La relève

Voici que le Grand Cor sonne l'heure de la relève,
Son long sanglot m'arrache au royaume des rêves,
A la si douce chaleur des bras de ma compagne ;
J'écoute la conscience qui peu à peu me gagne.

M'éveillant tout à fait, je me glisse hors du lit,
Sans soupir et sans bruit, je m'engouffre dans la nuit.
Baignant le pavé jaune d'une lumière glacée,
La Lune m'accompagne à travers la Cité.

Parvenu aux murailles où s'offre l'horizon,
Sur le chemin de ronde je me mets en faction.
Tout est calme. Le sable dort. Hâl Mahtan est assoupi.
Le chant des étoiles m'enveloppe et m'envahit.

Je suis la Sentinelle, l'Altaïr du Désert,
L'Oeil qui scrute les dunes, transperce chaque pierre.
Mais bientôt mon regard explore d'autres chemins,
Glisse le long de mon arme puis contemple mes mains...

Et les mains de mon frère qui attise les braises...
Et les mains de mon père qui caresse la glaise...
Et les mains de mon fils éparpillant ses jeux...
Et les mains de ma femme dénouant ses cheveux...

Bercé par cette paix, je délaisse la nuit ;
Mon attention chavire, vers Morphée je m'enfuis.
Mais soudain dans mon dos gronde le capitaine
Qui le long des remparts promenait sa bedaine.

"Soldat, serait-ce donc là un oeil qui se ferme ?
j'y vois assurément une tragédie en germe,
Car une sentinelle qui faillit à la veille,
C'est un royaume trahi, noyé dans son sommeil !"

Dans un sursaut coupable, mes sens reprennent vie,
J'écoute le bruit des pas qui au loin s'évanouit,
Pestant tout à la fois contre ce vieux Belphégor
Et mes paupières si lourdes, qui sont tombées encor.

Quelque peu tourmenté par cette prophétie
J'imagine l'ennemi, me voyant endormi ;
Surgissant hors de l'ombre, d'un coup leste et précis
Il me frappe à la gorge, et m'achève sans bruit.

Déjà la muraille cède, et par cette plaie béante
Des hordes se déversent, enfoncent chaque porte,
Allument mille feux, répandent sang et larmes,
Et soumettent la cité à la terreur des armes.

Et mes frères écrasés, deux par deux enchaînés,
Abattent les clefs de voûte de nos temples dorés
Pour paver cette allée où paraderont en char
Généraux triomphants, princes ivres de pouvoir.

Aux pieds d'idoles impies nos enfants prosternés
Récitent des prières en une langue abhorée ;
Et des tréfonds obscurs de l'enfer des traîtres,
Je pleure ces petites mains, jointes pour se soumettre...

Et les mains de mon frère s'élevant du bûcher...
Et les mains de mon père portant bracelets d'acier...
Et les mains de mon fils qui pleure ses amis...
Et les mains de ma femme dont on étouffe les cris...

Mais je suis Sentinelle, je ne laisserai pas faire !
En mon coeur il n'y a ni haine ni colère
Juste l'amour de la paix et du rire des enfants
Ennemi, passe au loin, et retourne au néant !

Mais le soleil levant assassine cette fable,
Je ne suis qu'un soldat, un pauvre grain de sable...
Je sens que l'heure approche, je bats de la semelle
Enfin le capitaine gravement m'interpelle :

"Ami, rappelle-toi, quand l'attente te peine,
Que la morsure du froid n'est pas une douleur vaine,
C'est sur un monde libre qu'un nouveau jour se lève.
Va rejoindre les tiens, car j'entend la relève."

Vigdis