Les Contemplations  -  Victor Hugo
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    Livre VI - Au bord de l'infini
  1. Le Pont
  2. Ibo
  3. Un spectre m'attendait
  4. Écoutez. Je suis Jean
  5. Croire, mais pas en nous
  6. Pleurs dans la nuit
  7. Un jour, le morne esprit, le prophète sublime
  8. Claire
  9. A la fenêtre pendant la nuit
  10. Eclaircie
  11. Oh! par nos vils plaisirs, nos appétits, nos fanges
  12. Aux anges qui nous voient
  1. Cadaver
  2. O gouffre! l'âme plonge et rapporte le doute
  3. A celle quie est voilée
  4. Horror
  5. Dolor
  6. Hélas! tout est sépulcre
  7. Voyage de nuit
  8. Religio
  9. Spes
  10. Ce que c'est que la mort
  11. Les Mages
  12. En frappant à une porte
  13. Nomen, numen, lumen
...  suite

LIVRE VI - AU BORD DE L'INFINI
                 I- Le Pont

J'avais devant les yeux les ténèbres. L'abîme
Qui n'a pas de rivage et qui n'a pas de cime,
Était là, morne, immense; et rien n'y remuait.
Je me sentais perdu dans l'infini muet.
Au fond, à travers l'ombre, impénétrable voile,
On apercevait Dieu comme une sombre étoile.
Je m'écriai: -- Mon âme, ô mon âme! il faudrait,
Pour traverser ce gouffre où nul bord n'apparaît,
Et pour qu'en cette nuit jusqu'à ton Dieu tu marches,
Bâtir un pont géant sur des millions d'arches.
Qui le pourra jamais! Personne! ô deuil! effroi!
Pleure! -- Un fantôme blanc se dressa devant moi
Pendant que je jetai sur l'ombre un oeil d'alarme,
Et ce fantôme avait la forme d'une larme;
C'était un front de vierge avec des mains d'enfant;
Il ressemblait au lys que la blancheur défend;
Ses mains en se joignant faisaient de la lumière.
Il me montra l'abîme où va toute poussière,
Si profond, que jamais un écho n'y répond;
Et me dit: -- Si tu veux je bâtirai le pont.
Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière.
-- Quel est ton nom? lui dis-je. Il me dit: -- La prière.

                        Jersey, décembre 1852.

             II- Ibo

Dites, pourquoi, dans l'insondable
Au mur d'airain,
Dans l'obscurité formidable
Du ciel serein,

Pourquoi, dans ce grand sanctuaire
Sourd et béni,
Pourquoi, sous l'immense suaire
De l'infini,
 

Enfouir vos lois éternelles
Et vos clartés?
Vous savez bien que j'ai des ailes,
O vérités!

Pourquoi vous cachez-vous dans l'ombre
Qui nous confond?
Pourquoi fuyez-vous l'homme sombre
Au vol profond?

Que le mal détruise ou bâtisse,
Rampe ou soit roi,
Tu sais bien que j'irai, Justice,
J'irai vers toi!

Beauté sainte, Idéal qui germes
Chez les souffrants,
Toi par qui les esprits sont fermes
Et les coeurs grands,

Vous le savez, vous que j'adore,
Amour, Raison,
Qui vous levez comme l'aurore
Sur l'horizon,

Foi, ceinte d'un cercle d'étoiles,
Droit, bien de tous,
J'irai, Liberté qui te voiles,
J'irai vers vous!

Vous avez beau, sans fin, sans borne
Lueurs de Dieu,
Habiter la profondeur morne
Du gouffre bleu,

Ame à l'abîme habituée
Dès le berceau,
Je n'ai pas peur de la nuée;
Je suis oiseau.

Je suis oiseau comme cet être
Qu'Amos rêvait,
Que saint Marc voyait apparaître
A son chevet,

Qui mêlait sur sa tête fière,
Dans les rayons,
L'aile de l'aigle à la crinière
Des grands lions.

J'ai des ailes. J'aspire au faîte;
Mon vol est sûr;
J'ai des ailes pour la tempête
Et pour l'azur.

Je gravis les marches sans nombre.
Je veux savoir;
Quand la science serait sombre
Comme le soir!

Vous savez bien que l'âme affronte
Ce noir degré,
Et que, si haut qu'il faut qu'on monte,
J'y monterai!

Vous savez bien que l'âme est forte
Et ne craint rien
Quand le souffle de Dieu l'emporte!
Vous savez bien

Que j'irai jusqu'aux bleus pilastres,
Et que mon pas,
Sur l'échelle qui monte aux astres,
Ne tremble pas!

L'homme en cette époque agitée,
Sombre océan,
Doit faire comme Prométhée
Et comme Adam.

Il doit ravir au ciel austère
L'éternel feu;
Conquérir son propre mystère,
Et voler Dieu.

L'homme a besoin, dans sa chaumière,
Des vents battu,
D'une loi qui soit sa lumière
Et sa vertu.

Toujours ignorance et misère!
L'homme en vain fuit,
Le sort le tient; toujours la serre!
Toujours la nuit!

Il faut que le peuple s'arrache
Au dur décret,
Et qu'enfin ce grand martyr sache
Le grand secret!

Déjà l'amour, dans l'ère obscure
Qui va finir,
Dessine la vague figure
De l'avenir.

Les lois de nos destins sur terre,
Dieu les écrit;
Et, si ces lois sont le mystère,
Je suis l'esprit.

Je suis celui que rien n'arrête
Celui qui va,
Celui dont l'âme est toujours prête
A Jéhovah;

Je suis le poëte farouche,
L'homme devoir,
Le souffle des douleurs, la bouche
Du clairon noir;

Le rêveur qui sur ses registres
Met les vivants,
Qui mêle des strophes sinistres
Aux quatre vents;

Le songeur ailé, l'âpre athlète
Au bras nerveux,
Et je traînerais la comète
Par les cheveux.

Donc, les lois de notre problème,
Je les aurai;
J'irai vers elles, penseur blême,
Mage effaré!

Pourquoi cacher ces lois profondes?
Rien n'est muré.
Dans vos flammes et dans vos ondes
Je passerai;

J'irai lire la grande bible;
J'entrerai nu
Jusqu'au tabernacle terrible
De l'inconnu,

Jusqu'au seuil de l'ombre et du vide,
Gouffres ouverts
Que garde la meute livide
Des noirs éclairs,

Jusqu'aux portes visionnaires
Du ciel sacré;
Et, si vous aboyez, tonnerres,
Je rugirai.

                        Au dolmen de Rozel, janvier 1853.

                          III

Un spectre m'attendait dans un grand angle d'ombre,
Et m'a dit:
             -- Le muet habite dans le sombre.
L'infini rêve, avec un visage irrité.
L'homme parle et dispute avec l'obscurité,
Et la larme de l'oeil rit du bruit de la bouche.
Tout ce qui vous emporte est rapide et farouche.
Sais-tu pourquoi tu vis? sais-tu pourquoi tu meurs?
Les vivants orageux passent dans les rumeurs,
Chiffres tumultueux, flot de l'océan Nombre,
Vous n'avez rien à vous qu'un souffle dans de l'ombre;
L'homme est à peine né, qu'il est déjà passé,
Et c'est avoir fini que d'avoir commencé.
Derrière le mur blanc, parmi les herbes vertes,
La fosse obscure attend l'homme, lèvres ouvertes.
La mort est le baiser de la bouche tombeau.
Tâche de faire un peu de bien, coupe un lambeau
D'une bonne action dans cette nuit qui gronde;
Ce sera ton linceul dans la terre profonde.
Beaucoup s'en sont allés qui ne reviendront plus
Qu'à l'heure de l'immense et lugubre reflux;
Alors, on entendra des cris. Tâche de vivre;
Crois. Tant que l'homme vit, Dieu pensif lit son livre.
L'homme meurt quand Dieu fait au coin du livre un pli.
L'espace sait, regarde, écoute. Il est rempli
D'oreilles sous la tombe, et d'yeux dans les ténèbres.
Les morts ne marchant plus, dressent leurs pieds funèbres;
Les feuilles sèches vont et roulent sous les cieux.
Ne sens-tu pas souffler le vent mystérieux?

                        Au dolmen de Rozel, avril 1853.

                           IV

Écoutez. Je suis Jean. J'ai vu des choses sombres.
J'ai vu l'ombre infinie où se perdent les nombres.
J'ai vu les visions que les réprouvés font,
Les engloutissements de l'abîme sans fond;
J'ai vu le ciel, l'éther, le chaos et l'espace.
Vivants! puisque j'en viens, je sais ce qui s'y
passe; Je vous affirme à tous, écoutez bien ma voix,
J'affirme même à ceux qui vivent dans les bois,
Que le Seigneur, le Dieu des esprits, des prophètes,
Voit ce que vous pensez et sait ce que vous faites.
C'est bien. Continuez, grands, petits, jeunes, vieux!
Que l'avare soit tout à l'or, que l'envieux
Rampe et morde en rampant, que le glouton dévore,
Que celui qui faisait le mal, le fasse encore,
Que celui qui fut lâche et vil, le soit toujours!
Voyant vos passions, vos fureurs, vos amours,
J'ai dit à Dieu: «Seigneur, jugez où nous en sommes.
Considérez la terre et regardez les hommes.
Ils brisent tous les noeuds qui devaient les unir.»
Et Dieu m'a répondu: «Certes, je vais venir!»

                        Serk, juillet 1853.

V- Croire, mais pas en nous

Parce qu'on a porté du pain, du linge blanc,
A quelque humble logis sous les combles tremblant
Comme le nid parmi les feuilles inquiètes;
Parce qu'on a jeté ses restes et ses miettes
Au petit enfant maigre, au vieillard pâlissant,
Au pauvre qui contient l'éternel tout-puissant;
Parce qu'on a laissé Dieu manger sous sa table,
On se croit vertueux, on se croit charitable!
On dit: «Je suis parfait! louez-moi; me voilà!»
Et, tout en blâmant Dieu de ceci, de cela,
De ce qu'il pleut, du mal dont on le dit la cause,
Du chaud, du froid, on fait sa propre apothéose.
Le riche qui, gorgé, repu, fier, paresseux,
Laisse un peu d'or rouler de son palais sur ceux
Que le noir janvier glace et que la faim harcèle,
Ce riche-là, qui brille et donne une parcelle
De ce qu'il a de trop, et qui n'a pas assez,
Et qui, pour quelques sous du pauvre ramassés,
S'admire et ferme l'oeil sur sa propre misère,
S'il a le superflu, n'a pas le nécessaire:
La justice; et le loup rit dans l'ombre en marchant
De voir qu'il se croit bon pour n'être pas méchant.
Nous bons! nous fraternels! ô fange et pourriture!
Mais tournez donc vos yeux vers la mère nature!
Que sommes-nous, coeurs froids où l'égoïsme bout,
Auprès de la bonté suprême éparse en tout?
Toutes nos actions ne valent pas la rose.
Dès que nous avons fait par hasard quelque chose,
Nous nous vantons, hélas! vains souffles qui fuyons!
Dieu donne l'aube au ciel sans compter les rayons,
Et la rosée aux fleurs sans mesurer les gouttes;
Nous sommes le néant; nos vertus tiendraient toutes
Dans le creux de la pierre où vient boire l'oiseau.
L'homme est l'orgueil du cèdre emplissant le roseau.
Le meilleur n'est pas bon, vraiment, tant l'homme est frêle;
Et tant notre fumée à nos vertus se mêle!
Le bienfait par nos mains pompeusement jeté
S'évapore aussitôt dans notre vanité;
Même en le prodiguant aux pauvres d'un air tendre,
Nous avons tant d'orgueil que notre or devient cendre;
Le bien que nous faisons est spectre comme nous.
L'Incréé, seul vivant, seul terrible et seul doux,
Qui juge, aime, pardonne, engendre, construit, fonde,
Voit nos hauteurs avec une pitié profonde.
Ah! rapides passants! ne comptons pas sur nous,
Comptons sur lui. Pensons et vivons à genoux;
Tâchons d'être sagesse, humilité, lumière;
Ne faisons point un pas qui n'aille à la prière;
Car nos perfections rayonneront bien peu
Après la mort, devant l'étoile et le ciel bleu.
Dieu seul peut nous sauver. C'est un rêve de croire
Que nos lueurs d'en bas sont là-haut de la gloire;
Si lumineux qu'il ait paru dans notre horreur,
Si doux qu'il ait été pour nos coeurs pleins d'erreur,
Quoi qu'il ait fait, celui que sur la terre on nomme
Juste, excellent, pur, sage et grand, là-haut est l'homme,
C'est-à-dire la nuit en présence du jour;
Son amour semble haine auprès du grand amour;
Et toutes ses splendeurs, poussant des cris funèbres,
Disent en voyant Dieu: Nous sommes les ténèbres!
Dieu, c'est le seul azur dont le monde ait besoin.
L'abîme en en parlant prend l'atome à témoin.
Dieu seul est grand! c'est là le psaume du brin d'herbe;
Dieu seul est vrai! c'est là l'hymne du flot superbe;
Dieu seul est bon! c'est là le murmure des vents;
Ah! ne vous faites pas d'illusions, vivants!
Et d'où sortez-vous donc, pour croire que vous êtes
Meilleurs que Dieu, qui met les astres sur vos têtes,
Et qui vous éblouit, à l'heure du réveil,
De ce prodigieux sourire, le soleil!

                        Marine-Terrace, décembre 1854.

  VI- Pleurs dans la nuit

Je suis l'être incliné qui jette ce qu'il pense;
Qui demande à la nuit le secret du silence;
Dont la brume emplit l'oeil;
Dans une ombre sans fond mes paroles descendent,
Et les choses sur qui tombent mes strophes rendent
Le son creux du cercueil.

Mon esprit, qui du doute a senti la piqûre,
Habite, âpre songeur, la rêverie obscure
Aux flots plombés et bleus,
Lac hideux où l'horreur tord ses bras, pâle nymphe,
Et qui fait boire une eau morte comme la lymphe
Aux rochers scrofuleux.

Le Doute, fils bâtard de l'aïeule Sagesse,
Crie: -- A quoi bon? -- devant l'éternelle largesse,
Nous fait tout oublier,
S'offre à nous, morne abri, dans nos marches sans nombre,
Nous dit: --Es-tu las? Viens! -- et l'homme dort à l'ombre
De ce mancenilier.

L'effet pleure et sans cesse interroge la cause.
La création semble attendre quelque chose.
L'homme à l'homme est obscur.
Où donc commence l'âme? où donc finit la vie?
Nous voudrions, c'est là notre incurable envie,
Voir par-dessus le mur.

Nous rampons, oiseaux pris sous le filet de l'être;
Libres et prisonniers, l'immuable pénètre
Toutes nos volontés;
Captifs sous le réseau des choses nécessaires,
Nous sentons se lier des fils à nos misères
Dans les immensités.

        II

Nous sommes au cachot; la porte est inflexible;
Mais, dans une main sombre, inconnue, invisible,
Qui passe par moment,
A travers l'ombre, espoir des âmes sérieuses,
On entend le trousseau des clefs mystérieuses
Sonner confusément.

La vision de l'être emplit les yeux de l'homme.
Un mariage obscur sans cesse se consomme
De l'ombre avec le jour;
Ce monde, est-ce un éden tombé dans la géhenne?
Nous avons dans le coeur des ténèbres de haine
Et des clartés d'amour.

La création n'a qu'une prunelle trouble.
L'être éternellement montre sa face double,
Mal et bien, glace et feu;
L'homme sent à la fois, âme pure et chair sombre,
La morsure du ver de terre au fond de l'ombre
Et le baiser de Dieu.

Mais à de certains jours, l'âme est comme une veuve.
Nous entendons gémir les vivants dans l'épreuve.
Nous doutons, nous tremblons,
Pendant que l'aube épand ses lumières sacrées
Et que mai sur nos seuils mêle les fleurs dorées
Avec les enfants blonds.

Qu'importe la lumière, et l'aurore, et les astres,
Fleurs des chapiteaux bleus, diamants des pilastres
Du profond firmament,
Et mai qui nous caresse, et l'enfant qui nous charme,
Si tout n'est qu'un soupir, si tout n'est qu'une larme,
Si tout n'est qu'un moment!

        III

Le sort nous use au jour, triste meule qui tourne.
L'homme inquiet et vain croit marcher, il séjourne;
Il expire en créant.
Nous avons la seconde et nous rêvons l'année;
Et la dimension de notre destinée,
C'est poussière et néant.

L'abîme, où les soleils sont les égaux des mouches,
Nous tient; nous n'entendons que des sanglots farouches
Ou des rires moqueurs;
Vers la cible d'en haut qui dans l'azur s'élève,
Nous lançons nos projets, nos voeux, l'espoir, le rêve,
Ces flèches de nos coeurs.

Nous voulons durer, vivre, être éternels. O cendre!
Où donc est la fourmi qu'on appelle Alexandre?
Où donc le ver César?
En tombant sur nos fronts, la minute nous tue.
Nous passons, noir essaim, foule de deuil vêtue,
Comme le bruit d'un char.

Nous montons à l'assaut du temps comme une armée.
Sur nos groupes confus que voile la fumée
Des jours évanouis,
L'énorme éternité luit, splendide et stagnante;
Le cadran, bouclier de l'heure rayonnante,
Nous terrasse éblouis!

        IV

A l'instant où l'on dit: Vivons! tout se déchire.
Les pleurs subitement descendent sur le rire.
Tête nue! à genoux!
Tes fils sont morts, mon père est mort, leur mère est morte.
O deuil! qui passe là? C'est un cercueil qu'on porte.
A qui le portez-vous?

Ils le portent à l'ombre, au silence, à la terre; I
ls le portent au calme obscur, à l'aube austère,
A la brume sans bords,
Au mystère qui tord ses anneaux sous des voiles,
Au serpent inconnu qui lèche les étoiles
Et qui baise les morts!

        V

Ils le portent aux vers, au néant, à Peut-Être!
Car la plupart d'entre eux n'ont point vu le jour naître;
Sceptiques et bornés,
La négation monte et la matière hostile,
Flambeaux d'aveuglement, troublent l'âme inutile
De ces infortunés.

Pour eux le ciel ment, l'homme est un songe et croit vivre;
Ils ont beau feuilleter page à page le livre,
Ils ne comprennent pas;
Ils vivent en hochant la tête, et, dans le vide,
L'écheveau ténébreux que le doute dévide
Se mêle sous leurs pas.

Pour eux l'âme naufrage avec le corps qui sombre.
Leur rêve a les yeux creux et regarde de l'ombre;
Rien est le mot du sort;
Et chacun d'eux, riant de la voûte étoilée,
Porte en son coeur, au lieu de l'espérance ailée,
Une tête de mort.

Sourds à l'hymne des bois, au sombre cri de l'orgue,
Chacun d'eux est un champ plein de cendre, une morgue
Où pendent des lambeaux,
Un cimetière où l'oeil des frémissants poëtes
Voit planer l'ironie et toutes ses chouettes,
L'ombre et tous ses corbeaux.

Quand l'astre et le roseau leur disent: Il faut croire;
Ils disent au jonc vert, à l'astre en sa nuit noire:
Vous êtes insensés!
Quand l'arbre leur murmure à l'oreille: Il existe;
Ces fous répondent: Non! et, si le chêne insiste,
Ils lui disent: Assez!

Quelle nuit! le semeur nié par la semence!
L'univers n'est pour eux qu'une vaste démence,
Sans but et sans milieu;
Leur âme, en agitant l'immensité profonde,
N'y sent même pas l'être, et dans le grelot monde
N'entend pas sonner Dieu!

        VI

Le corbillard franchit le seuil du cimetière.
Le gai matin, qui rit à la nature entière,
Resplendit sur ce deuil;
Tout être a son mystère où l'on sent l'âme éclore,
Et l'offre à l'infini; l'astre apporte l'aurore,
Et l'homme le cercueil.

Le dedans de la fosse apparaît, triste crèche.
Des pierres par endroits percent la terre fraîche;
Et l'on entend le glas;
Elles semblent s'ouvrir ainsi que des paupières,
Et le papillon blanc dit: «Qu'ont donc fait ces pierres?»
Et la fleur dit: «Hélas!»

        VII

Est-ce que par hasard ces pierres sont punies,
Dieu vivant, pour subir de telles agonies?
Ah! ce que nous souffrons
N'est rien... -- Plus bas que l'arbre en proie aux froides bises,
Sous cette forme horrible, est-ce que les Cambyses,
Est-ce que les Nérons,

Après avoir tenu les peuples dans leur serre,
Et crucifié l'homme au noir gibet misère,
Mis le monde en lambeaux,
Souillé l'âme, et changé, sous le vent des désastres,
L'univers en charnier, et fait monter aux astres
La vapeur des tombeaux,

Après avoir passé joyeux dans la victoire,
Dans l'orgueil, et partout imprimé sur l'histoire
Leurs ongles furieux,
Et, monstres qu'entrevoit l'homme en ses léthargies,
Après avoir sur terre été des effigies
Du mal mystérieux,

Après avoir peuplé les prisons élargies,
Et versé tant de meurtre aux vastes mers rougies,
Tant de morts, glaive au flanc,
Tant d'ombre, et de carnage, et d'horreurs inconnues,
Que le soleil, le soir, hésitait dans les nues
Devant ce bain sanglant!

Après avoir mordu le troupeau que Dieu mène,
Et tourné tour à tour de la torture humaine
L'atroce cabestan,
Et régné sous la pourpre et sous le laticlave,
Et plié six mille ans Adam, le vieil esclave,
Sous le vieux roi Satan,

Est-ce que le chasseur Nemrod, Sforce le pâtre,
Est-ce que Messaline, est-ce que Cléopâtre,
Caligula, Macrin,
Et les Achabs, par qui renaissaient les Sodomes,
Et Phalaris, qui fit du hurlement des hommes
La clameur de l'airain,

Est-ce que Charles Neuf, Constantin, Louis Onze,
Vitellius, la fange, et Busiris, le bronze,
Les Cyrus dévorants,
Les Égystes montrés du doigt par les Électres,
Seraient dans cette nuit, d'hommes devenus spectres,
Et pierres de tyrans?

Est-ce que ces cailloux, tout pénétrés de crimes,
Dans l'horreur étouffés, scellés dans les abîmes,
Enviant l'ossement,
Sans air, sans mouvement, sans jour, sans yeux, sans bouche,
Entre l'herbe sinistre et le cercueil farouche,
Vivraient affreusement?

Est-ce que ce seraient des âmes condamnées,
Des maudits qui, pendant des millions d'années,
Seuls avec le remords,
Au lieu de voir, des yeux de l'astre solitaire,
Sortir les rayons d'or, verraient les vers de terre
Sortir des yeux des morts?

Homme et roche, exister, noir dans l'ombre vivante!
Songer, pétrifié dans sa propre épouvante!
Rêver l'éternité!
Dévorer ses fureurs, confusément rugies!
Être pris, ouragan de crimes et d'orgies,
Dans l'immobilité!

Punition! problème obscur! questions sombres!
Quoi! ce caillou dirait: -- J'ai mis Thèbe en décombres!
J'ai vu Suze à genoux!
J'étais Bélus à Tyr! j'étais Sylla dans Rome!
-- Noire captivité des vieux démons de l'homme!
O pierres, qu'êtes-vous?

Qu'a fait ce bloc, béant dans la fosse insalubre?
Glacé du froid profond de la terre lugubre,
Informe et châtié,
Aveugle, même aux feux que la nuit réverbère,
Il pense et se souvient... -- Quoi! ce n'est que Tibère!
Seigneur, ayez pitié!

Ce dur silex noyé dans la terre, âpre, fruste,
Couvert d'ombre, pendant que le ciel s'ouvre au juste
Qui s'y réfugia,
Jaloux du chien qui jappe et de l'âne qui passe,
Songe et dit: Je suis là! -- Dieu vivant, faites grâce!
Ce n'est que Borgia!

O Dieu bon, penchez-vous sur tous ces misérables!
Sauvez ces submergés, aimez ces exécrables!
Ouvrez les soupiraux.
Au nom des innocents, Dieu, pardonnez aux crimes.
Père, fermez l'enfer. Juge, au nom des victimes,
Grâce pour les bourreaux!

De toutes parts s'élève un cri: Miséricorde!
Les peuples nus, liés, fouettés à coups de corde,
Lugubres travailleurs,
Voyant leur maître en proie aux châtiments sublimes,
Ont pitié du despote, et, saignant de ses crimes,
Pleurent de ses douleurs;

Les pâles nations regardent dans le gouffre,
Et ces grands suppliants, pour le tyran qui souffre,
T'implorent, Dieu jaloux;
L'esclave mis en croix, l'opprimé sur la claie,
Plaint le satrape au fond de l'abîme, et la plaie
Dit: Grâce pour les clous!

Dieu serein, regardez d'un regard salutaire
Ces reclus ténébreux qu'emprisonne la terre
Pleine d'obscurs verrous,
Ces forçats dont le bagne est le dedans des pierres,
Et levez, à la voix des justes en prières,
Ces effrayants écrous.

Père, prenez pitié du monstre et de la roche.
De tous les condamnés que le pardon s'approche!
Jadis, roi des combats,
Ces bandits sur la terre ont fait une tempête;
Étant montés plus haut dans l'horreur que la bête,
Ils sont tombés plus bas.

Grâce pour eux! clémence, espoir, pardon, refuge,
Au jonc qui fut un prince, au ver qui fut un juge!
Le méchant, c'est le fou.
Dieu, rouvrez au maudit! Dieu, relevez l'infâme!
Rendez à tous l'azur. Donnez au tigre une âme,
Des ailes au caillou!

Mystère! obsession de tout esprit qui pense!
Échelle de la peine et de la récompense!
Nuit qui monte en clarté!
Sourire épanoui sur la torture amère!
Vision du sépulcre! êtes-vous la chimère,
Ou la réalité?

        VIII

La fosse, plaie au flanc de la terre, est ouverte,
Et, béante, elle fait frissonner l'herbe verte
Et le buisson jauni;
Elle est là, froide, calme, étroite, inanimée,
Et l'âme en voit sortir, ainsi qu'une fumée,
L'ombre de l'infini.

Et les oiseaux de l'air, qui, planant sur les cimes,
Volant sous tous les cieux, comparent les abîmes
Dans les courses qu'ils font,
Songent au noir Vésuve, à l'Océan superbe,
Et disent, en voyant cette fosse dans l'herbe:
Voici le plus profond!

        IX

L'âme est partie, on rend le corps à la nature.
La vie a disparu sous cette créature;
Mort, où sont tes appuis?
Le voilà hors du temps, de l'espace et du nombre.
On le descend avec une corde dans l'ombre
Comme un seau dans un puits.

Que voulez-vous puiser dans ce puits formidable?
Et pourquoi jetez-vous la sonde à l'insondable?
Qu'y voulez-vous puiser?
Est-ce l'adieu lointain et doux de ceux qu'on aime?
Est-ce un regard? Hélas! est-ce un soupir suprême?
Est-ce un dernier baiser?

Qu'y voulez-vous puiser, vivants, essaim frivole?
Est-ce un frémissement du vide où tout s'envole,
Un bruit, une clarté,
Une lettre du mot que Dieu seul peut écrire?
Est-ce, pour le mêler à vos éclats de rire,
Un peu d'éternité?

Dans ce gouffre où la larve entr'ouvre son oeil terne,
Dans cette épouvantable et livide citerne,
Abîme de douleurs,
Dans ce cratère obscur des muettes demeures,
Que voulez-vous puiser, ô passants de peu d'heures,
Hommes de peu de pleurs?

Est-ce le secret sombre? est-ce la froide goutte
Qui, larme du néant, suinte de l'âpre voûte
Sans aube et sans flambeau?
Est-ce quelque lueur effarée et hagarde?
Est-ce le cri jeté par tout ce qui regarde
Derrière le tombeau?

Vous ne puiserez rien. Les morts tombent. La fosse
Les voit descendre, avec leur âme juste ou fausse,
Leur nom, leurs pas, leur bruit.
Un jour, quand souffleront les célestes haleines,
Dieu seul remontera toutes ces urnes pleines
De l'éternelle nuit.

        X

Et la terre, agitant la ronce à sa surface,
Dit: -- L'homme est mort; c'est bien; que veut-on que j'en fasse?
Pourquoi me le rend-on?
Terre! fais-en des fleurs! des lys que l'aube arrose!
De cette bouche aux dents béantes, fais la rose
Entr'ouvrant son bouton!

Fais ruisseler ce sang dans tes sources d'eaux vives,
Et fais-le boire aux boeufs mugissants, tes convives;
Prends ces chairs en haillons;
Fais de ces seins bleuis sortir des violettes,
Et couvre de ces yeux que t'offrent les squelettes
L'aile des papillons.

Fais avec tous ces morts une joyeuse vie.
Fais-en le fier torrent qui gronde et qui dévie,
La mousse aux frais tapis!
Fais-en des rocs, des joncs, des fruits, des vignes mûres,
Des brises, des parfums, des bois pleins de murmures,
Des sillons pleins d'épis!

Fais-en des buissons verts, fais-en de grandes herbes!
Et qu'en ton sein profond d'où se lèvent les gerbes,
A travers leur sommeil,
Les effroyables morts sans souffle et sans paroles
Se sentent frissonner dans toutes ces corolles
Qui tremblent au soleil!

        XI

La terre, sur la bière où le mort pâle écoute,
Tombe, et le nid gazouille, et, là-bas, sur la route
Siffle le paysan;
Et ces fils, ces amis que le regret amène,
N'attendent même pas que la fosse soit pleine
Pour dire: Allons-nous-en!

Le fossoyeur, payé par ces douleurs hâtées,
Jette sur le cercueil la terre à pelletées.
Toi qui, dans ton linceul,
Rêvais le deuil sans fin, cette blanche colombe,
Avec cet homme allant et venant sur ta tombe,
O mort, te voilà seul!

Commencement de l'âpre et morne solitude!
Tu ne changeras plus de lit ni d'attitude;
L'heure aux pas solennels
Ne sonne plus pour toi; l'ombre te fait terrible;
L'immobile suaire a sur ta forme horrible
Mis ses plis éternels.

Et puis le fossoyeur s'en va boire la fosse.
Il vient de voir des dents que la terre déchausse,
Il rit, il mange, il mord;
Et prend, en murmurant des chansons hébétées,
Un verre dans ses mains à chaque instant heurtées
Aux choses de la mort.

Le soir vient; l'horizon s'emplit d'inquiétude;
L'herbe tremble et bruit comme une multitude;
Le fleuve blanc reluit;
Le paysage obscur prend les veines des marbres;
Ces hydres que, le jour, on appelle des arbres,
Se tordent dans la nuit.

Le mort est seul. Il sent la nuit qui le dévore.
Quand naît le doux matin, tout l'azur de l'aurore,
Tous ses rayons si beaux,
Tout l'amour des oiseaux et leurs chansons sans nombre,
Vont aux berceaux dorés; et, la nuit, toute l'ombre
Aboutit aux tombeaux.

Il entend des soupirs dans les fosses voisines,
Il sent la chevelure affreuse des racines
Entrer dans son cercueil;
Il est l'être vaincu dont s'empare la chose;
Il sent un doigt obscur, sous sa paupière close,
Lui retirer son oeil.

Il a froid; car le soir, qui mêle à son haleine
Les ténèbres, l'horreur, le spectre et le phalène,
Glace ces durs grabats;
Le cadavre, lié de bandelettes blanches,
Grelotte, et dans sa bière entend les quatre planches
Qui lui parlent tout bas.

L'une dit: -- Je fermais ton coffre-fort. -- Et l'autre
Dit: -- J'ai servi de porte au toit qui fut le nôtre. --
L'autre dit: -- Aux beaux jours,
La table où rit l'ivresse et que le vin encombre,
C'était moi. -- L'autre dit: -- J'étais le chevet sombre
Du lit de tes amours.

Allez, vivants! riez, chantez; le jour flamboie.
Laissez derrière vous, derrière votre joie
Sans nuage et sans pli,
Derrière la fanfare et le bal qui s'élance,
Tous ces morts qu'enfouit dans la fosse silence
Le fossoyeur oubli!

        XII

Tous y viendront.

        XIII

                           Assez! et levez-vous de table.
Chacun prend à son tour la route redoutable;
Chacun sort en tremblant;
Chantez, riez; soyez heureux, soyez célèbres;
Chacun de vous sera bientôt dans les ténèbres
Le spectre au regard blanc.

La foule vous admire et l'azur vous éclaire;
Vous êtes riche, grand, glorieux, populaire,
Puissant, fier, encensé;
Vos licteurs devant vous, graves, portent la hache;
Et vous vous en irez sans que personne sache
Où vous avez passé.

Jeunes filles, hélas! qui donc croit à l'aurore?
Votre lèvre pâlit pendant qu'on danse encore
Dans le bal enchanté;
Dans les lustres blêmis on voit grandir le cierge;
La mort met sur vos fronts ce grand voile de vierge
Qu'on nomme éternité.

Le conquérant, debout dans une aube enflammée,
Penche, et voit s'en aller son épée en fumée;
L'amante avec l'amant
Passe; le berceau prend une voix sépulcrale;
L'enfant rose devient larve horrible, et le râle
Sort du vagissement.

Ce qu'ils disaient hier, le savent-ils eux-mêmes?
Des chimères, des voeux, des cris, de vains problèmes!
O néant inouï!
Rien ne reste; ils ont tout oublié dans la fuite
Des choses que Dieu pousse et qui courent si vite
Que l'homme est ébloui!

O promesses! espoirs! cherchez-les dans l'espace.
La bouche qui promet est un oiseau qui passe.
Fou qui s'y confierait!
Les promesses s'en vont où va le vent des plaines,
Où vont les flots, où vont les obscures haleines
Du soir dans la forêt!

Songe à la profondeur du néant où nous sommes.
Quand tu seras couché sous la terre où les hommes
S'enfoncent pas à pas,
Tes enfants, épuisant les jours que Dieu leur compte,
Seront dans la lumière ou seront dans la honte;
Tu ne le sauras pas!

Ce que vous rêvez tombe avec ce que vous faites.
Voyez ces grands palais; voyez ce chars de fêtes
Aux tournoyants essieux;
Voyez ces longs fusils qui suivent le rivage;
Voyez ces chevaux, noirs comme un héron sauvage
Qui vole sous les cieux,

Tout cela passera comme une voix chantante.
Pyramide, à tes pieds tu regardes la tente,
Sous l'éclatant zénith;
Tu l'entends frissonner au vent comme une voile,
Chéops, et tu te sens, en la voyant de toile,
Fière d'être en granit;

Et toi, tente, tu dis: Gloire à la pyramide!
Mais, un jour, hennissant comme un cheval numide,
L'ouragan lybien
Soufflera sur ce sable où sont les tentes frêles,
Et Chéops roulera pêle-mêle avec elles
En s'écriant: Eh bien!

Tu périras, malgré ton enceinte murée,
Et tu ne seras plus, ville, ô ville sacrée,
Qu'un triste amas fumant,
Et ceux qui t'ont servie et ceux qui t'ont aimée
Frapperont leur poitrine en voyant la fumée
De ton embrasement.

Ils diront: -- O douleur! ô deuil! guerre civile!
Quelle ville a jamais égalé cette ville?
Ses tours montaient dans l'air;
Elle riait aux chants de ses prostituées;
Elle faisait courir ainsi que des nuées
Ses vaisseaux sur la mer.

Ville! où sont tes docteurs qui t'enseignaient à lire?
Tes dompteurs de lions qui jouaient de la lyre,
Tes lutteurs jamais las?
Ville! est-ce qu'un voleur, la nuit, t'a dérobée?
Où donc est Babylone? Hélas! elle est tombée!
Elle est tombée, hélas!

On n'entend plus chez toi le bruit que fait la meule.
Pas un marteau n'y frappe un clou. Te voilà seule.
Ville, où sont tes bouffons?
Nul passant désormais ne montera tes rampes;
Et l'on ne verra plus la lumière des lampes
Luire sous tes plafonds.

Brillez pour disparaître et montez pour descendre.
Le grain de sable dit dans l'ombre au grain de cendre:
Il faut tout engloutir.
Où donc est Thèbes? dit Babylone pensive.
Thèbes demande: Où donc est Ninive? et Ninive
S'écrie: Où donc est Tyr?

En laissant fuir les mots de sa langue prolixe,
L'homme s'agite et va, suivi par un oeil fixe;
Dieu n'ignore aucun toit;
Tous les jours d'ici-bas ont des aubes funèbres;
Malheur à ceux qui font le mal dans les ténèbres;
En disant: Qui nous voit?

Tous tombent; l'un au bout d'une course insensée,
L'autre à son premier pas; l'homme sur sa pensée,
La mère sur son nid;
Et le porteur de sceptre et le joueur de flûte
S'en vont; et rien ne dure; et le père qui lutte
Suit l'aïeul qui bénit.

Les races vont au but qu'ici-bas tout révèle.
Quand l'ancienne commence à pâlir, la nouvelle
A déjà le même air;
Dans l'éternité, gouffre où se vide la tombe,
L'homme coule sans fin, sombre fleuve qui tombe
Dans une sombre mer.

Tout escalier, que l'ombre ou la splendeur le couvre,
Descend au tombeau calme, et toute porte s'ouvre
Sur le dernier moment;
Votre sépulcre emplit la maison où vous êtes;
Et tout plafond, croisant ses poutres sur nos têtes,
Est fait d'écroulement.

Veillez! veillez! Songez à ceux que vous perdîtes;
Parlez moins haut, prenez garde à ce que vous dites,
Contemplez à genoux;
L'aigle trépas du bout de l'aile nous effleure;
Et toute notre vie, en fuite heure par heure,
S'en va derrière nous.

O coups soudains! départs vertigineux! mystère!
Combien qui ne croyaient parler que pour la terre,
Front haut, coeur fier, bras fort,
Tout à coup, comme un mur subitement s'écroule,
Au milieu d'une phrase adressée à la foule,
Sont entrés dans la mort,

Et, sous l'immensité qui n'est qu'un oeil sublime,
Ont pâli, stupéfaits de voir, dans cet abîme
D'astres et de ciel bleu,
Où le masqué se montre, où l'inconnu se nomme,
Que le mot qu'ils avaient commencé devant l'homme
S'achevait devant Dieu!

Un spectre au seuil de tout tient le doigt sur sa bouche.
Les morts partent. La nuit de sa verge les touche.
Ils vont, l'antre est profond,
Nus, et se dissipant, et l'on ne voit rien luire.
Où donc sont-ils allés? On n'a rien à vous dire.
Ceux qui s'en vont, s'en vont.

Sur quoi donc marchent-ils? sur l'énigme, sur l'ombre,
Sur l'être. Ils font un pas: comme la nef qui sombre,
Leur blancheur disparaît;
Et l'on n'entend plus rien dans l'ombre inaccessible,
Que le bruit sourd que fait dans le gouffre invisible
L'invisible forêt.

L'infini, route noire et de brume remplie,
Et qui joint l'âme à Dieu, monte, fuit, multiplie
Ses cintres tortueux,
Et s'efface... -- et l'horreur effare nos pupilles
Quand nous entrevoyons les arches et les piles
De ce pont monstrueux.

O sort! obscurité! nuée! on rêve, on souffre,
Les êtres, dispersés à tous les vents du gouffre,
Ne savent pas ce qu'ils font.
Les vivants sont hagards. Les morts sont dans leurs couches.
Pendant que nous songeons, des pleurs, gouttes farouches,
Tombent du noir plafond.

        XIV

On brave l'immuable; et l'un se réfugie
Dans l'assoupissement, et l'autre dans l'orgie.
Cet autre va criant:
-- A bas vertu, devoir et foi! l'homme est un ventre! --
Dans ce lugubre esprit, comme un tigre en son antre,
Habite le néant.

Écoutez-le: -- Jouir est tout. L'heure est rapide.
Le sacrifice est fou, le martyre est stupide;
Vivre est l'essentiel.
L'immensité ricane et la tombe grimace.
La vie est un caillou que le sage ramasse
Pour lapider le ciel. --

Il souffle, forçat noir, sa vermine sur l'ange.
Il est content, il est hideux; il boit, il mange;
Il rit, la lèvre en feu,
Tous les rires que peut inventer la démence;
Il dit tout ce que peut dire en sa haine immense
Le ver de terre à Dieu.

Il dit: Non! à celui sous qui tremble le pôle.
Soudain l'ange muet met la main sur l'épaule
Du railleur effronté;
La mort derrière lui surgit pendant qu'il chante;
Dieu remplit tout à coup cette bouche crachante
Avec l'éternité.

        XV

Qu'est-ce que tu feras de tant d'herbes fauchées,
O vent? que feras-tu des pailles desséchées
Et de l'arbre abattu?
Que feras-tu de ceux qui s'en vont avant l'heure,
Et de celui qui rit et de celui qui pleure,
O vent, qu'en feras-tu?

Que feras-tu des coeurs! que feras-tu des âmes?
Nous aimâmes, hélas! nous crûmes, nous pensâmes:
Un moment nous brillons;
Puis, sur les panthéons ou sur les ossuaires,
Nous frissonnons, ceux-ci drapeaux, ceux-là suaires,
Tous, lambeaux et haillons!

Et ton souffle nous tient, nous arrache et nous ronge!
Et nous étions la vie, et nous sommes le songe!
Et voilà que tout fuit!
Et nous ne savons plus qui nous pousse et nous mène,
Et nous questionnons en vain notre âme pleine
De tonnerre et de nuit!

O vent, que feras-tu de ces tourbillons d'êtres,
Hommes, femmes, vieillards, enfants, esclaves, maîtres,
Souffrant, priant, aimant,
Doutant, peut-être cendre et peut-être semence,
Qui roulent, frémissants et pâles, vers l'immense
Évanouissement!

        XVI

L'arbre Éternité vit sans faîte et sans racines.
Ses branches sont partout, proches du ver, voisines
Du grand astre doré;
L'espace voit sans fin croître la branche Nombre,
Et la branche Destin, végétation sombre,
Emplit l'homme effaré.

Nous la sentons ramper et grandir sous nos crânes,
Lier Deutz à Judas, Nemrod à Schinderhannes
Tordre ses mille noeuds,
Et, passants pénétrés de fibres éternelles,
Tremblants, nous la voyons croiser dans nos prunelles
Ses fils vertigineux.

Et nous percevons, dans le plus noir de l'arbre,
Les Hobbes contemplant avec des yeux de marbre,
Les Kant aux larges fronts;
Leur cognée à la main, le pied sur les problèmes,
Immobiles; la mort a fait des spectres blêmes
De tous ces bûcherons.

Ils sont là, stupéfaits et chacun sur sa branche.
L'un se redresse, et l'autre, épouvanté, se penche.
L'un voulut, l'autre osa,
Tous se sont arrêtés en voyant le mystère.
Zénon rêve tourné vers Pyrrhon, et Voltaire
Regarde Spinosa.

Qu'avez-vous donc trouvé, dites, chercheurs sublimes?
Quels nids avez-vous vus, noirs comme des abîmes,
Sur ces rameaux noueux?
Cachaient-ils des essaims d'ailes sombres ou blanches?
Dites, avez-vous fait envoler de ces branches
Quelque aigle monstrueux?

De quelqu'un qui se tait nous sommes les ministres;
Le noir réseau du sort trouble nos yeux sinistres;
Le vent nous courbe tous;
L'ombre des mêmes nuits mêle toutes les têtes.
Qui donc sait le secret? le savez-vous, tempêtes?
Gouffres, en parlez-vous?

Le problème muet gonfle la mer sonore,
Et, sans cesse oscillant, va du soir à l'aurore
Et de la taupe au lynx;
L'énigme aux yeux profonds nous regarde obstinée;
Dans l'ombre nous voyons sur notre destinée
Les deux griffes du sphynx.

Le mot, c'est Dieu. Ce mot luit dans les âmes veuves,
Il tremble dans la flamme; onde, il coule en tes fleuves,
Homme, il coule en ton sang;
Les constellations le disent au silence;
Et le volcan, mortier de l'infini, le lance
Aux astres en passant.

Ne doutons pas. Croyons. Emplissons l'étendue
De notre confiance, humble, ailée, éperdue,
Soyons l'immense Oui.
Que notre cécité ne soit pas un obstacle;
A la création donnons ce grand spectacle
D'un aveugle ébloui.

Car, je vous le redis, votre oreille étant dure,
Non est un précipice. O vivants! rien ne dure;
La chair est aux corbeaux;
La vie autour de vous croule comme un vieux cloître;
Et l'herbe est formidable, et l'on y voit moins croître
De fleurs que de tombeaux.

Tout, dès que nous doutons, devient triste et farouche.
Quand il veut, spectre gai, le sarcasme à la bouche
Et l'ombre dans les yeux,
Rire avec l'infini, pauvre âme aventurière,
L'homme frissonnant voit les arbres en prière
Et les monts sérieux;

Le chêne ému fait signe au cèdre qui contemple;
Le rocher rêveur semble un prêtre dans le temple
Pleurant un déshonneur;
L'araignée, immobile au centre de ses toiles,
Médite; et le lion, songeant sous les étoiles,
Rugit: Pardon, Seigneur!

                        Jersey, cimetière de Saint-Jean, avril 1854.

                        VII

Un jour, le morne esprit, le prophète sublime
Qui rêvait à Patmos,
Et lisait, frémissant, sur le mur de l'abîme
De si lugubres mots,

Dit à son aigle: «O monstre! il faut que tu m'emportes.
Je veux voir Jéhovah.»
L'aigle obéit. Des cieux ils franchirent les portes;
Enfin, Jean arriva;

Il vit l'endroit sans nom dont nul archange n'ose
Traverser le milieu,
Et ce lieu redoutable était plein d'ombre, à cause
De la grandeur de Dieu.

                        Jersey, septembre 1855.

                  VIII- Claire

Quoi donc! la vôtre aussi! la vôtre suit la mienne!
O mère au coeur profond, mère, vous avez beau
Laisser la porte ouverte afin qu'elle revienne,
Cette pierre là-bas dans l'herbe est un tombeau!

La mienne disparut dans les flots qui se mêlent;
Alors, ce fut ton tour, Claire, et tu t'envolas.
Est-ce donc que là-haut dans l'ombre elles s'appellent,
Qu'elles s'en vont ainsi l'une après l'autre, hélas?

Enfant qui rayonnais, qui chassais la tristesse,
Que ta mère jadis berçait de sa chanson,
Qui d'abord la charmas avec ta petitesse
Et plus tard lui remplis de clarté l'horizon,

Voilà donc que tu dors sous cette pierre grise!
Voilà que tu n'es plus, ayant à peine été!
L'astre attire le lys, et te voilà reprise,
O vierge, par l'azur, cette virginité!

Te voilà remontée au firmament sublime,
Echappée aux grands cieux comme la grive aux bois,
Et, flamme, aile, hymne, odeur, replongée à l'abîme
Des rayons, des amours, des parfums et des voix!

Nous ne t'entendrons plus rire en notre nuit noire.
Nous voyons seulement, comme pour nous bénir,
Errer dans notre ciel et dans notre mémoire
Ta figure, nuage, et ton nom, souvenir!

Pressentais-tu déjà ton sombre épithalame?
Marchant sur notre monde à pas silencieux,
De tous les idéals tu composais ton âme,
Comme si tu faisais un bouquet pour les cieux!

En te voyant si calme et toute lumineuse,
Les coeurs les plus saignants ne haïssaient plus rien.
Tu passais parmi nous comme Ruth la glaneuse,
Et, comme Ruth l'épi, tu ramassais le bien.

La nature, ô front pur, versait sur toi sa grâce,
L'aurore sa candeur, et les champs leur bonté;
Et nous retrouvions, nous sur qui la douleur passe,
Toute cette douceur dans toute ta beauté!
 

Chaste, elle paraissait ne pas être autre chose
Que la forme qui sort des cieux éblouissants,
Et de tous les rosiers elle semblait la rose,
Et de tous les amours elle semblait l'encens.

Ceux qui n'ont pas connu cette charmante fille
Ne peuvent pas savoir ce qu'était ce regard
Transparent comme l'eau qui s'égaye et qui brille
Quand l'étoile surgit sur l'océan hagard.

Elle était simple, franche, humble, naïve et bonne;
Chantant à demi-voix son chant d'illusion,
Ayant je ne sais quoi dans toute sa personne
De vague et de lointain comme la vision.

On sentait qu'elle avait peu de temps sur la terre,
Qu'elle n'apparaissait que pour s'évanouir,
Et qu'elle acceptait peu sa vie involontaire;
Et la tombe semblait par moments l'éblouir.

Elle a passé dans l'ombre où l'homme se résigne;
Le vent sombre soufflait; elle a passé sans
bruit, Belle, candide, ainsi qu'une plume de cygne
Qui reste blanche, même en traversant la nuit!

Elle s'en est allée à l'aube qui se lève,
Lueur dans le matin, vertu dans le ciel bleu,
Bouche qui n'a connu que le baiser du rêve,
Ame qui n'a dormi que dans le lit de Dieu!

Nous voici maintenant en proie aux deuils sans bornes,
Mère, à genoux tous deux sur des cercueils sacrés,
Regardant à jamais dans les ténèbres mornes
La disparition des êtres adorés!

Croire qu'ils resteraient! quel songe! Dieu les presse.
Même quand leurs bras blancs sont autour de nos cous,
Un vent du ciel profond fait frissonner sans cesse
Ces fantômes charmants que nous croyons à nous.

Ils sont là, près de nous, jouant sur notre route;
Ils ne dédaignent pas notre soleil obscur,
Et derrière eux, et sans que leur candeur s'en doute,
Leurs ailes font parfois de l'ombre sur le mur.

Ils viennent sous nos toits; avec nous ils demeurent;
Nous leur disons: Ma fille! ou: Mon fils! ils sont doux,
Riants, joyeux, nous font une caresse, et meurent.
-- O mère, ce sont là les anges, voyez-vous!

C'est une volonté du sort, pour nous sévère
Qu'ils rentrent vite au ciel resté pour eux ouvert;
Et qu'avant d'avoir mis leur lèvre à notre verre,
Avant d'avoir rien fait et d'avoir rien souffert,

Ils partent radieux; et qu'ignorant l'envie,
L'erreur, l'orgueil, le mal, la haine, la douleur,
Tous ces êtres bénis s'envolent de la vie
A l'âge où la prunelle innocente est en fleur!

Nous qui sommes démons ou qui sommes apôtres,
Nous devons travailler, attendre, préparer;
Pensifs, nous expions pour nous-même ou pour d'autres;
Notre chair doit saigner, nos yeux doivent pleurer.

Eux, ils sont l'air qui fuit, l'oiseau qui ne se pose
Qu'un instant, le soupir qui vole, avril vermeil
Qui brille et passe; ils sont la parfum de la rose
Qui va rejoindre aux cieux le rayon du soleil!

Ils ont ce grand dégoût mystérieux de l'âme
Pour notre chair coupable et pour notre destin;
Ils ont, êtres rêveurs qu'un autre azur réclame,
Je ne sais quelle soif de mourir le matin!

Ils sont l'étoile d'or se couchant dans l'aurore,
Mourant pour nous, naissant pour l'autre firmament;
Car la mort, quand un astre en son sein vient éclore,
Continue, au delà, l'épanouissement!

Oui, mère, ce sont là les élus du mystère,
Les envoyés divins, les ailés, les vainqueurs,
A qui Dieu n'a permis que d'effleurer la terre
Pour faire un peu de joie à quelques pauvres coeurs.

Comme l'ange à Jacob, comme Jésus à Pierre,
Ils viennent jusqu'à nous qui loin d'eux étouffons,
Beaux, purs, et chacun d'eux portant sous sa paupière
La sereine clarté des paradis profonds.

Puis, quand ils ont, pieux, baisé toutes les plaies,
Pansé notre douleur, azuré nos raisons,
Et fait luire un moment l'aube à travers nos claies,
Et chanté la chanson du ciel dans nos maisons,

Ils retournent là-haut parler à Dieu des hommes,
Et, pour lui faire voir quel est notre chemin,
Tout ce que nous souffrons et tout ce que nous sommes,
S'en vont avec un peu de terre dans la main.

Ils s'en vont; c'est tantôt l'éclair qui les emporte,
Tantôt un mal plus fort que nos soins superflus.
Alors, nous, pâles, froids, l'oeil fixé sur la porte,
Nous ne savons plus rien, sinon qu'ils ne sont plus.

Nous disons: -- A quoi bon l'âtre sans étincelles?
A quoi bon la maison où ne sont plus leurs pas?
A quoi bon la ramée où ne sont plus les ailes;
Qui donc attendons-nous s'ils ne reviendront pas? --

Ils sont partis, pareils au bruit qui sort de lyres.
Et nous restons là, seuls, près du gouffre où tout fuit,
Tristes; et la lueur de leurs charmants sourires
Parfois nous apparaît vaguement dans la nuit.

Car ils sont revenus, et c'est là le mystère;
Nous entendons quelqu'un flotter, un souffle errer,
Des robes effleurer notre seuil solitaire,
Et cela fait alors que nous pouvons pleurer.

Nous sentons frissonner leurs cheveux dans notre ombre;
Nous sentons, lorsqu'ayant la lassitude en nous,
Nous nous levons après quelque prière sombre,
Leurs blanches mains toucher doucement nos genoux.

Ils nous disent tout bas de leur voix la plus tendre:
«Mon père! encore un peu! ma mère! encore un jour!
M'entends-tu? Je suis là, je reste pour t'attendre
Sur l'échelon d'en bas de l'échelle d'amour.

Je t'attends pour pouvoir nous en aller ensemble.
Cette vie est amère, et tu vas en sortir.
Pauvre coeur, ne crains rien, Dieu vit! la mort rassemble.
Tu redeviendras ange ayant été martyr.»

Oh! quand donc viendrez-vous? vous retrouver, c'est naître
Quand verrons-nous, ainsi qu'un idéal flambeau,
La douce étoile mort, rayonnante, apparaître
A ce noir horizon qu'on nomme le tombeau?

Quand nous en irons-nous où vous êtes, colombes!
Où sont les enfants morts et les printemps enfuis,
Et tous les chers amours dont nous sommes les tombes,
Et toutes les clartés dont nous sommes les nuits?

Vers ce grand ciel clément où sont tous les dictames,
Les aimés, les absents, les êtres purs et doux,
Les baisers des esprits et les regards des âmes,
Quand nous en irons-nous? quand nous en irons-nous?

Quand nous en irons-nous où sont l'aube et la foudre?
Quand verrons-nous, déjà libres, hommes encor,
Notre chair ténébreuse en rayons se dissoudre,
Et nos pieds faits de nuit éclore en ailes d'or?

Quand nous enfuirons-nous dans la joie infinie
Où les hymnes vivants sont des anges voilés,
Où l'on voit, à travers l'azur de l'harmonie,
La strophe bleue errer sur les luths étoilés?

Quand viendrez-vous chercher notre humble coeur qui sombre?
Quand nous reprendrez-vous à ce monde charnel,
Pour nous bercer ensemble aux profondeurs de l'ombre,
Sous l'éblouissement du regard éternel?

                        Décembre 1846.

IX- A la fenêtre pendant la nuit

Les étoiles, points d'or, percent les branches noires;
Le flot huileux et lourd décompose ses moires
Sur l'océan blêmi;
Les nuages ont l'air d'oiseaux prenant la fuite;
Par moments le vent parle, et dit des mots sans suite,
Comme un homme endormi.

Tout s'en va. La nature est l'urne mal fermée.
La tempête est écume et la flamme est fumée.
Rien n'est hors du moment,
L'homme n'a rien qu'il prenne, et qu'il tienne, et qu'il garde.
Il tombe, heure par heure, et, ruine, il regarde
Le monde, écroulement.

L'astre est-il le point fixe en ce mouvant problème?
Ce ciel que nous voyons fut-il toujours le même?
Le sera-t-il toujours?
L'homme a-t-il sur son front des clartés éternelles?
Et verra-t-il toujours les mêmes sentinelles
Monter aux mêmes tours?

        II

Nuits, serez-vous pour nous toujours ce que vous êtes?
Pour toute vision, aurons-nous sur nos têtes
Toujours les mêmes cieux?
Dis, larve Aldebaran, réponds, spectre Saturne,
Ne verrons-nous jamais sur le masque nocturne
S'ouvrir de nouveaux yeux?

Ne verrons-nous jamais briller de nouveaux astres?
Et des cintres nouveaux, et de nouveaux pilastres
Luire à notre oeil mortel,
Dans cette cathédrale aux formidables porches
Dont le septentrion éclaire avec sept torches,
L'effrayant maître-autel?

A-t-il cessé, le vent qui fit naître ces roses,
Sirius, Orion, toi, Vénus, qui reposes
Notre oeil dans le péril?
Ne verrons-nous jamais sous ses grandes haleines
D'autres fleurs de lumière éclore dans les plaines
De l'éternel avril?

Savons-nous où le monde en est de son mystère?
Qui nous dit, à nous, joncs du marais, vers de terre
Dont la bave reluit,
A nous qui n'avons pas nous-mêmes notre preuve,
Que Dieu ne va pas mettre une tiare neuve
Sur le front de la nuit?

        III

Dieu n'a-t-il plus de flamme à ses lèvres profondes?
N'en fait-il plus jaillir des tourbillons de mondes?
Parlez, Nord et Midi!
N'emplit-il plus de lui sa création sainte?
Et ne souffle-t-il plus que d'une bouche éteinte
Sur l'être refroidi?

Quand les comètes vont et viennent, formidables,
Apportant la lueur des gouffres insondables,
A nos fronts soucieux,
Brûlant, volant, peut-être âmes, peut-être mondes,
Savons-nous ce que font toutes ces vagabondes
Qui courent dans nos cieux?

Qui donc a vu la source et connaît l'origine?
Qui donc, ayant sondé l'abîme, s'imagine
En être mage et roi?
Ah! fantômes humains, courbés sous les désastres!
Qui donc a dit: -- C'est bien, Éternel. Assez d'astres.
N'en fais plus. Calme-toi! --

L'effet séditieux limiterait la cause?
Quelle bouche ici-bas peut dire à quelque chose:
Tu n'iras pas plus loin?
Sous l'élargissement sans fin, la borne plie;
La création vit, croît et se multiplie;
L'homme n'est qu'un témoin.

L'homme n'est qu'un témoin frémissant d'épouvante.
Les firmaments sont pleins de la sève vivante
Comme les animaux.
L'arbre prodigieux croise, agrandit, transforme,
Et mêle aux cieux profonds, comme une gerbe énorme,
Ses ténébreux rameaux.

Car la création est devant, Dieu derrière.
L'homme, du côté noir de l'obscure barrière,
Vit, rôdeur curieux;
Il suffit que son front se lève pour qu'il voie
A travers la sinistre et morne claire-voie
Cet oeil mystérieux.

        IV

Donc ne nous disons pas: -- Nous avons nos étoiles. --
Des flottes de soleils peut-être à pleines voiles
Viennent-ils en ce moment;
Peut-être que demain le Créateur terrible,
Refaisant notre nuit, va contre un autre crible
Changer le firmament.

Qui sait? que savons-nous? sur notre horizon sombre,
Que la création impénétrable encombre
De ses taillis sacrés,
Muraille obscure où vient battre le flot de l'être,
Peut-être allons-nous voir brusquement apparaître
Des astres effarés;

Des astres éperdus arrivant des abîmes,
Venant des profondeurs ou descendant des cimes,
Et, sous nos noirs arceaux,
Entrant en foule, épars, ardents, pareils au rêve,
Comme dans un grand vent s'abat sur une grève
Une troupe d'oiseau;

Surgissant, clairs flambeaux, feux purs, rouges fournaises,
Aigrettes de rubis ou tourbillons de braises,
Sur nos bords, sur nos monts,
Et nous pétrifiant de leurs aspects étranges,
Car dans le gouffre énorme il est des mondes anges
Et des soleils démons!

Peut-être en ce moment, du fond des nuits funèbres,
Montant vers nous, gonflant ses vagues de ténèbres
Et ses flots de rayons,
Le muet Infini, sombre mer ignorée,
Roule vers notre ciel une grande marée
De constellations!

                        Marine-Terrace, avril 1854.

               X- Éclaircie

L'Océan resplendit sous sa vaste nuée.
L'onde, de son combat sans fin exténuée,
S'assoupit, et, laissant l'écueil se reposer,
Fait de toute la rive un immense baiser.
On dirait qu'en tous lieux, en même temps, la vie
Dissout le mal, le deuil, l'hiver, la nuit, l'envie,
Et que le mort couché dit au vivant debout:
Aime! et qu'une âme obscure, épanouie en tout,
Avance doucement sa bouche vers nos lèvres.
L'être, éteignant dans l'ombre et l'extase ses fièvres,
Ouvrant ses flancs, ses seins, ses yeux, ses coeurs épars,
Dans ses pores profonds reçoit de toutes parts
La pénétration de la sève sacrée.
La grande paix d'en haut vient comme une marée.
Le brin d'herbe palpite aux fentes du pavé;
Et l'âme a chaud. On sent que le nid est couvé.
L'infini semble plein d'un frisson de feuillée.
On croit être à cette heure où la terre éveillée
Entend le bruit que fait l'ouverture du jour,
Le premier pas du vent, du travail, de l'amour,
De l'homme, et le verrou de la porte sonore,
Et le hennissement du blanc cheval aurore.
Le moineau d'un coup d'aile, ainsi qu'un fol esprit,
Vient taquiner le flot monstrueux qui sourit;
L'air joue avec la mouche et l'écume avec l'aigle;
Le grave laboureur fait ses sillons et règle
La page où s'écrira le poëme des blés;
Des pêcheurs sont là-bas sous un pampre attablés;
L'horizon semble un rêve éblouissant où nage
L'écaille de la mer, la plume du nuage,
Car l'Océan est hydre et le nuage oiseau.
Une lueur, rayon vague, part du berceau
Qu'une femme balance au seuil d'une chaumière,
Dore les champs, les fleurs, l'onde et devient lumière
En touchant un tombeau qui dort près du clocher.
Le jour plonge au plus noir du gouffre, et va chercher
L'ombre, et la baise au front sous l'eau sombre et hagarde.
Tout et doux, calme, heureux, apaisé; Dieu regarde.

                        Marine-Terrace, juillet 1855.

                                 XI

Oh! par nos vils plaisirs, nos appétits, nos fanges,
Que de fois nous devons vous attrister, archanges!
C'est vraiment une chose amère de songer
Qu'en ce monde où l'esprit n'est qu'un morne étranger
Où la volupté rit, jeune, et si décrépite!
Où dans les lits profonds l'aile d'en bas palpite,
Quand, pâmé, dans un nimbe ou bien dans un éclair,
On tend sa bouche ardente aux coupes de la chair,
A l'heure où l'on s'enivre aux lèvres d'une femme,
De ce qu'on croit l'amour, de ce qu'on prend pour l'âme,
Sang du coeur, vin des sens âcre et délicieux,
On fait rougir là-haut quelque passant des cieux!

                        Juin 1855.

XII- Aux anges qui nous voient

-- Passant, qu'es-tu? je te connais.
Mais, étant spectre, ombre et nuage,
Tu n'as plus de sexe ni d'âge.
-- Je suis ta mère, et je venais!

-- Et toi dont l'aile hésite et brille,
Dont l'oeil est noyé de douceur,
Qu'es-tu, passant? -- Je suis ta soeur
-- Et toi, qu'es-tu? -- Je suis ta fille.

-- Et toi, qu'es-tu, passant? -- Je suis
Celle à qui tu disais: «Je t'aime!»
-- Et toi? -- Je suis ton âme même.
Oh! cachez-moi, profondes nuits!

                        Juin 1855.

             XIII- Cadaver

O mort! heure splendide! ô rayons mortuaires!
Avez-vous quelquefois soulevé des suaires?
Et, pendant qu'on pleurait et, qu'au chevet du lit,
Frères, amis, enfants, la mère qui pâlit,
Éperdus, sanglotaient dans le deuil qui les navre,
Avez-vous regardé sourire le cadavre? Tout
à l'heure il râlait, se tordait, étouffait;
Maintenant il rayonne. Abîme! qui donc fait
Cette lueur qu'a l'homme en entrant dans les ombres?
Qu'est-ce que le sépulcre? et d'où vient, penseurs sombres,
Cette sérénité formidable des morts?
C'est que le secret s'ouvre et que l'être est dehors;
C'est que l'âme -- qui voit, puis brille, puis flamboie, --
Rit, et que le corps même a sa terrible joie.
La chair se dit: -- Je vais être terre, et germer,
Et fleurir comme sève, et, comme fleur, aimer!
Je vais me rajeunir dans la jeunesse énorme
Du buisson, de l'eau vive, et du chêne, et de l'orme,
Et me répandre aux lacs, aux flots, aux monts, aux prés,
Aux rochers, aux splendeurs des grands couchants pourprés,
Aux ravins, aux halliers, aux brises de la nue,
Aux murmures profonds de la vie inconnue!
Je vais être oiseau, vent, cri des eaux, bruit des cieux,
Et palpitation du tout prodigieux! --
Tous ces atomes las, dont l'homme était le maître,
Sont joyeux d'être mis en liberté dans l'être,
De vivre, et de rentrer au gouffre qui leur plaît.
L'haleine, que la fièvre aigrissait et brûlait,
Va devenir parfum, et la voix harmonie;
Le sang va retourner à la veine infinie,
Et couler, ruisseau clair, aux champs où le boeuf roux
Mugit le soir avec l'herbe jusqu'aux genoux;
Les os ont déjà pris la majesté des marbres;
La chevelure sent le grand frisson des arbres,
Et songe aux cerfs errants, au lierre, aux nids chantants
Qui vont l'emplir du souffle adoré du printemps.
Et voyez le regard, qu'une ombre étrange voile,
Et qui, mystérieux, semble un lever d'étoile!

Oui, Dieu le veut, la mort, c'est l'ineffable chant
De l'âme et de la bête à la fin se lâchant;
C'est une double issue ouverte à l'être double.
Dieu disperse, à cette heure inexprimable et trouble,
Le corps dans l'univers et l'âme dans l'amour.
Une espèce d'azur que dore un vague jour,
L'air de l'éternité, puissant, calme, salubre,
Frémit et resplendit sous le linceul lugubre;
Et des plis du drap noir tombent tous nos ennuis.
La mort est bleue. O mort! ô paix! l'ombre des nuits,
Le roseau des étangs, le roc du monticule,
L'épanouissement sombre du crépuscule,
Le vent, souffle farouche ou providentiel,
L'air, la terre, le feu, l'eau, tout, même le ciel,
Se mêle à cette chair qui devient solennelle.
Un commencement d'astre éclôt dans la prunelle.

                        Au cimetière, août 1855.

                          XIV

O gouffre! l'âme plonge et rapporte le doute.
Nous entendons sur nous les heures, goutte à goutte,
Tomber comme l'eau sur les plombs;
L'homme est brumeux, le monde est noir, le ciel est sombre;
Les formes de la nuit vont et viennent dans l'ombre;
Et nous, pâles, nous contemplons.

Nous contemplons l'obscur, l'inconnu, l'invisible.
Nous sondons le réel, l'idéal, le possible,
L'être, spectre toujours présent.
Nous regardons trembler l'ombre indéterminée.
Nous sommes accoudés sur notre destinée,
L'oeil fixe et l'esprit frémissant.

Nous épions des bruits dans ces vides funèbres;
Nous écoutons le souffle, errant dans les ténèbres,
Dont frissonne l'obscurité;
Et, par moment, perdus dans les nuits insondables,
Nous voyons s'éclairer de lueurs formidables
La vitre de l'éternité.

                        Marine-Terrace, septembre 1853.

XV- A celle qui est voilée

Tu me parles du fond d'un rêve
Comme une âme parle aux vivants.
Comme l'écume de la grève,
Ta robe flotte dans les vents.

Je suis l'algue des flots sans nombre,
Le captif du destin vainqueur;
Je suis celui que toute l'ombre
Couvre sans éteindre mon coeur.

Mon esprit ressemble à cette île,
Et mon sort à cet océan;
Et je suis l'habitant tranquille
De la foudre et de l'ouragan.

Je suis le proscrit qui se voile,
Qui songe, et chante loin du bruit,
Avec la chouette et l'étoile,
La sombre chanson de la nuit.

Toi, n'es-tu pas, comme moi-même,
Flambeau dans ce monde âpre et vif,
Ame, c'est-à-dire problème,
Et femme, c'est-à-dire exil?

Sors du nuage, ombre charmante.
O fantôme, laisse-toi voir!
Sois un phare dans ma tourmente,
Sois un regard dans mon ciel noir!

Cherche-moi parmi les mouettes!
Dresse un rayon sur mon récif,
Et, dans mes profondeurs muettes,
La blancheur de l'ange pensif!

Sois l'asile qui passe et se mêle
Aux grandes vagues en courroux.
Oh! viens! tu dois être bien belle,
Car ton chant lointain est bien doux;

Car la nuit engendre l'aurore;
C'est peut-être une loi des cieux
Que mon noir destin fasse éclore
Ton sourire mystérieux!

Dans ce ténébreux monde où j'erre,
Nous devons nous apercevoir,
Toi, toute faite de lumière,
Moi, tout composé de devoir!

Tu me dis de loin que tu m'aimes,
Et que, la nuit, à l'horizon,
Tu viens voir sur les grèves blêmes
Le spectre blanc de ma maison.

Là, méditant sous le grand dôme,
Près du flot sans trêve agité,
Surprise de trouver l'atome
Ressemblant à l'immensité,

Tu compares, sans me connaître,
L'onde à l'homme, l'ombre au banni,
Ma lampe étoilant ma fenêtre
A l'astre étoilant l'infini!

Parfois, comme au fond d'une tombe,
Je te sens sur mon front fatal,
Bouche de l'Inconnu d'où tombe
Le pur baiser de l'Idéal.

A ton souffle, vers Dieu poussées,
Je sens en moi, douce frayeur,
Frissonner toutes mes pensées,
Feuilles de l'arbre intérieur.

Mais tu ne veux pas qu'on te voie;
Tu viens et tu fuis tour à tour;
Tu ne veux pas te nommer joie,
Ayant dit: Je m'appelle amour.

Oh, fais un pas de plus! viens, entre,
Si nul devoir ne le défend;
Viens voir mon âme dans son antre,
L'esprit lion, le coeur enfant;

Viens voir le désert où j'habite,
Seul sous mon plafond effrayant;
Sois l'ange chez le cénobite,
Sois la clarté chez le voyant.

Change en perles dans mes décombres
Toutes mes gouttes de sueur!
Viens poser sur mes oeuvres sombres
Ton doigt d'où sort une lueur!

Du bord des sinistres ravines
Du rêve et de la vision,
J'entrevois les choses divines... --
Complète l'apparition!

Viens voir le songeur qui s'enflamme
A mesure qu'il se détruit,
Et de jour en jour dans son âme
A plus de mort et moins de nuit!

Viens! viens dans ma brume hagarde,
Où naît la foi, d'où l'esprit sort,
Où confusément je regarde
Les formes obscures du sort.

Tout s'éclaire aux lueurs funèbres;
Dieu, pour le penseur attristé,
Ouvre toujours les ténèbres
De brusques gouffres de clarté.

Avant d'être sur cette terre,
Je sens que jadis j'ai plané;
J'étais l'archange solitaire,
Et mon malheur, c'est d'être né.

Sur mon âme, qui fut colombe,
Viens, toi qui des cieux as le sceau.
Quelquefois une plume tombe
Sur le cadavre d'un oiseau.

Oui, mon malheur irréparable,
C'est de pendre aux deux éléments,
C'est d'avoir en moi, misérable,
De la fange et des firmaments!

Hélas! hélas! c'est d'être un homme;
C'est de songer que j'étais beau,
D'ignorer comment je me nomme,
D'être un ciel et d'être un tombeau!

C'est d'être un forçat qui promène
Son vil labeur sous le ciel bleu;
C'est de porter la hotte humaine
Où j'avais vos ailes, mon Dieu!

C'est de traîner de la matière;
C'est d'être plein, moi, fils du jour,
De la terre du cimetière,
Même quand je m'écrie: Amour!

                        Marine-Terrace, janvier 1854.

               XVI- Horror

Esprit mystérieux qui, le doigt sur ta bouche,
Passes... ne t'en va pas! parle à l'homme farouche
Ivre d'ombre et d'immensité,
Parle-moi, toi, front blanc qui dans ma nuit te penches;
Réponds-moi, toi qui luis et marches sous les branches,
Comme un souffle de la clarté!

Est-ce toi que chez moi minuit parfois apporte?
Est-ce toi qui heurtais l'autre nuit à ma porte,
Pendant que je ne dormais pas?
C'est donc vers moi que vient lentement ta lumière?
La pierre de mon seuil peut-être est la première
Des sombres marches du trépas.

Peut-être qu'à ma porte ouvrant sur l'ombre immense,
L'invisible escalier des ténèbres commence;
Peut-être, ô pâles échappés,
Quand vous montez du fond de l'horreur sépulcrale,
O morts, quand vous sortez de la froide spirale,
Est-ce chez moi que vous frappez!

Car la maison d'exil, mêlée aux catacombes,
Est adossée au mur de la ville des tombes.
Le proscrit est celui qui sort;
Il flotte submergé comme la nef qui sombre;
Le jour le voit à peine et dit: Quelle est cette ombre?
Et la nuit dit: Quel est ce mort?

Sois la bienvenue, ombre! ô ma soeur! ô figure
Qui me fais signe alors que sur l'énigme obscure
Je me penche, sinistre et seul;
Et qui viens, m'effrayant de ta lueur sublime,
Essuyer sur mon front la sueur de l'abîme
Avec un pan de ton linceul!

        II

Oh! que le gouffre est noir et que l'oeil est débile!
Nous avons devant nous le silence immobile.
Qui sommes-nous? où sommes-nous?
Faut-il jouir? faut-il pleurer? Ceux qu'on rencontre
Passent. Quelle est la loi? La prière nous montre
L'écorchure de ses genoux.

D'où viens-tu? -- Je ne sais. -- Où vas-tu? -- Je l'ignore.
L'homme ainsi parle à l'homme et l'onde au flot sonore.
Tout va, tout vient, tout ment, tout fuit.
Parfois nous devenons pâles, hommes et femmes,
Comme si nous sentions se fermer sur nos âmes
La main de la géante nuit.

Nous voyons fuir la flèche et l'ombre est sur la cible.
L'homme est lancé. Par qui? vers qui? Dans l'invisible.
L'arc ténébreux siffle dans l'air.
En voyant ceux qu'on aime en nos bras se dissoudre,
Nous demandons si c'est pour la mort, coup de foudre,
Qu'est faite, hélas! la vie éclair!

Nous demandons, vivants douteux qu'un linceul couvre,
Si le profond tombeau qui devant nous s'entr'ouvre,
Abîme, espoir, asile, écueil,
N'est pas le firmament plein d'étoiles sans nombre,
Et si tous les clous d'or qu'on voit au ciel dans l'ombre
Ne sont pas les clous du cercueil?

Nous sommes là; nos dents tressaillent, nos vertèbres
Frémissent; on dirait parfois que les ténèbres,
O terreur! sont pleines de pas.
Qu'est-ce que l'ouragan, nuit? -- C'est quelqu'un qui passe.
Nous entendons souffler les chevaux de l'espace
Traînant le char qu'on ne voit pas.

L'ombre semble absorbée en une idée unique.
L'eau sanglote; à l'esprit la forêt communique
Un tremblement contagieux;
Et tout semble éclairé, dans la brume où tout penche,
Du reflet que ferait la grande pierre blanche
D'un sépulcre prodigieux.

        III

La chose est pour la chose ici-bas un problème.
L'être pour l'être est sphinx. L'aube au jour paraît blême
L'éclair est noir pour le rayon.
Dans la création vague et crépusculaire,
Les objets effarés qu'un jour sinistre éclaire
Sont l'un pour l'autre vision.

La cendre ne sait pas ce que pense le marbre;
L'écueil écoute en vain le flot; la branche d'arbre
Ne sait pas ce que dit le vent.
Qui punit-on ici? Passez sans vous connaître!
Est-ce toi le coupable, enfant qui viens de naître?
O mort, est-ce toi le vivant?

Nous avons dans l'esprit des sommets, nos idées,
Nos rêves, nos vertus, d'escarpements bordées,
Et nos espoirs construits si tôt;
Nous tâchons d'appliquer à ces cimes étranges
L'âpre échelle de feu par où montent les anges;
Job est en bas, Christ est en haut.

Nous aimons. A quoi bon? Nous souffrons. Pour quoi faire?
Je préfère mourir et m'en aller. Préfère.
Allez, choisissez vos chemins.
L'être effrayant se tait au fond du ciel nocturne,
Et regarde tomber de la bouche de l'urne
Le flot livide des humains.

Nous pensons. Après? Rampe, esprit! garde tes chaînes.
Quand vous vous promenez le soir parmi les chênes
Et les rochers aux vagues yeux,
Ne sentez-vous pas l'ombre où vos regards se plongent
Reculer? Savez-vous seulement à quoi songent
Tous ces muets mystérieux?

Nous jugeons. Nous dressons l'échafaud.
L'homme tue Et meurt. Le genre humain, foule d'erreur vêtue,
Condamne, extermine, détruit,
Puis s'en va. Le poteau du gibet, ô démence!
O deuil! est le bâton de cet aveugle immense
Marchant dans cet immense nuit.

Crime! enfer! quel zénith effrayant que le nôtre,
Où les douze Césars toujours l'un après l'autre
Reviennent, noirs soleils errants
L'homme, au-dessus de lui, du fond des maux sans borne,
Voit éternellement tourner dans son ciel morne
Ce zodiaque de tyrans.

        IV

Depuis quatre mille ans que, courbé sous la haine,
Perçant sa tombe avec les débris de sa chaîne,
Fouillant le bas, creusant le haut,
Il cherche à s'évader à travers la nature,
L'esprit forçat n'a pas encor fait d'ouverture
A la voûte du ciel cachot.

Oui, le penseur en vain, dans ses essors funèbres,
Heurte son âme d'ombre au plafond de ténèbres;
Il tombe, il meurt; son temps est court;
Et nous n'entendons rien, dans la nuit qu'il nous lègue
Que ce que dit tout bas la création bègue
A l'oreille du tombeau sourd.

Nous sommes les passants, les foules et les races.
Nous sentons, frissonnants, des souffles sur nos faces.
Nous sommes le gouffre agité;
Nous sommes ce que l'air chasse au vent de son aile;
Nous sommes les flocons de la neige éternelle
Dans l'éternelle obscurité.

Pour qui luis-tu, Vénus? Où roules-tu, Saturne?
Ils vont: rien ne répond dans l'éther taciturne.
L'homme grelotte, seul et nu.
L'étendue aux flots noirs déborde, d'horreur pleine;
L'énigme a peur du mot; l'infini semble à peine
Pouvoir contenir l'inconnu.

Toujours la nuit! jamais l'azur! jamais l'aurore!
Nous marchons. Nous n'avons point fait un pas encore!
Nous rêvons ce qu'Adam rêva;
La création flotte et fuit, des vents battue;
Nous distinguons dans l'ombre une immense statue
Et nous lui disons: Jéhovah!

                        Marine-Terrace, nuit du 30 mars 1854.

            XVII- Dolor

Création! figure en deuil! Isis austère!
Peut-être l'homme est-il son trouble et son mystère?
Peut-être qu'elle nous craint tous,
Et qu'à l'heure où, ployés sous notre loi mortelle,
Hagards et stupéfaits, nous tremblons devant elle,
Elle frissonne devant nous!

Ne riez point. Souffrez gravement. Soyons dignes,
Corbeaux, hiboux, vautours, de redevenir cygnes!
Courbons-nous sous l'obscure loi.
Ne jetons pas le doute aux flots comme une sonde.
Marchons sans savoir où, parlons sans qu'on réponde,
Et pleurons sans savoir pourquoi.

Homme, n'exige pas qu'on rompe le silence;
Dis-toi: Je suis puni. Baisse la tête et pense.
C'est assez de ce que tu vois.
Une parole peut sortir du puits farouche;
Ne la demande pas. Si l'abîme est la bouche,
O Dieu, qu'est-ce donc que la voix?

Ne nous irritons pas. Il n'est pas bon de faire,
Vers la clarté qui luit au centre de la sphère,
A travers les cieux transparents,
Voler l'affront, les cris, le rire et la satire,
Et que le chandelier à sept branches attire
Tous ces noirs phalènes errants.

Nais, grandis, rêve, souffre, aime, vis, vieillis, tombe.
L'explication sainte et calme est dans la tombe.
O vivants, ne blasphémons point.
Qu'importe à l'Incréé, qui, soulevant ses voiles,
Nous offre le grand ciel, les mondes, les étoiles,
Qu'une ombre lui montre le poing?

Nous figurons-nous donc qu'à l'heure où tout le prie,
Pendant qu'il crée et vit, pendant qu'il approprie
A chaque astre une humanité,
Nous pouvons de nos cris troubler sa plénitude,
Cracher notre néant jusqu'en sa solitude,
Et lui gâter l'éternité?

Être! quand dans l'éther tu dessinas les formes,
Partout où tu traças les orbites énormes
Des univers qui n'étaient pas,
Des soleils ont jailli, fleurs de flamme, et sans nombre,
Des trous qu'au firmament, en s'y posant dans l'ombre,
Fit la pointe de ton compas!

Qui sommes-nous? La nuit, la mort, l'oubli, personne.
Il est. Cette splendeur suffit pour qu'on frissonne.
C'est lui l'amour, c'est lui le feu.
Quand les fleurs en avril éclatent pêle-mêle,
C'est lui. C'est lui qui gonfle, ainsi qu'une mamelle,
La rondeur de l'océan bleu.

Le penseur cherche l'homme et trouve de la cendre.
Il trouve l'orgueil froid, le mal, l'amour à vendre,
L'erreur, le sac d'or effronté,
La haine et son couteau, l'envie et son suaire,
En mettant au hasard la main dans l'ossuaire
Que nous nommons humanité.

Parce que nous souffrons, noirs et sans rien connaître,
Stupide, l'homme dit: -- Je ne veux pas de l'Être!
Je souffre; donc, l'Être n'est pas! --
Tu n'admires que toi, vil passant, dans ce monde!
Tu prends pour de l'argent, ô ver, ta bave immonde
Marquant la place où tu rampas!
 

Notre nuit veut rayer ce jour qui nous éclaire;
Nous crispons sur ce nom nos doigts pleins de colère;
Rage d'enfant qui coûte cher!
Et nous nous figurons, race imbécile et dure,
Que nous avons un peu de Dieu dans notre ordure
Entre notre ongle et notre chair!

Nier l'Être! à quoi bon? L'ironie âpre et noire
Peut-elle se pencher sur le gouffre et le boire,
Comme elle boit son propre fiel?
Quand notre orgueil le tait, notre douleur le nomme.
Le sarcasme peut-il, en crevant l'oeil à l'homme,
Crever les étoiles au ciel?

Ah! quand nous le frappons, c'est pour nous qu'est la plaie.
Pensons, croyons. Voit-on l'océan qui bégaie,
Mordre avec rage son bâillon?
Adorons-le dans l'astre, et la fleur, et la femme.
O vivants, la pensée est la pourpre de l'âme;
Le blasphème en est le haillon.

Ne raillons pas. Nos coeurs sont les pavés du temple.
Il nous regarde, lui que l'infini contemple.
Insensé qui nie et qui mord!
Dans un rire imprudent, ne faisons pas, fils d'Ève,
Apparaître nos dents devant son oeil qui rêve,
Comme elle seront dans la mort.

La femme nue ayant les hanches découvertes,
Chair qui tente l'esprit, rit sous les feuilles vertes;
N'allons pas rire à son côté.
Ne chantons pas: -- Jouir est tout. Le ciel est vide. --
La nuit a peur, vous dis-je! elle devient livide
En contemplant l'immensité.

O douleur! clef des cieux, l'ironie est fumée.
L'expiation rouvre une porte fermée;
Les souffrances sont des faveurs.
Regardons, au-dessus des multitudes folles,
Monter vers les gibets et vers les auréoles
Les grands sacrifiés rêveurs.

Monter, c'est s'immoler. Toute cime est sévère.
L'Olympe lentement se transforme en Calvaire;
Partout le martyre est écrit;
Une immense croix gît dans notre nuit profonde;
Et nous voyons saigner aux quatre coins du monde
Les quatre clous de Jésus-Christ.

Ah! vivants, vous doutez! ah! vous riez, squelettes!
Lorsque l'aube apparaît, ceinte de bandelettes
D'or, d'émeraude et de carmin,
Vous huez, vous prenez, larves que le jour dore,
Pour la jeter au front céleste de l'aurore,
De la cendre dans votre main.

Vous criez: -- Tout est mal. L'aigle vaut le reptile;
Tout ce que nous voyons n'est qu'une ombre inutile.
La vie au néant nous vomit.
Rien avant, rien après. Le sage doute et raille. --
Et, pendant ce temps-là, le brin d'herbe tressaille,
L'aube pleure, et le vent gémit.

Chaque fois qu'ici-bas l'homme, en proie aux désastres,
Rit, blasphème, et secoue, en regardant les astres,
Le sarcasme, ce vil lambeau,
Les morts se dressent froids au fond du caveau sombre,
Et de leur doigt de spectre écrivent -- DIEU -- dans l'ombre,
Sous la pierre de leur tombeau.

                        Marine-Terrace, 31 mars 1854.

                 XVIII

Hélas! tout est sépulcre. On en sort, on y tombe:
La nuit est la muraille immense de la tombe.
Les astres, dont luit la clarté,
Orion, Sirius, Mars, Jupiter, Mercure,
Sont les cailloux qu'on voit dans ta tranchée obscure,
O sombre fosse Éternité!

Une nuit, un esprit me parla dans un rêve,
Et me dit: -- Je suis aigle en un ciel où se lève
Un soleil qui t'est inconnu.
J'ai voulu soulever un coin du vaste voile;
J'ai voulu voir de près ton ciel et ton étoile;
Et c'est pourquoi je suis venu;

Et, quand j'ai traversé les cieux grands et terribles,
Quand j'ai vu le monceau des ténèbres horribles
Et l'abîme énorme où l'oeil fuit,
Je me suis demandé si cette ombre où l'on souffre
Pourrait jamais combler ce puits, et si ce gouffre
Pourrait contenir cette nuit!

Et moi, l'aigle lointain, épouvanté, j'arrive.
Et je crie, et je viens m'abattre sur ta rive,
Près de toi, songeur sans flambeau.
Connais-tu ces frissons, cette horreur, ce vertige,
Toi, l'autre aigle de l'autre azur? -- Je suis, lui dis-je,
L'autre ver de l'autre tombeau.

                        Au dolmen de la Corbière, juin 1855.

       XIX- Voyage de nuit

On conteste, on dispute, on proclame, on ignore.
Chaque religion est une tour sonore;
Ce qu'un prêtre édifie, un prêtre le détruit;
Chaque temple, tirant sa corde dans la nuit,
Fait, dans l'obscurité sinistre et solennelle,
Rendre un son différent à la cloche éternelle.
Nul ne connaît le fond, nul ne voit le sommet.
Tout l'équipage humain semble en démence; on met
Un aveugle en vigie, un manchot à la barre;
A peine a-t-on passé du sauvage au barbare,
A peine a-t-on franchi le plus noir de l'horreur,
A peine a-t-on, parmi le vertige et l'erreur,
Dans ce brouillard où l'homme attend, songe et soupire,
Sans sortir du mauvais, fait un pas hors du pire,
Que le vieux temps revient et nous mord les talons,
Et nous crie: Arrêtez! Socrate dit: Allons!
Jésus-Christ dit: Plus loin! et le sage et l'apôtre
S'en vont se demander dans le ciel l'un à l'autre
Quel goût a la ciguë et quel goût a le fiel.
Par moments, voyant l'homme ingrat, fourbe et cruel,
Satan lui prend la main sous le linceul de l'ombre.
Nous appelons science un tâtonnement sombre.
L'abîme, autour de nous, lugubre tremblement,
S'ouvre et se ferme; et l'oeil s'effraie également
De ce qui s'engloutit et de ce qui surnage.
Sans cesse le progrès, roue au double engrenage,
Fait marcher quelque chose en écrasant quelqu'un.
Le mal peut être joie, et le poison parfum.
Le crime avec la loi, morne et mélancolique,
Lutte; le poignard parle, et l'échafaud réplique.
Nous entendons, sans voir la source ni la fin,
Derrière notre nuit, derrière notre faim,
Rire l'ombre Ignorance et la larve Misère.
Le lys a-t-il raison? et l'astre est-il sincère?
Je dis oui, tu dis non. Ténèbres et rayons
Affirment à la fois. Doute, Adam! nous voyons
De la nuit dans l'enfant, de la nuit dans la femme;
Et sur notre avenir nous querellons notre âme;
Et, brûlé, puis glacé, chaos, semoun, frimas,
L'homme de l'infini traverse les climats.
Tout est brume; le vent souffle avec des huées,
Et de nos passions arrache des nuées;
Rousseau dit: L'homme monte; et de Maistre: Il descend!
Mais, ô Dieu! le navire énorme et frémissant,
Le monstrueux vaisseau sans agrès et sans voiles,
Qui flotte, globe noir, dans la mer des étoiles,
Et qui porte nos maux, fourmillement humain,
Va, marche, vogue et roule, et connaît son chemin;
Le ciel sombre, où parfois la blancheur semble éclore,
A l'effrayant roulis mêle un frisson d'aurore,
De moment en moment le sort est moins obscur,
Et l'on sent bien qu'on est emporté vers l'azur.

                        Marine-Terrace, octobre 1855.

             XX- Religio

L'ombre venait; le soir tombait, calme et terrible.
Hermann me dit: -- Quelle est ta foi, quelle est ta bible?
Parle. Es-tu ton propre géant?
Si tes vers ne sont pas de vains flocons d'écume,
Si ta strophe n'est pas un tison noir qui fume
Sur le tas de cendre Néant,

Si tu n'es pas une âme en l'abîme engloutie,
Quel est donc ton ciboire et ton eucharistie?
Quelle est donc la source où tu bois?
Je me taisais; il dit: -- Songeur qui civilises,
Pourquoi ne vas-tu pas prier dans les églises? --
Nous marchions tous deux dans les bois.

Et je lui dis: -- Je prie. -- Hermann dit: -- Dans quel temple?
Quel est le célébrant que ton âme contemple,
Et l'autel qu'elle réfléchit?
Devant quel confesseur la fais-tu comparaître?
--L'église, c'est l'azur, lui dis-je; et quant au prêtre... --
En ce moment le ciel blanchit.

La lune à l'horizon montait, hostie énorme;
Tout avait le frisson, le pin, le cèdre et l'orme,
Le loup, et l'aigle, et l'alcyon;
Lui montrant l'astre d'or sur la terre obscurcie,
Je lui dis: -- Courbe-toi. Dieu lui-même officie,
Et voici l'élévation.

                        Marine-Terrace, octobre 1855.

             XXI- Spes

De partout, de l'abîme où n'est pas Jéhovah,
Jusqu'au zénith, plafond où l'espérance va
Se casser l'aile et d'où redescend la prière,
En bas, en haut, au fond, en avant, en arrière,
L'énorme obscurité qu'agitent tous les vents,
Enveloppe, linceul, les morts et les vivants,
Et sur le monstrueux, sur l'impur, sur l'horrible,
Laisse tomber les pans de son rideau terrible;
Si l'on parle à la brume effrayante qui fuit,
L'immensité dit: Mort! L'éternité dit: Nuit!
L'âme, sans lire un mot, feuillette un noir registre;
L'univers tout entier est un géant sinistre;
L'aveugle est d'autant plus affreux qu'il est plus grand
Tout semble le chevet d'un immense mourant;
Tout est l'ombre; pareille au reflet d'une lampe,
Au fond, une lueur imperceptible rampe;
C'est à peine un coin blanc, pas même une rougeur.
Un seul homme debout, qu'ils nomment
le songeur, Regarde la clarté du haut de la colline;
Et tout, hormis le coq à la voix sibylline,
Raille et nie; et, passant confus, marcheurs nombreux,
Toute la foule éclate en rires ténébreux
Quand ce vivant, qui n'a pas d'autre signe lui-même
Parmi tous ces fronts noirs que d'être le front blême,
Dit en montrant ce point vague et lointain qui luit:
Cette blancheur est plus que toute cette nuit!

                        Janvier 1856.

XXII- Ce que c'est que la mort

Ne dites pas: mourir; dites: naître. Croyez.
On voit ce que je vois et ce que vous voyez;
On est l'homme mauvais que je suis, que vous êtes;
On se rue aux plaisirs, aux tourbillons, aux fêtes;
On tâche d'oublier le bas, la fin, l'écueil,
La sombre égalité du mal et du cercueil;
Quoique le plus petit vaille le plus prospère;
Car tous les hommes sont les fils du même père;
Ils sont la même larme et sortent du même oeil.
On vit, usant ses jours à se remplir d'orgueil;
On marche, on court, on rêve, on souffre, on penche, on tombe,
On monte. Quelle est donc cette aube? C'est la tombe.
Où suis-je? Dans la mort. Viens! Un vent inconnu
Vous jette au seuil des cieux. On tremble; on se voit nu,
Impur, hideux, noué des mille noeuds funèbres
De ses torts, de ses maux honteux, de ses ténèbres;
Et soudain on entend quelqu'un dans l'infini
Qui chante, et par quelqu'un on sent qu'on est béni,
Sans voir la main d'où tombe à notre âme méchante
L'amour, et sans savoir quelle est la voix qui chante.
On arrive homme, deuil, glaçon, neige; on se sent
Fondre et vivre; et, d'extase et d'azur d'emplissant,
Tout notre être frémit de la défaite étrange
Du monstre qui devient dans la lumière un ange.

                        Au dolmen de la tour Blanche, jour des Morts, novembre 1854.

      XXIII- Les Mages

Pourquoi donc faites-vous des prêtres
Quand vous en avez parmi vous?
Les esprits conducteurs des êtres
Portent un signe sombre et doux.
Nous naissons tous ce que nous sommes.
Dieu de ses mains sacre les hommes
Dans les ténèbres des berceaux;
Son effrayant doigt invisible
Écrit sous leur crâne la bible
Des arbres, des monts et des eaux.

Ces hommes, ce sont les poëtes;
Ceux dont l'aile monte et descend;
Toutes les bouches inquiètes
Qu'ouvre le verbe frémissant;
Les Virgiles, les Isaïes;
Toutes les âmes envahies
Par les grandes brumes du sort;
Tous ceux en qui Dieu se concentre;
Tous les yeux où la lumière entre,
Tous les fronts d'où le rayon sort.

Ce sont ceux qu'attend Dieu propice
Sur les Horebs et les Thabors;
Ceux que l'horrible précipice
Retient blêmissants à ses bords;
Ceux qui sentent la pierre vivre;
Ceux que Pan formidable enivre;
Ceux qui sont tout pensifs devant
Les nuages, ces solitudes
Où passent en mille attitudes
Les groupes sonores du vent.

Ce sont les sévères artistes
Que l'aube attire à ses blancheurs,
Les savants, les inventeurs tristes,
Les puiseurs d'ombre, les chercheurs,
Qui ramassent dans les ténèbres
Les faits, les chiffres, les algèbres,
Le nombre où tout est contenu,
Le doute où nos calculs succombent,
Et tous les morceaux noirs qui tombent
Du grand fronton de l'inconnu!

Ce sont les têtes fécondées
Vers qui monte et croît pas à pas
L'océan confus des idées,
Flux que la foule ne voit pas,
Mer de tous les infinis pleine,
Que Dieu suit, que la nuit amène,
Qui remplit l'homme de clarté,
Jette aux rochers l'écume amère,
Et lave les pieds nus d'Homère
Avec un flot d'éternité!

Le poëte s'adosse à l'arche.
David chante et voit Dieu de près;
Hésiode médite et marche,
Grand prêtre fauve des forêts,
Moïse, immense créature,
Étend ses mains sur la nature;
Manès parle au gouffre puni,
Écouté des astres sans nombre... --
Génie! ô tiare de l'ombre!
Pontificat de l'infini!

L'un à Patmos, l'autre à Tyrane;
D'autres criant: Demain! demain!
D'autres qui sonnent la diane
Dans les sommeils du genre humain;
L'un fatal, l'autre qui pardonne;
Eschyle en qui frémit Dodone,
Milton, songeur de Whitehall,
Toi, vieux Shakspeare, âme éternelle;
O figures dont la prunelle
Est la vitre de l'idéal!

Avec sa spirale sublime,
Archimède sur son sommet
Rouvrirait le puits de l'abîme
Si jamais Dieu le refermait;
Euclide a les lois sous sa garde;
Kopernic éperdu regarde,
Dans les grands cieux aux mers pareils,
Gouffre où voguent des nefs sans proues,
Tourner toutes ces sombres roues
Dont les moyeux sont des soleils.

Les Thalès, puis les Pythagores;
Et l'homme, parmi ses erreurs,
Comme dans l'herbe les fulgores,
Voit passer ces grands éclaireurs.
Aristophane rit des sages;
Lucrèce, pour franchir les âges,
Crée un poëme dont l'oeil luit,
Et donne à ce monstre sonore
Toutes les ailes de l'aurore,
Toutes les griffes de la nuit.

Rites profonds de la nature!
Quelques-uns de ces inspirés
Acceptent l'étrange aventure
Des monts noirs et des bois sacrés;
Ils vont aux Thébaïdes sombres,
Et, là, blêmes dans les décombres,
Ils courbent le tigre fuyant,
L'hyène rampant sur le ventre,
L'océan, la montagne et l'antre,
Sous leur sacerdoce effrayant!

Tes cheveux sont gris sur l'abîme,
Jérôme, ô vieillard du désert!
Élie, un pâle esprit t'anime,
Un ange épouvanté te sert.
Amos, aux lieux inaccessibles,
Des sombres clairons invisibles
Ton oreille entend les accords;
Ton âme, sur qui Dieu surplombe,
Est déjà toute dans la tombe,
Et tu vis absent de ton corps.

Tu gourmandes l'âme échappée,
Saint Paul, ô lutteur redouté,
Immense apôtre de l'épée,
Grand vaincu de l'éternité!
Tu luis, tu frappes, tu réprouves;
Et tu chasses du doigt ces louves,
Cythérée, Isis, Astarté;
Tu veux punir et non absoudre,
Géant, et tu vois dans la foudre
Plus de glaive que de clarté.

Orphée est courbé sur le monde;
L'éblouissant est ébloui;
La création est profonde
Et monstrueuse autour de lui;
Les rochers, ces rudes hercules,
Combattent dans les crépuscules
L'ouragan, sinistre inconnu;
La mer en pleurs dans la mêlée
Tremble, et la vague échevelée
Se cramponne à leur torse nu.

Baruch au juste dans la peine Dit:
-- Frère! vos os sont meurtris;
Votre vertu dans nos murs traîne
La chaîne affreuse du mépris;
Mais comptez sur la délivrance,
Mettez en Dieu votre espérance,
Et de cette nuit du destin,
Demain, si vous avez su croire,
Vous vous lèverez plein de gloire,
Comme l'étoile du matin! --

L'âme des Pindares se hausse
A la hauteur des Pélions;
Daniel chante dans la fosse
Et fait sortir Dieu des lions.
Tacite sculpte l'infamie;
Perse, Archiloque et Jérémie
Ont le même éclair dans les yeux;
Car le crime à sa suite attire
Les âpres chiens de la satire
Et le grand tonnerre des cieux.

Et voilà les prêtres du rire,
Scarron, noué dans les douleurs,
Ésope, que le fouet déchire,
Cervante aux fers, Molière en pleurs!
Le désespoir et l'espérance!
Entre Démocrite et Térence,
Rabelais, que nul ne comprit;
Il berce Adam pour qu'il s'endorme,
Et son éclat de rire énorme
Est un des gouffres de l'esprit!

Et Plaute, à qui parlent les chèvres,
Arioste chantant Médor,
Catulle, Horace, dont les lèvres
Font venir les abeilles d'or;
Comme le double Dioscure,
Anacréon près d'Épicure,
Bion, tout pénétré de jour,
Moschus, sur qui l'Etna flamboie,
Voilà les prêtres de la joie!
Voilà les prêtres de l'amour!

Gluck et Beethoven sont à l'aise
Sous l'ange où Jacob se débat;
Mozart sourit, et Pergolèse
Murmure ce grand mot: Stabat!
Le noir cerveau de Piranèse
Est une béante fournaise
Où se mêlent l'arche et le ciel,
L'escalier, la tour, la colonne;
Où croît, monte, s'enfle et bouillonne
L'incommensurable Babel!

L'envie à leur ombre ricane.
Ces demi-dieux signent leur nom,
Bramante sur la Vaticane,
Phidias sur le Parthénon;
Sur Jésus dans sa crèche blanche,
L'altier Buonarotti se penche
Comme un mage et comme un aïeul,
Et dans tes mains, ô Michel-Ange,
L'enfant devient spectre, et le lange
Est plus sombre que le linceul!

Chacun d'eux écrit un chapitre
Du rituel universel;
Les uns sculptent le saint pupitre,
Les autres dorent le missel;
Chacun fait son verset du psaume;
Lysippe, debout sur l'Ithome,
Fait sa strophe en marbre serein,
Rembrandt à l'ardente paupière,
En toile, Primatice en pierre,
Job en fumier, Dante en airain.

Et toutes ces strophes ensembles
Chantent l'être et montent à Dieu;
L'une adore et luit, l'autre tremble;
Toutes sont les griffons de feu;
Toutes sont le cri des abîmes,
L'appel d'en bas, la voix des cimes,
Le frisson de notre lambeau,
L'hymne instinctif ou volontaire,
L'explication du mystère
Et l'ouverture du tombeau!

A nous qui ne vivons qu'une heure,
Elles font voir les profondeurs,
Et la misère intérieure,
Ciel, à côté de vos grandeurs!
L'homme, esprit captif, les écoute,
Pendant qu'en son cerveau le doute,
Bête aveugle aux lueurs d'en haut,
Pour y prendre l'âme indignée,
Suspend sa toile d'araignée
Au crâne, plafond du cachot.

Elles consolent, aiment, pleurent,
Et, mariant l'idée aux sens,
Ceux qui restent à ceux qui meurent,
Les grains de cendre aux grains d'encens,
Mêlant le sable aux pyramides,
Rendent en même temps humides,
Rappelant à l'un que tout fuit,
A l'autre sa splendeur première,
L'oeil de l'astre dans la lumière,
Et l'oeil du monstre dans la nuit!

      II

Oui, c'est un prêtre que Socrate!
Oui, c'est un prêtre que Caton!
Quand Juvénal fuit Rome ingrate,
Nul sceptre ne vaut son bâton;
Ce sont des prêtres, les Tyrtées,
Les Solons aux lois respectées,
Les Platons et les Raphaëls!
Fronts d'inspirés, d'esprits, d'arbitres!
Plus resplendissants que les mitres
Dans l'auréole des Noëls!

Vous voyez, fils de la nature,
Apparaître à votre flambeau
Des faces de lumière pure,
Larves du vrai, spectres du beau;
Le mystère, en Grèce, en Chaldée,
Penseurs, grave à vos fronts l'idée
Et l'hiéroglyphe à vos murs;
Et les Indes et les Égyptes
Dans les ténèbres de vos cryptes
S'enfoncent en porches obscurs!

Quand les cigognes du Caystre
S'envolent aux souffles des soirs;
Quand la lune apparaît sinistre
Derrière les grands dômes noirs;
Quand la trombe aux vagues s'appuie;
Quand l'orage, l'horreur, la pluie,
Que tordent les bises d'hiver,
Répandent avec des huées
Toutes les larmes des nuées
Sur tous les sanglots de la mer;

Quand dans les tombeaux les vents jouent
Avec les os des rois défunts;
Quand les hautes herbes secouent
Leur chevelure de parfums;
Quand sur nos deuils et sur nos fêtes
Toutes les cloches des tempêtes
Sonnent au suprême beffroi;
Quand l'aube étale ses opales,
C'est pour ces contemplateurs pâles
Penchés dans l'éternel effroi!

Ils savent ce que le soir calme
Pense des morts qui vont partir;
Et ce que préfère la palme,
Du conquérant ou du martyr;
Ils entendent ce que murmure
La voile, la gerbe, l'armure,
Ce que dit, dans le mois joyeux
Des longs jours et des fleurs écloses,
La petite bouche des roses
A l'oreille immense des cieux.

Les vents, les flots, les cris sauvages,
L'azur, l'horreur du bois jauni,
Sont les formidables breuvages
De ces altérés d'infini;
Ils ajoutent, rêveurs austères,
A leur âme tous les mystères,
Toute la matière à leurs sens;
Ils s'enivrent de l'étendue;
L'ombre est une coupe tendue
Où boivent ces sombres passants.

Comme ils regardent, ces messies!
Oh! comme ils songent effarés!
Dans les ténèbres épaissies
Quels spectateurs démesurés!
Oh! que de têtes stupéfaites!
Poëtes, apôtres, prophètes,
Méditant, parlant, écrivant,
Sous des suaires, sous des voiles,
Les plis des robes pleins d'étoiles,
Les barbes au gouffre du vent!

      III

Savent-ils ce qu'ils font eux-mêmes,
Ces acteurs du drame profond?
Savent-ils leur propre problème?
Ils sont. Savent-ils ce qu'ils sont?
Ils sortent du grand vestiaire
Où, pour s'habiller de matière,
Parfois l'ange même est venu.
Graves, tristes, joyeux, fantasques,
Ne sont-ils pas les sombres masques
De quelque prodige inconnu?

La joie ou la douleur les farde;
Ils projettent confusément,
Plus loin que la terre blafarde,
Leurs ombres sur le firmament;
Leurs gestes étonnent l'abîme;
Pendant qu'aux hommes, tourbe infime,
Ils parlent le langage humain,
Dans des profondeurs qu'on ignore,
Ils font surgir l'ombre ou l'aurore,
Chaque fois qu'ils lèvent la main.

Ils ont leur rôle; ils ont leur forme;
Ils vont, vêtus d'humanité,
Jouant la comédie énorme
De l'homme et de l'éternité;
Ils tiennent la torche ou la coupe;
Nous tremblerions si dans leur groupe,
Nous, troupeau, nous pénétrions!
Les astres d'or et la nuit sombre
Se font des questions dans l'ombre
Sur ces splendides histrions.

      IV

Ah! ce qu'ils font est l'oeuvre auguste.
Ces histrions sont les héros!
Ils sont le vrai, le saint, le juste,
Apparaissant à nos barreaux.
Nous sentons, dans la nuit mortelle,
La cage en même temps que l'aile;
Ils nous font espérer un peu;
Ils sont lumière et nourriture;
Ils donnent aux coeurs la pâture,
Ils émiettent aux âmes Dieu!

Devant notre race asservie
Le ciel se tait, et rien n'en sort.
Est-ce le rideau de la vie?
Est-ce le voile de la mort?
Ténèbres! l'âme en vain s'élance
L'Inconnu garde le silence,
Et l'homme, qui se sent banni,
Ne sait s'il redoute ou s'il aime
Cette lividité suprême
De l'énigme et de l'infini.

Eux, ils parlent à ce mystère!
Ils interrogent l'éternel,
Ils appellent le solitaire,
Ils montent, ils frappent au ciel,
Disent: es-tu là? dans la tombe,
Volent, pareils à la colombe
Offrant le rameau qu'elle tient,
Et leur voix est grave, humble ou tendre,
Et par moments on croit entendre
Le pas lourd de quelqu'un qui vient.

      V

Nous vivons, debout à l'entrée
De la mort, gouffre illimité,
Nus, tremblants, la chair pénétrée
Du frisson de l'énormité;
Nos morts sont dans cette marée;
Nous entendons, foule égarée
Dont le vent souffle le flambeau,
Sans voir de voiles ni de rames,
Le bruit que font ces vagues d'âmes
Sous la falaise du tombeau.

Nous regardons la noire écume,
L'aspect hideux, le fond bruni;
Nous regardons la nuit, la brume,
L'onde du sépulcre infini;
Comme un oiseau de mer effleure
La haute rive où gronde et pleure
L'océan plein de Jéhovah,
De temps en temps, blanc et sublime
Par-dessus le mur de l'abîme
Un ange paraît et s'en va.

Quelquefois une plume tombe
De l'aile où l'ange se berçait;
Retourne-t-elle dans la tombe?
Que devient-elle? On ne le sait.
Se mêle-t-elle à notre fange?
Et qu'a donc crié cet archange?
A-t-il dit non? a-t-il dit oui?
Et la foule cherche, accourue,
En bas la plume disparue,
En haut l'archange évanoui!

Puis, après qu'ont fui comme un rêve
Bien des coeurs morts, bien des yeux clos,
Après qu'on a vu sur la grève
Passer des flots, des flots, des flots,
Dans quelque grotte fatidique,
Sous un doigt de feu qui l'indique,
On trouve un homme surhumain
Traçant des lettres enflammées
Sur un livre plein de fumées,
La plume de l'ange à la main!

Il songe, il calcule, il soupire,
Son poing puissant sous son menton;
Et l'homme dit: Je suis Shakspeare.
Et l'homme dit: Je suis Newton.
L'homme dit: Je suis Ptolémée;
Et dans sa grande main fermée
Il tient le globe de la nuit.
L'homme dit: Je suis Zoroastre;
Et son sourcil abrite un astre,
Et sous son crâne un ciel bleuit!

      VI

Oui, grâce aux penseurs, à ces sages,
A ces fous qui disent: Je vois!
Les ténèbres sont des visages,
Le silence s'emplit de voix!
L'homme, comme âme, en Dieu palpite,
Et, comme être, se précipite
Dans le progrès audacieux;
Le muet renonce à se taire;
Tout luit; la noirceur de la terre
S'éclaire à la blancheur des cieux.

Ils tirent de la créature
Dieu par l'esprit et le scalpel;
Le grand caché de la nature
Vient hors de l'antre à leur appel;
A leur voix, l'ombre symbolique
Parle, le mystère s'explique,
La nuit est pleine d'yeux de lynx;
Sortant de force, le problème
Ouvre les ténèbres lui-même,
Et l'énigme éventre le sphinx.

Oui, grâce à ces hommes suprêmes,
Grâce à ces poëtes vainqueurs,
Construisant des autels poëmes
Et prenant pour pierres les coeurs,
Comme un fleuve d'âme commune,
Du blanc pilône à l'âpre rune,
Du brahme au flamine romain,
De l'hiérophante au druide,
Une sorte de Dieu fluide
Coule aux veines du genre humain.

      VII

Le noir cromlech, épars dans l'herbe,
Est sur le mont silencieux;
L'archipel est sur l'eau superbe;
Les pléiades sont dans les cieux;
O mont! ô mer! voûte sereine!
L'herbe, la mouette, l'âme humaine,
Que l'hiver désole ou poursuit,
Interrogent, sombres proscrites,
Ces trois phrases dans l'ombre écrites
Sur les trois pages de la nuit.

-- O vieux cromlech de la Bretagne,
Qu'on évite comme un récif,
Qu'écris-tu donc sur la montagne?
--  Nuit! répond le cromlech pensif.
-- Archipel où la vague fume,
Quel mot jettes-tu dans la brume?
-- Mort! dit la roche à l'alcyon.
-- Pléiades qui percez nos voiles,
Qu'est-ce que disent vos étoiles?
-- Dieu! dit la constellation.

C'est, ô noirs témoins de l'espace,
Dans trois langues le même mot!
Tout ce qui s'obscurcit, vit, passe,
S'effeuille et meurt, tombe là-haut.
Nous faisons tous la même course.
Être abîme, c'est être source.
Le crêpe de la nuit en deuil,
La pierre de la tombe obscure,
Le rayon de l'étoile pure
Sont les paupières du même oeil!

L'unité reste, l'aspect change;
Pour becqueter le fruit vermeil,
Les oiseaux volent à l'orange
Et les comètes au soleil;
Tout est l'atome et tout est l'astre;
La paille porte, humble pilastre,
L'épi d'où naissent les cités;
La fauvette à la tête blonde
Dans la goutte d'eau boit un monde... --
Immensités! immensités!

Seul, la nuit, sur sa plate-forme,
Herschell poursuit l'être central
A travers la lentille énorme,
Cristallin de l'oeil sidéral;
Il voit en haut Dieu dans les mondes
Tandis que, des hydres profondes
Scrutant les monstrueux combats,
Le microscope formidable,
Plein de l'horreur de l'insondable,
Regarde l'infini d'en bas!

      VIII

Dieu, triple feu, triple harmonie,
Amour, puissance, volonté,
Prunelle énorme d'insomnie,
De flamboiement et de bonté,
Vu dans toute l'épaisseur noire,
Montrant ses trois faces de gloire
A l'âme, à l'être, au firmament,
Effarant les yeux et les bouches,
Emplit les profondeurs farouches
D'un immense éblouissement.

Tous ces mages, l'un qui réclame,
L'autre qui voulut ou couva,
Ont un rayon qui de leur âme
Va jusqu'à l'oeil de Jéhovah;
Sur leur trône leur esprit songe;
Une lueur qui d'en haut plonge,
Qui descend du ciel sur les monts
Et de Dieu sur l'homme qui souffre,
Rattache au triangle du gouffre
L'escarboucle des Salomons.

      IX

Ils parlent à la solitude,
Et la solitude comprend;
Ils parlent à la multitude,
Et font écumer ce torrent;
Ils vont vibrer les édifices;
Ils inspirent les sacrifices
Et les inébranlables fois;
Sombres, ils ont en eux, pour muse,
La palpitation confuse
De tous les êtres à la fois.

Comment naît un peuple? Mystère!
A de certains moments, tout bruit
A disparu; toute la terre
Semble une plaine de la nuit;
Toute lueur s'est éclipsée;
Pas de verbe, pas de pensée,
Rien dans l'ombre et rien dans le ciel,
Pas un oeil n'ouvre ses paupières... --
Le désert blême est plein de pierres,
Ézechiel! Ézechiel!

Mais un vent sort des cieux sans bornes,
Grondant comme les grandes eaux,
Et souffle sur ces pierres mornes,
Et de ces pierres fait des os;
Ces os frémissent, tas sonore;
Et le vent souffle, et souffle encore
Sur ce triste amas agité,
Et de ces os il fait des hommes,
Et nous nous levons et nous sommes,
Et ce vent, c'est la liberté!

Ainsi s'accomplit la genèse
Du grand rien d'où naît le grand tout.
Dieu pensif dit: Je suis bien aise
Que ce qui gisait soit debout.
Le néant dit: J'étais souffrance;
La douleur dit: Je suis la France!
O formidable vision!
Ainsi tombe le noir suaire;
Le désert devient ossuaire,
Et l'ossuaire nation.

      X

Tout est la mort, l'horreur, la guerre;
L'homme par l'ombre est éclipsé;
L'Ouragan par toute la terre
Court comme un enfant insensé.
Il brise à l'hiver les feuillages,
L'éclair aux cimes, l'onde aux plages,
A la tempête le rayon;
Car c'est l'ouragan qui gouverne
Toute cette étrange caverne
Que nous nommons Création.

L'ouragan, qui broie et torture,
S'alimente, monstre croissant,
De tout ce que l'âpre nature
A d'horrible et de menaçant;
La lave en feu le désaltère;
Il va de Quito, blanc cratère
Qu'entoure un éternel glaçon,
Jusqu'à l'Hékla, mont, gouffre et geôle,
Bout de la mamelle du pôle
Que tette ce noir nourrisson!

L'ouragan est la force aveugle,
L'agitateur du grand linceul;
Il rugit, hurle, siffle, beugle,
Étant tout l'hydre à lui seul;
Il flétrit ce qui veut éclore;
Il dit au printemps, à l'aurore,
A la paix, à l'amour: Va-t'en!
Il est rage et foudre; il se nomme
Barbarie et crime pour l'homme,
Nuit pour les cieux, pour Dieu Satan.

C'est le souffle de la matière,
De toute la nature craint;
L'Esprit, ouragan de lumière,
Le poursuit, le saisit, l'étreint;
L'Esprit terrasse, abat, dissipe
Le principe par le principe;
Il combat, en criant: Allons!
Les chaos par les harmonies,
Les éléments par les génies,
Par les aigles les aquilons!

Ils sont là, hauts de cent coudées,
Christ en tête, Homère au milieu,
Tous les combattant des idées,
Tous les gladiateurs de Dieu;
Chaque fois qu'agitant le glaive,
Une forme du mal se lève
Comme un forçat dans son préau,
Dieu, dans leur phalange complète,
Désigne quelque grand athlète
De la stature du fléau.

Surgis, Volta! dompte en ton aire
Les Fluides, noir phlégéton!
Viens, Franklin! voici le Tonnerre.
Le Flot gronde; parais, Fulton!
Rousseau! prends corps à corps la Haine.
L'Esclavage agite sa chaîne;
O Voltaire! aide au paria!
La Grève rit, Tyburn flamboie,
L'affreux chien Montfaucon aboie,
On meurt... -- Debout, Beccaria!

Il n'est rien que l'homme ne tente.
La foudre craint cet oiseleur.
Dans la blessure palpitante
Il dit: Silence! à la douleur.
Sa vergue peut-être est une aile;
Partout où parvient sa prunelle,
L'âme emporte ses pieds de plomb;
L'étoile, dans sa solitude,
Regarde avec inquiétude
Blanchir la voile de Colomb.

Près de la science l'art flotte,
Les yeux sur le double horizon;
La poésie est un pilote;
Orphée accompagne Jason.
Un jour, une barque perdue
Vit à la fois dans l'étendue
Un oiseau dans l'air spacieux,
Un rameau dans l'eau solitaire;
Alors, Gama cria: La terre!
Et Camoëns cria: Les cieux!

Ainsi s'entassent les conquêtes.
Les songeurs sont les inventeurs.
Parlez, dites ce que vous êtes,
Forces, ondes, aimants, moteurs!
Tout est stupéfait dans l'abîme,
L'ombre, de nous voir sur la cime,
Les monstres, qu'on les ait bravés
Dans les cavernes étonnées,
Les perles, d'être devinées,
Et les mondes d'être trouvés!

Dans l'ombre immense du Caucase,
Depuis des siècles, en rêvant,
Conduit par les hommes d'extase,
Le genre humain marche en avant;
Il marche sur la terre; il passe,
Il va, dans la nuit, dans l'espace,
Dans l'infini, dans le borné,
Dans l'azur, dans l'onde irritée,
A la lueur de Prométhée,
Le libérateur enchaîné!

      XI

Oh! vous êtes les seuls pontifes,
Penseurs, lutteurs des grands espoirs,
Dompteurs des fauves hippogriffes,
Cavaliers des pégases noirs!
Ames devant Dieu toutes nues,
Voyant des choses inconnues,
Vous savez la religion!
Quand votre esprit veut fuir dans l'ombre,
La nuée aux croupes sans nombre
Lui dit: Me voici, Légion!

Et, quand vous sortez du problème,
Célébrateurs, révélateurs!
Quand, rentrant dans la foule blême,
Vous redescendez des hauteurs,
Hommes que le joug divin gagne,
Ayant mêlé sur la montagne
Où montent vos chants et nos voeux,
Votre front au front de l'aurore,
O géants! vous avez encore
De ses rayons dans les cheveux!

Allez tous à la découverte!
Entrez au nuage grondant!
Et rapportez à l'herbe verte,
Et rapportez au sable ardent,
Rapportez, quel que soit l'abîme,
A l'Enfer, que Satan opprime,
Au Tartare, où saigne Ixion,
Aux coeurs bons, à l'âme méchante
A tout ce qui rit, mord ou chante,
La grande bénédiction!

Oh! tous à la fois, aigles, âmes,
Esprits, oiseaux, essors, raisons,
Pour prendre en vos serres les flammes,
Pour connaître les horizons,
A travers l'ombre et les tempêtes,
Ayant au-dessus de vos têtes
Mondes et soleils, au-dessous
Inde, Égypte, Grèce et Judée,
De la montagne et de l'idée,
Envolez-vous! envolez-vous!

N'est-ce pas que c'est ineffable
De se sentir immensité,
D'éclairer ce qu'on croyait fable
A ce qu'on trouve vérité,
De voir le fond du grand cratère,
De sentir en soi du mystère
Entrer tout le frisson obscur,
D'aller aux astres, étincelle,
Et de se dire: Je suis l'aile!
Et de se dire: J'ai l'azur!

Allez, prêtres! allez, génies!
Cherchez la note humaine, allez,
Dans les suprêmes symphonies
Des grands abîmes étoilés!
En attendant l'heure dorée,
L'extase de la mort sacrée,
Loin de nous, troupeaux soucieux,
Loin des lois que nous établîmes,
Allez goûter, vivants sublimes,
L'évanouissement des cieux!

                        Janvier 1856.

XXIV- En frappant à une porte

J'ai perdu mon père et ma mère,
Mon premier né, bien jeune, hélas!
Et pour moi la nature entière
Sonne le glas.

Je dormais entre mes deux frères;
Enfants, nous étions trois oiseaux;
Hélas! le sort change en deux bières
Leurs deux berceaux.

Je t'ai perdue, ô fille chère,
Toi qui remplis, ô mon orgueil,
Tout mon destin de la lumière
De ton cercueil!

J'ai su monter, j'ai su descendre.
J'ai vu l'aube et l'ombre en mes cieux.
J'ai connu la pourpre, et la cendre
Qui me va mieux.

J'ai connu les ardeurs profondes,
J'ai connu les sombres amours;
J'ai vu fuir les ailes, les ondes,
Les vents, les jours.

J'ai sur ma tête des orfraies;
J'ai sur tous mes travaux l'affront,
Aux pieds la poudre, au coeur des plaies,
L'épine au front.

J'ai des pleurs à mon oeil qui pense,
Des trous à ma robe en lambeau;
Je n'ai rien à la conscience;
Ouvre, tombeau.

                        Marine-Terrace, 4 septembre 1855.

XXV- Nomen, numen, lumen

Quand il eut terminé, quand les soleils épars,
Éblouis, du chaos montant de toutes parts,
Se furent tous rangés à leur place profonde,
Il sentit le besoin de se nommer au monde;
Et l'être formidable et serein se leva;
Il se dressa sur l'ombre et cria: JÉHOVAH!
Et dans l'immensité ces sept lettres tombèrent;
Et ce sont, dans les cieux que nos yeux réverbèrent,
Au-dessus de nos fronts tremblants sous leur rayon,
Les sept astres géants du noir septentrion.

                        Minuit, au dolmen du Faldouet, mars 1855.

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