DEBORDIANA

CORRESPONDANCE
1961

 

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Guy Debord à Raoul Vaneigem

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

Mardi 31 janvier [1961]

CHER CAMARADE 1,

Je vous remercie de votre lettre2.

Je regrette que nous ne nous soyons pas rencontrés à Paris ; mais tout de même, la grève était mieux.

Henri Lefebvre3 m’a fait lire, le mois dernier, votre manuscrit, qui m’a beaucoup intéressé. Aussi dans son appréciation du lettrisme (j’ai travaillé autrefois avec Isou). En général, je crois que les directions indiquées dans les Fragments pour une poétique conduisent même plus loin que les poèmes qui suivent. Mais de cela aussi, il faudrait parler.

I.S. a réellement quelques défauts d’un bulletin intérieur4 en ce sens que dans le secteur où cela est lu, tout le monde est déjà très averti de ce que nous pensons de l’idéologie et l’art bourgeois. Mais c’est qu’aussi nous n’avons guère d’illusions sur le contact avec un large public, fût-ce dans le médiocre milieu cultivé, à partir des positions qui sont les nôtres. L’expérience montre qu’elles entraînent plutôt d’amusantes conspirations de silence, surtout de la part des idéologues de la gauche. Mais quand même, c’est le bulletin intérieur d’une organisation qui a nettement pour but de troubler le sommeil extérieur par des moyens appropriés. Sans placer trop de confiance justement dans les moyens de l’honnête discussion théorique, qui à ce niveau est toujours étouffée. Je vous envoie aujourd’hui d’autres numéros.

Peu avant Lefebvre, un situationniste de Belgique (Kotányi, peut-être ?) nous avait déjà fait noter votre adresse, pour les services de presse de la revue. Je ne sais si vous êtes en rapport avec un de nos amis à Bruxelles ? J’y passe moi-même assez souvent, et j’espère que nous pourrons nous y voir bientôt.

Amicalement,

G.-E. DEBORD

1. Raoul Vaneigem, qui deviendra situationniste de la section belge. [Note de l’édition Fayard.]

2. Première lettre de Vaneigem, du 24 janvier 1961. [Note de l’édition Fayard.]

3. Raoul Vaneigem avait écrit à Henri Lefebvre, le 18 juillet 1960, une lettre que ce dernier avait transmise à Guy Debord. [Note de l’édition Fayard.]

4. « … J’ai toujours apprécié vos Préliminaires mais je regrette — il faudrait en discuter — de ne pas en retrouver le ton ni les résolutions dans le n° 5 de Situationnisme qui, à mon sens, donne trop dans le “bulletin intérieur” et pas assez dans l’action violente contre l’idéologie et l’art bourgeois », écrivait Raoul Vaneigem. [Note de l’édition Fayard.]

 

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Guy Debord à Asger Jorn

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

Le 31 janvier [1961]

CHER ASGER,

En réponse à ta lettre, reçue aujourd’hui.

Je suis absolument d’accord avec ton idée de faire verser entièrement à Frankin les deux millions que Marinotti1 veut retenir pour le mouvement situationniste.

Du point de vue de la justice, c’est incontestablement le meilleur parti, parce qu’il est le plus oppressé économiquement, de nous tous.

Du point de vue de la propagande (la stupeur et l’indignation garanties chez les idéologues arrivistes de la gauche), c’est un résultat énorme.

Et je crois qu’il est difficile de défier plus magnifiquement l’idée dominante de paiement et valorisation monétaire des recherches spirituelles, puisque Frankin sera « payé » 2 millions pour 3 articles dans notre revue. Toutes les autres revues du monde deviendront très pauvres en comparaison.

D’autre part, je pense que si Marinotti exécute à très bref délai ce geste, sa bonne volonté sera suffisamment prouvée pour que nous envisagions un travail dans une liberté réciproque, comme tu le dis, par étapes successives discutées séparément.

J’espère qu’on te verra bientôt. Amitiés,

GUY

1. Sur la somme de 5 millions de lires que Jorn avait exigée — pour la Caverne de l’anti-matière — de Marinotti. Celui-ci, après l’exclusion de Gallizio, avait insisté pour qu’une partie de cette somme revienne au mouvement situationniste. Jorn avait proposé que Frankin en soit le bénéficiaire pour lui permettre d’éditer son œuvre. [Note de l’édition Fayard.]

 

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Guy Debord à Maurice Wyckaert

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

Samedi 4 février [19]61

CHER MAURICE,

Je reçois à l’instant ta lettre.

La proposition de Mertz1 est fort intéressante (le sujet…). En principe, je veux bien. Asger [Jorn], hier encore, m’a dit énormément de bien de Mertz. Je voudrais avoir vite quelques détails sur le projet (ne pourrait-on pas travailler à la même époque, toi et moi, chez Permild ?). Mertz sera-t-il encore à Munich vers le 20 mars, lors du Conseil central ? D’ailleurs, moi, je pense venir vers le 1er mars. J’aurai fini mon film actuel2, qui est au stade épuisant du montage, dans 15 jours.

Je prépare aussi une intervention sur « les Perspectives de modification consciente de la vie quotidienne » qu’Henri Lefebvre m’a demandée pour un Groupe de recherches sur la vie quotidienne (où l’I.S. peut s’infiltrer toutes portes ouvertes) sous sa direction, et que nous venons d’inaugurer en marge du C.N.R.S. — mais dans ses locaux. On prépare un coup terrible pour les sociologues.

Excellentes nouvelles de Marinotti, tout à fait saisi par notre projet, avançant des contre-propositions très intelligentes, et intéressantes pour nous, afin de ne pas souscrire à toutes nos terribles conditions. Le résultat est donc atteint : il n’a pas rompu et il a bien compris sur quel ton il faut s’adresser à nous. Les perspectives, même immédiates, sont maintenant très favorables.

J’irai à Bruxelles samedi prochain : il doit y avoir une réunion — chez Dehoux — de divers groupes extrémistes qui se sont révélés pendant la grève, avec les Français de Socialisme ou Barbarie, probablement Frankin, qui s’est mis aussi en contact avec eux et les a branchés sur des militants de Liège. Je regrette ton absence. J’espère que le prestige d’Attila [Kotányi] jouera à fond. Cette affaire peut être importante pour notre liaison avec un mouvement ouvrier réellement d’avant-garde. Mais si Dehoux reste aussi louche qu’il nous avait paru naguère, il y aura certainement une épuration à enregistrer, car le niveau moyen de l’extrémisme promet d’être élevé à l’Estro Armonico3 ce soir-là !

Maintenant, une nouvelle très grave, capitale, que tu dois bien expliquer à Nash et aux Allemands (en traduisant exactement les informations suivantes de ma lettre).

Nous venons de recevoir avant-hier un prospectus signé d’Otto et Mme Van de Loo, et de Caspari, annonçant la fermeture de la galerie d’Essen, et la constitution d’un Laboratoire d’étude de l’urbanisme unitaire dans la galerie de Munich (sans prononcer d’autre nom).

Alors :

1°) il est très amusant de voir la vitesse et la franchise avec lesquelles Constant aura amené « son » urbanisme unitaire chez les marchands de tableaux, qu’il craignait tant comme fréquentation pour les autres situationnistes (au point de leur préférer l’année dernière les constructeurs d’église).

2°) Mais l’escroquerie est trop forte. Nous avons envoyé immédiatement Jacqueline [de Jong] à Munich (si tu l’as vue, tu connais l’affaire). Elle y sera dimanche et, peut-être, encore lundi, pour interroger Van de Loo et noter ses réponses, sans plus. Bien sûr, elle ne lui cachera pas que nous ne laisserons pas passer cette impudente contrefaçon sans réagir et faire savoir partout que l’I.S., dont tout le monde sait quelle représente les 49/50 de l’histoire des idées et des perspectives réelles pratiques de l’urbanisme unitaire (et dont la dernière revue signalait même l’installation du Bureau à Bruxelles) n’est nullement mêlée à cette affaire. Vous recevrez probablement d’ici huit jours un tract en allemand à distribuer au maximum à Munich (y compris à la presse). Les réponses de Van de Loo ne nous intéressent que pour mesurer la gravité des représailles que nous appliquerons de toute façon.

Voici la base que nous avons absolument adoptée, et que nous soutiendrons à n’importe quel prix — je pèse mes mots — et je te demande de le faire bien comprendre aux amis.

Cette affaire — peut-être « arrangée » par Caspari — devra se résoudre dans un très bref délai par une rupture totale, à l’un ou l’autre des maillons de la chaîne de complicité : la rupture peut avoir lieu entre Constant et Caspari (Caspari pourrait alors faire des excuses publiques pour son acte de faussaire), soit entre Caspari et Van de Loo (si, par exemple, Van de Loo mettait à la porte Caspari), soit entre Van de Loo et tous les situationnistes. Peu nous importe où a lieu la rupture, puisque nous sommes à la fois parfaitement résolus à la provoquer et parfaitement maîtres de le faire (je suppose que l’on commence à nous connaître assez pour savoir que nous ne reculerons devant aucun « sacrifice », même « regrettable » en soi).

Asger a même envisagé le cas (qui me paraît improbable) où le groupe Spur ne serait pas immédiatement fidèle dans cette affaire. Il est alors résolu à rompre à l’instant avec n’importe lequel d’entre eux, et même avec tout le groupe. De plus, quiconque collaborerait un jour à ce « Laboratoire », même sans connaître d’abord l’I.S., sera traité comme les gens d’Arguments : la porte fermée pour toujours.

Jacqueline aura certainement parlé aux Allemands. Explique-leur aussi l’affaire. Et surtout le caractère immédiat et total que doit avoir la réaction de tous les situationnistes sur cette question. Surtout de ceux qui sont à Munich.

Écris-moi très bientôt. Amitiés à tous,

GUY

P.-S. : Comme je pense que les gangsters sont à casser avec des méthodes de gangster, j’ajoute
Deux notes annexes sur la question économique.

a) En cas de rupture avec Van de Loo, Asger pense pouvoir remplacer assez bien son soutien (par exemple, du groupe Spur), ne serait-ce qu’avec le marché scandinave.
De plus, Asger estime qu’
en tout cas lui-même se retirant des affaires de Van de Loo, celles-ci subiraient un tel effondrement qu’il resterait bien incapable de soutenir ni Constant ni quelque groupe que ce soit.

b) Comme tu sais, Marinotti avait prévu de confier la construction de sa prochaine exposition à Constant. Il l’a donnée à Van Eyck, l’architecte hollandais recommandé par nous.

1. Albert Mertz, cinéaste expérimental danois, lié à Cobra, réalise son premier film, La Fuite, en 1942 avec Jørgen Roos. [Note de l’édition Fayard.]

2. Critique de la séparation. [Note de Debordiana.]

3. Le restaurant de Robert Dehoux, dans la banlieue chic de Bruxelles. [Note de l’édition Fayard.]

 

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Guy Debord & Michèle Bernstein à Asger Jorn
Carte postale représentant un cheval de la grotte de Lascaux, avec la signature imitée de Jorn

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

[26 mai 1961]

CRIPPA1 était passé avant nous.

GUY, MICHÈLE

1. Roberto Crippa, peintre et sculpteur italien, membre du Movimento per un arte nucleare, connu pour ses totems. [Note de l’édition Fayard.]

 

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Guy Debord à René Viénet

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

21 juin [19]61

CHER RENÉ VIÉNET1,

La plus simple manière d’aborder toutes les questions énumérées dans ta lettre à l’I.S., c’est de venir voir sur place toi-même. On peut te loger, nourrir, abreuver même, pendant une huitaine de jours à l’adresse suivante :

1, impasse de Clairvaux, Paris 3e
TURbigo 25-24

Connaissant assez peu de choses sur la plupart des travaux rentables, nous avons cependant trouvé deux camarades renseignés : ils assurent qu’un étudiant peut à tout moment avoir du travail (qui évidemment n’a guère de chances d’être bien payé ou remarquablement drôle). Ils t’en indiqueront.

Mais comme ces gens précisément et moi-même partons en voyage à peu près 10 jours jeudi, l’invitation susmentionnée n’est valable qu’à partir du début de juillet.

Écris quelques jours à l’avance la date de ton éventuel passage.

Cordialement,

G.-EDEBORD

1. René Viénet, qui deviendra situationniste de la section française. [Note de l’édition Fayard.]

 

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Guy Debord à Asger Jorn

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

Samedi 8 juillet [1961]

CHER ASGER,

J’ai reçu l’article sur la pataphysique. C’est très bien : on a encore le temps de le passer dans la revue, qui était encore une fois en retard à cause de la couverture. Je crois que finalement tout sera arrangé au mieux, la revue paraissant à la fin du mois.

Cette semaine, Michèle [Bernstein] est revenue d’Angleterre. Tout va bien.

John Lefebre1 m’a écrit à propos du film : il le verra à son prochain passage en France, en décembre. Il est a priori favorable, dit-il.

J’ai reçu de Mertz des photos de son film munichois, proposées pour l’illustration d’un numéro d’I.S. Mais il faut dire que ces photos sont inutilisables. Et même sont assez peu encourageantes à propos d’un film expérimental.

J’ai fait, depuis Paris, une deuxième diffusion de Spur 5, avec le paquet reçu.

J’ai passé trois jours à Anvers, il y a deux semaines. C’est une ville où l’I.S. commence à avoir de l’influence. Et le décor est excellent.

Ci-joint un prospectus d’un groupe anglais — connais-tu quelqu’un là-dedans ? — qui s’engage dans le « situationism », et demande maintenant qu’on leur envoie une documentation sur la question !

Alex Trocchi, qui est à Londres en ce moment, va les contacter en notre nom, pour voir ce qu’ils valent.

Écris-moi, dès que tu le sauras, les renseignements sur nos rencontres en Scandinavie.

Amitiés,

GUY

1. Galeriste new-yorkais qui organisera du 6 novembre au 1er décembre 1962 la première exposition personnelle d’Asger Jorn aux États-Unis. [Note de l’édition Fayard.]

 

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Guy Debord à Attila Kotányi

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

Paris, le 12 juillet [19]61

CHER ATTILA,

À propos de la lettre d’Alain [Girard]1 (du 29 juin) qui, comme tu le penses, oblige à tirer quelques conclusions nettes.

En quittant Anvers, il y a quinze jours, je suis allé directement à Tours. Alain ne s’est pas présenté à la réunion prévue. Le surlendemain, à Paris, quand il a téléphoné chez moi, j’ai fait répondre que je ne souhaitais pas lui parler. Puisque la question essentielle soulevée à Bruxelles par Robert [Dehoux] — la possibilité d’un minimum de cohésion dans cette activité collective qu’Alain annonçait hardiment — l’événement répondait outre mesure. Je n’ai pas revu Alain depuis qu’on l’a quitté chez toi : il était évidemment inutile de s’ennuyer un moment de plus avec ces velléités pathétiques destinées à rester bavardage. D’où sa lettre, officiellement adressée à toi, et dont il m’a fait porter le soir même un double, par Richard [Dabrowski]2.

L’extraordinaire faiblesse de l’intelligence et du vocabulaire, dans cette lettre, est très éloignée des idées exprimées par Alain en notre présence, mais malheureusement assez représentative de ce qui, dans sa conduite, manque de rigueur et de courage. Je ne sais où il prend que j’ai pu proposer de « sélectionner » qui que ce soit pour la fameuse tendance qu’il projetait avec ses amis (en revanche ils ont refusé même de s’adresser à C. Chabrol3, qui avait fait la plus intéressante intervention de la conférence nationale, simplement parce qu’ils ne le trouvaient pas « sympathique »). J’ai seulement demandé qu’ils essaient d’abord de se mettre d’accord entre eux (la chose même étant des plus douteuses) pour commencer une action qui n’était rien d’autre que l’application des principes de S. ou B. donc susceptible d’être approuvée par 90 % de l’organisation actuelle ; et de commencer enfin une action pas trop dérisoire vers l’extérieur. Ceci aurait évidemment arrangé nos rapports avec P.O. Et nous n’avions jamais, jusqu’ici, rencontré des raisons de nous intéresser à ces gens en dehors de leur qualité de membres de P.O. C’était clair. Au point que j’ai toujours déconseillé cette perspective de scission4 qu’Alain a prophétisée à Bruxelles de la manière la plus irresponsable et la plus creuse.

Il faut croire qu’Alain ne s’est pas rendu compte de tout cela, à en juger par son amertume actuelle. On pourrait corriger une formule qui lui est chère en disant que S. ou B. fabrique des opposants à son image. Pour avoir adopté trois formules justes, on se pense installé au centre du monde et de sa critique révolutionnaire ; et on commence aussitôt à monter le spectacle des mélodrames de cette riche pensée déchirée. Mais le cœur du problème est qu’Alain et ceux de ses amis qui lui ressemblent affectivement n’ont guère les capacités d’être nulle part des opposants : tout juste des mécontents.

Le côté passionnel, comique parce que parfaitement hors de propos, de cette malheureuse lettre ne peut s’expliquer que par les déboires de « révolutionnaires » qui se cherchent encore des pères. Si l’on est un Barjot, on peut compter, paraît-il, sur deux ans d’obéissance. Si l’on n’envisage vraiment pas d’être Barjot, ils se plaignent tout de suite.

D’où cette petite phrase assez nauséabonde, qui est un aveu contourné : « On veut des jeunes, bien sûr, parce qu’ils sont plus faciles à flatter et à influencer. On viole les consciences… » J’ai peine à croire que ce soit cet Alain que nous connaissions, qui ose recourir à ce plaidoyer bêlant, très « protection-de-la-jeune-fille-en-détresse » : se définit-il lui-même comme tellement jeune ? Qui voudrait violer quoi ? Qui l’a jamais « flatté » ? Pour ce qui est d’influencer, je crois bien qu’on a influencé plus ou moins des tas de gens, je ne vois pas de raison d’en être si fiers, ni gênés le moins du monde. C’est la vie.

Mais surtout, pour où donc voudrait-on des jeunes ? Pour l’I.S. ? C’est bien là où le bât le blesse. Il a pu constater que nous ne faisions pas du recrutement ; et en tout cas pas de recrutement du côté des membres de P.O.

Aussi, pesés par ces honnêtes gens comme raisins un peu trop verts, nous voici à présent fonctionnant « selon le piteux mode du scandale » (j’ai dû leur expliquer que nous en avions fait quelques pas mauvais, un jour où, parlant à tout hasard, ils nous reprochaient de n’avoir jamais envisagé ces possibilités) ; néo-staliniens peut-être, mais sûrement « se prenant pour Dieu » ; et tout ceci dans les néo-salons intellectuels (de l’impasse de Clairvaux). C’est trop con pour discuter plus, du moins avec Alain.

Il faut pourtant noter que ce groupe qui cherchait à se définir dans P.O. était composé des individus les plus conscients d’un ensemble de questions qui sera au centre de toute relance réelle du mouvement révolutionnaire ; et que plusieurs d’entre eux iront sûrement bien plus loin. Mais ils ont encore de telles connaissances sur un mode parcellaire (je n’ai jamais donné à entendre que j’étais seul — que nous étions seuls ? — à avoir « compris le marxisme », et moins encore que j’en tirais gloire ; mais il faut bien dire que quelqu’un qui aurait compris la dialectique ne désignerait pas notre but supposé comme « un cristal très pur, vierge de contradictions… »). Il est donc hautement improbable qu’ils arrivent à agir ensemble maintenant. Et les plus résolus (Béchir5) se situeront certainement hors de P.O. Dans la première ébauche de ce groupe dans P.O., il y a trop de gens qui pensent en termes de chansonnettes, qui voudraient qu’on les aime ; qui n’ont pas encore compris que le fait de se déclarer intéressés par quelque chose ne les rend pas, eux, automatiquement intéressants.

Donc, dans les rapports avec P.O., le P.O.B.6 ne devra compter que sur lui-même, l’état de crise s’aggravant encore. Et les perspectives qui restent devront être examinées par l’I.S. à Göteborg.

Ci-joint un exemplaire d’une publication que m’envoient cinq Anglais — connais-tu quelqu’un ? — qui se lancent hardiment dans le « situationism » et réclament des stocks de nos documents. Trocchi, qui est à Londres cette semaine, se charge de les contacter pour rappeler que la chose n’existe pas, mais voir ce qu’ils veulent faire. J’attends Raoul [Vaneigem] ici dans trois jours.

Amitiés,

GUY

1. Alain Girard, membre de S. ou B. [Note de l’édition Fayard.]

2. Richard Dabrowski, membre de S. ou B. [Note de l’édition Fayard.]

3. Autre membre de S. ou B. [Note de l’édition Fayard.]

4. La scission entre S. ou B. et Pouvoir ouvrier se fera en 1964. [Note de l’édition Fayard.]

5. Béchir Tlili, étudiant tunisien inscrit en propédeurique au cours de Jean-François Lyotard membre de Socialisme ou Barbarie. [Note de l’édition Fayard.]

6. Pouvoir ouvrier belge. [Note de l’édition Fayard.]

 

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Guy Debord à Eugène Bogaert

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

22 août [19]61

CHER MONSIEUR,

À l’examen, le n° 6 d’Internationale Situationniste achevé hier comporte 55 fautes (marquées sur l’exemplaire ci-joint), dont 14 au moins sont très graves et altèrent le sens de ces textes1. Vous conviendrez que c’est trop.

Cela veut dire qu’il n’y a pas eu quelques oublis ou erreurs, mais qu’en réalité on n’a rien corrigé sur les dernières épreuves où j’avais marqué les fautes. Où justement le nombre de ces fautes subsistant alors, j’avais insisté pour revoir le tout avant l’impression. Vous m’en avez dissuadé, disant que ces derniers détails sont corrigés sous la responsabilité du tierceur. Il devait être en chômage !

Pris de court, j’ai dû envoyer mon service de presse avec toutes ces fautes, ce qui est bien fâcheux. Mais je pense que pour la suite, il faudrait enfin corriger sur les formes, et tirer encore 1 000 exemplaires qui soient convenables (vous pouvez utiliser notre surplus de couvertures).

En outre, pour le massicot, veuillez noter que la largeur exacte est 16 cm (× 24), les exemplaires d’hier n’atteignant que 15 cm ½.

G.-EDEBORD

1. Voir à ce propos I.S. n° 7, p. 49. [Note de l’édition Fayard.]

 

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Guy Debord à Eugène Bogaert

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

Paris, le 11 septembre 1961

MONSIEUR,

J’ai le regret de vous informer que le nouveau tirage du n° 6 de notre revue, que je trouve livré chez moi en rentrant à Paris, en compensation des anciennes fautes corrigées en comporte de nouvelles dont deux au moins (pièces jointes) sont extrêmement graves.

De telles fautes, en tout cas déplorables s’il s’agissait d’un premier tirage, sont littéralement inadmissibles alors qu’il s’agissait de rattraper le massacre d’une première diffusion, qui était comme vous avez vu.

Je vous ai déjà dit que cette revue, qui n’est pas faite dans un but strictement commercial de vente, a pour nous l’utilité d’une manifestation dans un certain niveau culturel. La qualité, dans cette optique, ne dépend nullement de l’originalité de la mise en page ou du luxe des couleurs, mais bien de l’exactitude rigoureuse des textes, dans la mesure même où ils sont peu accessibles.

Le préjudice que nous avons subi en diffusant tout notre service de presse altéré par de nombreux contresens, nous l’avons bien supporté, il y a trois semaines, vous en conviendrez, en raison des précédents travaux faits avec vous, à notre satisfaction réciproque peut-on dire. Mais je vous avais demandé alors de tirer à nouveau 500 exemplaires seulement, mais qui fussent parfaits. Vous en tirez 2 000, ce qui serait encore mieux, mais ils se trouvent dans un état tel qu’ils m’interdisent même l’opération de rattrapage que j’envisageais ; c’est-à-dire l’envoi de nouveaux exemplaires pour remplacer les anciens signalés comme erronés.

Je vous rappelle que, ce deuxième tirage ayant été fait plus de dix jours après, ce n’est pas le temps qui a pu manquer pour vérifier, avec le soin moyen d’une imprimerie ordinaire, ces corrections. De même que j’avais insisté pour venir moi-même la première fois, il était encore possible que nous envoyions chez vous quelqu’un de la rédaction s’il faut admettre qu’il n’y a personne dans toute votre imprimerie en état de relire les tierces — sans être pris de boisson ou délibérément malveillant !

Je serais curieux de savoir quelles conclusions vous entendez tirer de ces résultats, sur le plan commercial.

Veuillez croire, Monsieur, à mes sentiments distingués,

G.-EDEBORD

 

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Guy Debord à Eugène Bogaert

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

Paris, le 27 septembre 1961

MONSIEUR,

En réponse à votre demande téléphonique d’hier, je vous confirme que vous pouvez disposer du plomb du n° 6. En effet une diffusion rectificative eût été déjà presque tardive au moment où est sorti le tirage « corrigé » ; après, il n’était plus très utile de tenter l’aventure d’une troisième version.

J’ai naturellement apprécié l’humour de votre lettre du 12 septembre. Nous n’avons pas créé le mot réification (en allemand : Verdinglichung) ; comme nous l’avions d’ailleurs fait pour un ou deux autres mots que vous avez eu la bonté d’imprimer tout de même correctement. Mais, dans tous les cas, la faiblesse de l’argument de votre tierceur ne peut vous échapper, puisque la règle de la profession n’est pas, que je sache, la fidélité au meilleur dictionnaire du XIXe siècle, mais plus simplement la fidélité à la copie remise par le client, paraîtrait-elle parfaitement aberrante. Littéralement, les 9/10 de la pensée moderne n’auraient pu être exprimés si les imprimeurs s’étaient attribué ce rôle de censure, au nom du bon usage de la langue, que votre tierceur revendique par ses actes. Je trouve fort louable le haut niveau culturel de l’imprimerie Bernard, mais il me semble, pour reprendre les termes de votre lettre, que la reproduction d’un texte, même s’il s’agit d’un prospectus vantant les vins Préfontaine, « s’impose impérativement » ; non en fonction des « intéressés initiés » qu’il peut toucher ou ne pas toucher, mais du seul fait que l’on a accepté ce travail.

Ceci dit, j’admets avec vous que cette malchance répétée, dans la mesure même où elle est d’une extravagance imprévisible, aurait pu survenir dans n’importe quelle autre imprimerie.

Je préférerais donc que nous poursuivions chez vous nos publications en français. Cependant, dans la mesure où je ne suis pas, comme vous savez, éditeur, mais simplement délégué d’un groupe d’artistes (donc responsable envers eux du choix de l’imprimerie et des résultats, globalement), la question est suspendue au coût de cette malheureuse opération.

J’attends donc que vous l’ayez évalué vous-même dans votre facture. C’est seulement en disposant de cette nouvelle pièce que nous pourrons conclure sur l’ensemble de l’incident.

Veuillez croire, Monsieur, à mes sentiments distingués,

G.-EDEBORD

 

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Guy Debord à Attila Kotányi & Raoul Vaneigem

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

Vendredi soir [novembre 1961]

CHER ATTILA (et Raoul)

Après une conversation avec Richard [Dabrowski], je dois rappeler qu’il est tout à fait impossible que quelqu’un de nous (de l’I.S.) encourage — ce qui veut dire aussi : soit réputé encourager — une tendance dans P.O.

1°) Parce que cette action, étant donnés notre expérience de mai-juin (plus celle de P.O.B.), les conditions, les gens en cause, n’a, fort malheureusement, aucune chance de réussite. Ni pour modifier en quoi que ce soit l’action des adhérents actuels de P.O. ; ni pour produire même un texte théorique important, de 200 ou de 2 pages.

2°) Parce que l’état d’hostilité de P.O. à notre égard est déjà assez fort — juste à la limite qui nous permet encore une neutralité cordiale —, et que toute nouvelle plaisanterie irresponsable de ce genre nous mènera promptement au conflit ouvert.

L’action que nous avons maintenant en vue est malheureusement moins simple et moins idyllique. À tous les niveaux.

Ci-joint un tract émanant de München — l’avez-vous ? Il y a là-dedans quelque chose de louche. À relier aux questions agitées (résolues) à notre dernière réunion.

À bientôt. Amitiés,

GUY

 

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Guy Debord à Eugène Bogaert

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

Paris, le 27 décembre 1961

MONSIEUR,

Revenant à Paris, j’y trouve votre lettre du 8 décembre. Voici donc les réponses aux trois questions que vous soulevez :

1°) veuillez trouver ci-joint le règlement de votre tardive facture n° 1 162 (212 NF), concernant 5 000 notices en allemand1.

2°) S’il traîne dans vos écritures un débit de 100,50 NF il doit bien correspondre à quelque chose : je le paie en même temps.

3°) Quant au numéro 6 de la revue I.S., votre précédente lettre exposait le problème dans une perspective extrêmement sympathique. Son seul défaut était de laisser à un groupe le soin de débattre la somme à fixer ; et dans ce cas une décision collective risque de s’aligner sur l’élément le moins généreux. Enfin j’ai obtenu pour vous la somme de 3 000 NF. À en juger par référence au coût des précédents numéros, j’ose espérer que vous trouverez ce chiffre satisfaisant.

Le chèque ci-joint de 3 312,50 NF représente donc l’addition de ces trois sommes.

Pour conclure notre échange d’impressions subjectives, je suis heureux que votre sentiment de culpabilité ait diminué depuis septembre : dans le même temps mon indignation a beaucoup décru, malgré un certain nombre de reproches tout à fait injustifiés que j’ai dû entendre à propos de cet incident.

Bien à vous,

GUY DEBORD

P.J. : chèque n° 963 940 sur la B.C.E.N. d’un montant de 3 312, 50 NF.

1. Berichtigung! [Note de l’édition Fayard.]

 

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