'ennui, de fatigue et de sommeil.


VI- Padre Pugnaccio

Padre Pugnaccio, le crâne hors du capuce, montait les escaliers du dôme Saint-Pierre, entre deux dévotes enveloppées de mantilles, et l'on entendait les cloches et les anges se quereller dans la nuit.

L'une des dévotes, - c'était la tante, - récitait un ave sur chaque grain de son rosaire; et l'autre, - c'était la nièce, - lorgnait du coin de l'oeil un joli officier des gardes du pape.

Le moine marmottait à la vieille femme: « Dotez mon couvent. » Et l'officier glissait à la jeune fille un billet doux musqué.

La pécheresse essuyait quelques larmes; l'ingénue rougissait de plaisir; le moine calculait mille piastres à douze pour cent d'intérêt, et l'officier retroussait le poil de sa moustache dans un miroir de poche.

Et le diable, tapi dans la grande manche de Padre Pugnaccio, ricana comme Polichinelle!


VII- La Chanson du Masque

Ce n'est point avec le froc et le chapelet, c'est avec le tambour de basque et l'habit de fou que j'entreprends, moi, ce pèlerinage à la mort!

Notre troupe bruyante est accourue sur la place St-Marc, de l'hôtellerie du signor Arlecchino, qui nous avait tous conviés à un régal de macarons à l'huile et de polenta à l'ail.

Marions nos mains, toi qui, monarque éphémère, ceins la couronne de papier doré, et vous, ses grotesques sujets, qui lui formez un cortège de vos manteaux de mille pièces, de vos barbes de filasse et de vos épées de bois.

Marions nos mains pour chanter et danser une ronde, oubliés de l'Inquisiteur, à la splendeur magique de girandoles de cette nuit rieuse comme le jour.

Chantons et dansons, nous qui sommes joyeux, tandis que ces mélancoliques descendent le canal sur le banc des gondoliers, et pleurent en voyant pleurer les étoiles.

Dansons et chantons, nous qui n'avons rien à perdre, et tandis que, derrière le rideau où se dessine l'ennui de leurs fronts penchés, nos patriciens jouent d'un coup de cartes palais et maîtresses!

Ici finit le cinquième
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SILVES



I- Ma Chaumière
Ma chaumière aurait, l'été, la feuillée des bois pour parasol, et l'automne, pour jardin, au bord de la fenêtre, quelque mousse qui enchâsse les perles de la pluie, et quelques giroflée qui fleure l'amande.

Mais l'hiver, quel plaisir! quand le matin aurait secoué ses bouquets de givre sur mes vitres gelées, d'apercevoir bien loin, à la lisière de la forêt, un voyageur qui va toujours s'amoindrissant, lui et sa monture, dans la neige et la brume.

Quel plaisir! le soir, de feuilleter sous le manteau de la cheminée flambante et parfumée d'une bourrée de genièvre, les preux et les moines des chroniques, si merveilleusement portraits qu'ils semblent, les uns joûter, les autres prier encore.

Et quel plaisir! la nuit, à l'heure douteuse et pâle qui précède le point du jour, d'entendre mon coq s'égosiller dans le gelinier et le coq d'une ferme lui répondre faiblement, sentinelle juchée aux avant-postes du village endormi.

Ah! si le roi nous lisait dans son Louvre, - ô ma muse inabritée contre les orages de la vie, - le seigneur suzerain de tant de fiefs qu'ils ignore le nombre de ses châteaux, ne nous marchanderait pas une chaumine!


II- Jean des Tilles
« Ma bague, ma bague! » Et le cri de la lavandière effraya dans la souche d'un saule, un rat qui filait sa quenouille.

Encore un tour de Jean des Tilles, l'ondin malicieux et espiègle qui ruisselle, se plaint et rit sous les coups redoublés du battoir!

Comme s'il ne lui suffisait pas de cueillir, aux épais massifs de la rive, les nèfles mûres qu'il noie dans le courant.

« Jean le voleur! Jean qui pêche et qui sera pêché! Petit Jean, friture que j'ensevelirai blanc d'un linceul de farine dans l'huile enflammée de la poêle! »

Mais alors des corbeaux, qui se balançaient à la verte flèche des peupliers, croassèrent dans le ciel moite et pluvieux.

Et les lavandières, troussées comme des piqueurs d'ablettes, enjambèrent le gué jonché de cailloux d'écume, d'herbes et de glaïeuls.


III- Octobre
Les petits Savoyards sont de retour, et déjà leur cri interroge l'écho sonore du quartier; comme les hirondelles précèdent le printemps, il précèdent l'hiver.

Octobre, le courrier de l'hiver, heurte à la porte de nos demeures. Une pluie intermittente inonde la vitre offusquée, et le vent jonche des feuilles mortes du platane le perron solitaire.

Voici venir ces veillées de famille, si délicieuses quand tout au dehors est neige, verglas et brouillards, et que les jacinthes fleurissent sur la cheminée à la tiède atmosphère du salon.

Voici venir la Saint-Martin et ses brandons, Noël et ses bougies, le jour de l'an et ses joujoux, les Rois et leur fête, le Carnaval et sa marotte.

Et Pâques enfin, Pâques aux hymnes matinales et joyeuses, Pâques dont les jeunes filles reçoivent la blanche hostie et les oeufs rouges!

Alors un peu de cendre aura effacé de nos fronts l'ennui de six mois d'hiver, et les petits Savoyards salueront du haut la colline et le hameau natal.


IV- Chevremorte (*)

(*) À une demi-lieue de Dijon.

Ce n'est point ici qu'on respire la mousse des chênes et les bourgeons du peuplier, ce n'est point ici que les brises et les eaux murmurent d'amour ensemble.

Aucun baume, le matin après la pluie, le soir aux heures de la rosée; et rien pour charmer l'oreille que le cri du petit oiseau qui quête un brin d'herbe.

Désert qui n'entend plus la voix de Jean-Baptiste! Désert que n'habitent plus ni les hermites ni les colombes!

Ainsi mon âme est une solitude où, sur le bord de l'abîme, une main à la vie et l'autre à la mort, je pousse un sanglot désolé.

Le poète est comme la giroflée qui s'attache, frêle et odorante, au granit, et demande moins de terre que de soleil.

Mais hélas! je n'ai plus de soleil, depuis que se sont fermés les yeux si charmants qui réchauffaient mon génie!


V- Encore un printemps
Encore un printemps, - encore une goutte de rosée qui se bercera un moment dans mon calice amer, et qui s'en échappera comme une larme.

O ma jeunesse! tes joies ont été glacées par les baisers du temps, mais tes douleurs ont survécu au temps qu'elles ont étouffé sur leur sein.

Et vous qui avez parfilé la soie de ma vie, ô femmes! s'il y a eu dans mon roman d'amour quelqu'un de trompeur, ce n'est pas moi, quelqu'un de trompé, ce n'est pas vous!

O printemps! petit oiseau de passage, notre hôte d'une saison qui chante mélancoliquement dans le coeur du poète et dans la ramée du chêne!

Encore un printemps, - encore un rayon du soleil de mai au front du jeune poète, parmi le monde, au front du vieux chêne, parmi les bois!


VI- Le Deuxième Homme
Enfer! - Enfer et paradis! - cris de désespoir! cris de joie! - blasphèmes des réprouvés! concerts des élus! - âmes des morts, semblables aux chênes de la montagne déracinés par les démons! âmes des morts, semblables aux fleurs de la vallée cueillies par les anges!

*
*       *


Soleil, firmament, terre et homme, tout avait commencé, tout avait fini. Une voix secoua le néant.
- « Soleil? appela cette voix, du seuil de la radieuse Jérusalem. - Soleil? répétèrent les échos de l'inconsolable Josaphat. » - Et le soleil ouvrit ses cils d'or sur le chaos des mondes.

Mais le firmament pendait comme un lambeau d'étendard. - « Firmament? appela cette voix, du seuil de la radieuse Jérusalem. - Firmament? répétèrent les échos de l'inconsolable Josaphat. » Et le firmament déroula aux vents ses plis de pourpre et d'azur.

Mais la terre voguait à la dérive, comme un navire foudroyé qui ne porte dans ses flancs que des cendres et des ossements. « Terre? appela cette voix, du seuil de la radieuse Jérusalem. - Terre? répétèrent les échos de l'inconsolable Josaphat. » - Et la terre ayant jeté l'ancre, la nature s'assit, couronnée de fleurs, sous le porche des montagnes aux cent mille colonnes.

Mais l'homme manquait à la création, et tristes étaient la terre et la nature, l'une de l'absence de son roi, l'autre de l'absence de son époux. - « Homme? appela cette voix, du seuil de la radieuse Jérusalem. - Homme? répétèrent les échos de l'inconsolable Josaphat. » Et l'hymne de délivrance et de grâces ne brisa point le sceau dont la mort avait plombé les lèvres de l'homme endormi pour l'éternité dans le lit du sépulcre.

« Ainsi soit-il! dit cette voix, et le seuil de la radieuse Jérusalem se voila de deux sombres ailes. - Ainsi soit-il! répétèrent les échos, et l'inconsolable Josaphat se remit à pleurer. » Et la trompette de l'archange sonna d'abîme en abîme, tandis que tout croulait avec un fracas et une ruine immense: le firmament, la terre et le soleil, faute de l'homme, cette pierre angulaire de la création.

Ici finit le sixième et dernier
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit



A M. Sainte-Beuve
L'homme est un balancier qui frappe une monnaie à son coin. Le quadruple porte l'empreinte de l'empereur, la médaille, du pape, le jeton, du fou.

Je marque mon jeton à ce jeu de la vie où nous perdons coup sur coup et où le diable, pour en finir, rafle joueurs, dés et tapis vert.

L'empereur dicte ses ordres à ses capitaines, le pape adresse des bulles à la chrétienté, et le fou écrit un livre.

Mon livre, le voilà tel que je l'ai fait et tel qu'on doit le lire, avant que les commentateurs ne l'obscurcissent de leurs éclaircissements.

Mais ce ne sont point ces pages souffreteuses, humble labeur ignoré des jours présents, qui ajouteront quelque lustre à le renommée poétique des jours passés.

Et l'églantine du ménestrel sera fanée, que fleurira toujours la giroflée, chaque printemps, aux gothiques fenêtres des châteaux et des monastères.

Paris, 20 septembre 1836.

PIECES DÉTACHÉES
EXTRAITES DU PORTEFEUILLE DE L'AUTEUR

Le Bel Alcade
C'est pour te suivre, ô bel Alcade, que je me suis exilée de la terre des parfums, où gémissent de mon absence mes compagnes dans la prairie, mes colombes dans le feuillage des palmiers.

Ma mère, ô bel Alcade, tendit de sa couche de douleurs la main vers moi; cette main retomba glacée, et je ne m'arrêtai pas au seuil pour pleurer ma mère qui n'était plus.

Je n'ai point pleuré, ô bel Alcade, lorsque le soir, seule avec toi et notre barque errant loin du bord, les brises embaumées de ma patrie traversaient les flots pour venir me trouver.

J'étais, disais-tu alors dans tes ravissements, ô bel Alcade, j'étais plus charmante que la lune, sultane de sérail aux mille lampes d'argent.

Tu m'aimais, ô bel Alcade, et j'étais fière et heureuse: depuis que tu me repousses je ne suis plus qu'un humble pécheresse qui confesse en pleurant la faute qu'elle a commise.

Quand donc, ô bel Alcade, sera-t-elle écoulée, ma source de larmes amères? Quand l'eau de la fontaine du roi Alphonse ne sera plus vomie par la gueule des lions.


L'Ange et la Fée
Une fée parfume la nuit mon sommeil fantastique des plus fraîches, des plus tendres haleines de juillet, - cette même bonne fée qui replante en son chemin le bâton du vieil aveugle égaré, et qui essuie les larmes, guérit la douleur de la petite glaneuse dont une épine a blessé le pied nu.

La voici, me berçant comme un héritier de l'épée ou de la harpe, et écartant de ma couche avec une plume de paon les esprits qui me dérobaient mon âme pour la noyer dans un rayon de la lune ou dans une goutte de rosée.

La voici, me racontant quelqu'une de ses histoires des vallées et des montagnes, soit les amours mélancoliques des fleurs du cimetière, soit les joyeux pèlerinages des oiseaux à Notre-Dame-des-Cornouillers.

*
*       *


Mais tandis qu'elle me veillait endormi, un ange, qui descendait les ailes frémissantes, du temps étoilé, posa un pied sur la rampe du gothique balcon, et heurta de sa palme d'argent aux vitraux peints de la haute fenêtre.

Un séraphin, une fée, qui s'étaient enamourés naguère l'un de l'autre au chevet d'une jeune mourante, qu'elle avait douée à sa naissance de toutes les grâces des vierges, et qu'il porta expirée dans les délices du Paradis!

La main qui berçait mes rêves s'était retirée avec mes rêves eux-mêmes. J'ouvris les yeux. Ma chambre aussi profonde que déserte s'éclairait silencieusement des nébulosités de la lune; et le matin, il ne me reste plus des affections de la bonne fée que cette quenouille: encore ne suis-je pas sûr qu'elle ne soit pas de mon aïeule.


La Pluie
Et cependant que ruisselle la pluie, les petits charbonniers de la Forêt-Noire entendent, de leur lit de fougère parfumée, hurler au dehors la bise comme un loup.

Ils plaignent la biche fugitive que relancent les fanfares de l'orage, et l'écureuil tapi au creux d'un chêne, qui s'épouvante de l'éclair comme de la lampe du chasseur des mines.

Ils plaignent la famille des oiseaux, la bergeronnette qui n'a que son aile pour abriter sa couvée, et le rouge-gorge dont la rose, ses amours, s'effeuille au vent.

Ils plaignent jusqu'au vers luisant qu'une goutte de pluie précipite dans des océans d'un rameau de mousse.

Ils plaignent le pèlerin attardé qui rencontre le roi Pialus et la reine Wilberta, car c'est l'heure où le roi mène boire son palefroi de vapeurs au Rhin.

Mais ils plaignent surtout les enfants fourvoyés qui se seraient engagés dans l'étroit sentier frayé par une troupe de voleurs, ou qui se dirigeraient vers la lumière lointaine de l'ogresse.

Et le lendemain, au point du jours, les petits charbonniers trouvèrent leur cabane de ramée, d'où ils pipaient les grives, couchée sur le gazon et leurs gluaux noyés dans la fontaine.


Les Deux Anges
« Planons, lui disais-je, sur les bois que parfument les roses; jouons-nous dans la lumière et l'azur des cieux, oiseaux de l'air, et accompagnons le printemps voyageur. »

La mort me la ravit échevelée et livrée au sommeil d'un évanouissement, tandis que, retombé dans la vie, je tendais en vain les bras à l'ange qui s'envolait.

Oh! si la mort eût tinté sur notre couche les noces du cercueil, cette soeur des anges m'eût fait monter aux cieux avec elle, ou je l'eusse entraînée avec moi aux enfers!

Délirantes joies du départ pour l'ineffable bonheur de deux âmes qui, heureuses et s'oubliant partout où elles ne sont plus ensemble, ne songent plus au retour.

Mystérieux voyage de deux anges qu'on eût vus, au point du jour, traverser les espaces et recevoir sur leurs blanches ailes la fraîche rosée du matin!

Et dans le vallon, triste de notre absence, notre couche fût demeurée vide au mois des fleurs, nid abandonné dans le feuillage.


Le Soir sur l'eau
La noire gondole se glissait le long des palais de marbre, comme un bravo qui court à quelque aventure de nuit, un stylet et une lanterne sous sa cape,

Un cavalier et une dame y causaient d'amour: - « Les orangers si parfumés, et vous si indifférente! Ah! signora, vous êtes une statue dans un jardin!

- Ce baiser est-il d'une statue, mon Georgio? pourquoi boudez-vous? - Vous m'aimez donc? - Il n'est pas au ciel une étoile qui ne le sache, et tu ne le sais pas?

- Quel est ce bruit? - Rien, sans doute le clapotement des flots qui monte et descend une marche des escaliers de la Giudecca.

- Au secours! au secours! - Ah! mère du sauveur, quelqu'un qui se noie! - Écartez-vous; il est confessé », dit un moine qui parut sur la terrasse.

Et la noire gondole força de rames, se glissant le long des palais de marbre comme un bravo qui revient de quelque aventure de nuit, un stylet et une lanterne sous sa cape.


Madame de Montbazon
La suivante rangea sur la table un vase de fleurs et les flambeaux de cire, dont les reflets moiraient de rouge et de jaune les rideaux de soie bleue au chevet du lit de la malade.

« Crois-tu, Mariette, qu'il viendra? - Oh! dormez, dormez un peu, Madame! - Oui, je dormirai bientôt pour rêver à lui toute l'éternité. »

On entendit quelqu'un monter l'escalier. « Ah! si c'était lui! » murmura la mourante, en souriant, le papillon des tombeaux déjà sur les lèvres.

C'était un petit page qui apportait de la part de la reine, à Madame la duchesse, des confitures, des biscuits et des élixirs sur un plateau d'argent.

« Ah! il ne vient pas, dit-elle d'une voix défaillante, il ne viendra pas! Mariette, donne-moi une de ces fleurs que je la respire et la baise pour l'amour de lui! »

Alors Madame de Montbazon, fermant les yeux, demeura immobile. Elle était morte d'amour, rendant son âme dans le parfum d'une jacinthe.


L'Air magique de Jehan de Vitteaux
La feuillée verte et touffue: un clerc du gai savoir qui voyage avec sa gourde et son rebec, et un chevalier armé d'une énorme épée à couper en deux la tour de Montlhéry.

LE CHEVALIER: - « Halte-là! ta gargoulette, vassal; j'ai trois grains de sable dans le gosier.

LE MUSICIEN: - À votre plaisir, mais n'y buvez qu'un petit coup, d'autant que le vin est cher cette année.

LE CHEVALIER (faisant la grimace après avoir tout bu): - Il est aigre ton vin; tu mériterais, vassal, que je te brisasse ta gourde sur les oreilles. »

Le clerc du gai savoir approcha, sans mot dire, l'archet de son rebec et joua l'air magique de Jehan de Vitteaux.

Cet air eût délié les jambes d'un paralytique. Or voilà que le chevalier dansait sur la pelouse, son épée appuyée contre l'épaule comme un hallebardier qui va-t-en guerre.

« Merci! nécromant » cria-t-il bientôt, hors d'haleine. Et il giguait toujours.

« Oui-dà! payez-moi d'abord mon vin, ricana le musicien. Vos agneaux d'or, s'il vous plaît, ou je vous mène, ainsi dansant, par les vallées et les bourgs, au pas d'arme de Marsannay!

- « Tiens », - dit le chevalier, après avoir fouillé son escarcelle, et détachant son cheval dont les rênes étaient passées au rameau d'un chène - « tiens! et que m'étrangle le diable si je bois jamais à la calebasse d'un vilain! »


La Nuit d'après une bataille
I

Une sentinelle, le mousquet au bras et enveloppée dans son manteau, se promène le long du rempart. Elle se penche entre les noirs créneaux de moment en moment, et observe d'un oeil attentif l'ennemi dans son camp.

II

Il allume les feux au bord des fossés pleins d'eau; le ciel est noir; la forêt est pleine de bruits; le vent chasse la fumée vers le fleuve et se plaint en murmurant dans les plis des étendards.

III

Aucune trompette ne trouble l'écho; aucun chant de guerre n'est répété autour de la pierre du foyer; des lampes sont allumées dans les tentes au chevet des capitaines morts l'épée à la main.

IV

Mais voici que la pluie ruisselle sur les pavillons; le vent qui glace la sentinelle engourdie, les hurlements des loups qui s'emparent du champ de bataille, tout annonce ce qui se passe d'étrange sur la terre et dans le ciel.

V

Toi qui reposes paisiblement au lit de la tente, souviens-toi toujours qu'il ne s'en est fallu peut-être aujourd'hui que d'un pouce de lame pour percer ton coeur.

VI

Tes compagnons d'armes, tombés avec courage au premier rang, ont acheté de leur vie la gloire et le salut de ceux qui bientôt les auront oubliés.

VII

Une sanglante bataille a été livrée; perdue ou gagnée, tout sommeille maintenant; mais combien de braves ne s'éveilleront plus ou ne se réveilleront demain que dans le ciel!


La Citadelle de Wolgast
Comme elle est calme et majestueuse la citadelle blanche, sur l'Oder, tandis que de toutes les embrasures les canons aboient contre la ville et le camp, et les couleuvrines dardent en sifflant leurs langues sur les eaux couleur de cuivre.

Les soldats du roi de Prusse sont maîtres de Wolgast, de ses faubourgs et de l'une et de l'autre rive du fleuve; mais l'aigle à deux têtes de l'empereur d'Allemagne berce encore ses ailerons dans les plis du drapeau de la citadelle.

Tout à coup, avec la nuit, la citadelle éteint ses soixante bouches à feu. Des torches s'allument dans les casemates, courent sur les bastions, illuminent les tours et les eaux, et une trompette gémit dans les créneaux comme la trompette du jugement.

Cependant la poterne de fer s'ouvre, un soldat s'élance dans une barque et rame vers le camp; il aborde: « Le capitaine Beaudoin, dit-il, a été tué; nous demandons qu'on nous permette d'envoyer son corps à sa femme qui habite Oderberg sur la frontière; lorsqu'il y aura trois jours que le corps voguera sur l'eau, nous signerons la capitulation. »

Le lendemain, à midi, sortit de la triple enceinte de pieux qui hérisse la citadelle une barque, longue comme un cercueil, que la ville et la citadelle saluèrent de sept coups de canon.

Les cloches de la ville étaient en branle, on était accouru à ce triste spectacle de tous les villages voisins, et les ailes des moulins à vent demeuraient immobiles sur les collines qui bordent l'Oder.


Le Cheval Mort
La voirie! et à gauche, sous un gazon de trèfle et de luzerne, les sépultures d'un cimetière; à droite, un gibet suspendu qui demande aux passants l'aumône comme un manchot.

*
*       *


Celui-là, tué d'hier, les loups lui on déchiqueté la chair sur le col en si longues aiguillettes qu'on le dirait paré encore pour la cavalcade d'une touffe de rubans rouges.

Chaque nuit, dès que la lumière blémira le ciel, cette carcasse s'envolera, enfourchée par une sorcière qui l'éperonnera de l'os pointu de son talon, la bise soufflant dans l'orgue de ses flancs caverneux.

Et s'il était à cette heure taciturne un oeil sans sommeil, ouvert dans quelque fosse du champ de repos, il se fermerait soudain, de peur de voir un spectre dans les étoiles.

Déjà la lune elle-même, clignant un oeil, ne luit plus de l'autre que pour éclairer comme une chandelle flottante ce chien, maigre vagabond, qui lape l'eau d'un étang.


Le Gibet
Ah! ce que j'entends, serait-ce la bise nocturne qui glapit, ou le pendu qui pousse un soupir sur la fourche patibulaire?

Serait-ce quelque grillon qui chante tapi dans la mousse et le lierre stérile dont par pitié se chausse le bois?

Serait-ce quelque mouche en chasse sonnant du cor autour de ces oreilles sourdes à la fanfare des hallalis?

Serait-ce quelque escarbot qui cueille en son vol inégal un cheveu sanglant à son crâne chauve?

Ou bien serait-ce quelque araignée qui brode une demi-aune de mousseline pour cravate à ce col étranglé?

C'est la cloche qui tinte aux murs d'une ville, sous l'horizon, et la carcasse d'un pendu que rougit le soleil couchant.


Scarbo
Oh! que de fois je l'ai entendu et vu, Scarbo, lorsqu'à minuit la lune brille dans le ciel comme un écu d'argent sur une bannière d'azur semée d'abeilles d'or!

Que de fois j'ai entendu bourdonner son rire dans l'ombre de mon alcôve, et grincer son ongle sur la soie des courtines de mon lit!

Que de fois je l'ai vu descendre du plancher, pirouetter sur un pied et rouler par la chambre comme le fuseau tombé de la quenouille d'une sorcière.

Le croyais-je alors évanoui? le nain grandissait entre la lune et moi, comme le clocher d'une cathédrale gothique, un grelot d'or en branle à son bonnet pointu!

Mais bientôt son corps bleuissait, diaphane comme la cire d'une bougie, son visage blémissait comme la cire d'un lumignon, - et soudain il s'éteignait.


A M. David, statuaire
Non, Dieu, éclair qui flamboie dans le triangle symbolique, n'est point le chiffre tracé sur les lèvres de la sagesse humaine!

Non, l'amour, sentiment naïf et chaste qui se voile de pudeur et de fierté au sanctuaire du coeur, n'est point cette tendresse cavalière qui répand les larmes de la coquetterie par les yeux du masque de l'innocence!

Non, la gloire, noblesse dont les armoiries ne se vendirent jamais, n'est pas la savonnette à vilain qui s'achète, au prix du tarif, dans la boutique d'un journaliste!

Et j'ai prié, et j'ai aimé, et j'ai chanté, poète pauvre et souffrant! Et c'est en vain que mon coeur déborde de foi, d'amour et de génie!

C'est que je naquis aiglon avorté! L'oeuf de mes destinées, que n'ont point couvé les chaudes ailes de la prospérité, est aussi creux, aussi vide que la noix dorée de l'Égyptien.

Ah! l'homme, dis-le-moi, si tu le sais, l'homme, frêle jouet, gambadant suspendu aux fils des passions, ne serait-il qu'un pantin qu'use la vie et que brise la mort?

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