Stephane Dupuy
Vers la démocratie électronique ?
Avertissement
Problématique
Cadre théorique
Méthodologie
Informatique, multimédia
La société de linformation
Internet : définition,
fonctionnalité
Historique
Direction
Utilisation
Internet, quel média ?
Communautique et cyberspace
Ce travail peut paraître bien discutable, tant par son contenu que par la forme. Si
vous avez des commentaires à faire, n'hésitez pas à me faire parvenir vos avis et
critiques divers. De même, références bibliographiques et autres sites seront les
bienvenus. Toutefois, étant absent pour l'été pour cause de voyage, ne vous inquiétez
pas si vous ne recevez pas de remerciements (acquis d'avance) ou de réponses à
d'éventuelles questions.
De plus, en convertissant mon texte en HTML, toutes les notes de bas de page faisant
référence aux auteurs ont disparu, et je n'ai hélas pas le temps de rendre à César ce
qui lui appartient, du moins pour l'instant. Si vous êtes vous-même concerné, n'en
prenez pas trop d'ombrage...
Merci et bonne lecture.
Aujourdhui, dimanche 25 mai 1997, ont eu lieu des élections législatives en
France. Le taux dabstention est de plus de 30 %. Tout va-t-il si bien que les gens
considèrent comme inutile daller voter ? Personne noserait seulement croire
à une telle fadaise. Non, la population ne croit plus à limportance des
élections. Réfléchissons-y un moment : un tiers des électeurs français na pas
cru bon daller voter, cest «le plus grand parti de France». Sans compter
ceux qui ne sont pas inscrits... Dans une semaine, des élections auront lieu au Canada ;
le même schéma va-t-il se reproduire ? Parmi les affiches officielles des candidats,
dautres proclament : «Votez bien, votez rien».
Dire que la société va mal, cest une gageure : tout le monde le sait et le
ressent, le malaise social sétend. Nous vivons dans un monde en mutation constante,
dans un village global où chacun cherche tant bien que mal à se raccrocher à quelques
valeurs locales. Il nous semble intéressant dessayer de comprendre en quoi notre
système politique peut avoir une influence sur la société, et quels sont les aspects
qui peuvent en être critiqués.
Autour dune problématique qui remet en cause notre système démocratique, une hypothèse principale : les nouvelles technologies de linformation et de la communication participent au bouleversement du système, sont en train de changer les règles de notre démocratie. Les formes dorganisation, les relations de pouvoir, les rapports entre lEtat et lindividu sont en mutation. Le média électronique permet dexpérimenter des formes de démocratie plus directes, et plus participatives, de décentraliser et délocaliser le pouvoir. Ces tendances vont dans le sens dune organisation de la société sous une forme anarchique. Lindividu acquiert une place prépondérante dans la communauté, qui tend à sauto-organiser.
Nous commencerons par définir notre nouveau monde de communication en donnant quelques
définitions liés à linformatisation. Egalement, nous verrons quelles sont les
implications sociales de ce nouveau média. En conclusion nous donnerons une définition
de ce que nous entendons par démocratie électronique.
Ensuite nous rendrons compte des expériences concrètes en matière de démocratie
électronique : forum électroniques, e-mail, listes de diffusion... Nous nous
appliquerons donc à faire un bilan des expériences et analyses dans ce domaine. Nous
aurons bien évidemment à voir lInternet. Nous ferons un parallèle entre les
changements de pouvoir dans les organisations et la société. Surtout, nous traiterons
des implications directes de ce nouveau média sur la vie démocratique.
Il nous semble dénué de tout intérêt la question de la république électronique si on ne la situe pas dans le contexte, si on ne la justifie pas. Pour expliquer un grain de blé, il faudrait démonter le monde, disait Pascal. Cest un peu le problème rencontré ici, car pour parler de démocratie électronique, il faut définir la démocratie, ses tenants et aboutissants. Il faut aussi parler de représentation, de problèmes sociaux et économiques, qui sont le cur de la question et qui justifient la démocratie électronique. Nous aborderons aussi des notions dindividualisme, de globalisation, de responsabilité, de la place de lEtat aujourdhui et de son rôle. Nous glisserons de la démocratie électronique à lanarchisme, car il ny a quun pas à franchir entre les deux, et cest peut-être le moment de le faire. Nous éclairerons donc les tendances sociales actuelles sous la «lumière noire» de lanarchisme.
Il y dans ce travail des mots-clés quil est bon de noter et de se rappeler car ils aident à la compréhension globale : des mots tels que représentation, auto-organisation, auto-gestion, ordre et désordre, responsabilité, globalisation, présents dans les premières pages ne prendront tout leur sens que dans la seconde moitié du mémoire.
Pour traiter le sujet, plusieurs perspectives, parfois imbriquées, ont été choisies : construction sociale, déterminisme, appropriation, cybernétique, systémique, théorie du chaos sont les bases théoriques choisies pour étudier le problème.
La théorie systémique utilisée dans le mémoire pour expliquer certains points est aussi lapproche choisie dans le cadre du mémoire : au lieu danalyser en détail certains aspects liés à la démocratie, nous avons privilégié une approche plus globale qui permet mieux dappréhender le système social dans sa complexité.
Cependant, pour aborder le sujet, nous nous sommes restreints à une approche communicationnelle, sans aller chercher dexplications du côté de la philosophie politique. Nous avons limité notre travail aux changements organisationnels dans la société, et à leurs implications sur les formes de pouvoir. Aussi, certains aspects importants des pratiques démocratiques ne sont pas abordés ; les conditions daccès aux nouvelles technologies, léducation des citoyens, le rôle des médias en tant que quatrième pouvoir dans la démocratie ne sont pas traités ici.
Si le mémoire est essentiellement théorique, il sappuie sur des études faites dans les organisations portant sur les changements liés à larrivée des nouvelles technologies.
Devant lampleur du sujet, nous nous rendons bien compte à quel point notre
travail peut paraître présomptueux, surtout pour un mémoire de maîtrise. Nous savons
pertinemment que chaque notion abordée ici pourrait constituer un travail en soi.
Notre approche peut paraître simpliste, utopique même. Les sujets ne seront abordés que
superficiellement, et lapproche pourra sembler grossière et simpliste.
Cependant, lanalyse systémique nous semble être la plus juste pour mettre en
relief notre problématique ; celle-ci, aussi outrecuidante quelle puisse être,
consiste à chercher une solution à un système politique qui conduit le monde à sa
faillite. Sans prétention, nous avons cherché à formaliser une idée que nous avions
ressentie depuis longtemps déjà, à savoir que la liberté de lindividu,
essentielle, prime sur lEtat, et que celui-ci ne doit devenir ni instrument de
coercition sur les citoyens, jamais, ni les décharger de leurs responsabilités.
Ce mémoire a été réalisé à Montréal où nous suivions des cours dans le cadre dun échange inter-universitaire. Lexil sur le continent américain nous a permis détablir des comparaisons entre les systèmes politiques, il nous a également permis davoir accès à de linformation de source «usanienne» en anglais.
Réseaux
informatiques et démocratie
Au commencement était lordinateur, machine de calcul, et aussi capable de mémoriser de linformation, mais machine barbare, obscure et effrayante quun nombre limité dindividus, la caste des informaticiens, parvenait à dompter. Il est devenu aujourdhui un outil indispensable dans tous les secteurs de la société, et le jour nest pas loin où cet appareil se trouvera dans les foyers au même titre que le poste de télévision. Des vagues successives de miniaturisation des composants, de développement en puissance des capacités, et une amélioration des interfaces devenant de plus en plus user-friendly ont permis à lordinateur de se frayer un chemin. Sans compter la diminution des coûts et laugmentation des capacités des ordinateurs, qui mettent lordinateur à la portée de nimporte quel revenu moyen. Dorénavant, même les enfants de lécole primaire lapprennent et sont capables de lutiliser
De plus, les progrès dans le codage de linformation permettent désormais de numériser texte, images fixes et animées, sons, ce qui signifie quon peut regarder un film ou écouter des disques sur un ordinateur. Il est capable de tout traiter, cest ce quon appelle la convergence des médias vers le tout numérique, le multimédia.
Mais le plus important, cest quun ordinateur peut être relié à dautres ordinateurs, simplement par le réseau téléphonique, grâce à un modem (modulateur/démodulateur de fréquence). Et là réside le cur du sujet, les ordinateurs qui communiquent.
Lordinateur est un outil, et déjà en tant que tel, il bouleverse les méthodes traditionnelles de travail ; et ce faisant, toutes les pratiques faisant appel à linformatique, jusquà lorganisation des entreprises sen trouvent transformées. Mais la société dans son ensemble est touchée par le phénomène, et il est courant dentendre que dune société industrielle, nous passons à une société post-industrielle de linformation, nous voyageons sur les autoroutes de linformation. Quest-ce que ces expressions signifient ?
Les autoroutes de linformation : ce terme est employé pour désigner les réseaux informatiques qui permettent la circulation importante dinformation, résultat logique de la convergence vers le tout-numérique, et dune société dont linformation constitue une matière première vitale.
Selon Steven Rosell , la société de linformation est une interaction entre des dynamiques sociales et techniques, dont :
Rosell voit aussi certains effets de la société de linformation sur le processus de gouvernement :
Nous ne détaillerons pas plus ces différents points pour linstant, mais nous aurons loccasion de les reprendre par la suite. Nous verrons quelles sont les implications directes de ce que lon appelle la société de linformation. Daniel Bell en deux petites phrases va maintenant nous introduire les enjeux clés de la révolution des communications que nous vivons concernant le pouvoir :
...oui il sagit dune révolution des transmissions ; elle se trouve à lintersection de ces vastes changements sociaux et elle pose un problème fondamental dadaptation nouvelle : comment trouver lunité sociale appropriée ? Quelle doit être sa dimension, sa portée ? et quels problèmes doit-elle résoudre ? une unité qui puisse répondre aux petits problèmes de la vie de tous les jours et aux grands problèmes internationaux.
Ici ce sont tous les problèmes de réorganisation de la société dans son ensemble qui sont posés, mondialisation comprise.
On dispose dune technologie mondiale et on a lamorce dune économie mondiale. Et cependant les unités politiques ne réagissent pas du tout dans le même sens.
Et là, il nous montre du doigt LE problème : le retard du politique
sur léconomique.
Ce que nous allons tenter de montrer, cest que les deux phénomènes, bien
évidemment liés, appellent une seule et même réponse, le retour du pouvoir au citoyen,
sous une forme quil nous reste à définir. Mais pour commencer, nous allons nous
appliquer à définir quelles sont les conséquences de linformatisation sur la
société.
Créé en 1969 par les militaires américains, récupéré dans les années 1970 par les libertaires, utilisé ensuite par les scientifiques, le réseau Internet connaît maintenant un développement exceptionnel auprès du grand public. Il est aujourdhui devenu en moins de quatre ans un média dimportance dont la croissance est considérable. Quest véritablement ce réseau, comment sest-il constitué ?
LInternet est né il y a vingt ans, à partir dun projet de connexion du réseau Arpanet, du département de la défense américain, avec des réseaux radios et satellites extérieurs. Arpanet était un réseau expérimental créé à des fins de recherche militaire, appliquées entre autres à létude de réseaux pouvant supporter des dommages partiels tout en restant opérationnels. La philosophie de base est que chaque ordinateur du réseau peut dialoguer dégal à égal avec nimporte quel autre ordinateur connecté.
Les utilisateurs qui y avaient accès devinrent rapidement enthousiastes et les demandes de connexion se multiplièrent. Les développeurs portèrent les logiciels IP (Internet Protocol) sur tous les types de machines.
Les technologies de réseaux locaux se développaient lentement et en 1983 les
premières stations de travail, qui utilisaient les protocoles IP, apparurent. Cette
apparition créa une nouvelle demande; plutôt que de connecter un seul gros système par
site, les organismes souhaitaient pouvoir connecter leur réseau local dans son ensemble
à Arpanet, ce qui permettait à tous les ordinateurs de ce réseau local daccéder
aux services dArpanet. Dans le même temps, dautres grandes sociétés ou
organismes commencèrent à construire des réseaux privés dentreprises à partir
des mêmes classes de protocoles.
Le plus important de ces nouveaux réseaux fut NSF-NET, financé par la National Science
Fondation (NSF), une agence gouvernementale américaine finançant la recherche. A la fin
des années 1980, la NSF créa cinq grands centres de calcul, équipés de
super-calculateurs, dans de grandes universités réparties sur le territoire américain.
En créant ces centres, la NSF voulait les mettre à la portée de nimporte quel
chercheur universitaire. Seuls cinq centres furent créés pour des raisons de coût et
devaient donc être partagés. Cela posait un problème de communication ; il fallait
relier ces centres entre eux, et permettre dautre part aux utilisateurs dy
accéder. Une première tentative utilisant Arpanet échoua pour des raisons
bureaucratiques.
En réponse, la NSF décida de construire son propre réseau, reposant sur la technologie
IP dArpanet. On mit en place des réseaux régionaux. Dans chaque région, les
universités étaient connectées à leur plus proche voisin. Chaque ensemble régional
était connecté à un des centres de calcul de manière unique, les cinq centres étant
enfin reliés entre eux. Dans cette configuration, chaque ordinateur pouvait communiquer
avec nimporte quel autre en transitant par les sites voisins.
En 1989, des chercheurs du Centre Européen de Recherche Nucléaire développèrent un
nouveau protocole permettant à lInternet de porter des images : le Web était né.
Basé sur la navigation en hypertexte, très convivial, cest la plateforme la plus
connue du grand public. Aujourdhui texte, bien évidemment, mais aussi sons, imges
fixes et animées transitent par le Web à travers le monde entier.
LInternet na ni président ni directeur technique. Les réseaux qui le
constituent peuvent avoir des présidents ou des directeurs mais il ny a pas
dautorité unique de lInternet.
En fait, lorgane dorientation de lInternet repose sur lInternet
Society (ISOC). Cest une organisation dont les membres sont volontaires et dont le
but est de promouvoir léchange des informations à laide des technologies de
lInternet. Il constitue un conseil des sages qui a la responsabilité de la
direction technique ainsi que de ladministration de lInternet.
Le conseil des sages est composé dun groupe de volontaires appelé lIAB
(Internet Architecture Board). LIAB se réunit régulièrement pour «donner
sa bénédiction» à des standards et allouer des ressources, comme des adresses.
Les utilisateurs de lInternet peuvent exprimer leur opinion au travers des réunions
de lInternet Engineering Task Force (IETF). LIETF est une autre organisation
de volontaires qui se réunit régulièrement pour discuter de problèmes techniques ou
opérationnels de lInternet. Lorsquapparaît un problème qui semble
important, lIETF peut mettre en place un groupe de travail pour lanalyser.
Chacun peut assister aux réunions de lIETF et faire partie des groupes de travail.
Principalement deux enquêtes nous ont fourni les chiffres qui vont suivre : celle du
Réseau inter-ordinateurs scientifique québécois (Risq) et de lAssociation
française de télématique (Aftel).
La première concerne les internautes québécois, interrogés tous les six mois sur leurs
usages par le Risq. Du premier au 30 septembre 1996, 5 500 internautes ont complété le
questionnaire diffusé sur le site Web du Risq. Ces répondants ne constituent pas un
échantillon représentatif, car remplissaient le questionnaire ceux qui voulaient.
Lenquête de LAftel constitue le premier chapitre de son rapport : Internet :
les enjeux pour la France (édition 1997). Lauteur lui-même nous met en garde sur
la méthode employée, le caractère décentralisé rendant le recensement difficile.
Il faut sappuyer sur des sources parcellaires, toutes imparfaites. Les plus solides, qui présentent par ailleurs lavantage dexister depuis longtemps et davoir donc donné lieu à des mesures cohérentes, portent sur les domaines et les hosts ; ces statistiques donnent une idée de la dynamique de lInternet et de la place de chaque pays, mais les chiffres absolus ne signifient pas grand-chose. Pour estimer le nombre dutilisateurs, il faut recourir à des enquêtes par sondage, dont la fiabilité est variable et qui ne mesurent pas toutes la même chose.
La croissance sur le Net est très rapide. En juillet 1996, 13 millions dhosts
étaient connectés, soit 94 % de plus quen juillet 1995.
Canada : 552 029
France : 189 786
Entre 50 et 55 millions de personnes ont eu accès à lensemble des ressources du
réseau dans le monde, 300 à 400 000 en France
Fréquence dutilisation : 70 % des utilisateurs américains interrogés par
Nielsen déclarent avoir accédé au réseau dans la dernière semaine, et 34 % dans les
dernières 24 heures. 12 % déclarent lutiliser plus dune fois par jour.
Plusieurs enquêtes tendent cependant à montrer que la fréquence et la durée moyenne
dutilisation décroît, notamment du fait de larrivée de nouveaux
utilisateurs à la fois moins rôdés et moins passionnés par lInternet : seuls 4 %
des nouveaux utilisateurs, contre 24 des anciens, se connectent plus dune fois par
jour.
Il semble toutefois que la fréquence dutilisation croisse à mesure que lon
se familiarise avec le Net et que celui-ci senrichit : selon Médiangles, 35 % des
utilisateurs français se connectent de plus en plus souvent, contre 3 % qui déclarent
lutiliser de moins en moins.
La durée moyenne dutilisation en avril-mai 1996 était de 10 heures en moyenne chez
les français et de 12 chez les américains. Le NDP Group, qui mesure lusage réel
du Web et non un usage déclaré, estime le temps moyen passé par chaque utilisateur du
Web à 2,6 heures par jour.
Selon lenquête du Risq, la très grande majorité des répondant se servent de la
toile pour se divertir, soit 88 % dentre eux.
Le courrier électronique permet denvoyer et de recevoir des messages
dordinateur à ordinateur.
Entre 70 et 75 millions de personnes ont accès au courrier électronique dans le monde,
700 000 à 900 000 en France.
Cest le service le plus utilisé pour 23 % des répondants à lenquête du
Risq.
Le World Wide Web est linterface multimédia de lInternet, qui supporte
texte, image et son. Elle est lorigine de lengouement du grand public pour le
réseau. La toile occupe une part croissante des usages, à égalité dans les
déclarations des américains avec le courrier électronique. En mars 1996, 47 % des
internautes américains déclaraient lutiliser fréquemment contre 35 % en août
1995.
Au Québec, la toile est le service le plus fréquemment utilisé pour 69 % des
répondants.
En France, le fournisseur daccès Calvacom a analysé quelques-unes des données du
trafic de ses abonnés :
AltaVista a fait le compte des pages Web : en septembre 1996, il en dénombrait 30 millions, contre 11 en avril...
Les Chat sont des logiciels qui permettent de dialoguer par écrit en direct avec dautres personnes. Lun des plus connus est « Palace », interface graphique dans laquelle nous prenons une icône pour nous représenter. Sous cette forme, on se déplace dans le château, dune pièce à lautre et on discute au fil des rencontres.
CuSeeMe est un nouveau logiciel qui permet de parler et de se voir à laide dune caméra sur le Web sans payer de frais dinterurbain.
Les forums de discussion : le courrier électronique permet de participer aux
discussions de communautés virtuelles. On peut suivre les discussions dun forum
thématique sur Usenet et/ou se faire inscrire sur une liste de diffusion pour recevoir
les messages du groupe. Les forums sont des espaces collectifs dans lesquels des gens
partageant les mêmes intérêts laissent des articles ou des messages publics. Ils sont
léquivalent électronique du tableau daffichage.
Offertes sur abonnement, les listes de diffusion permettent de recevoir par courrier
électronique toutes les interventions des autres abonnés.
Internet est dabord une gigantesque base de données, où lon peut obtenir
une quantité incroyable dinformations. Cest un lieu de diffusion très
ouvert.
Sur lInternet, la communication fait place à laction : le récepteur peut
devenir à tout moment un émetteur dont le message pourra être reçu par des milliers de
personnes. Cest ce qui le distingue des autres médias : le support Internet se
laisse imprimer par qui bon lui semble. Le réseau est la porte ouverte à toutes formes
de participations. En outre, cest un support qui cumule des fonctions de
mémorisation, de duplication et distribution, tout cela à grande échelle.
La communication médiatisée par ordinateur offre un nouveau mode de communication : à
partir du moment où quelquun lance un message sur le réseau, ce message échappe
à son destinataire, qui ne contrôle pas la discussion. Tous ceux qui sont intéressés
peuvent prendre la parole pour répondre, ce nest pas à chacun son tour, et toutes
les voix seront entendues. Mais lorientation de la discussion échappe à
linitiateur, chacun rajoutant son morceau à lensemble. Cette forme
dinteraction sociale rompt avec les deux schémas traditionnels de communication,
soit de un à un, soit de un émetteur à plusieurs récepteurs (communication de masse).
Ainsi, selon lusage que lon fait dInternet, celui-ci peut devenir moyen de communication interpersonnel, au même titre que le téléphone, ou bien puissant média de masse.
Lappropriation du cyberspace : nouveau «cadre social déchange et de réciprocité»
Les communautés virtuelles sont, selon Harvey , un concept fondamental dans lanalyse de lappropriation des nouvelles technologies. Une communauté virtuelle est :
un espace public caractérisé par une communication entre les groupes, cest-à-dire entre les membres et leur groupe, entre les membres eux-mêmes et entre différents groupes. Les groupes développent des intérêts communs : affinités professionnelles, culturelles, géographiques ou autres...
De nouveaux réseaux de sociabilité se développent donc. On constate une fragmentation des auditoires, qui entraîne une tribalisation de la société. Celle-ci se base sur linteractivité grâce aux systèmes télématiques et voit la multiplication de petits groupes de réseaux. Ces groupes interagissent entre eux et sapproprient les contenus, les réseaux, les technologies.
Pierre Lévy prêche pour la construction dune intelligence collective (intelligence partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation effective des compétences) :
nous inventerions progressivement les techniques, les
systèmes de signes, les formes dorganisation sociale et de régulation qui nous
permettraient de penser ensemble.
Les usagers ont su construire une technologie dans lInternet (ou en dehors) qui réponde à leurs besoins en sappropriant véritablement le média.
Au début du Minitel, celui-ci était distribué gratuitement afin de remplacer lannuaire. Mais très vite les premières messageries apparaissent, constituant une fraude au système, les concepteurs nayant pas imaginé pareille utilisation. Le système de messagerie a connu un grand développement, grâce aux messageries roses principalement. Ceci constitue un bel exemple de construction de technologie par les usagers, et malgré les pressions politiques et économiques de gens qui sinquiètent de cet engouement, les messageries simposeront.
La fonctionnalité de courrier électronique était prévue dans le réseau Arpanet (lancêtre dInternet), mais elle était accessoire. Elle devint néanmoins rapidement une des plus utilisées. Les chercheurs sen servaient pour échanger des idées et débattre avec leurs collègues et des étudiants. Une communauté se constitua rapidement, malgré que quelques administrateurs sopposaient à ce quils considéraient comme une utilisation abusive.
Le freenet est un réseau dinformation permettant davoir accès
gratuitement aux services offerts par les institutions et les organismes. Il est surtout
destiné à tous ceux qui nont pas les moyens de soffrir du matériel et une
connexion privée.
Depuis 1985, la Case Western Reserve University (CWRU) de Cleveland a expérimenté un
système informatique communautaire ouvert et gratuit à de nombreux services. Un
ordinateur multi-usagers, appelé un serveur freenet, est établi à un endroit
centralisé. Le serveur est accessible avec un modem par une ligne téléphonique ; il
permet aux usagers davoir accès à une multitude de services : courrier
électronique, éducation, loisirs, politique... Nimporte qui dans la communauté
peut avoir accès au freenet, accessible également par Internet.
Les services sont fournis par les usagers de la communauté sur une base de bénévolat.
Fin 1992, le Cleveland freenet comportait plus de 36 000 membres et recevait 11 000 appels
par jour.
Ainsi de nouvelles communautés se créent et se développent grâce au support informatique, et aujourdhui essentiellement dans lInternet. Mais les réseaux ainsi développés nont pas tous la même fonction. Friedland définit quatre modèles de réseaux :
Ils développent une justice sociale, prennent en charge certains problèmes de société comme lenvironnement, les sans-abris... La responsabilité est distribuée. Ces réseaux tirent leurs informations en grande partie de leurs membres. Il existe aux Etats-Unis deux réseaux représentatifs : IGC (Institute for Global Communications), qui lutte pour les droits de lhomme et lenvironnement et HandsNet, un groupe constitué de communautés locales luttant contre la malnutrition et les problèmes dhébergement. IGC est le résultat de la fusion de PeaceNet et dEcoNet, traitant respectivement de paix et décologie. Se rajoutèrent ensuite les réseaux LaborNet, ConflictNet et Womens Net. Tous ces réseaux «sont la même chose. Ils partagent des sources dinformation et donnent aux gens un sens communautaire et un sentiment dappartenance à un groupe». IGC est basé sur un modèle complètement décentralisé. Il héberge plus de 1 000 forums. Aujourdhui IGC compte environ 13 000 membres, et 300 à 500 organisations. Il accueille aussi dautres réseaux spécialisés, comme lUNICEF par exemple.
Ces termes recouvrent plusieurs types de réseaux : babillards, réseaux civiques... Le plus important aux Etats-Unis est le NPTN (National Public Telecomputing Network). Il compte plus de 380 000 adhérents actifs, ce qui suggère un fort potentiel de participation démocratique.
Aux Etats-Unis, le gouvernement joue un rôle important dans la régulation des infrastructures, les gouvernements locaux ont beaucoup de pouvoir et ont joué un rôle important dans le développement des communautés locales.
La chute des prix des matériels informatiques va élargir le nombre de gens susceptibles de publier des documents électroniques. Une expérience menée par des étudiants a montré que les coûts de publication étaient relativement faibles ; de plus, la structure du réseau permet de rassembler des documents éparpillés pour une republication. Enfin, les liens hypertextes permettent de composer un texte adoptant plusieurs points de vue, avec des informations supplémentaires plus ou moins riches selon les desiderata des usagers. Cela permet la mise en perspective dune information, par exemple en permettant la consultation darchives.
Tout le monde ne partage pas cette idée de lagora virtuelle, loin sen faut. Selon Léo Scheer ,
La communauté qui sédifie sur ces bases ne met donc rien en commun, elle connecte ou elle commute, mais ninvite pas à partager un objet, une valeur ou une référence qui conduirait à évacuer la singularité ; ce qui se définit comme le «commun». Lêtre quelconque est enfant de laléatoire. Il est nimporte lequel, et pourtant il est celui qui importe, quelle que soit sa nationalité, sa race, sa religion. Il participe de cette forme de vie proprement impossible à sauver, car rien ny est à sauver. Il est en suspens dans lordre flottant de la démocratie virtuelle, qui lui ouvre la possibilité de tout vivre, y compris ses passions sans objet.
Il semble pourtant quil y a une chose au moins, essentielle, que les gens partagent sur le réseau : cest leur présence, indéniable, et le partage de linformation et des idées. Il prend léchange dinformation et la participation au débat pour une espèce dexistence virtuelle dénaturée, alors que ce sont des sujets communs, des intérêts réciproques qui lient les participants dun groupe de discussion par exemple.
Dans lentreprise aussi (dabord, devrait-on plutôt dire), linformatisation apporte de nouveaux changements sociaux, les agents deviennent acteurs, et Saint-Pierre se demande si on assiste à un «triomphe de la gestion participative».On constate également un mouvement important dindividualisation. Nous verrons plus tard quelle importance cela peut avoir.
Les technologies de la micro-informatique pourraient servir doutils à la mise en forme et à la consolidation de ces orientations au niveau de lorganisation du travail. Mais elles pourraient aussi servir de support à la constitution de nouveaux réseaux de solidarité sociale et de nouveaux rapports laissant émerger des acteurs sociaux autonomes et créatifs, directement impliqués dans la mise en forme des outils de production et dans la mise au point des produits.
Nous venons donc de voir que la société intègre les nouvelles technologies, les développe selon ses besoins et se les approprie. Avec les réseaux la société virtuelle prend forme et grandit chaque jour, modifiant les pratiques de travail et de communication au quotidien ; les rapports entre les individus changent. Lintérêt de traiter de la communautique réside dans le fait que si les citoyens acceptent le média et lutilisent autant, il y a des chances que ce même média soit utilisé de façon plus sérieuse dans le jeu démocratique. Nous allons donc maintenant nous pencher sur les effets de linformatique sur les différentes composantes de la démocratie.
La diffusion de linformation
Le vote électronique :
vers la démocratie directe ?
Vote électronique
Démocratie directe
Critiques
Le débat : vers plus de participation
?
Expériences
Quelques principes
Evaluation
Décentralisation/centralisation
Qui décide de linformatisation ?
La délocalisation du pouvoir
Tactiques et stratégies
Application à lentreprise
Conclusion
Conclusion
Pour traiter pareil sujet, il faudrait commencer par définir ce que lon entend par démocratie, en présenter les variantes et les assises philosophiques. Mais un tel travail est hors de question compte-tenu du cadre détude. Néanmoins, nous pouvons présenter quelques notions essentielles à la compréhension. Une démocratie, par définition, est le gouvernement du peuple par lui-même. Ce gouvernement, dans nos sociétés, est élu par le peuple qui délègue sa voix par le biais du vote à des représentants. Le gouvernement a pour but dassurer, grâce à la structure de lEtat, le bien-être des citoyens, quil représente.
Or donc, aujourdhui, les réseaux apportent de multiples changements dans le
rapport des citoyens au pouvoir, que ce soit en matière dinformation, de
consultation ou de prise de décision.
Selon Friedland , deux approches co-existent concernant le pouvoir électronique :
Proposé par les futuristes comme Alvin Toffler, il reflète le marché et ceux en meilleure position de mobiliser les médias seront bien placés pour obtenir les suffrages déventuels plébiscites selon Friedland.
Il sappuie sur la démocratie représentative et essaie de renforcer la participation, la technologie nest pas un but en soi. Il sappuie sur des réseaux sociaux déjà présents dans la «réalité».
Nous allons voir que si les deux modèles existent bel et bien, les effets de linformatique ne se réduisent pas à ces deux types.
Cela paraît évident, mais Internet est avant tout un lieu
dinformation. Cette nouvelle bibliothèque de Babel virtuelle est une source
dinformation considérable, dans laquelle nimporte qui ayant un accès peut
puiser. Notons quand même que laccès peut considérer un gros problème, notamment
dans les pays du Tiers-Monde. Mais même dans ces pays, les accès se multiplient, et les
scientifiques peuvent désormais accéder aux articles scientifiques en même temps que
les chercheurs occidentaux, chose inconcevable auparavant, la diffusion darticles et
de livres dans les pays dafrique pouvant prendre parfois plusieurs années.
LInternet apporte aussi une prise de conscience dans les pays opprimés, et la
censure étant difficile à établir sur le réseau, les populations découvrent les
sociétés démocratiques par le biais du réseau.
Il sagit du côté positif de la réception dinformation, mais il ne faut
surtout pas oublier le côté émission dInternet qui permet grâce à son langage
HTML (Hyper Text Mark-up Language) une édition simple pour quiconque désire créer et
diffuser ses propres documents. Cest en fait un des moyens de communication les plus
économiques et des plus simples. De nombreux journaux électroniques alternatifs existent
et font contre-poids aux médias traditionnels, plus conservateurs.
Partout dans le monde des expériences de vote électronique sont testées. Certains y voient lavènement dune nouvelle démocratie plus directe. Celle-ci aurait lavantage de rendre les élus plus sensibles aux aspirations des citoyens, daugmenter la participation des citoyens. De fait, dautres craignent le pouvoir dune majorité toute puissante qui dicterait ses lois à une minorité sans protection, les élus étant censés gouverner pour le bien de tous et pas seulement de la majorité qui les a élus. Nous allons dabord faire un tour dhorizon des expériences de vote électronique, puis nous verrons ensuite lanalyse quen font certains chercheurs.
Lors des dernières élections présidentielles américains, le milliardaire Ross
Perot, candidat, promettait de gouverner par plébiscites, par séances télévisées
interactives. Lors de sa campagne, il a court-circuité les médias traditionnels.
Dans quelques Etats aux Etats-Unis, les votes et référendum remplacent les procédures
législatives détablissement des lois ou de vote des budgets. De même, le public
prend désormais part dans le judiciaire avec les procès télévisés, et cest une
réalité dont les magistrats tiennent compte. Ils utilisent eux aussi les médias pour
influencer lopinion publique.
Comme le note Grossman ,
Today, however, electronic voting, polling, and opinion registering technologies are changing in radical ways, although most of these technologies still reside somewhere on the periphery of officials democratic practice. In the 1994 statewide elections, voters decided nearly 150 ballot initiatives. Oregonians alone considered 19 issues, Coloradans 12, and Californians 10, on everything from gay rights issues, to cutting off public benefits for illegal aliens, to term limits.
Dans le domaine financier, le vote existe déjà et chaque jour des milliards transitent par les réseaux.
Est-ce que le vote électronique peut constituer une réponse efficace aux problèmes démocratiques que nous connaissons aujoudhui ? Est-il souhaitable, ou même viable de voter par le biais de ce nouveau média ? Les avis sont partagés, mais ce qui est certain, cest que cest une forme de prise de décision vers laquelle nous nous acheminons. Comme le dit Grossman,
The question is not whether the transformation to instant public feedback through electronics is good or bad, or politically desirable or undesirable. Like a force of nature, it is simply the way our political systm is heading. The people are being asked to give their own judgment before major governmental decisions are made. Since personal electronic media, the teleprocessors and computerized keypads that register public opinion,are inherently democratic-some fear too democratic-their effect will be to stretch our political system toward more sharing of power, at least by those citizens motivated to pariticipate.
Les sondages dopinion sont en quelque sorte une forme de démocratie directe : ces consultations du peuple permettent aux représentants de la nation davoir une idée de lopinion des gens, qui leur permet de rectifier éventuellement le tir dans leur décisions. Cest ce que souligne Grossman :
If computer-driven electronic keypads were put in the hand of every voter, such national referenda would be relatively easy to conduct on a regular basis. Whether or not the nation actually adopts these or similar measures of direct democracy, unofficial instantaneous public opinion polls will continue to be available on demand. The federal government will have no choice but to operate in a political environment of virtual plebiscites, even if such votes are not officially recognized
Comme le remarque Michael Ogden , la démocratie électronique vient de la démocratie directe et implique dimportantes conséquences :
Cyberdemocracy -the exercice of democratic principles in cyberspace- implies an electronic form of grass-roots direct democracy beyond that of local ballot initiatives and referenda. It includes the possibility that future fovernance in the twenty-first century would include national advisory plebiscites, initiatives, and referenda that would impose the publics will directly on government policy, or at least on certain issues of national importance.
Cependant, il ne faut pas croire que la démocratie soit née avec le média
électronique. Historiquement, la démocratie a vu le jour à Athènes, et cétait
une démocratie directe dans laquelle le peuple (demos) lui-même gouvernait (cratein) la
cité, doù le mot démocratie.
Cependant, ce peuple ne représentait quune partie de la population totale. Robert
Escarpit explique que les Grecs et les Latins avaient deux mots pour désigner le
peuple : démos et populos pour désigner les membres de lorganisation collective
ayant une identité politique, une minorité de citoyens à part entière ; laos et plebs
pour désigner lensemble indifférencié et anonyme des individus de tout le
système. 15 % des citoyens seulement avaient le droit de siéger à lekklesia
(réunion fermée aux non-membres), eux-mêmes ne représentant que 15 % du total de la
population. La souveraineté du démos se manifestait par un vote, un rapport de force
numérique doù le consensus était exclu. Dès lors, la décision avait force de
loi.
A dautres époques, dautres ont soutenu la démocratie directe. Pour
Jean-Jacques Rousseau, la représentation aliénait la liberté de lindividu. Enfin
Thomas Jefferson estimait que cétait au peuple de prendre les décisions qui le
concernait :
I know of no safe depository of the ultimate powers of the society but the people themselves, and if we think them not enlighted enough to exercise their control with a wholesome discretion, the remedy is not to take it from them, but to inform their discretion.
Julian Eule, que cite Gamble identifie deux types de démocratie directe :
Ce sont les référendum législatifs, qui permettent à la population de sexprimer avant quune loi ne soit passée. Le législatif et les votants agissent de concert.
Ce sont les référendum populaires, qui permettent de remplacer certaines lois ou de voter des budgets.
On peut aller plus loin dans la distinction et distinguer différents types de référendums qui co-existent :
Les citoyens sont appelés à se prononcer en faveur ou contre une proposition importante du Parlement. Existe en France et en Suisse.
Les citoyens, à linitiative du gouvernement, expriment leur appui ou leur opposition envers une mesure envisagée par le Parlement. Il na quune valeur consultative. La France a dans sa constitution une loi qui permet au Président de la République de convoquer un référendum populaire. Créée par De Gaulle pour contourner les Assemblées, il faut toutefois noter que ce référendum est décidé «den haut», il ne constitue pas une initiative populaire.
Il intervient lorsque le processus législatif est bloqué par lopposition entre deux instances institutionnelles (Assemblée Nationale et Sénat par exemple).
Demandé par une partie de la population, qui lance une pétition, et moyennant un nombre minimum de signatures, peut forcer le Parlement à organiser un référendum. Au cas où la proposition est acceptée, le Parlement a obligation de modifier la loi. Cest en Suisse et en Californie que ce type est le plus utilisé. De 1980 à 1990, 264 initiatives populaires ont été déposées en Californie
Vise à destituer un élu.
Initiative de citoyens visant à faire annuler une loi votée par le Parlement.
La plus importante affirme que le peuple ignorant des affaires publiques nest pas
capable de se gouverner lui-même, et quil faut des gens éduqués pour. La
meilleure réponse à donner consiste à reprendre Jefferson : il faut développer
léducation et linformation des citoyens.
Dailleurs, comment peut-on continuer à penser que le peuple est incapable de
comprendre les affaires dEtat, alors que dans un pays comme la France, la majorité
dune tranche de la population possède désormais le baccalauréat. Cette vision
élitiste de la politique remonte à Platon, qui estimait que lon ne devait pas
confier au peuple le soin de choisir ses gouvernants, car seuls ceux qui ont appris,
grâce à la philosophie, ce quest la justice sont capables de diriger la Cité.
Linformatique autorise la société en temps réel, dixit Joël De Rosnay . Dès lors, la possibilité de vote instantané existe aussi, et la peur de mouvements populaires vient avec. Certains craignent en effet que suite à certains événements, la population ne réagisse émotivement et inconsidéremment. Largument ne tient pas, ce nest pas parce quon peut faire connaître son opinion aussitôt lévénement produit quon doit agir immédiatement. Des procédures peuvent être mises en place permettant un délai avant quune proposition soit adoptée, permettant le temps de la réflexion et la baisse de tension.
Ogden reprend les conclusions dAbramson, Arterton, et Orren (1988) : quand les votants expriment des choix privés de leurs foyers, les processus sociaux et les institutions politiques qui modèrent les besoins individuels en regard des intérêts de la communauté sont éliminés.
De plus, il faut noter que les riches peuvent se permettre des campagnes de presse qui influencent considérablement les votants. Ainsi aux Etats-Unis Grossman relève le fait que de puissants groupes de pression ont les moyens dinfluencer les votants en leur faveur :
To defeat the 1990 California alcohol tax initiative, the alcohol industry spent 38 million dollars. Citizens groups, often outspent by 20 to one, have no hope of matching or coming close to offsetting these massive one-sided efforts. In 1980, Chevron, Shell, ARCO, and Mobil outspent supporters of a proposed California oil surtax by a hundred to one. Early polls showed a majority of Californians favored the surtax. By election day, only 44% actually voted for it. A study by the Council on Economic Priorities found that in state initiatives, the corporate-backed side almost always outspends its opponents and wins about 80 % of the time.
Autre critique importante contre la démocratie directe : la majorité pourrait écraser la minorité et ne tenir aucun compte de son opinion. Gamble a effectué une enquête sur les expériences dinitiatives populaires aux Etats-Unis. Selon elle, il y a des preuves flagrantes que la majorité a utilisé les pouvoirs de la législation directe pour priver les minorités de leurs droits civils. Gamble propose une étude en examinant 3 aspects :
Lauteur a analysé toutes les initiatives concernant les droits civils aux Etats-Unis de 1959 à 1993. Sur 74 votes concernant les droits civils, 78 % ont vu reculer les droits des minorités. Ce sont les citoyens de la majorité qui ont le plus souvent fait appel au vote direct : sur 74 votes, seulement six nétaient pas de leur initiative, ce qui représente un taux de 92 % dinitiative. Il savère que souvent les initiatives populaires apparaissent en réponse à des décisions du législatif ou de lexécutif qui cherchent à protéger les droits des minorités. Ses conclusions sont que la majorité fait appel à la démocratie directe pour diminuer les droits des minorités avec un grand succès. Gamble affirme que la protection des droits des minorités est un des éléments fondamentaux de toute démocratie.
On peut contrebalancer ces arguments par quelques remarques.
Dabord, le système représentatif ne protège pas de ces tendances, au contraire.
Les sujets discutés sont tous polémiques, ce qui polarise les opinions. De plus, en tant
quoutil pour linstant marginal, la démocratie directe favorise les
extrémistes de tous bords, les majoritaires étant évidemment favorisés.
Mais Gamble a mis le doigt sur un problème dimportance concernant cet aspect
démocratique. Peut-être que les problèmes, avant que dêtre mis au vote, auraient
mérité dêtre débattus.
Plus que sur le simple vote, la démocratie repose sur la participation des citoyens et le débat. La mise en relation des ordinateurs permet de discuter à distance, de se concerter et de prendre des décisions. Le courrier électronique et les forums de discussions sont les principaux vecteurs de développement des concertations démocratiques.
Partout dans le monde des activistes participent à des forums électroniques. LInternet permet dorénavant aux associations de faire entendre leur voix et de faire pression sur des gouvernements. Bissio relate le cas dune militante écologique indienne qui a réussi à faire plier le gouvernement américain. Le président Clinton avait signé un accord sur la biodiversité dans le cadre du sommet de Rio, mais le document dinterprétation allait à lencontre des accords et des intérêts des paysans indiens. Un message dalarme lancé sur le Net et entendu par dautres associations réussi à lancer un débat et à faire avorter laccord.
De même au Brésil les assassins du leader écologiste Chico Mendes furent arrêtés et condamnés parce quune ONG avait demandé le soutien dautres associations afin de faire pression sur le gouvernement pour quil recherche les responsables.
A Amsterdam des systèmes ont été mis en place combinant le télétexte et le téléphone afin dobtenir un feedback des citoyens sur les décisions des élus locaux, ou bien dans le but dimpliquer plus activement les citoyens en leur faisant prendre des décisions virtuelles : un système intelligent permettait aux citoyens de prendre conscience des conséquences de leurs décisions.
Groper pense que le courrier électronique peut renforcer la démocratie et lélectorat. Il pense que les gens doivent être éduqués sur limportance de la participation. Le but est de convaincre lélectorat que la participation mènera à une vie meilleure, parce quil prendra part aux décisions et ne subira plus les décisions des autres.
Plusieurs types de participation sont possibles sur les réseaux :
Des réseaux de courrier électronique ont été mis en place pour permettre une meilleure communication entre les représentants du gouvernement et les représentés, comme le LIN (Legislative Information Network) en Alaska et le PEN (Public Electronic Network) à Santa-Monica, Californie. Le LIN avait été conçu pour permettre dinformer les citoyens les plus éloignés sur la législation, et leur permettait de donner leur opinion. Ce réseau devint vite très populaire, et permît à une population qui, de par le climat et sa situation géographique était plutôt apathique, de devenir extrêmement active. Le PEN, réseau de messagerie électronique sponsorisé par la municipalité permettait aux citoyens denvoyer des messages aux membres du conseil et autres élus. Des recherches ont montré (Dutton, 1994) que les citoyens sont devenus plus actifs, notamment certains qui nauraient pas pu simpliquer dans des affaires publiques de par leur situation familiale ou professionnelle.
La délibération peut libérer de laliénation que le modèle représentatif a créé (Offe & Preuss, 1991, cités par Barney :
Barney donne ici certains éléments éclairant sur la participation des citoyens, quil reprend dautres études. Le schéma de délibération nest pas forcément celui de personnes éclairées éduquant des ignares mais plutôt un modèle où les citoyens rencontrent et prennent en compte dautres citoyens dont les vues et positions sont différentes des leurs. (Manin, 1987) En confrontant leurs différences, ce qui les oblige à réajuster leur propre jugement, les citoyens peuvent construire des bases communautaires, ce qui nest pas le cas lors de plébiscites prenant en compte les intérêts privés. (Mansbridge, 1992) Ces formes dengagement dans la prise de décision publique ont pour conséquence de légitimer ces processus et les décisions, à un degré que les formes traditionnelles de représentation ont été incapables datteindre. (Manin, 1987)
En 1991, un meeting duniversitaires, de politiciens, et de technocrates travaillant sur les town-meeting électroniques produisit une charte : les critères pour une démocratie réussie étaient les suivants :
De même, Barney cite Jeffrey Abramson, qui après observation de la démocratie électronique depuis de nombreuses années, identifie plusieurs critères permettant de valider le caractère démocratique dun town-meeting électronique :
Schneider résume plusieurs études ayant été faites sur la
communication médiatisée par ordinateur (CMO). Certains (Ess, 1992) ont examiné les
relations entre laccès à linformation et la distribution du pouvoir dans la
société, et suggéré que la CMO pourrait permettre un pouvoir plus largement
distribué. Dautres ont noté le potentiel de créativité et de coopération parmi
les participants (Kiesler, 1984 ; McCormick, 1992). Dautres soulignent le fait que
labsence de preuves attestant du statut social ou du genre pourrait créer une
communication plus démocratique (Graddol & Swann, 1989). Enfin, Fisher (1994) a
montré que les utilisateurs des forums de Usenet étaient plus actifs dans leurs
relations que la moyenne des citoyens.
Pour Steven Schneider, les discussions politiques menées sur les réseaux informatiques
peuvent renforcer la sphère publique. Dautres suggèrent que les réseaux servent
surtout à relier les élites politiques aux quasi-élites de la population. Il en relève
dautres encore qui voient le développement des activistes sociaux qui se créent
des liens. Selon lui, avec la discussion médiatisée par ordinateur (CMO), il y a un
réel transfert de pouvoir dun groupe à un autre. Des individus sans voix, ou
plutôt sans public peuvent se retrouver dans un forum dans lequel ils expriment leurs
opinions que dautres écoutent.
On peut se demander si les réseaux favorisent réellement la participation des individus à la vie publique. Pour ce faire, Schneider a étudié la participation dans un groupe de discussion. Son travail porte sur lanalyse dun groupe de discussion sur Usenet dont le sujet est lavortement. Il révèle un taux important dinégalité de participation : très peu de participants sont responsables dune grande partie du contenu. Selon Schneider, trois dimensions sont nécessaires à létablissement de la sphère publique telle que la définit Habermas : légalité, la diversité et la réciprocité. Le but de son travail ici est de juger légalité, quil évalue selon le taux de participation parmi les participants. Durant les 12 mois qua duré létude, davril 1994 à mars 1995, toutes les discussions sur talk.abortion furent archivées. 46 592 articles furent envoyés par 3 276 auteurs différents, distribués selon 7 831 sujets. Résultats : la concentration est élevée : le premier contributeur est responsable de 11 % des articles, les 10 premiers de 40 %. Selon Schneider, la sphère publique créée par les participants du groupe de discussion ne satisfait pas les critères dégalité de la sphère publique idéale dHabermas.
Les Newsgroups de Usenet partagent toutes les caractéristiques de la sphère publique idéale. Ils ne sont pas redevables ni à des entreprises ni à lEtat. Ils existent dans un espace essentiellement possédé et contrôlé par les participants ; il ny a pas de barrières dentrée, mais pourtant le niveau démocratique que lon pourrait espérer nest pas atteint.
Le problème, selon nous, est quon ne juge pas une démocratie sur la participation mais sur la possibilité de participation. Et Schneider évalue seulement la participation.
En conclusion de son livre Le citoyen dans un cul-de-sac, John Saul vante la participation des citoyens dAthènes :
Athènes, 40 000 citoyens : 7 000 qui participaient - qui ne se contentaient pas de voter, ils participaient - cest-à-dire 17,5 % de la population. Imaginez quune même proportion de notre population consacre quelques heures par semaine à la participation démocratique ! Cela serait une révolution extraordinaire, cela changerait totalement notre société. Cela serait une ouverture.
On voit que le pourcentage de participation est loin du 100 %, et quil estime que ce serait quand même une révolution. Donc point nest besoin de faire participer tous les citoyens.
Quand on parle dinformatisation de la société ou des organisations, là encore les vues peuvent être complètement opposées concernant la répartition du pouvoir, à savoir : linformatique favorise ou défavorise-t-elle la concentration du pouvoir ? Certains craignent que ne sétablisse une société totalitaire dans laquelle les gouvernements auraient accès à tous nos dossiers. Big Brother is Watching you, le risque soulevé par George Orwell dans 1984 est plus que jamais dactualité. Inversement, dautres pensent que linformatisation amène la décentralisation des informations et du pouvoir.
On peut peut-être commencer par se demander pourquoi vouloir décentraliser. La réponse est simple : la décentralisation cherche à concilier deux aspirations apparemment contraires de lindividu : son autonomie, et plus largement sa liberté, et les désirs dappartenance à un grand ensemble.
Les craintes concernant linformatisation à outrance sont fondées, et techniquement il est tout à fait possible de connecter tous les grands fichiers entre eux : sécurité sociale, ANPE, permis, fichiers de police... Mais des lois existent et protègent les citoyens ; en France, la loi Informatique et libertés de 1978 interdit cette connexion des grands fichiers entre eux. Aux citoyens dêtre vigilants sur lutilisation de linformatique.
Toujours en France, le système Vidéotext du Minitel facilite la centralisation de linformation. Ce gigantesque serveur central est facilement censurable, on peut y appliquer une surveillance qui est sans commune mesure avec ce que lon peut faire sur Internet. Les deux réseaux présentent deux tendances opposées : lune centralisatrice (qui nest pas française pour rien...), lautre décentralisatrice au possible, sans centre aucun : la toile.
Les organisations sont un sujet détude plus aisé que la société dans son ensemble, plus facilement analysable et pour lequel on peut faire des expérimentations, des observations relativement aisément. Mais les analyses faites sur les organisations peuvent être, avec quelques réserves, portées à la société dans son ensemble. La question qui se pose donc est de savoir si la technologie modifie ou non lorganisation.
Pfeffer a essayé dexpliquer le lien entre les technologies de linformation et la structure de lorganisation. En cherchant des statistiques, des chiffres, en interrogeant des dirigeants, il en est arrivé à la conclusion quun des aspects des technologies de linformation est quelles facilitent la délégation de pouvoirs de la part du manager vers des participants dun niveau hiérarchique plus bas. Il semble que la rapidité du feedback de ces technologies soit associée à la décentralisation, et à moins de formalisation. Il trouve une corrélation positive entre les technologies de linformation et la structure de lorganisation. Plus il y a de technologie, plus il y a de départements et de niveaux de hiérarchie. En prenant comme mesure de décentralisation la somme dargent que les départements peuvent dépenser sans aval dun supérieur, on saperçoit que cette variable est liée à limplantation technologique dans lentreprise. Selon lui, il y a plus de contrôle des individus, plus de liberté. Son approche est fonctionnaliste : lorganisation est structure ; la technologie est facteur de changement organisationnel.
Le problème de la centralisation contre la décentralisation ne date pas daujourdhui, même concernant les technologies de linformation. En 1979, la France, à linitiative du président de la République, organisait un colloque Informatique et société , réunissant 22 pays et 165 personnalités françaises. Cinq thématiques étaient proposées, dont une qui nous concerne plus particulièrement : Informatique et démocratie. A lintérieur du volume cité, un chapitre traitait de la décentralisation du pouvoir. Parmi les comptes rendus du colloque, nous soulignerons rapidement quelques éléments importants :
Le pouvoir corrompt, et le pouvoir intellectuel ne fait pas exception. Il faut donc que ce pouvoir soit distribué de façon aussi équitable que possible. Cela exige quon investisse dans les inventions qui décentralisent les informations, aussi bien que dans celles qui centralisent. Cela demande peut-être des vetos et des quotas, que nous navons pas encore vus. Cela demande surtout de ne jamais opprimer dêtres humains au moyen de machines qui les font fonctionner au-dessous de leur vrai niveau dintelligence et de capacité. Si linformatique est vraiment utilisée pour informer, et non pas comme outil, elle engendrera certainement ce quon appelle en chimie nucléaire des masses critiques. Là ce serait la catastrophe. En politique, je crois que ce serait le salut.
«Il semble que la décentralisation du pouvoir passe par la création dun nouveau pouvoir, le pouvoir associatif». Nous avons vu que cétait le cas avec le développement de la communautique.
Ici on insiste sur le fait que ce sont les décideurs, pas les citoyens, qui bénéficient de la décentralisation :
Nora quant à lui fait une distinction entre informatique déconcentrée, décentralisée et autonome (pas de connexion).
En conclusion, nous pouvons dire que linformatique peut favoriser et/ou la centralisation et la décentralisation.
En fait, le problème de décentralisation/centralisation dépend tout simplement de la variable humaine : qui décide de linformatisation, pour quoi faire, comment et dans quel contexte les usagers vont-ils utiliser linformatique ?
Selon Groper , si lon cherche à situer le problème dans un schéma déterminisme social (le contexte social et la culture déterminent lapparition dune technologie, il y une cohérence logique) versus constructivisme (principe de négociation entre différents acteurs sociaux, ceux qui produisent la technologie, mais aussi ceux qui lutilisent), on saperçoit que les relations de communication dépendent de la volonté politique qui met en place ces projets, et lutilisation du courrier électronique peut varier de la diffusion dinformation du haut vers le bas à un système plus interactif prenant en compte les avis de la population.
Ogden cherche à savoir qui contrôle la technolologie. Selon lui, cest le peuple qui possède le cyberspace en tant quespace social ou même politique : Electronic Power to the People. Il souligne que certains voient la technologie comme un tyran déshumanisé autonome et incontrôlable, et les technologies de linformation vont mener à Big Brother. Dautres la voient comme une libératrice, lâge de linformation sen vient, la société va devenir plus égalitaire, il y aura moins de hiérarchie, le pouvoir sera décentralisé, la démocratie sera renforcée grâce aux referendum en ligne. Or ces deux visions sont déterministes. La technologie peut aussi être considérée comme une construction sociale influencée par le contexte historique, social, culturel et politique. Mais il faut voir que ce sont les gens au pouvoir qui dans une certaine mesure dictent les règles et imposent certaines technologies.
Selon Barney ,
Rien dans la technologie elle-même ne détermine si son usage sera constructif ou non. En fait, ce sont les choix de ceux qui configurent son déploiement qui définiront lélargissement ou la diminution de la sphère publique.
Nora quant à lui affirme que lusage de la technologie est complètement déterminé par les concepteurs du système :
Dans tous les cas, cest la direction qui choisit les degrés de liberté dont disposeront les cellules de base. Nul nest de son chef habilité à programmer le terminal : cest en cela quune telle informatique est déconcentrée et non décentralisée.
Mais aujourdhui, avec Internet, il ny a plus que des terminaux sans unité centrale...
Pierre Lévy pense que «la forme et le contenu du cyberspace sont encore partiellement indéterminés. En la matière, il nexiste nul déterminisme technologique.» Lintelligence collective est en marche. Pourtant, il faut, comme le dit André Vitalis , «reconnaître le pouvoir de lusager, mais un pouvoir contraint et fortement limité par le pouvoir dominateur de la production.» Dans notre cas, nous pourrions rajouter au pouvoir imposé par la production, qui est énorme dans le domaine des nouvelles technologies, le pouvoir des gouvernements : cela fait beaucoup de contraintes.
Nous avons vu que linstauration de la démocratie électronique relève dune
interaction, une négociation entre technologie et utilisateurs, entre la fonction de lune et le projet des seconds (ces projets nétant dailleurs pas essentiellement utilitaires mais ressortissant plutôt dune recherche de lien social),
dixit Vedel , qui correspond bien à la définition de la théorie de Michel De Certeau concernant lutilisateur en tant que producteur de technologie, que nous allons maintenant aborder.
Les nouvelles technologies de communication sont en train de bouleverser notre
société, notre façon dagir, de travailler, de penser. De nouveaux usages se
dessinent au quotidien.
On assiste à une modification de la notion despace. Les médias électroniques
entraînent un développement de la téléprésence, qui entraîne un changement dans la
perception de la position sociale, jusquà présent liée à la place physique. Ce
sont désormais les flux informationnels qui conditionnent le statut, redéfini, à
lintérieur de communautés dites «virtuelles».
Michel De Certeau , dans Linvention du quotidien, présente une théorie qui nous permet de comprendre les jeux de pouvoir dans un cadre de délocalisation.
Il existe des manières de détourner un ordre établi, un Etat de fait qui consistent
à jouer le jeu de ladversaire. Les règles existent, mais on trouve le moyen de les
contourner, de faire des «coups fourrés» pour résister à ladversaire. Les
objets, les techniques valent par lusage qui en est fait, ce à quoi ils servent.
Ainsi louvrier qui «fait la perruque» ruse contre les patrons pour effectuer un
travail créatif et sans profit, dont luvre, gratuite, na de sens que
dans la résistance au pouvoir dominant des patrons. Ce détournement, effectué avec la
complicité des autres ouvriers, sinscrit dans un cadre social ayant pour valeurs
léchange et la réciprocité.
Une manière dutiliser des systèmes imposés constitue une résistance à un Etat
de fait et à un ordre contraignant. Ces ruses, ces braconnages traduisent des intérêts
différents que ceux que les techniques organisatrices de systèmes voudraient imposer.
On peut faire une distinction entre stratégies et tactiques :
«Une stratégie est le calcul ou la manipulation des rapports de force qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir ou de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité, un gouvernement, une institution scientifique) est isolable.» Ces sujets de pouvoir exercent leur domination sur un lieu bien défini, comme les frontières pour lEtat, dans un endroit où le contrôle est rendu possible.
La tactique na pour lieu que celui de lautre, elle doit jouer sur le terrain de ladverse, dans son champ de vision et dans un espace contrôlé par lui. Elle ne peut pas avoir de projet global et agit au coup par coup. Elle profite des occasions, elle braconne, elle ruse : cest lart du faible. La tactique est déterminée par labsence de pouvoir, comme la stratégie est organisée sur le postulat dun pouvoir.
Comme le dit De Certeau, le pouvoir est lié à un lieu propre, cest la victoire de lespace sur le temps. Sur cet espace, les pouvoirs peuvent voir et surveiller. Cest le cas des gouvernements qui règnent sur des espaces bien définis, les Etats. Sur Internet, cest le règne du temps réel, la victoire de limmatériel sur les espaces. Cest en soi une tactique fabuleuse, dont les membres saffrontent parfois au pouvoir des Etats. Le Net ne connaît ni Dieu ni maître, et certains usagers défient régulièrement les pouvoirs légaux : les hackers . Il leur suffit dune connexion au réseau et dun ordinateur pour semer la pagaille dans un système à lautre bout du monde, juste pour le plaisir, comme les ouvriers qui perruquent les patrons de De Certeau. Ce sont dailleurs eux qui ont imposé sur le Net leur éthique libertaire. Les gouvernements essaient de réagir contre les abus des hackers, mais il est très difficile de faire appliquer les lois propres à un pays à une personne quon ne peut parfois même pas localiser. Les lois existent, mais sont rendues caduques par la structure étoilée du réseau. Cela peut avoir des incidences fâcheuses, comme par exemple dans le cas de la pornographie infantile, ou des jeux dargent. Au Japon , les parieurs et les amateurs de photos pornos, dont les pratiques sont interdites à lintérieur du pays peuvent en toute impunité sadonner à leurs vices respectifs sur le Net dans la mesure où les serveurs sont hébergés dans des pays étrangers. Ils ne sont pas en infraction. «La réalité défie la loi et le système.» Comme le dit un membre de lagence de police de Tokyo,
il est très difficile de trouver une législation commune quand on se trouve en présence de pays ayant des religions et des codes éthiques différents. Je me demande si les Etats arriveront à se mettre daccord sur un mode de contrôle à léchelle internationale.
Cela peut aussi être une bonne chose pour le développement des droits et libertés dans le monde. En Chine par exemple, les pouvoirs publics font pression sur les fournisseurs daccès pour quils refusent laccès à des sites dangereux pour leur «pollution intellectuelle» comme Far Eastern Economic Review ou Playboy. Ainsi les serveurs interdisent aux routeurs de relayer les demandes pour certains sites, en bloquant les adresses IP (Internet Protocol). Evidemment, ce problème se contourne très facilement en passant par des lignes téléphoniques internationales ou en utilisant des petits programmes informatiques, transmis sur le Net dun utilisateur à un autre grâce au courrier électronique (autre tactique...). La censure est presque rendue impossible sur le réseau, car pour un accès interdit, il y en a des milliers dautres libres.
Lappropriation croissante du média électronique fait dorénavant partie du quotidien de millions de personnes. Linteractivité permise par le média et la connexion au réseau changent les règles du jeu social. De nouvelles formes de démocratie font leur apparition, sous forme expérimentale. Cest ici que les tactiques des citoyens prennent tout leur sens : la construction des réseaux électroniques constitue en soi une résistance au pouvoir dominant des gouvernements.
Cependant, Scheer fait remarquer la spécificité du Minitel français qui constitue une exception notable à la règle, étant, comme nous lavons déjà signalé, placé sous le signe de la centralisation française, et sous le joug du pouvoir en place, qui en contrôle accès et financement :
Du côté dInternet : la topologie aléatoire des réseaux locaux de fanatiques dordinateurs. Du côté du Minitel : lordonnancement de lannuaire téléphonique. Ici une tarification anarchique de services incontrôlables, là un système de kiosque qui permet une tarification homogène et une répartition des revenus dans la transparence. Dune part le déracinement et le fantasme généralisé par-dessus les frontières et les cultures, de lautre la version électronique de lenracinement communautaire.
Pour finir, Escarpit affirme que
Le niveau de performance dun système de communication dépend moins du nombre et de la capacité de ses composants que du nombre, de la variété et de la redondance des interconnexions qui les relient. Laspiration auto-gestionnaire serait infiniment plus crédible si elle faisait passer cette exigence dinterconnexion avant même son exigence de pouvoir décisionnel local : un pouvoir local qui reste localisé est condamné à limpuissance.
Nous voyons ici trois aspects liés que nous retrouverons plus tard : la connexion, la délocalisation du pouvoir (qui a des conséquences sur le phénomène de mondialisation/régionalisation) et lauto-gestion.
Norbert Alter a fait des études de cas dans une entreprise concernant linstallation dinnovations technologiques : traitement de texte, fax, réseaux de bases de données. Il na pas trouvé de relation entre les différentes techniques et les effets. Par contre, il a définit trois types dacteurs :
Ce sont les cadres hiérarchiques, supérieurs.
Ce sont les cadres détudes, les secrétaires, les documentalistes.
Ce sont les dactylos, aides-documentalistes, employés.
Précisons que cette distinction entre les différentes catégories ne vaut que pour cette entreprise.
Alter définit le pouvoir comme la capacité dagir grâce à la compétence.
Cest quelque chose de relationnel, les individus sont considérés comme des
acteurs. Selon lui, limplantation technologique donne la possibilité dagir à
la catégorie quil appelle les innovateurs, la bureautique est créatrice de
structures nouvelles.
Des pouvoirs de compétence se développent par rapport à ceux de la hiérarchie.
Lorganisation est
un chaos dans lequel le pouvoir est lun des éléments essentiels des rapports sociaux et même un facteur conséquent dans la répartiton des tâches.(...) Lorganisation est un terrain de jeux sur lequel il est possible dagir.
La spécificité des innovateurs réside dans leur attachement à la formation, à la liberté de sauto-organiser. Ils souhaitent pouvoir inventer leur mode dutilisation : ce désir exprime la volonté de maintenir la liberté et le pouvoir acquis. Les secrétaires sont prêtes à effectuer un travail plus dur si celui-ci est enrichissant et permet de participer à lorganisation du travail. Le désir dinnover se fait sentir de façon durable, ce nest pas seulement une stratégie pour obtenir le pouvoir, mais une espèce de philosophie du changement et de refus de linstallation, par opposition aux gestionnaires et à leurs règles. Cest exactement ce que définit De Certeau dans sa «tactique». Les innovateurs récupèrent le discours des gestionnaires, jouent le jeu, mais à leur façon. Lentreprise est un terrain de jeu, daction, où les règles de pouvoir sont modifiables :
Désir dune sorte de démocratie directe dans lentreprise : mode de commandement moins hiérarchique et des rapports de travail plus conviviaux» sont des souhaits exprimés ouvertement. Ce mouvement tend vers une «collaboration groupale, statutairement indifférenciée et fondée sur lintercompétence.
Alter compare les coopératives auto-gérées avec les entreprises classiques, et leur trouve comme points communs «linstabilité des lieux et des modes de domination» ; il constate dans les deux cas une «transformation globale touchant à la fois lorganisation formelle du travail, les interactions, les représentations collectives et le système social densemble, chacun de ces quatre éléments étant interdépendant et constitutif du changement global.»
Les tactiques des innovateurs contre les stratégies des gestionnaires, ladaptation et le changement permanent contre la rigidité et la hiérarchie des structures. Là encore, il y déplacement du pouvoir, qui ne se trouve plus dans les structures formelles de lentreprise mais dans les compétences des innovateurs. Dans quelle mesure ce schéma peut-il être appliqué à la société dans son ensemble ? Nous avons vu que le réseau Internet participait de ces tactiques dinnovateurs. Peut-être faudrait-il considérer les entreprises elles-mêmes comme de formidables innovateurs, et ainsi expliquer la mondialisation du marché et de léconomie. Les entreprises sinstallent là où elles trouvent leur avantage, elles cherchent constamment à contourner les lois des Etats trop pesantes à leur goût (charges trop élevées, main duvre trop chère...), ce quelles réussissent (malheureusement) à faire avec un franc succès. John Saul :
(...) la mondialisation. Cest-à-dire que vous ne pouvez pas faire payer des impôts aux grandes sociétés, car si vous le faites, elles partent. Le résultat est que, par exemple au Canada, la part des impôts des grandes sociétés est tombée de 35 % à 17 % environ des impôts globaux.
Les gouvernements réagissent à ces tactiques par des stratégies
balourdes, quand ils sen donnent la peine, avec de plus en plus de lois, toujours
aussi inutiles, on le voit, dans le phénomène de globalisation. Dès lors, comment faire
pour lutter contre ces tactiques économiques ? Jouer le jeu de ladversaire, être
plus tactique que lui : redonner le pouvoir au peuple.
On peut aussi voir cette méthode du point de vue de la théorie de Watzlawick ), qui
préconise le paradoxe pour guérir les individus ; en loccurrence, ici, ce pourrait
être libéralisation accrue du marché... en espérant que les citoyens feront en sorte
de contrebalancer le pouvoir économique. Nous expliciterons ce point de vue plus loin.
Les termes de république électronique, démocratie virtuelle, agora informationnelle sont indifféremment employés pour parler du vote à distance, des forums électroniques ou de la simple diffusion dinformation civique. Ainsi sous des termes semblables sont réunies des pratiques complètement différentes. Il est bon dêtre prudent lorsquon entend les mots démocratie électronique, et de chercher quel est le type de démocratie auquel on fait référence par ce terme.
Bon gré mal gré, la société se transforme, et les moyens de communications informatiques actuels ny sont pas étrangers. Quavons-nous vu dans les pages précédentes ? En résumé, ceci : que la société, pourrait, par certains aspects, se démocratiser davantage dans les années à venir : une information plus riche et accessible, une démocratie plus directe, plus de participation, une décentralisation du pouvoir, et une délocalisation du pouvoir sont caractéristiques du phénomène de société de linformation que nous vivons actuellement. Cette société de linformation, que lon qualifie de post-industrielle, se caractérise donc par de nouvelles formes dorganisation que nous venons de décrire. Nouvelles ? Non pas. Lorganisation qui se met en place porte un nom depuis bien longtemps, peu usité, peu recommandé : cest lanarchisme.
Anarchisme et chaos
Economie versus politique
Le fédéralisme
LIndividu
Voici un mot qui na pas bonne image et peu employé par les gens recommandés.
Les nihilistes de la fin du 19ème siècle ont marqué les esprits par les bombes
quils faisaient sauter un peu partout. Cest de cette terreur que les gens
semblent se rappeler, sans voir que derrière ces extrémistes se cachaient de nombreux
individus ayant une vision progressiste de la société. Et de nos jours, les seuls à
revendiquer quelque attachement à ce mouvement ont pour unique politique de communication
dafficher qui un crâne rasé, qui une crête colorée, et quelques A tagués sur
des murs sales...
Quest-ce que lanarchisme ? Quels sont les principes fondamentaux de ce
mouvement politique ? Nous ne présenterons pas les théories anarchistes au complet,
sinon quelques points essentiels qui résument leurs idées.
Cest une gageure de dire que le pouvoir politique laisse le champ libre à
léconomique. Partout on ne voit que les mots privatisation, déréglementation.
LEtat-Nation français est en perte de vitesse, ce sont les entreprises qui mènent
le bal. Cest ce quavait prédit Proudhon : lanarchie sera la
victoire de léconomique sur le politique, la dissolution du gouvernement dans
lorganisme économique. «Latelier remplacera le gouvernement». Convaincu que
la multitude des éléments qui composent la société ne peut être réduite à une
unité quelconque et que lantagonisme continuel est la loi constante de toute vie,
il soppose à un Etat qui cherche à dominer des forces sociales opposées. Il
cherche au contraire léquilibre entre des éléments contradictoires qui peut
sétablir dans une société débarassée de toute tutelle.
Notons au passage quaujourdhui si loi du marché est synonyme de perte de
protection sociale, Proudhon ne le voyait pas de cet il, lui qui a «inventé»
coopératives et sociétés de secours mutuels. Noublions pas non plus que les
premiers syndicats étaient anarchistes.
Nous avons parlé plus haut dune société dans laquelle il faudrait rendre le
pouvoir aux citoyens selon la méthode du paradoxe et libéraliser encore plus la
société. Lidée ici est que chacun est à la fois citoyen et
consommateur/producteur, mais que ce dédoublement de personnalité schizophrénique
nest pas fondé, et que les deux fonctions doivent se retrouver en une seule et
même attitude. Lindividu politique ne doit pas être séparé de lindividu
économique.
Quelle est la fonction de lEtat aujourdhui ? Sert-il encore vraiment à défendre les droits des citoyens, et si oui, comment pourrait-il expliquer les millions de chômeurs et les nombreux sans domicile fixe ? Aujourdhui, lEtat na de raison dêtre que de défendre les biens économiques de la classe possédante, pour reprendre un terme désuet, mais qui na rien perdu de sa valeur, et il empêche les citoyens de réagir en les enfermant dans des cocons institutionnels. De manière moins manichéenne, on peut voir lEtat comme quelquun qui est «assis entre deux chaises», incapable de régir léconomique comme le politique. Un outil inutile, en somme. Nous verrons plus loin que la théorie dEscarpit sur les groupes, comme la systémique, permettent de justifier un tel point de vue. Lidée que nous défendons, cest que la diminution des pouvoirs et prérogatives de lEtat doit faire place à une prise en charge par les citoyens eux-même, tout en sachant que cette baisse dautorité est provisoirement, nous lespérons, synonyme de perte dacquis et de protection sociale.
Nous avons vu précédemment que nous nous acheminons vers une société dans laquelle les pouvoirs tendent à se déplacer aux dépens de lEtat qui perd de ses attributions. Cest un des points essentiels de lanarchisme.
Le fait de penser que le gouvernement est quelque chose de nuisible ne signifie pas pour autant quanarchisme rime avec désordre complet. Tous les théoriciens de lanarchisme reconnaissent la nécessité dune organisation. Malatesta écrit que
lorganisation nest que la pratique de la coopération et de la solidarité, elle est la condition naturelle, nécessaire de la vie sociale, elle est un fait inéluctable qui simpose à tous, tant dans la société humaine en général que dans tout groupe de gens ayant un but commun à atteindre.
Et pour Proudhon , les idées de liberté et dunité, ou dordre, sont «adossées lune à lautre, comme le crédit à lhypothèque, comme la matière à lesprit, comme le corps à lâme. On ne peut ni les séparer, ni les absorber lune dans lautre ; il faut se résigner à vivre avec toutes deux, en les équilibrant...»
Concernant le rôle de lEtat, De Paepe note quon peut bien concevoir un Etat non autoritaire, cest-à-dire qui ne vote pas les lois et ne fait que les exécuter. Celles-ci pourraient, selon lui, être votées dans les communes ou dans des groupes quelconques. Allant plus loin, il est possible aujourdhui dimaginer un Etat dans lequel le gouvernement jouerait le rôle dagenda-setting dévolu aux médias vis-à-vis des différents groupes, et se «contenterait» de faire appliquer des lois quil ne déciderait pas. De Paepe définit lEtat comme une fédération régionale ou nationale des communes, un Etat fédératif formé de bas en haut, ayant à sa base un groupement économique.
Par le fédéralisme, les anarchistes cherchent à remplacer lorganisation étatique. Une infinité de contrats sengendrant les uns les autres et séquilibrant dautant plus facilement quils ne sont point immuables ni définitifs, soit sur le plan professionnel, soit sur le plan régional, soit encore sur le plan national ou même international, voilà un édifice dapparence chaotique, mais qui, grâce au maintien du principe de lautonomie de la liberté individuelle à tous les échelons, aboutit à une union librement consentie dont lexistence est certainement mieux garantie que celle dune union imposée.
Bakounine défendait pour sa part un fédéralisme inspiré des libertés communales, quil recommande de défendre contre la centralisation préconisée par les légistes de la monarchie et les Jacobins de la Révolution Française.
Malatesta définit la révolution, entre autres comme la «création dinstitutions nouvelles, vivantes, de nouveaux groupements, de relations sociales nouvelles», « la constitution dinnombrables groupements libres, basés sur des idées, des souhaits et des goûts de toutes sortes, tels quils existent parmi les hommes». Cest bien ce qui se passe aujourdhui dans nos sociétés avec le développement du tissus associatif et des communautés virtuelles.
De même, Annie Gentès affirme que la démocratie participative vise à la réalisation dune intégration sociale. Elle ne repose pas sur la reconnaissance des fonctions mais sur lappartenance à des groupes idéologiques : association de consommateurs, de défenseurs de lenvironnement... Ainsi des présidents de missions locales de tous bords sassocient pour résoudre les problèmes des exclus. Elle cite Jacques Donzelot :
On soutiendra lhypothèse que, si ces nouvelles missions procèdent dun déclin des formes classiques de lexpression publique, elles suscitent en contrepartie lamorce dune nouvelle étape de la vie publique, plus concrète quidéologique, plus effective quincantatoire, mais aussi plus démocratique.
Cest ainsi quon est conduit à admettre - et cest un premier pas vers une théorie politique - que dans létrange univers de la communication rien ne peut être collectif qui ne soit dabord individuel, car, par sa production informationnelle, chaque individu y est au centre de tout.
Escarpit
Lautre prémisse fondamentale de lanarchisme est le respect de lindividu.
Dans Lère du vide, Lipovetsky affirme que nous rentrons dans une nouvelle ère démancipation, qui serait laboutissement dun processus de libération et dauto-réalisation de lindividu : le procès de personnalisation. Lautonomie individuelle est aujourdhui un état de fait incontestable de nos sociétés, où le bonheur individuel a été érigé en valeur absolue, lindividualisme a force de loi. Selon Gilles Lipovetsky, nous avons fondé une nouvelle culture éthique fondée sur le principe des droits de lindividu. Lémancipation morale aurait pour conséquence de provoquer lauto-régulation des individus dans leurs comportements : «la culture postmoraliste fonctionnerait comme un désordre organisateur.» Les mots de «désordre organisateur» prendront tout leur relief plus tard.
Paul Yonnet propose une thèse intéressante, selon laquelle les masses des pays industrialisés, loin dêtre manipulées par des pouvoirs occultes ou déterminées par des conditions économiques, construisent de manière consciente, à travers leurs jeux et leurs modes, le modèle de société qui leur convient : «La massification est le chemin de la démocratie. Elle est luvre des individus» Massification, individualisme, dépolitisation sont les trois caractères essentiels des pratiques de la modernité. Il fait la distinction entre les masses pacifiques et les foules. Ceux qui composent les foules quil définit agissent au nom de choix individuels de consommation, et leurs enjeux privés se caractérisent par la défiance à légard du politique.
Yonnet associe dans sa thèse individualisme et dépolitisation, ce qui est discuté par Saul :
On oublie aussi que la vraie définition de lindividualisme, cest lobligation de participer à la société. Parce que si vous nêtes pas actif dans la société, vous nêtes pas un citoyen. Et lidée du citoyen est à la base même de lindividualisme occidental.
En conclusion, nous pouvons affirmer que les principes fondateurs du mouvement anarchique semblent être solidement ancrés dans nos sociétés. On peut toujours se demander si lindividualisme exacerbé de nos contemporains est une bonne chose, ce nest pas notre propos dessayer de répondre à cette question.
Communication et marketing politique
La déresponsabilisation
Contre la représentation
Contre la centralisation et la
hiérarchie : lauto-organisation
Quelle dimension ?
La systémique
La cybernétique
Vers le chaos ?
Conclusion
Par contre, il nous semble intéressant de voir en quoi lanarchisme en tant que système politique sans gouvernement, ou disons un autre type de gouvernement, peut être une chose souhaitable. Pour ce faire, nous verrons par le biais de plusieurs théories de communication, comment les assises de notre système politque peuvent être remises en cause.
LEtat a sa raison dêtre dans lorganisation de la société pour le bien de ceux qui la composent. En structurant, hiérarchisant la société, lEtat a permis le développement dune société qui naurait pas vu le jour sans lui. Mais la civilisation moderne telle que nous lavons connue semble atteindre ses limites. La société évolue, elle tend delle-même à aller dans un sens plus auto-organisé, qui est celui de la liberté de lindividu, delle-même.
Les gens ressentent un gros malaise social, limpression dêtre dans une impasse et quon ne peut rien y faire. Peut-être la théorie développée par Watzlawick peut-elle être appliquée ! Que dit-elle ? En résumé, que parfois on tourne en rond à chercher la solution dun problème dans un cadre donné, et que dans ce cadre, on ne peut pas trouver de solution. La solution consiste à sortir du cadre et à élargir le problème. Il donne lexemple du conducteur qui veut accélérer : dans un premier temps, il appuie sur la pédale ; mais arrivé au plancher, il aura beau appuyer, la voiture nira pas plus vite, il faut pour cela changer de vitesse. Nos politiciens sacharnent à chercher des réponses à lintérieur dun système politique qui constitue le vrai problème. Ce ne sont pas de nouvelles lois, et autres pseudo-réformes qui vont changer quoi que ce soit, ou comme le dit Watzlawick, «plus de la même chose». On ne soigne pas une fracture ouverte avec un pansement, quelle soit corporelle ou sociale.
Un des problèmes majeurs de nos sociétés occidentales est la décrédibisation du politique. Cest quasi-quotidiennement en France que des affaires éclaboussent nos élus. La corruption de ceux-ci semble être chose admise. Il nest quà voir également le taux dabstention aux urnes, révélateur dun malaise profond. De plus, ceux-ci sont incapables de trouver une issue à la crise, et soccupent souvent davantage plus de leur image et de leur taux découte en vue de prochaines réélections que de faire avancer les choses.
Limportance qua pris la communication politique en atteste. La politique a
en outre tendance à céder la place au marketing. Nous donnerons en exemple une étude
faite par Hall sur lutilisation du Net par les politiciens lors de la campagne
présidentielle américaine en 1996.
Le Web a été largement employé par les républicains et les démocrates, qui sen
sont servi pour vanter les candidats. Quant aux médias, ils sen sont servi pour
développer leur fonction de lieu de débat dinformation et dopinion. Les deux
partis sont satisfaits parce quils ont atteint lélite technique, qui est
grandement composée de leaders communautaires, de contributeurs et vraisemblablement de
votants. Autrement dit, le public est une très bonne cible. De plus, le rapport
prix-efficacité des serveurs Web est vraiment intéressant, et des milliers de
sympathisants ont pu être atteints efficacement.
De nouvelles techniques de propagandes ont vu le jour : les démocrates ont encouragé les
visiteurs de leur site à envoyer des cartes postales électroniques avec photos et
messages des candidats à leurs connaissances. Lors de lenvoi de ces cartes, le nom
du destinataire était enregistré, et on pouvait ainsi lui envoyer des messages plus
tard...
Internet offre aussi un contact direct avec les votants, sans passer par
lintermédiaire des médias. Chacun peut être atteint individuellement. Comme
chaque serveur enregistre de linformation sur chaque personne qui visite le site,
cela donne la possibilité aux gestionnaires de pouvoir recontacter les gens plus tard, de
savoir aussi quels sont les autres sites qui ont été visités. Hall estime que lors de
la prochaine campagne, les responsables marketing seront capables de délivrer des
messages ciblés spécifiquement pour chaque utilisateur qui visitera le site. Autrement
dit, il ny aura sur ce site que ce qui vous intéresse. «La prochaine campagne sera
démagogique et individualisée.»
Gentès souligne que certains journalistes trouvent plus pratique de reprendre parfois intégralement les communiqués de presse des organisations politiques ou des entreprises. En 1995, aucune question embarassante na été posée aux principaux candidats : cétait du publireportage. Ce qui pose le problème du rôle des médias, qui ont toujours été liés au pouvoir, et ont parfois du mal à sen détacher.
Nous ne nous attarderons pas plus sur le rôle de la communication politique mais le fait que lon puisse voter pour quelquun selon limage quil donne de lui, selon la qualité de la campagne quauront menée ses chargés de communication en dit long sur niveau démocratique.
Les citoyens ont le sentiment de navoir plus aucune prise sur les décisions
politiques, et souvent une fois le bulletin glissé dans lurne, ils sen
remettent pour le meilleur et pour le pire aux représentants.
Quant à ceux désireux de participer, ils ont en pratique peu de moyens dintervenir
dans le pays élitiste quest la France, où il y a ceux qui gouvernent et les
autres.
Le plus grave de laffaire est que notre système conduit les citoyens à une
déresponsabilisation complète comme le soulignait Yonnet. Cest comme si le pays
traversait une crise dadolescence avec double contrainte (qui renvoie à Bateson ):
on nous dit quon est en République, on dit nous considérer comme des citoyens, on
nous dit de voter, dagir, mais on nous empêche de le faire. Et face à
lEtat-Père tout puissant, une seule réponse de crise : les manifestations.
Voici un extrait tiré des machines totalitaires qui en dit long sur notre degré de
responsabilité :
Une confirmation impressionnante de la fragilité des démocraties est fournie par les entretiens qui suivaient les expériences de Milgram. Quand on demandait aux sujets qui avaient obéi jusquau bout (envoyer des décharges électriques à des hommes pouvant donner la mort) pourquoi ils lavaient fait, ils donnaient, isolément ou en combinaison, trois réponses :
Ce sont là, très précisément, les trois justifications invoquées par les nazis au procès de Nuremberg.
Evidemment, rien ne permet daffirmer quil y a rapport de cause à effet entre le système politique représentatif et le manque de responsabilisation. Disons que cest un pari que nous prenons...
Pour Gentès, les médias vivent dans la discontinuité de linformation et peuvent influencer la vision de la vie politique en la présentant comme autant de coups médiatiques et en sacrifiant le nécessaire enracinement de la démocratie. La logique du divertissement nest pas loin non plus de la déresponsabilisation des citoyens. Les médias donnent à penser au citoyen quil est au plus près du pouvoir alors que son statut léloigne au contraire des réalités politiques.
Nous ajouterons que léchec du siècle, sur lequel tant despoirs avaient été fondés, est le communisme. Or, la cause principale de la chute de lempire soviétique se trouve bien évidemment dans la structure hautement hiérarchisée de lEtat tout-puissant et ultra-rigide, qui ne permettait aucune évolution, aucune action individuelle, aucune liberté.
Un des principes de base de lanarchisme repose sur le refus de la délégation de
pouvoirs.
Et notre système politique repose sur la délégation de pouvoirs, ce qui nous semble
conduire à une certaine déresponsabilisation dune part des citoyens.
Si nous avons passé 2 500 ans à créer cette élite, il me semble quelle na pas le droit de dire : « Finalement, on va garder notre place, mais pas du tout dans les conditions que vous avez imaginées. Vous, les citoyens, vous devez rester passifs, et nous, nous allons gérer l'inévitable. » Il me semble que cest plutôt eux qui sont en train de rater leur travail, le travail pour lequel on les a mis en place, pour lequel on a créé cette structure.
Saul
Escarpit nous explique que
le problème du statut de lidentité individuelle dans lidentité collective, qui est celui de la démocratie représentative, doit être posé en fonction dun facteur structurel et aussi dimensionnel. Il démontre mathématiquement que 2 éléments dun système à 12 éléments interconnectés disposent pour communiquer de près de 10 millions de voies. Cest le principe de fonctionnement du cortex cérébral où des dizaines de milliards de neurones sont interconnectés. Il est difficile de contrôler ou de réguler la production informationnelle dun tel système. De plus si un élément dominant se manifeste, les messages quil est en mesure de faire parvenir aux autres sont compensés et corrigés par lapport informationnel des intermédiaires.
Aux Etats-Unis, Bill Clinton a utilisé le courrier électronique pour faire connaître ses idées auprès de lélectorat et aussi mobiliser ses troupes durant la campagne électorale présidentielle. Un des buts avoués était aussi de court-circuiter les médias traditionnels, ce qui nest pas une mauvaise chose en soi quand on sait leur importance dans la représentation quon se fait dun candidat et de ses idées. Mais cest un autre débat.
En outre, la Maison Blanche est dotée dun service de messagerie électronique qui permet de distribuer les documents officiels et les discours du président. Les citoyens peuvent également adresser des e-mail à leur président. Si le flux dinformation est encore du haut vers le bas, le but de Clinton est détablir des relations bi-directionnelles, dixit le responsable du courrier électronique à la Maison Blanche, Jonathan Gill.
Travaillant sur la construction sociale de la science, Michel Callon a pris pour sujet détudes trois chercheurs travaillant sur la reproduction des coquilles Saint-Jacques et les négociations autour de ce travail avec les coquilles, les marins-pêcheurs et la communauté scientifique. Il définit quatre étapes dans leur travail de traduction (voir la définition de la traduction plus loin) :
Consiste en la formulation de problèmes et dans lidentification dacteurs qui doivent être convaincus que les chercheurs leur sont indispensables. Une seule question peut problématiser, cest-à-dire lier et définir toute une série dacteur. La problématisation définit des acteurs, des associations et les problèmes qui sinterposent entre elles et leurs buts.
Cest lensemble des actions par lesquelles un acteur sefforce de stabiliser et dimposer lidentité des autres acteurs définie par la problématisation. Les acteurs peuvent se soumettre ou refuser les définitions posées. Durant le processus dintéressement, les définitions des acteurs évoluent, et les dispositifs vont de la force à la séduction. Lintéressement est fondé sur une certaine interprEtation de ce que sont et veulent les acteurs à enrôler et auxquels sassocier. Le dispositif dintéressement fixe les entités à enrôler tout en interrompant déventuelles associations concurrentes et en construisant un système dalliances. Des structures sociales prennent forme, composées à la fois dentités naturelles et humaines.
Désigne le mécanisme par lequel un rôle est défini et attribué à un acteur qui laccepte, cest un intéressement réussi. Certaines forces sopposent au lien que certains acteurs veulent définir.
Des chaînes dintermédiaires aboutissant à un seul et ultime porte-parole peuvent être décrites comme la mobilisation progressive dacteurs qui sallient et font masse. Mobiliser, cest rendre mobiles des entités qui ne létaient pas. Par la désignation de porte-paroles successifs, les acteurs sont rassemblés au même moment en un seul lieu.
Qui parle au nom de qui, telle est la question ? Parler pour dautres, cest dabord faire taire ceux au nom desquels on parle. Les groupes ou populations au nom desquels sexpriment les porte-paroles sont à proprement parler insaisissables. La réalité sociale et naturelle est une conséquence à laquelle aboutit la négociation généralisée sur la représentativité des porte-paroles.
Un porte-parole ou un intermédiaire est-il
représentatif ? Le traducteur, cest le traître.
La traduction est lensemble du processus qui amène
tous les acteurs concernés, au terme de métamorphoses et de transformations variées, à
passer par lacteur central (ici les chercheurs).
Traduire cest déplacer, cest exprimer dans
son propre langage ce que les autres disent et veulent, cest sériger en
porte-parole. En bout de course, on entend un discours unifiant qui a mis en relation
intelligible les différents acteurs.
La traduction nest rien dautre que le
mécanisme par lequel un monde social et naturel se met progressivement en forme et se
stabilise pour aboutir, si elle réussit, à une situation dans laquelle certaines
entités arrachent à dautres, quelles mettent en forme, des aveux qui
demeurent vrais aussi longtemps quils demeurent incontestés.
Le processus de la traduction permet dexpliquer
comment sétablit le silence du plus grand nombre qui assure à quelques-uns la
légitimité de la représentativité et le droit à la parole.
Ce quil est important de retenir ici, cest le fait que ce sont les représentants qui choisissent les populations quils représentent et non linverse. Les coquilles se laissent enrôler par les chercheurs, par la force des choses... Autrement dit, les gens que nous croyons élire pour nous représenter, ce sont eux qui nous choisissent. Les politiciens définissent une cible, un électorat, quils cherchent à représenter, par tous les moyens marketing possibles.
LEtat peut paraître sous bien des aspects indispensable à la vie en communauté, et on peut se demander - à juste titre - comment serait organisée la société sil ny avait la structure étatique. Nous proposerons deux réponses à cette question, la première dEscarpit , la deuxième tirée de la systémique et de la cybernétique.
Escarpit affirme que selon le nombre de personnes impliquées dans la communication, les échanges seront différents. La situation idéale est celle de groupe (12 personnes : apôtres, groupes de combats, joueurs de foot, chevaliers de la table ronde) où toute linformation circule dans tout le système et où, la valeur de pertinence des informations étant la même pour tous, chacun exerce sur les autres une influence égale pour un enjeu commun. Dans la structure délibérative (environ 40 personnes : classe, commission, bordée), lévaluation et la décision sont issues dun échange informationnel, mais la dimension du système ne permet pas à tous de participer également à léchange. Le système devient très vulnérable aux influences, surtout sil se trouve des personnalités dominantes, dont linformation sera privilégiée. A partir dun certain seuil, un appareil se forme, qui vise à assurer le commandement. La manipulation du système prend le pas sur la production informationnelle, un petit groupe se créée sous lautorité dun meneur. Les Etats doivent quant à eux établir une information hiérarchique basée sur des relais et une organisation univectorielle, ce qui est en train de se réaliser.
Escarpit donne du groupe la définition suivante : un ensemble dont le cardinal (nombre qui caractérise la puissance dun ensemble) pourrait être soit connu, soit indéterminé et supposé très grand. La masse nest rien dautre quun cas particulier du groupe, que lon appelle ensemble-groupe. Lensemble-groupe se structure normalement en un réseau de petits groupes égalitaires.
Il ne peut y avoir de pluralisme réel sans isonomie, cest-à-dire sans égalité devant la loi. Or, le pouvoir dEtat, qui sest fait le garant de lisonomie, en a profité pour imposer son autocratie. Or toute structure sociale doit tendre à préserver son maximum de capacité informationnelle à chaque individu. Cela veut dire que chaque individu doit pouvoir exercer son maximum de libre arbitre (et donc de responsabilité) avec un minimum de conditionnement. Cela veut dire que les systèmes de base appelés à prendre des décisions, dont ils ressentent la pertinence et dont le mode de vie de leurs membres est lenjeu, ne doivent pas dépasser la dimension critique au-delà de laquelle linfluence des individus est oblitérée. Cela veut dire que lisonomie doit être assurée par délibérations entre systèmes de base et que sil faut, pour la garantir, élaborer un appareil, cet appareil doit être assez léger pour exercer le minimum de contraintes et doit voir sa compétence décisionnelle limitée à la gestion du service public. Cela veut dire que la conscience collective doit naître de consensus, de compromis, de débats entre systèmes de base et non dantagonismes artificiellement créés (par la dichotomie des partis, des élections binaires).
Les systèmes dinformation univectoriels et hiérarchisés comme ceux de la politique et de léconomie deviennent dune extrême fragilité dès quils dépassent leur dimension critique. Doù la loi générale que lon peut tirer : la grande dimension domine ou fait disparaître la petite dimension, mais lhyperdimension rétablit le pouvoir de la petite dimension. En termes politiques, la petite dimension correspond aux régions, la grande aux Etats, et lhyperdimension à la mondialisation. Escarpit prévoit même, que le retour à la petite dimension en arrive à menacer de dislocation lappareil informationnel des Etats, cest-à-dire des ensembles-groupes structurés par le système hiérarchique univectoriel du pouvoir politique, et cela dautant plus que les interactions entre Etats, de plus en plus nombreuses, les impliquent dans un super-système à léchelle mondiale.
Ce sont ici les phénomènes de mondialisation et régionalisation quEscarpit nous explique avec sa théorie. Le consensus est incompatible avec la grande dimension, la décision ne peut être obtenue dans cette dimension que par un rapport de forces au mieux numérique, quelquefois physique et souvent économique. Larbitrage dun appareil dEtat de grande dimension ne peut être quune loi imposée.
Dans le monde hyperdimensionnel où les identités cherchent à saffirmer à travers les résurgences de systèmes de petites dimensions et le foisonnement des ensembles groupes, un certain anarchisme plus verbal que réel, mais parfois redoutable dans ses effets, est une des réponses spontanées que lindividu oppose à la loi anachronique des appareils.
La démocratie numérique (nombre) ne répond pas à lexigence pluraliste, à la prise en compte maximale de la production informationnelle des individus. Au contraire, dans la mesure où elle fonctionne comme un mécanisme homéostatique destiné à neutraliser les perturbations émanant des individus, des petits groupes et systèmes, elle est génératrice dautocratie. Cela revient à dire que le pouvoir de lappareil dEtat, qui est une exigence de la grande dimension, est antinomique avec le pluralisme. Si lon admet lexigence pluraliste, la production doit être placée là où elle est le plus proche de lindividu : dans le petit groupe ou le système de petite dimension. Il faudra alors que le réseau soit adapté à cette situation, cest-à-dire quil soit composé dune multitude de petits réseaux très hautement interconnectés où tous les producteurs dinformation se trouvent en situation égalitaire. Cela suppose des regroupements, des ententes, une discipline, une organisation avec ses lois et son isonomie. Il faudra, dune façon ou dune autre, déléguer à cette organisation le monopole de la distribution. Mais est-il besoin de lEtat pour cela ? Ce qui est collectif nest pas nécessairement étatique. Le schéma peut être appliqué au domaine politique.
Tout pouvoir a une vocation totalitaire à partir du moment où il est confronté à des problèmes hyperdimensionnels. Limpuissance où se trouve lEtat à contrôler les systèmes humains le conduit à les considérer comme une masse, un ensemble déléments interchangeables quil est possible de traiter globalement.
Dans la grande dimension, cest lappareil économique qui tend à imposer
ses exigences à lappareil politique. Dans lhyperdimension, les appareils ne
sont plus capables de contrôler lensemble des systèmes quils affectent et de
se contrôler lun lautre. Ni le dirigisme politique ni le libéralisme
économique nont de sens.
Et ici il faut se rappeler ce que nous disions plus haut de lEtat qui est «assis
entre deux chaises», et nest capable ni de gérer la politique ni
léconomique dans un contexte de mondialisation. Dès lors, que peut-il se passer si
lEtat est incapable gouverner, et si le magma social sépaissit chaque jour ?
Allons-nous droit vers le chaos ?
Ce qui sous-tend la théorie dEscarpit, ce sont les théories systémique et cybernétique. Pour expliquer celles-ci, nous nous appuierons sur le livre de Joël de Rosnay , Le macroscope, qui les définit en détails. A titre anecdotique, on peut établir un lien entre la cybernétique et lanarchisme par une voie détournée : dans son livre Théorie générale de linformation et de la communication, Escarpit présente les cybernéticiens comme la famille Frankenstein ; or, lauteur du roman du même nom, Mary Shelley, nest autre que la fille dun des tout-premiers théoriciens de lanarchisme, Max Stirner. Il semble quil y ait comme une analogie de pensée...
Lapproche systémique consiste à avoir une vision globale dun système, à penser la totalité, dans la structure et la dynamique. On recompose lensemble des relations dans le système, et on sattache au contexte. Trois principes fondamentaux :
Le tout forme un ensemble qui surdétermine les éléments constituants, il est supérieur à lensemble des parties.
Tous les éléments interagissent, sont interdépendants dans un système. Si on enlève un élément, tout le système change.
Action en retour qui permet la régulation du système. La systémique est rattachée au paradigme du fluide, le cercle nest pas vicieux mais vertueux.
Le principe de rétroaction qui permet de réguler le système est appelé feedback, et peut être de deux sortes :
sur lui repose la stabiblité, la régulation du système, son auto-conservation
Lhoméostasie, qui est la résistance au changement, repose sur ce principe.
sur lui repose le changement, lévolution. Il conduit à lexplosion ou au blocage.
La systémique est une pensée organiciste : les paradigmes des sciences de la vie sont incontournables. On voit la société comme un organisme. On donne parfois limage de lorchestre dans lequel les musiciens saccordent les uns sur les autres sans chef dorchestre, il ny a pas de hiérarchie.
Nous pouvons analyser la société en tant que système complexe au même titre que les autres. Un écosystème, un organisme sont des systèmes complexes. Un système complexe est un système homéostatique, lui-même un système ouvert maintenant sa structure et ses fonctions par lintermédiaire dune multiplicité déquilibres dynamiques. Les systèmes homéostatiques sont ultra-stables : toute leur organisation interne, structurelle, fonctionnelle contribue au maintien de cette même organisation. Leur comportement est imprévisible, anti-intuitif : lorsquà la suite dune action précise on sattendait à une réaction déterminée, cest un résultat tout à fait inattendu et souvent contraire qui est obtenu.
Comment une organisation stable, dont la finalité est
de se maintenir et de durer, peut-elle changer et évoler ? La croissance dun
système complexe dépend des boucles de rétroaction positives. Celles-ci sont
équivalentes à des générateurs aléatoires de variété, elles génèrent de la
complexité en démultipliant les possibilités dinteraction. Variété et
complexité sont étroitement liées. Mais la variété est aussi une des conditions de la
stabilité dun système. En effet, lhoméostasie ne peut sétablir et se
maintenir que grâce à une très grande variété de régulations. Plus un système est
complexe, plus le système de contrôle doit, lui aussi, être complexe, afin
doffrir une réponse aux multiples perturbations provenant de lenvironnement.
Cest ce quexprime la loi de la variété requise proposée par Ashby en 1958.
Cette loi, extrêmement générale, établit sous forme mathématique que la régulation
dun système nest efficace que si elle sappuie sur un système de
contrôle aussi complexe que le système lui-même.
La génération de la variété peut donc conduire à des
adaptations par accroissement de la complexité. Mais par confrontation avec
laléatoire de lenvironnement, elle génère aussi de limprévu, qui est
la sève du changement. Un système homéostatique évolue donc grâce à un processus de
désorganisation, totale ou partielle et de réorganisation.
Parmi les dix commandements de lapproche systémique, De Rosnay énonce le rétablissement des équilibres par la décentralisation. Le rétablissement rapide des équilibres exige que les écarts soient détectés aux endroits mêmes où ils se produisent et que laction correctrice seffectue de manière décentralisée. Très souvent, laction correctrice se réalise avant même quil ait été nécessaire de remonter jusquaux centres supérieurs de décision. Cest le cas en biologie notamment où les corrections déquilibre par exemple se font inconsciemment, sans que nous y pensions. La décentralisation du rétablissement des équilibres est une des applications de la loi de la variété requise. Elle est de règle dans lorganisme, la cellule ou lécosystème.
Or, le problème est que dans nos sociétés étatisées, ces actions correctrices décentralisées font cruellement défaut. Mais linformatique, par les capacités de réaction en temps réel quelle permet, pourrait pallier à ce défaut.
La cybernétique est la science du contrôle et des communications, des
solidarités et des systèmes. Elle relève dune approche interdisciplinaire, est
basée sur léchange dinformation et la notion de réseau. Le monde est vu
comme des relations entre des éléments. Tous les processus sont appréhendés comme des
activités relationnelles, chaque phénomène nexiste que par sa relation avec
lautre. On ne sintéresse pas aux êtres mais à leurs rapports naturels. Il y
a une idéologie de la transparence, tout est communication. Des analogies sont faites
entre systèmes nerveux et dautres systèmes artificiels. Le but ultime est
lauto-organisation, la lutte contre toute hiérarchie. Dans le domaine social, les
applaudissements, les huées, les sondages, les votes politiques sont des feedback qui
participent dune nouvelle forme de pilotage social à lopposé de la
centralité. Ils permettent aussi aux hommes politiques dadapter leur discours, ce
qui peut conduire à une certaine démagogie.
La cybernétique est lart de rendre une action efficace grâce au feedback, la
notion defficacité est très importante. Elle est imprégnée dun idéal de
transparence. Lhomme nouveau doit être sans intériorité, tout est dehors, la
société na pas de secret, léchange dinformation se fait grâce aux
nouvelles technologies de linformation. Voilà pourquoi Internet procède dun
esprit libertaire. Le Net est le résultat le plus éclatant de la cybernétique, et
cest aussi pour cela quil peut permettre les changements de pouvoir dans la
société. En fait, le réseau constitue une étape vers lauto-organisation : la
théorie cybernétique a permis la construction du réseau, qui logiquement pourrait
permettre lédification dune société nouvelle. La volonté
dauto-régulation sexplique par le fait quaprès la guerre, il y a eu
accusation du pouvoir qui na pu empêcher la barbarie. On prône une société sans
Etat, une régulation sociale en réseaux, par opposition à la hiérarchie,
lautogestion dans lentreprise.
Il semble bien que oui, mais le chaos, qui a longtemps définit lanarchisme, prend aujourdhui ses lettres de noblesse en devenant une science à part entière. La théorie que nous allons présenter vient du livre de James Gleick , La théorie du chaos.
Le chaos est une «science des processus plutôt que des états, une science du devenir plutôt que de létant». Il supprime les frontières entre disciplines scientifiques. Cest une science de la nature globale des systèmes. Cest létude des systèmes dynamiques complexes. Nous allons donc essayer de définir les propriétés du chaos à travers quelques définitions, et nous donnerons des exemples de lapplication de la théorie dans le champ social.
Lordre est enraciné dans le désordre apparent. Le chaos est un désordre ordonné engendré par des processus élémentaires. Les données véritablement aléatoires restent éparpillées dans un désordre indéterminé alors que le chaos-déterministe et structuré- concentre les données en des formes manifestes. Lirrégularité est lélément fondamental de la vie.
Dans les systèmes complexes adaptatifs, les agents sauto-organisent car il ny a pas dautorité centrale capable de dicter des stratégies efficaces. Même quand le système sorganise et évolue dans le désordre, il produit des schémas de comportement cohérents, ordonnés. Il le fait à travers un processus dorganisation du bas vers le haut sans centralité.
Stacey et Michaela
Leffet papillon est la dépendance sensitive aux conditions initiales. Une succession dévénements peut atteindre un point critique au-delà duquel une petite perturbation peut prendre des proportions gigantesques. Le chaos signifie que ces points existent partout. Cest ce qui explique que les systèmes sont déterministes, mais imprévisibles.
Selon Stacey et Michaela, les problèmes des organisations internationales qui oeuvrent
dans le domaine du développement sont des problèmes dincapacité de la part de ces
institutions à sadapter au changement et à se transformer. Ils se posent la
question de savoir si la capacité à gouverner est liée à la capacité des dirigeants
à diriger en prévision de changements, ou au contraire, à une émergence de schémas
dadaptation venant du bas sans cesse en action.
Dans le premier cas, on prend pour acquis que les gouvernants de systèmes adaptatifs
complexes (chaotiques) sont capables de prendre en compte les actions locales dans une
perspective globale daction.
Les systèmes complexes adaptatifs sont capables de trois types de comportement :
qui correspond à un feedback négatif
«Les canaux de communication créés pour atteindre la petite dimension ne réussissent
quà transmettre des messages à but homéostatiques»(Escarpit)
qui correspond à un feedback positif
ils peuvent passer du premier au deuxième comportement, ils peuvent être stables et instables en même temps : cest la transition de phase, durant laquelle les systèmes sont capables de nombreux comportements, et sont rendus imprévisibles. Dans les organisations humaines, cest ce qui se passe lorsque les acteurs dun système informel agissent à lencontre des desiderata des responsables des systèmes formels. Ces tensions produisent des conflits et une variété imprédicible. La transition de phase correspond à un changement de niveau dorganisation.
Linstabilité par bonds dans les organisations résulte de la tension entre la stabilité de la centralisation, de la bureaucratie et de la conformité, constituant lattracteur constructif et linstabilité venant de la décentralisation et de lindividualisme, constituant lattracteur désintégrant. Les organisations qui sont maintenues entre le chaos et la stabilité, en transition de phase, dans un état paradoxal, sont les plus créatives.
Les structures émergentes sont des systèmes capables de passer dun état de désordre à un état dorganisation. Lémergence exprime lapparition des propriétés nouvelles qui apparaissent dans le nouveau système.
Les conséquences, à long terme, des actions individuelles dans des systèmes complexes sont imprévisibles, car les causes et les effets sont noyés dans les multiples interactions du système, ce qui signifie que personne ni à lintérieur ni à lextérieur ne peut contrôler le système ; le comportement émerge.
Farmer dit :
A un niveau philosophique, cela mapparut comme un
moyen opérationnel de définir le libre arbitre, et de le définir dune manière
permettant de réconcilier le libre arbitre et le déterminisme. Le système est
déterministe, mais vous ne pouvez dire ce quil va faire linstant
daprès. En même temps, javais toujours eu le sentiment que les problèmes
importants, là, dans le monde, avaient à voir avec la création de lorganisation,
dans la vie ou lintelligence. Mais comment étudier cela ? Ce que faisaient les
biologistes me paraissait tellement appliqué et spécifique ; les chimistes ne
létudiaient certainement pas, les mathématiciens pas du tout, et cétait une
chose à quoi les physiciens ne touchaient simplement pas. Javais toujours senti que
lémergence spontanée devait faire partie de la physique.
Cétait comme les deux faces dune pièce
de monnaie. Dun côté il y avait lordre, avec une émergence de hasard, puis,
le coup daprès, il y avait le hasard, avec son propre ordre sous-jacent.
Les attracteurs sont des zones vers lesquelles la fonction étudiée tend à converger. Cest ce point limite que lon nomme attracteur. Sa représentation est une orbite dune longueur infinie qui ne se reproduit jamais ni ne se recoupe jamais dans une surface finie : une fractale.
Lentropie, issue du second principe de la thermodynamique, traduit la tendance inexorable de tout système isolé à évoluer vers un Etat de désordre croissant. Les attracteurs étranges sont des machines à information. En fusionnant lordre et le désordre, les attracteurs étranges créent de limprédicibilité, ils augmentent lentropie, ils créent de linformation là où il nen existait pas. Lorsquun système devient chaotique, il engendre, strictement en vertu de son imprédicibilité, un flux constant dinformation. Le comportement désordonné des systèmes simples agit comme un processus créatif qui engendre la complexité. Linformation (au sens de «mettre en forme»)est ici considérée comme facteur dordre dans un système dans la mesure où il diminue lincertitude, cest la mesure de lorganisation dun système. Cette définition est issue de la théorie mathématique de linformation de Claude Shannon.
Les réseaux informels dans les organisations structurées permettent de générer de linnovation et de définir de nouvelles stratégies. Des tensions peuvent se créer entre les deux organisations, et des conflits naissent de nouveaux comportements. Cette démarche montre comment les systèmes adaptatifs complexes évoluent. Nous avons déjà vu cela plus haut, sous dautres formes, avec les tactiques (opposés aux stratégies) de De Certeau ou les innovateurs (opposés aux gestionnaires) dAlter. En fait, cette idée est directement issue dun pionnier de lauto-organisation, qui affirme que lordre nait du bruit (le bruit, dans la théorie mathématique de linformation, parasite le message, empêche sa compréhension, il réduit linformation), et quil ne peut y avoir dorganisation quà la frontière entre lordre parfait et le désordre.
Stacey et Michaela donnent en exemple le cas dune organisation, lEuropean Technology Liaison Committee (ETTC), oeuvrant pour le transfert des technologies vers les pays en voie de développement. Leur étude montre que lorganisation informelle de base qui sest mise en place après la seconde guerre mondiale sest avérée efficace, sest institutionnalisée, puis au fil des ans sest trouvée incapable daction valable. Alors au sein de lorganisation un individu a pris des libertés par rapport aux lignes directrices de son organisation et a créé un réseau informel très utile mais en marge. Puis à son tour, ce réseau sest formalisé. Alter a fait les mêmes constatations concernant linformatisation dans lentreprise, où les innovateurs, travailleurs du savoir, souhaitent leur avenir comme une suite dinnovations, par opposition aux gestionnaires des structures hiérarchiques, qui subissent des contraintes institutionnelles :
Plus quà un changement, on a affaire à un processus de changement, à une évolution permanente prenant successivement appui sur la transformation des structures et des règles, des interactions et des capacités stratégiques, des représentations de lorganisé et des projets canalisés par un système de valeurs.
La bureautique fait penser et agir autrement. Les relations de travail et lorganisation ne sont plus pour personne les éléments finis dune structure rigide mais un ensemble chaotique et évolutif, incluant les rapports de force.
Le passage sur les rapports de force nous amène à parler des systèmes adaptatifs complexes qui sont paradoxaux : coopératifs et compétitifs, stables et instables. La coopération entre des concurrents dont aucun ne domine conduit à un apprentissage plus rapide, le système est mené par la co-évolution des deux rivaux, qui apprennent chacun lun de lautre. La transition de phase au bord du chaos est un état dans lequel linformation est à la fois librement diffusée et retenue.
Les nombreuses théories abordées dans ce deuxième chapitre ont la particularité de converger vers les mêmes conclusions, à savoir limportance de lauto-organisation et du désordre dans le phénomène dorganisation. Les tactiques de De Certeau, la petite dimension dEscarpit, la systémique, la cybernétique, la théorie du chaos, toutes parlent en faveur dune organisation de la société fondée sur de petits groupes souples, adaptatifs, auto-organisés et respectant lindividu en tant que producteur dinformation-créateur. Cest le principe du «roseau qui plie mais ne rompt pas», le combat de David contre Goliath. Lanarchisme semble être lapplication sociale directe de ces différentes théories.
Mais lorganisation de la société par groupes communautaires adaptatifs, sous forme de fédérations, nexclue pas lidée dune sorte dEtat généré par le bas, qui contribuerait à stabiliser le système. Tous les éléments de la société ne sont pas des innovateurs, et si «la vie ne vaut que par les extrêmes, elle ne dure que par les moyens.» Selon Stacey et Michaela, le gouvernement doit être compris en termes de processus dialectique. Les systèmes formels sont capables de sadapter à un environnement particulier, mais le changement réside dans les systèmes informels, qui sadaptent spontanément. Et ces changements sinstitutionnalisent à leur tour, laissant la place à dautres organisations informelles. Le gouvernement procède des deux principes, selon quil anticipe les problèmes ou sadapte instantanément. Ainsi la stratégie de De Certeau nest valable que dans un cadre tactique, la petite dimension nexclut pas la grande dimension. Les systèmes chaotiques établissent un pont entre les échelles macroscopiques et microscopiques. Elles sont dialogiques.
Curieuse coïncidence, cest au moment décrire cette conclusion que nous venons davoir connaissance, tout à la fin de notre travail, de la théorie de la complexité. Celle-ci, veut «articuler le tout et ses parties, le global et le particulier en un aller et retour incessant», selon Achille Weinberg . Sfez donne de la communication une définition particulière :
Expression, seconde définition de la communication (...) Jexprime le monde qui mexprime. Le sujet global, cest le monde naturel. Mais lindividu na pas perdu ses droits (...) La communication est linsertion dun sujet complexe dans un environnement lui-même complexe.
Edgar Morin définit quant à lui la complexité comme
la pensée qui traite avec lincertitude et qui est capable de concevoir lorganisation. Cest la pensée capable de relier (complexus : ce qui est tissé ensemble) de contextualiser, de globaliser, mais en même temps capable de reconnaître le singulier, lindividuel, le concret.»
Cest tout le long de notre travail que nous avons essayé de pratiquer cette approche, sur le sujet et dans la forme du travail. Mais rien détonnant à cela quand on sait que la théorie de la complexité rassemble les théories de linformation, de la cybernétique, de la systémique, de lauto-organisation et du chaos ! Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nous avons esquissé une approche complexe. Entre parenthèses, la chose a un côté rassurant : durant lannée, nous avons pu nous faire dire que notre travail était une «poubelle», parce que tout (du moins beaucoup de choses) rentrait dedans, donc de savoir que dautres croient à cette approche est plutôt réconfortant. Laspect plus inquiétant, cest de découvrir cette approche au dernier moment, alors que justement, pensant quil faut relier, jai cherché dans cette voie...
Ce qui nous amène à conclure par la présentation de plusieurs perspectives :
Le modèle stratégique devient le tout totalitaire. Il se pourrait que peu à peu il constitue lespace où sactiverait une société de type cybernétique avec dinnombrables et invisibles tactiques. On aurait une prolifération de manipulations aléatoires et incontrôlables, à lintérieur dun immense quadrillage de contraintes et dassurances socio-économiques : des myriades de mouvements quasi invisibles, jouant sur la texture de plus en plus fine dun lieu homogène, continu et propre à tous.
Cest une autre façon de définir la mondialisation... Le modèle de De Certeau peut sembler paradoxal si on lapplique à notre champ détude : lappropriation du réseau par les usagers est de plus en plus grande mais elle conduit à une institutionnalisation du cyberspace et condamne la démocratie électronique à devenir stratégie dun pouvoir et non plus tactique de citoyens. Mais nous avons vu dans le paragraphe précédent que la société procédait par vagues dinstitutionnalisations stratégiques et dinformalisations tactiques successives ou simultanées.
Mais Escarpit, plus optimiste, affirme qu
Un régime totalitaire est un régime dont lappareil politique inclut la totalité de la population contrôlée. Il nest pas forcément antidémocratique. Si lorganisation de lappareil politique est telle que tous les individus ou groupes participent également à la production informationnelle collective, on peut imaginer une forme supérieure de démocratie, une «laocratie» qui serait totalitaire, sans que ce mot ait un sens péjoratif.
Ce qui débouche sur Levy et De Rosnay, pour qui la société va sorganiser en réseaux qui vont fédérer les intelligences individuelles en intelligence collective, dans un nouveau cadre social déchanges de savoirs, où labondance des opinions pourra sexprimer librement. De nouvelles formes de démocraties vont apparaître, plus participatives, grâce aux nouvelles technologies de communication. Les expériences des communautés virtuelles attestent des possibilités en ce domaine. Lévy nomme démodynamique cette nouvelle force du peuple.
De notre toute récente découverte de la complexité, et de la citation de De Certeau,
nous pouvons augurer dune société future qui, si elle sachemine vers ce que
nous avons dessiné, ressemblera à un espèce de magma social dans lequel
lidentification des acteurs sera très difficile.
Loin de parler de société de linformation, cest de surinformation chronique
et de pollution dinformation quil faudra parler. De même quil est
impossible didentifier lémetteur dune message ou dune page web si
celui-ci ne le désire pas, une société auto-organisée court le risque de manquer de
repères. La question est : si jentre dans un conflit quelconque, sera-t-il possible
de demander des comptes, ou seulement didentifier la personne ou le groupe qui peut
être virtuel ? Rosell pose le problème dune identité commune qui rattache les
individus mais devrait cruellement manquer dans lavenir :
Dans la société, plus dacteurs non-gouvernementaux sont engagés dans le processus de gouvernement ; il devient important et difficile de développer des perceptions communes, des agendas partagés, et des images du monde dans lequel des gens avec des intérêts et des valeurs différents peuvent travailler ensemble et innover. Comme la société et les acteurs engagés se diversifient, nous ne pouvons plus considérer comme acquis que nous partageons les mêmes représentations du monde. Au contraire, nous devons les construire. Générer de telles toiles de fond (mythes partagés, histoires et interprétations) devient une part centrale du processus de gouvernement.»
Ce qui débouche sur un autre problème : la responsabilité des individus. Pouvons-nous faire confiance aux gens pour assumer les responsabilités accrues par lauto-organisation ? Sommes-nous vraiment éduqués dans ce sens, préparés ?
Nous avons vu que lanarchisme conciliait les logiques économiques et sociales quon a tendance à penser contradictoires de nos jours, et nous pensons quune des façons de diminuer limpérialisme économique et la logique du tout-économique réside paradoxalement dans la réorganisation dune société auto-gérée. Ceci dit, force est de constater les dégâts actuels de léconomie à échelle mondiale sur la société. Pour fermer la boucle et revenir à Internet, on saperçoit quaujourdhui les entreprises ont pris le relais des libertaires. LAftel le note dans son enquête, «la dynamique est avant tout commerciale», ce sont les entreprises le moteur de la croissance. Le nombre de domaines a crû de 306 % entre juillet 1995 et juillet 1996, et de 411 % pour le seul domaine «.com», qui représente à lui seul 58 % des domaines enregistrés dans le monde. Avec la globalisation du marché, «cest le triomphe de lentreprise, de ses valeurs, de lintérêt privé et des forces du marché. Avec tout ce que cela signifie de recul des forces sociales et de déclin du rôle de lEtat-nation-providence et de la philosophie du service public.», comme le souligne ArmandMattelard . Dun point de vue théorique, cette libéralisation signifie la prise en compte du récepteur actif qui peut agir dans le village planétaire et dun consommateur libre dans un marché libre. Mais en fait, citoyens et consommateurs sont soumis à la pression de léconomie qui dicte ses standards et impose ses règles. Ici le diffusionnisme prend ici toute sa valeur explicative. Ainsi, avant de servir le citoyen, Internet aidera probablement les publicitaires à segmenter le marché pour nous vendre grâce à des publicités interactives de beaux produits on-line. Dautres craignent que ce soient ceux qui possèdent les télécoms, les riches, qui manipulent les autres et possèdent le pouvoir. Le phénomène de concentration des médias saccentue, les cablo-opérateurs pouvant maintenant posséder et diffuser des contenus.
Nous pourrions aussi parler des conditions daccès au réseau problématiques, pour le moment bien peu démocratiques et réservées à une élite culturelle et sociale. Ne parlons pas des conditions de consultation pour les pays en voie de développement.
Nous déplorons de navoir pas fait détude de terrain digne de ce nom pour vérifier les hypothèses de départ. Cela dit, nous navons toujours pas trouvé de méthode permettant cette vérification, compte tenu de la complexité du sujet. Il faut dire aussi que la compréhension du sujet, aussi limitée soit-elle, a demandé un gros effort théorique de notre part. Jacques Lévy affirme dailleurs que le paradigme de la complexité se caractérise, entre autres, par «linsistance sur la nécessité de vigoureux efforts théoriques face à un empirisme et un éclectisme encore très présents dans la vie quotidienne de la recherche : comprendre nécessite dexpliquer, qui suppose de décrire, qui exige dinventer - de fabriquer des objets discursifs.»
Comme nous lavons vu, si le chaos est déterminé, il est en même temps imprévisible. Nous voudrions échapper par là au reproche qui pourrait nous être fait davoir une vision déterministe des technologies de communication sur la société en affirmant que loin de croire à lillusion techniciste qui consiste à penser que la technologie nous amène vers un monde où tout est pour le mieux, nous croyons au libre arbitre des individus, et à leur rôle dans la construction de la société. Il est vrai que limportance accordée à la technologie dans notre travail pourrait de prime abord paraître être en contradiction avec la place de lindividu dans lanarchisme. Mais le chaos, cest aussi le paradoxe...
Pour finir, disons simplement que nous vivons une période instable, nous sommes dans une transition de phase sociale ; espérons que du désordre anarchiste que nous prônons émergera une société créatrice et responsable conciliant ordre et désordre.
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