DEBORDIANA

CORRESPONDANCE
1976

 

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Mustapha Khayati à Champ Libre

[Éditions Champ Libre, Correspondance. Volume I
Éditions Champ Libre, Paris, octobre 1978]

Paris, le 12 octobre 1976

MONSIEUR,

Il m’est revenu que les Éditions Champ Libre sont en train de rééditer La Misère en milieu étudiant. Puisque vous avez jugé superflu de m’en avertir, je tiens à vous informer que ce texte n’est point fait pour la forme commerciale officielle que vous souhaitez lui donner, et qu’il faut le laisser continuer son chemin à travers les nombreuses éditions sauvages.

Je vous dis donc que je m’oppose formellement à toute réédition de La Misère, par vous ou par n’importe quelle autre maison d’édition.

Au cas où vous persisteriez à ne pas tenir compte de mon avis, je vous rappelle ceci :

« Ne doutez pas, Monsieur, que la conscience de classe de notre époque a fait suffisamment de progrès pour savoir demander des comptes par ses propres moyens aux pseudo-spécialistes de son histoire qui prétendent continuer à subsister de sa pratique. » (I.S. n° 12, p. 90.)

MUSTAPHA KHAYATI

 

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Champ Libre à Mustapha Khayati

[Éditions Champ Libre, Correspondance. Volume I
Éditions Champ Libre, Paris, octobre 1978]

Paris, le 24 octobre 1976

MONSIEUR,

J’ai en effet décidé de rééditer La Misère en milieu étudiant, sans demander votre avis, pas plus que celui de son premier éditeur, l’U.N.E.F.

Si vous aviez été, en toute indépendance, le seul auteur de cet opuscule, je vous aurais tout de même repondu qu’il est inutile de vouloir jouer les Luckács quand on n’en a même pas la notoriété, et que toutes ces tentatives de censure obscurantistes seront toujours à traiter avec le même mépris.

Mais vous savez bien que vous n’avez pas écrit tout seul ce texte, et surtout que vous avez agi dans cette affaire comme le délégué d’un certain mouvement, et de quelques-uns des étudiants qu’il influençait à Strasbourg. Votre nostalgique prétention est vaine envers un document qui appartient à l’histoire, dont vous vous êtes fait oublier.

Nous ne vous reconnaissons aucune autorité pour dire pour quoi « ce texte n’est point fait ».

Ce sont les « garnautins » qui disaient alors que vous apparteniez vous-même à une « puissance officielle » (I.S. n° 11, p. 30) ; mais ils se trompaient. Vous semblez aujourd’hui vouloir opposer, dans l’édition, « la forme commerciale officielle » et la forme commerciale dissimulée. Vous avez certainement vos raisons pour cela. On n’apprendra pas à quelqu’un qui a été marxiste que, dans une société de marchandises, une théorie critique ne peut entrer largement en contact avec des individus qu’en passant par le support d’un objet qui se vend ; et les « nombreuses éditions sauvages » que vous applaudissez sont elles-mêmes commerciales dans toute la mesure de leurs moyens. Mais enfin, si vous évoquez précisément Champ Libre, je me consolerai en pensant que, puisque vous m’avez proposé, sans succès, d’y publier en compagnie d’un polygraphe de vos amis, M. Vaneigem, vous ne jugez pas ces éditions abusivement commerciales ; et en tout cas pas plus que d’autres. Vous savez très probablement que ce n’est pas pour un excès de commercialisme que Champ Libre est détesté et boycotté par la presse et le milieu intellectuel récupérateur.

On voit bien ce qui vous plaît dans l’édition « sauvage » : et par exemple dans cette édition « sauvage » de Düsseldorf où vous laissiez présenter La Misère en milieu étudiant comme rédigée par « Khayati, Vaneigem et autres », alors que vous savez mieux que personne que, contrairement à quelques autres, ce même Vaneigem n’en avait pas écrit une ligne. Et pourquoi ne pas aussi, tant que vous y êtes, ajouter comme auteur ce M. Jean-Pierre Bastid qui œuvre à présent dans une littérature qui voudrait vraiment faire de son mieux pour être rentablement commerciale ?

On voit bien ce qui vous plaît dans l’édition trilingue et franchement maspérisée de La Misère en milieu étudiant, publiée audacieusement par M. Viénet en 1972 dans une « Bibliothèque asiatique » sous la marque Champ Libre ; et pourquoi vous ne vous êtes pas « formellement » opposé à cette réédition : vous y étiez généreusement mentionné comme propriétaire du copyright.

Vous postulez une sorte de division du travail entre, d’une part, d’estimables éditeurs « sauvages », à qui serait réservée la diffusion pour quelques pseudo-initiés — ou, comme à Düsseldorf, la falsification — de certains documents critiques et révolutionnaires ; et d’autre part tout le reste de l’édition pleinement et simplement « commerciale » qui, symétriquement, ne serait que le lieu des travaux alimentaires plus ou moins honteux des ex-subversifs qui se sont petitement rangés. Mais personne ne croira cette irréalité pour vous faire plaisir. Vos carences ne sont pas des lois générales de l’Histoire.

Et maintenant vous tentez, vous, de vous identifier à « la conscience de classe de notre époque ». Si quelqu’un doit avoir quelque chose à craindre de cette conscience, et de ses moyens pratiques, tout porte à croire que c’est vous.

GLEBOVICI

 

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Mustapha Khayati à Champ Libre

[Éditions Champ Libre, Correspondance. Volume I
Éditions Champ Libre, Paris, octobre 1978]

Paris, le 29 octobre 1976

LES GALIPETTES DIALECTIQUES contenues dans la lettre qu’un de vos concepteurs publicitaires vous a fait signer ne pourront jamais rien changer à votre seule et unique réalité de marchand. Je constate seulement que vos éditions m’attribuent ou me contestent la rédaction de La Misère selon que vous êtes aux pieds de l’un ou l’autre de mes ex-camarades. C’est probablement cette position confortable qui vous autorise aujourd’hui à vous identifier fièrement au cadavre d’un certain mouvement.

Pour le reste, il est malsain de causer théorie avec un marchand de soupe, et absurde de s’expliquer avec une signature.

MUSTAPHA KHAYATI

 

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Notice de Mustapha Khayati

[Éditions Champ Libre, Correspondance. Volume I
Éditions Champ Libre, Paris, octobre 1978]

SI JE M’OPPOSE à la réédition de La Misère en milieu étudiant… par Champ Libre ou n’importe quel autre éditeur, c’est parce que je crois que ce pamphlet qui avait toute sa valeur révolutionnaire en 1966, n’a aujourd’hui pour l’éditeur patenté de la théorie radicale que toute sa valeur marchande.

Je communique à ceux qu’intéresse l’histoire futile des auto-parodies révolutionnaires le dossier qui permet de suivre les interventions pour et contre cette dérisoire opération, en réaffirmant que ce texte a été conçu pour l’édition sauvage et la diffusion gratuite, qu’il appartient toujours à ceux qui ont su et qui sauront en faire l’usage adéquat, et jamais à un quelconque roquet de la récupération, eût-il apposé mille copyrights sur des écrits qui — de son propre aveu — appartiennent à l’Histoire.

MUSTAPHA KHAYATI

N.B. Envoyé à la Société de distribution des livres de Champ Libre (Sodis), l’encart ci-joint (À propos de la réédition de La Misère…) devait être inséré dans la brochure avant sa livraison aux librairies. Mais les services de la Sodis ont pu avertir à temps l’éditeur qui, naturellement, a donné l’ordre de le retirer.

*

À propos de la réédition de La Misère en milieu étudiant

VOICI D’ÉTRANGES RUMEURS qui sont capables d’intoxiquer les gens : puisqu’on se moque de moi, on se peut bien moquer d’un autre. Oui ! Sans demander l’autorisation à personne, j’ai pris, seul, l’initiative de rééditer la brochure intitulée : De la misère en milieu étudiant…, publiée, voici dix ans, par les situationnistes.

D’aucuns se demandent naïvement : « Pourquoi reprendre commercialement un texte qui a eu le rare mérite de se diffuser par lui-même, dans divers pays et dans diverses langues, qui a trouvé tant de lecteurs sans la moindre publicité, qui a occasionné quelques dégâts dans l’Université, et qui n’a financièrement jamais rien rapporté à personne, jusqu’à ce jour ? » Je réponds : « Justement ! pourquoi pas ? »

Ce texte, anonyme et libre de tout copyright, me semble être à la disposition de n’importe qui. Quel mal y-a-t-il à ce que je sois ce n’importe qui ?

De fait, depuis l’effondrement de l’Empire romain d’Occident, il ne s’est pas trouvé un seul éditeur qui ait rendu, en si peu de temps, autant de services à la cause révolutionnaire que moi. Des misérables qui n’ont réussi ni dans le monde des affaires ni dans les affaires de la révolution, me reprochent aujourd’hui — à moi qui n’ai jamais connu de frontières entre la bonne cause et la bonne soupe — de m’enrichir aux dépens de cette cause. Feint-on d’ignorer que j’ai souvent risqué mon argent pour diffuser les idées dangereuses ? Pourquoi les idées dangereuses ne courraient-elles pas parfois le risque de me rapporter un peu d’argent ? Les imposteurs ne devaient-ils pas s’ensevelir dans les ténèbres le jour que j’ai produit « La Société du Spectacle » et que j’ai gagné le privilège de rééditer l’Internationale Situationniste ?

La médisance est venue me chercher jusque dans mon métier d’homme du spectacle. J’ai honte pour tous les gens de ma profession qui n’ont pas encore compris que, depuis mai [19]68, les temps ont changé et que la marchandise radicale, loin de saboter les affaires, peut — avec quelques risques, il est vrai — travailler à leur salut.

Un de mes amis, dont j’estime beaucoup le jugement, parce que c’est J.-P. Belmondo, et Louis de Funès, dont je prenais ordinairement conseil, m’avaient déjà prévenu contre les risques et les tracas de l’édition, et m’avaient conseillé de demeurer tranquillement aux Champs-Élysées. Seulement, voilà ! Quoique je sois un homme d’affaires, je ne laisse pas d’être révolutionnaire par une manière qui est, à la vérité, difficile à expliquer, mais qui ne laisse pas d’être véritable, quoique je n’aie jamais réussi à la faire entendre à ceux avec qui j’en ai conféré.

Des esprits mal tournés et qui empoisonnent tout ont trouvé encore dans ma générosité de quoi porter atteinte à ma réputation. Ils disent que mes prétentions d’éditeur révolutionnaire sont fort éloignées de ma réalité d’imprésario, et que je n’ai été engagé dans l’édition que pour les mêmes motifs qui ont fait de moi « Monsieur 10 % du cinéma ». Je leur dis : « L’Histoire jugera si mes intérêts peuvent, un jour, faire partie des affaires de la Révolution ».

Je me suis trouvé, certes, dans la funeste nécessité de gagner sans trêve de l’argent ; mais que l’on sache que c’est dans l’unique but d’être de quelque utilité à une révolution qui, me libérant de cette odieuse obligation, me rendra à moi-même et aux miens.

Je sais que l’on dit à chaque quart d’heure, dans le public des envieux, que je ne comprends pas les livres que je publie, que je ne suis pour rien dans ce que fait Champ Libre et que, de surplus, je paie très mal mes employés. Mais, même les journalistes qui nous boycottent n’osent nier notre indiscutable contribution à la science de la publicité et à la précision des méthodes de récupération. On peut surprendre les esprits pour deux jours, mais il est difficile de les aveugler pour longtemps : ne croyez point aux médisances qu’on fait de moi ; j’irai si droit dans mon chemin, que si les bons révolutionnaires ne m’aiment de droit, au moins ils m’aimeront de bricole.

GLEBOVICI
Éditeur, Producteur et Imprésario

 

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Texte publié et diffusé peu après

[Éditions Champ Libre, Correspondance. Volume I
Éditions Champ Libre, Paris, octobre 1978]

FOUTRE !

Les Éditions Champ Libre viennent d’avoir l’impertinence de rééditer La Misère en milieu étudiant, sans tenir aucun compte de la ferme protestation que leur avaient adressée les personnes les plus autorisées et les plus estimables ; des personnes qui, à Strasbourg comme ailleurs, ont pris une part éminente au mouvement de contestation en 1966 et même quelque peu avant, et dont on sait de reste qu’en aucune circonstance elles ne se sont abaissées à tirer la moindre rémunération des entreprises de l’édition commerciale. Tous ceux qui connaissent les mérites passés et présents de ces personnes comprendront assurément les raisons de leur indignation. Leur cause est celle de tous ceux qui leur ressemblent.

Les néfastes Éditions Champ Libre, en effet, ne craignent pas maintenant de faire mettre en vente le célèbre pamphlet de Strasbourg, le transformant donc tout à coup en pure et simple marchandise, et par le fait même en texte contre-révolutionnaire. On n’ignorait pas, pourtant, que la destination évidente de ce pamphlet était la diffusion absolument gratuite.

Le public a été averti de cette révoltante récupération, la plus notable peut-être de la dernière décennie, par un document parfaitement convaincant qu’a signé Mustapha Khayati lui-même, mais qui exprime aussi très fidèlement le sentiment de quelques autres.

Des bourgeois ou des bureaucrates, pour nuire à la contestation, ont parfois insinué que certains de ceux qui la représentent se souciaient assez peu de la réalité concrète, surtout là où elle les gêne, et ne croyaient pas tout ce qu’ils disent, puisqu’on les voit le plus souvent se dérober sous des sophismes qui ne font même pas bon ménage à l’intérieur d’une seule page. On ne sait pas trop qui cette calomnie prétendait viser. Il en est en tout cas quelques-uns — et s’il n’en reste que deux nous serons ceux-là — qui ne sont point faits pour se déguiser sous la perruque de Tartuffe, et qui exposent bien franchement et bien honnêtement à la face du monde, quand ils croient devoir prendre position sur un terrain pratique, tout ce qu’ils en pensent et tout ce qu’ils y font. Ceux-là ne se paient pas de creuses dialectiques : ils appellent un chèque un chèque. Et ils ont acquis, peut-être, quelque compétence et quelques titres pour apprendre à ceux qui l’ignorent ce que c’est qu’un marchand.

Aussi bien, dans la présente affaire, la pire malveillance sera réduite au silence, car rarement la théorie révolutionnaire a été fondée sur une base si solide, et la justesse de son application pratique sera transparente aux yeux de tous. On ne peut nier que quiconque vend à quelque prix que ce soit quelque chose, qu’il s’agisse d’une tonne de blé, d’un exemplaire d’un livre ou d’une heure de son temps, participe au système marchand, qui est mauvais. Ceux qui ont plus à vendre que les autres sont les pires : petits ou grands possédants du système de la vénalité. Tous ceux qui vendent, ou font vendre, des textes révolutionnaires, ne sont rien d’autre que des marchands, au sens scientifique du terme, mais des marchands plus perfides que tous les autres, et souvent même plus riches. Quand la Révolution, qui ne peut que se vouloir au-delà de ce néfaste système, juge bon de communiquer ses écrits, elle les confie tout innocemment à l’édition sauvage, et c’est en quoi l’édition sauvage n’est pas marchande.

Ce principe apporte, on en conviendra, un progrès décisif à la critique révolutionnaire, progrès qui permet en même temps une simplification théorique dont elle avait fortement besoin : ce ne sont plus les textes qui sont à juger désormais, mais uniquement les éditeurs. Est-il marchand ? Est-il sauvage ? Voilà la pierre de touche de la valeur d’usage, et le credo de la praxis globale. L’édition marchande est coupable, quoi que veuillent dire les livres publiés. Au contraire, n’importe quoi peut être écrit dans la nouvelle innocence de l’édition sauvage, ou moyenne-sauvage. L’édition sauvage, surtout quand elle peut utiliser les techniques de reproduction moderne, coûte très peu : elle permet donc aux prolétaires qui l’animent de se livrer sans entraves à leur pratique favorite, nous voulons dire celle du don subversif, en offrant gratuitement les textes, notamment dans les librairies. Il convenait de couronner l’édition sauvage de la théorie par une théorie de l’édition sauvage. Nous la donnons ici avec cette modestie collective que l’on nous connaît depuis longtemps, et qui nous protège de tout vedettariat. Mais comme chacun reconnaîtra notre bonne foi et notre cohérence, on pourra aussi nous reconnaître à cette rigoureuse lumière que nous avons créée nous-mêmes pour la circonstance.

Qu’est-il, en effet, de plus choquant qu’un ouvrier qui fait grève pour autogérer la production des montres, alors que la montre est essentiellement l’instrument de la mesure du temps esclavagiste ? C’est évidemment un play-boy fortuné qui verse dans le snobisme d’employer son argent à publier des vérités critiques, alors que l’argent est l’instrument essentiel de la société du mensonge. L’Histoire nous confirme autant que le bon sens. S’est-il jamais trouvé un aristocrate pour approuver la Révolution de 1789, ou un bourgeois pour financer Bakounine ? Mais les récupérateurs de notre temps ne redoutent aucun paradoxe.

Les révolutionnaires sincères sont si bien servis par l’édition sauvage qu’ils n’ont qu’à laisser sans regret l’édition officiellement commerciale aux misérables qui la lisent, ou même se compromettent jusqu’à y travailler sur commande ; encore heureux les jours où ils n’en ont pas tiré vainement les sonnettes !

N’y aurait-il pas, en vérité, quelque chose d’insolite, de choquant, de jamais vu, à laisser vendre un livre dans lequel on condamne le système marchand ? Qui croirait alors à la sincérité des exigeantes convictions de l’auteur, ou des co-auteurs s’ils sont plusieurs ? Imagine-t-on, par exemple, le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations diffusé autrement que par un éditeur sauvage ? On en aurait ri.

Mais les paroles sont suffisantes pour soutenir le bon droit piétiné : il faut agir, et l’occasion est justement là.

Sait-on bien que le même texte que Champ Libre se permet de vendre 8 francs est disponible depuis huit mois dans les bonnes librairies, et pour le prix de 6 francs seulement, en édition sauvage ? Cette édition sauvage est due aux courageuses Éditions Zoé, de Genève. C’est celle-là que tout vrai révolutionnaire se fera un devoir d’acheter pour boycotter et ruiner le ploutocrate de Champ Libre.

Les Éditions Zoé, de Genève, sont sauvages puisque J.-P. Bastid, le collaborateur de Mustapha Martens, craignant d’excéder l’honnête sauvagerie des Éditions Lattès et des Presses de la Cité, ou des ultra-anarchistes de la Série Super-Noire, y apporte une partie de son utile production. Les Éditions Champ Libre sont tout le contraire, puisqu’elles ont autrefois refusé l’étonnant De la grève sauvage à l’autogestion généralisée que leur présentait Raoul Ratgeb, ce qui a contraint ce révolté à porter son manuscrit à l’édition sauvage, chez Bourgois 10/18. Ces mêmes Éditions Champ Libre s’étaient du reste déjà démasquées auparavant en refusant les services de Khayati lui-même, et de Vaneigem aussi, qui leur proposaient, contre une somme modique, de se charger de compiler hâtivement des anthologies de textes subversifs des siècles précédents, parce qu’il importe de les faire connaître présentement à ceux qui sauront s’en servir. On voit par ces exemples si variés, mais qui tous, comme par hasard, offensent les plus dignes signatures de l’édition sauvage, et un stock de personnalités si apparentées et si ressemblantes dans toutes les métamorphoses de leur rigueur subversive qu’il est presque impossible de distinguer les unes des autres, combien l’activité, essentiellement commerciale, des détestables Éditions Champ Libre est finalement inacceptable.

Ô vertu subjective-radicale, tu n’es qu’un mot ! Estimerait-on pour rien les risques personnels immenses que nous avons courus jadis, nos années de peines et de fatigues constantes au service de la révolution, et notre fort long refus de toute concession ? Si l’on nous négligeait alors, sous le prétexte que l’on ignorait tous nos talents, que nous objectera-t-on, à présent qu’on les connaît ? N’est-ce pas assez que les vampires de la mine et du rail sucent notre sang du matin au soir dans les usines où ils nous exploitent ? Il faut encore souffrir qu’un nanti se rie de nous, et ramasse de l’argent à la pelle, alors qu’il n’en a même pas besoin, en livrant dans tous les hypermarchés, à la canaille consommatrice qui en fait ses délices, Cieszkowski, Anacharsis Cloots, Bruno Rizzi !

DES PROLÉTAIRES

 

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Jaime Semprun à Guy Debord

[Éditions Champ Libre, Correspondance. Volume I
Éditions Champ Libre, Paris, octobre 1978]

Paris, le 17 décembre 1976

CHER GUY,

Tu sais sans doute que j’avais proposé à Champ Libre un texte sur l’Espagne, et que Lebovici en a refusé la publication. En effet je ne pense pas que sans t’avoir consulté au préalable il prendrait l’initiative de refuser un tel texte, ce qui revient à en rendre pratiquement impossible la publication en langue française (il est bien placé pour savoir qu’avec le Précis je me suis très joyeusement grillé auprès de tout ce qu’il y a à Paris comme éditeur utilisable ; voilà qui ne fait certes pas à Champ Libre une obligation de publier tous mes écrits ad vitam eternam, mais donne à un refus toute son importance : il ne me resterait que la Pensée Universelle…). Si pourtant par extraordinaire tu n’étais absolument pour rien dans cette décision, due au seul caprice de Lebovici, cette lettre s’en trouverait bien sûr, sinon tout à fait sans objet, du moins réduite à une utile mise au point sur un éditeur qui se montre capable de tels caprices.

Ton accord avec ce refus me paraît cependant infiniment probable, ne serait-ce que parce que Lebovici t’aura au moins informé de la présentation du manuscrit, et que tu auras donc laissé passer la fin de non-recevoir qui y a été opposée sans t’intéresser à en savoir plus. Je te précise avant tout que je ne me reconnais aucunement dans le moralisme hypocrite de Khayati, Vaneigem und alii, comme on dit à Düsseldorf. J’ai trouvé fort bon pour ma part, et je continue à trouver tout à fait justifié, que tes mérites historiques t’aient permis d’acquérir assez d’influence sur l’esprit d’un éditeur pour lui faire publier dans les meilleures conditions des textes révolutionnaires. Et en attendant qu’une nouvelle Internationale sache prendre en charge ses publications et leur diffusion, ce n’est pas de mythifier l’édition sauvage, en lui prêtant une pureté et une efficacité qu’elle n’a pas, qui permettra de se passer des éditeurs plus officiellement marchands. Mais il n’en reste pas moins que ton activité pour le compte de Champ Libre (publicités, notes de l’éditeur, ou lettre au nom de Lebovici), assez identifiable pour quiconque sait lire, te met dans la position de pouvoir être considéré comme coresponsable de ce que fait, ou ne fait pas, cette maison d’édition ; qui en ceci, et en raison de l’autorité qui t’est aujourd’hui assez largement reconnue en matière de subversion, n’est plus tout à fait une maison d’édition « bourgeoise concurrentielle » normale, sans pour autant prétendre franchement être une maison d’édition révolutionnaire, sélectionnant les textes qu’elle publie à partir de critères politiques reconnus. Il y a là une ambiguïté dont je suppose que tu dois bien être conscient. Le prestige que tu as grandement contribué à créer autour de Champ Libre entoure maintenant aux yeux d’un certain public — malheureusement encore l’essentiel des lecteurs de ces livres — n’importe quel texte publié comme une espèce d’imprimatur debordiste (au point que dans la fraction la plus imbécile de ce public on t’attribue carrément la paternité d’à peu près tout ce que publie Champ Libre, et entre autres du Précis). Et ce que j’avais cru être ta position, n’intervenir que positivement, pour faire passer des textes, et pas négativement, pour en faire refuser, n’est plus tenable dès lors que tu peux être tenu pour approuvant également tous les textes à intentions révolutionnaires que publie cette maison ; et pour rejetant ceux qu’elle refuse.

J’en viens donc à ce refus. Lebovici argue de ce qu’il s’agit d’une « œuvre de combat », opposant un tel type de texte, renvoyé à l’édition « militante » genre brochure, au livre exhaustif et scientifique — il en donne étrangement pour exemple Censor — qui conviendrait à une maison sérieuse comme Champ Libre ; il avance aussi une curieuse préoccupation quantitative : encore un livre bref, après deux autres qui l’étaient plus encore (ceci est drôle venant de l’éditeur de Gracián, qui semble ainsi estimer les livres par la grosseur, comme s’ils étaient faits pour charger les bras, plutôt que pour exercer les esprits) ; il affirme enfin que le sujet méritait mieux, évoquant l’importance de la tactique, de l’Espagne, de la révolution européenne, etc., pour en arriver à cette conclusion que publier ce texte ne serait pas « bon pour Champ Libre ». Quant à moi je pense qu’il est très mauvais pour Champ Libre de m’avoir perdu comme auteur. Mais en tous cas ce qui est frappant dans les attendus de cette condamnation, au-delà de la comparaison toujours de mauvaise foi avec autre chose qui serait mieux mais qui n’existe pas, c’est leur imprécision, puisque le contenu même du texte n’est pas mis en cause : en fait c’est son principe qui semble être repoussé comme inadéquat. Je pensais, moi, que cette maison d’édition ne s’intéressait pas qu’aux « œuvres de combat » recouvertes par la patine des ans, ou couvertes par ta caution. Apparemment je me trompais. Je me trompais aussi sur Lebovici, puisque j’avais accepté de discuter avec lui d’une première version du texte, et de tenir compte de ses observations sur son caractère « incomplet », montrant ainsi la grande naïveté de prendre au sérieux les prétextes annexes de ce qui était plutôt une décision de principe. Il s’agit maintenant de savoir de quel principe s’agit-il. Tu penses bien qu’à la seconde et dernière entrevue, devant le refus définitif, je ne me suis pas abaissé à en marchander les termes, ou à m’embarquer dans je ne sais quelle discussion politique (par exemple sur cette étrange division du travail entre les œuvres de combat qui se livreraient à des escarmouches sur le terrain tandis que le Grand Quartier Général penserait dans le calme à Champ Libre) ; ni non plus me suis-je donné le ridicule d’en appeler au prolétariat mondial ou à l’histoire universelle. En ce qui me concerne, je considère mes relations avec Lebovici et Champ Libre comme terminées, et je n’ai aucun goût pour les petites polémiques bien parisiennes qui n’intéressent personne.

Par contre ce qui n’est pas encore terminé, c’est que j’ai tout lieu de croire que le « principe » qui sous-tendait la nuageuse critique lebovicienne, c’était ton hostilité à la publication de ce livre. À cette hostilité il peut y avoir deux types de raisons : soit politiques, comme désaccord grave avec les positions défendues, ou avec la manière dont elles le sont ; cela me paraît peu probable, mais enfin c’est possible. Soit ad hominem, comme jugement négatif sur l’ensemble de ma vie, tel qu’il permette de condamner par avance tout ce que je pourrais écrire. Dans ce dernier cas, il est à espérer que ce jugement se fonde sur des données mieux établies que celles concernant l’identité de Manchette, par exemple. Mais comme cette hypothèse est tout de même la plus probable, il me faut revenir sur le tour pris par nos relations, et sur ta dernière lettre. Tu répondais à ma demande d’explications sur ton silence après l’envoi du Précis et d’un mot de salut, en affectant de croire que je sollicitais quelque chose comme l’approbation d’un Bureau Politique, ou bien que je montrais par là un souci désuet de la « politesse formaliste ». Ce qui me paraît à moi tout empreint de politesse formaliste, c’est la méthode consistant à vouloir éloigner quelqu’un que l’on a fréquenté amicalement en lui faisant dire, comme tu me l’as fait dire par Alice [Becker-Ho], que l’on se trouve pour le moment trop occupé pour le voir. Je ne te crois pas du tout sujet aux lubies en matière d’amitié, ni en aucune autre d’ailleurs, et je pense que seule une raison assez précise et sérieuse peut te faire mettre fin tout à coup à des relations jusque là fort chaleureuses. C’est ce qui m’a fait très délibérément ne pas tenir pour dit ce qui ne l’avait pas été, et négliger les sous-entendus de la politesse formaliste en prenant simplement au pied de la lettre l’explication d’Alice. Mais en me répondant le 11 février tu ne m’as pas plus éclairé sur tes raisons d’éloignement, faisant seulement allusion aux « goûts personnels », et aux « préférences » entre les individus que l’on rencontre. Et à cela effectivement, que répondre ? (Faut-il le dire, si je ne t’ai pas répondu, ce n’est pas par une susceptibilité quelconque devant ta critique du Précis, que j’ai bien appréciée.) Mais si je peux comprendre ta fatigue à exposer plus amplement tes motifs, je ne peux tout de même pas l’approuver. Il me semble qu’on ne peut invoquer aussi abruptement ses goûts personnels, qui jusque-là avaient paru rencontrer ceux de celui auquel on s’adresse, sans dire comment et en quoi ils en diffèrent soudain si irrévocablement. J’aurais aimé que tu me fasses cette dernière marque d’amitié de me dire pourquoi tu ne m’en ferais plus d’autres. Et il me paraît encore que cela eut été plus clair. Le côté assez énigmatique de ta lettre était encore accentué par le fait que tout en me refusant cet éclaircissement, tu te donnais la peine de m’exposer précisément ta critique du Précis (ce que tu n’aurais sans doute pas fait si tu avais sérieusement pensé que ma demande exprimait un suivisme à la recherche de certificat, ou une exigence incongrue de politesse), et tu me communiquais une lettre aux Portugais, me rangeant ainsi en février parmi les « personnes concernées » dont je ne faisais apparemment pas partie en novembre. Tu comprends ma perplexité, et aussi que j’ai trouvé qu’il serait indigne de réclamer des explications supplémentaires, comme si je voulais te convaincre de quoi que ce soit. Mais cette dernière affaire éditoriale, qui dépasse les questions de « goûts personnels », m’oblige maintenant à te demander ce complément d’information.

Bref, cette trop longue lettre peut se résumer par cette question : j’avais bien compris que je n’étais plus de tes amis, dois-je comprendre qu’il me faut désormais te compter parmi mes ennemis ?

Compañero, salud.

JAIME SEMPRUN

 

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Guy Debord à Jaime Semprun

[Éditions Champ Libre, Correspondance. Volume I
Éditions Champ Libre, Paris, octobre 1978]

Paris, le 26 décembre 1976

CAMARADE SEMPRUN,

La protestation que tu m’adresses repose entièrement et ouvertement sur un enchaînement d’extravagantes hypothèses. On a la plus grande peine à imaginer que quelqu’un puisse en avoir cru une seule probable, ou simplement possible, mais pourtant chacune de ces assertions arbitraires paraît établir à tes yeux la possibilité de la suivante, qui est du même tonneau, et ainsi la série prend une certaine figure de cohérence. En effet, en regardant au-delà de quelques subtilités oratoires, selon toi : 1. je dirigerais d’une manière ou d’une autre les Éditions Champ Libre ; 2. j’aurais donc l’impérieux devoir d’y faire publier en tout cas et sous toutes leurs formes les œuvres des révolutionnaires de tous les pays, à défaut de quoi on serait fondé à me reprocher de nuire à la révolution, dans ce cas, espagnole ; 3. mais je te haïrais pour des raisons obscures, probablement personnelles ; 4. de sorte que j’aurais décidé moi-même, ou exigé d’autrui, le refus de ton récent livre sur l’Espagne, ou peut-être même de tous tes futurs ouvrages, à Champ Libre au moins.

Je dirai clairement et en peu de mots que toutes ces hypothèses, inégalement offensantes mais pareillement insoutenables, que tu avances cependant sur un ton de quasi-conviction, où je ne crois pas reconnaître de l’humour noir, sont intégralement fausses. Il faut donc que les déboires dont tu te plains aient une autre cause.

Je ne m’en tiendrai pas cependant à ce simple démenti, qui serait pleinement suffisant dans une époque moins irrationnelle. Aujourd’hui, une si riche concentration de rumeurs sur le sujet, quand c’est toi qui les formules et non pas un Bastid-Ratgeb ou un Denevert, mérite malheureusement une réponse détaillée, et aussi publique qu’il le faudra. De plus, tu as incontestablement le droit de recevoir les explications que tu me demandes maintenant quant à la brièveté de nos relations personnelles en 1975 (je croyais que les assez simples raisons ne t’en avaient pas échappé), quoique ce soit une question sans aucun rapport avec tout le reste.

En dehors même du fait que tes hypothèses sont radicalement fausses, je trouve peu sérieux l’esprit qui préside à leur montage. Tu sais forcément que je n’ai aucune raison d’être personnellement ton ennemi. Mais j’ai beaucoup d’ennemis et on ne m’a jamais accusé de les censurer ; ni même de pratiquer cette dissimulation pseudo-dédaigneuse des positions de l’adversaire qui se rencontre si souvent dans les gauchismes : j’ai d’ailleurs toujours considéré que le pire, pour mes ennemis, c’était qu’on lise attentivement leurs textes. Mais penses-tu vraiment que tes écrits s’opposent à mes idées ? Et quand bien même ils s’y opposeraient, crois-tu que cela puisse me gêner ? Je comprends aussi peu, mais c’est un mince détail, pourquoi tu insinues que je me serais trompé sur l’identité de Manchette. Je maintiens que Manchette est le nommé Jean-Pierre George, et que les données sur lesquelles je fonde mon jugement sont au moins aussi bien établies que celles qui t’ont fait reconnaître un autre auteur qui signait Franklin.

Je ne peux pas non plus accepter l’alternative très sommaire que présente initialement ta lettre, et selon laquelle, puisqu’il se trouve que je ne suis pour rien dans la décision de refuser ton dernier livre (« par extraordinaire », comme tu le dis, mais il arrive que l’extraordinaire soit finalement la réalité, plus ou moins fréquemment selon la rigueur dans le raisonnement de ceux qui construisent des hypothèses), il faudrait donc que cela soit uniquement dû à un caprice de Lebovici. Ce n’est pas une forme d’argumentation bien solide, celle qui consiste à présenter la recherche de la cause d’une telle affaire comme devant être tout entière jouée à pile ou face entre deux éléments externes : le jugement d’un tiers non concerné ou l’aliénation mentale de l’éditeur. Ne doit-on pas envisager au moins aussi la possibilité que l’auteur ait un rôle aussi décisif et une certaine responsabilité ? Le degré de réussite de la plupart des livres est un sujet d’affrontement d’opinions très variées.

À propos des problèmes autour des Éditions Champ Libre, je remarque que ta lettre tire des arguments assez curieusement mélangés de ce que tu sais ; de ce que tu soupçonnes ; de ce que d’autres pensent mais que tu déclares, toi, ne pas penser ; et même de ce que d’autres encore pourraient peut-être imaginer. Je vais donc dire très nettement ce qui est, pour toi et pour tout autre qui pourrait s’intéresser au même débat.

Des quelques délires d’interprétation que tu me signales (et j’en connaissais d’autres), je crois que l’on peut dire principalement que c’est un des nombreux signes de l’irréalité angoissée que vit notre époque, ce fait très certain que tant de gens qui ne savent pas lire se passionnent pour une maison d’édition. On comprend naturellement plus vite la comique hypocrisie des Khayati-Martens-Bastid, valets et paillasses à temps complet des plus abrutissantes productions commerciales, en faveur de « l’édition sauvage » qui, elle, ne vendrait pas mais distribuerait gratuitement on ne sait quoi ni où (j’ai toujours vu, quant à moi, mes pirates vendre mes écrits, et ce n’est même pas cela que je leur reproche ! Tu as toi-même tes pirates, et tu ne pourras manquer de faire la même observation). Là, c’est la simple envie qui dit : « Ils sont trop verts », mais sans savoir garder la face comme le renard de la fable, parce que ce sont des animaux moins élégants. Ailleurs, ce sont forcément des crétins qui veulent croire que j’ai écrit le Précis ou les livres de Migeot ou de Henry et Léger, et peut-être aussi — pourquoi pas ? — les diverses thèses de Voyer qui sont manifestement dirigées contre moi. Des bruits de ce genre courent aussi sur le Véridique Rapport, ce qui est déjà moins extraordinaire : on a toujours soupçonné les traducteurs, et comme on sait que Censor n’existe pas… Tu as d’ailleurs une belle place à ce festin des dieux puisqu’il existe des Portugais qui attribuent La Guerre sociale à Monteiro.

Je trouve regrettable que des individus plus intelligents semblent céder eux-mêmes à une sorte de glissement métaphysique dans l’examen du statut « ambigu » d’une maison d’édition, fût-ce la meilleure. Il faut reconnaître concrètement ce qu’est une maison d’édition, et quelle fonction elle peut avoir, « considérer d’un œil désabusé » les conditions de son existence et les relations qu’elles impliquent.

Champ Libre est une maison d’édition, et dans une société marchande évidemment ; quoique sans doute moins « commerciale », au sens que l’on donne à ce terme dans les questions intellectuelles et artistiques, que toutes les autres, sauvages ou « officielles ». L’hostilité très active que cette maison d’édition rencontre partout de la part des milieux de la falsification contemporaine l’honore certainement, et même l’identifie dans une assez large mesure au parti de la vérité. Elle mérite donc en tant que telle (mais pas davantage, et surtout pas totalement) d’être approuvée et défendue par les révolutionnaires contemporains, bien plus qu’elle n’aurait, elle, à approuver et soutenir ces révolutionnaires partout où ils sont : ce qui ne peut être son rôle et impliquerait qu’on lui reconnaisse un pouvoir directif proprement démentiel puisque, étant identique à la fonction d’un parti totalitaire sans avoir rien de sa réalité pratique et idéologique, cette autorité serait fondée sur une sorte de droit divin. Quoique certains puissent dire, je ne suis pas le Weltgeist assis derrière les bouteilles, et Champ Libre n’est pas ma création. Ce ne peut donc être d’aucune manière le tribunal de la vérité et l’instance de direction cohérente de son mouvement. Ce que beaucoup refusent de comprendre, c’est même que l’aspect visiblement et précisément politique de ces Éditions — bakouniniste, ou korschiste, ou debordiste, etc., qui déjà, bien sûr, ne peut pas être dans ses thèses unitaire et cohérent ; et ceci non parce que l’éditeur Lebovici serait une personnalité hésitante et incertaine, incapable de choisir entre ces thèses, mais parce qu’il ne doit pas le faire — est le moins important des aspects de la fonction critique générale que Champ Libre, la société étant devenue ce qu’elle est pour l’instant, commence à avoir, et qui est effectivement hors de proportion avec l’importance normalement limitée d’une maison d’édition, surtout quand elle est mal diffusée. On pourrait risquer une analogie lointaine, mais dans le présent processus de stalinisation du monde, avec certains effets de l’action d’intellectuels hongrois en 1956, quoique l’audience soit ici pour le moment plus limitée.

Dans cette maison d’édition, que je considère exactement selon les termes de l’analyse que je viens d’exposer, je ne suis ni associé ni employé. Je n’y exerce donc aucune « coresponsabilité », ni générale ni particulière n’ayant là strictement vis-à-vis de qui que ce soit — le propriétaire, les auteurs ou le public — ni droit, ni devoir, ni fonction.

Dans les quelques entreprises intellectuelles et artistiques où j’ai eu des responsabilités, ce ne fut jamais que la responsabilité totale, sans aucun contrôle ni limitation de la part de quiconque ; et j’y ai toujours signé de mon nom, à l’exclusion de tout pseudonyme. Je n’ai ni le goût, ni le temps, ni les moyens d’être éditeur, et je n’ai certainement pas racheté en secret les Éditions Champ Libre. Je n’y suis pas non plus « directeur littéraire », directeur de collection, lecteur ou agent littéraire ; ne croyant pas du reste que dans ce domaine il existe une seule espèce d’employé qui puisse exercer des responsabilités avec une indépendance vraiment complète, qu’il s’agisse d’un Guégan ou d’un Viénet, ou même d’un Pauvert ou d’un Bourgois. Il va même de soi que la question ne s’est jamais posée. Aux Éditions Champ Libre, je ne suis rien d’autre qu’auteur, avec exactement le même contrat que j’avais chez Buchet. Je suis si peu porté aux mondanités littéraires qu’il se trouve que je n’ai même pas jusqu’à présent pénétré dans les locaux de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève — encore que je n’en fasse un crime à personne ; je cite le fait parce qu’il est peu courant chez un auteur, et certainement impossible pour un collaborateur de l’édition.

Tu me rétorqueras peut-être que ce sont d’autres qui pensent, ou ont fait semblant de penser, que j’aurais à Champ Libre une coresponsabilité effective de cette sorte, petite ou très grande peu importe, qui ne peut en réalité que procéder de tels statuts, que je n’ai pas et ne veux pas avoir, en refusant les avantages comme les inconvénients ; et que toi tu penses seulement que je donne l’impression de partager la responsabilité de ces éditions en les parant unilatéralement, et peut-être imprudemment, d’un « prestige » que l’on me reconnaîtrait généralement en matière de subversion. Si cela était, cela ne risquerait jamais d’égarer que des idiots qui confondent une maison d’édition et la Commune de Paris, une réédition de Gracián et l’insurrection des Anabaptistes de Münster ; mais cela ne me rendrait quand même pas le moins du monde responsable de ce que cet éditeur fait de pire ou de mieux, parce que l’on n’est responsable que là où l’on a une autorité par soi-même, ou une délégation d’autorité. Quant à l’influence que je peux exercer ici ou là, je suis naturellement responsable du contenu originel de ce que j’ai fait ou dit, mais certainement pas de l’usage que voudront en faire, en toute liberté, pour le meilleur ou pour le pire, Gianfranco Sanguinetti ou Marc Guillaume.

J’ai connu les Éditions Champ Libre, assez tardivement, vers l’été de 1971, parce qu’elles avaient déjà un certain prestige moderne et subversif, et parce qu’elles m’ont fait proposer de rééditer le Spectacle contre le maspérisateur Buchet. Je pense certes n’avoir rien fait pour en baisser la valeur subversive, et c’est heureux. Je n’y ai pas été non plus trop envahissant, puisque je n’y ai publié depuis qu’un seul petit livre. Sans doute, si j’y avais écrit Le Tapir ou Les Irréguliers, personne ne pourrait me reprocher d’en avoir augmenté le prestige subversif.

Tu avais pleinement raison de croire que je ne suis jamais intervenu pour « faire refuser » des textes, mais seulement positivement pour en « faire passer » ; et je te prie de le croire encore, puisque cela est resté vrai. Cependant, il faut noter que j’ai maintenu ce genre d’intervention dans des limites extrêmement étroites. J’ai peut-être conseillé à Lebovici la publication d’une dizaine de textes du passé, que je trouve importants. D’auteurs contemporains, je n’ai jamais recommandé que la publication de deux livres : Censor et La Guerre sociale au Portugal. Inutile d’ajouter que je ne le regrette pas. Il est très vrai qu’aucun de ces livres n’a été refusé par quelque caprice de Lebovici, et c’est bien naturel : comme j’ai donné ces conseils à titre tout à fait gracieux, si un seul avait été mal reçu, c’eût été évidemment mon droit de ne plus jamais faire de dons de ce genre. Voilà justement l’avantage de ne pas mêler l’autorité théorique avec la sujétion dans le salariat. Étant du reste dénué de tout patrimoine, et paresseux, j’ai quand même estimé dès ma jeunesse que je devrai être capable de vivre de mes quelques autres talents, sans consentir à négocier ceux que je peux avoir de ce côté-là (les bonnes occasions, comme diraient Vaneigem ou Viénet, ne m’ont pourtant guère manqué dans les vingt années où Champ Libre n’existait pas).

Dans la plupart des « classiques » réédités — Clausewitz, Gracián, etc. — je ne vois absolument pas ce que ma réputation révolutionnaire pourrait leur ajouter ; et moins encore si possible ce qu’ils pourraient ajouter à ma réputation révolutionnaire, ni même à ma notoriété personnelle point trop spectaculaire, puisque je me suis bien gardé de leur consacrer quelque savante préface ou d’y adjoindre mon nom, comme un responsable de collection ou de toute autre manière. D’ailleurs, je trouve que tout ceci, pour le happy few qui peut savoir que j’ai recommandé ces livres (mon nom en tout cas n’est pas employé pour les recommander au public), ne témoigne que d’une certaine culture générale, dont je n’ai jamais cherché à me vanter, mais dont je ne songe pas non plus à être gêné en regard de quelque analphabétisme vincenno-cadriste. Et je ne crois pas non plus que Champ Libre ait foudroyé nos contemporains par un déconcertant étalage de science historique : je suis plutôt frappé de constater combien les autres éditeurs sont ignares par eux-mêmes, et malheureux dans le choix des incapables qu’ils payent. Il faut donc laisser à leur néant ceux qui prétendent contre tout bon sens que tout ce que publie Champ Libre a mon approbation littéraire, et plus encore politique. Et par conséquent ce qui est refusé ne peut pas davantage impliquer une condamnation politique de ma part : tu remarqueras que si je me trouvais placé dans l’extravagante situation envisagée dans le premier cas, je serais souvent automatiquement contraint à la « censure » impliquée par le deuxième cas, comme feignait de le croire Denevert il y a déjà longtemps. Mais je n’ai heureusement ni l’une ni l’autre de ces obligations ; n’étant ni éditeur, ni employé dans l’édition.

Mais tu vas plus loin peut-être en parlant de mes « mérites historiques » — pourquoi pas mes mérites présents ou l’intérêt bien légitime pour mes prochains ouvrages ? — qui m’auraient « permis d’acquérir assez d’influence sur l’esprit d’un éditeur », que tu estimes sans doute aussi influençable que capricieux. Je ne crois pas pouvoir conclure de ta lettre que tu juges positivement coupable ou compromettant de parler avec quelque homme que ce soit si on le sait éditeur, comme on disait que celui qui soupe avec le Diable doit se munir d’une longue cuiller. En tout cas, je n’accorde aucune considération à cette opinion ni à ceux qui feignent de l’afficher. Ceci étant précisé, je trouve qu’il est assez normal que les gens qui me fréquentent aient parfois l’esprit d’en tirer parti, qu’il s’agisse de théoriciens, d’éditeurs ou d’ouvriers. Mais seront-ils mes séides pour cela ? Je suis sûr que tu n’as pas un seul exemple qui montrerait que j’ai jamais poursuivi de tels buts. On dirige les hommes en prenant des places, et non en accumulant des « mérites historiques ». J’ai eu sans doute de l’influence sur beaucoup de gens, mais j’ai toujours vu que ceux sur lesquels j’avais le plus d’influence étaient les personnalités les plus autonomes et les plus capables d’agir (de sorte que cette influence ne reste sûrement pas unilatérale). À l’autre extrémité du spectre, plusieurs se sont contentés de pouvoir dire qu’ils m’avaient vu.

Tu as très justement reconnu mon style dans le communiqué sur la dernière aventure frontalière de Sanguinetti, et parfois ailleurs, comme aussi dans la lettre aux ratgebistes signée de Lebovici, qui n’est pas sous cette forme écrite par moi, mais où il a placé nombre d’éléments de réponse que je lui avais fournis. Si de tels personnages croient pouvoir jouer sur l’ignorance de leur passé et de leur présent pour simuler la vertu tout effarouchée, il est bon qu’ils reconnaissent mon style au tournant. C’est un style qu’ils n’ont jamais osé affronter quand ils en avaient plus les moyens qu’aujourd’hui. Mais maintenant ce style, et mes phrases mêmes, plus ou moins heureusement détournées, on les voit employés bien ailleurs, et pareillement sans mon nom. Ceux qui les emploient ainsi diront certainement que, ce qui compte, c’est la force et la vérité d’une formule, laquelle appartient à tous ceux qui pensent savoir en faire usage. Serais-je le seul au monde à n’avoir pas le droit d’écrire comme Debord sans risquer de démoraliser les prolétaires de Barcelone, ou sans faire trépigner de jalousie toute l’édition sauvage ?

Lebovici existe, tu l’as rencontré. C’est lui qui a fondé et qui dirige Champ Libre, et je ne vois vraiment pas qui cela pourrait être d’autre. Le général Joffre, pour une fois intelligent, disait que l’on n’avait jamais très bien su qui avait gagné la bataille de la Marne, mais que ce qui était sûr, c’est que si elle avait été perdue, c’est lui qui l’aurait perdue. Ainsi, c’est donc Lebovici (et non toi ou moi) qui porte tout le blâme qu’appelle la publication de Jean-Paul Charnay ou de Manz’ie, et pour la même raison c’est lui (et non moi) qui a tout le mérite de la publication de Cieszkowski ou d’Anacharsis Cloots.

Venons-en à ton livre refusé. Tu as eu absolument tort de croire que ce refus, s’il était vague et nuageux, recouvrait un principe caché, qui serait mon hostilité préalable à cette publication ; un tel principe n’a aucune existence, ni en général ni dans ton cas particulier. Comme il est déjà assez violent d’avoir cru à ce principe, je suppose que tu n’as pas cru en plus que les allégations de Lebovici étaient la maladroite récitation d’une leçon que je lui avais apprise, et par conséquent il n’est pas douteux que je lui en laisse entièrement la responsabilité (je suis d’accord avec toi sur le fait que Censor est plutôt une « œuvre de combat », mais profonde et réussie) ; d’autre part je ne juge pas plus que toi les œuvres au poids, mais tout le monde n’est pas Gracián ou l’auteur du Prince, et de plus, certains sujets se prêtent mal à cette forme brève : Machiavel a écrit aussi les Discours sur la Première Décade de Tite-Live.

Je n’ai connu alors, ayant été du reste pendant très longtemps absent de Paris, ni ce refus ni vos discussions sur des corrections. J’ai seulement reçu ultérieurement, sans un seul mot de commentaire, une photocopie du manuscrit : sans doute puisque j’avais, si exceptionnellement, annoncé et recommandé ton premier livre. Je n’ai rien répondu, et d’ailleurs on ne me demandait rien. Il faut donc admettre que le refus de Lebovici découle de son propre goût. Pourquoi n’en aurait-il pas ? N’était-ce pas aussi un effet, différent, de son goût, quand il a pris tes premiers ouvrages ? (excepté les fragments que tu m’avais lus toi-même du début de ton manuscrit, je n’ai naturellement vu le texte du second qu’une fois le livre paru).

Je n’avais évidemment pas à donner « mon accord » à ce refus, pour toutes les raisons que j’ai rappelées plus haut. Le seul point exact de ta lettre sur cette question, c’est que l’on peut dire en effet que j’ai « laissé passer » ce refus. Si j’avais trouvé ce livre aussi excellent que son sujet, et apprenant plus tard qu’il n’était pas publié, j’aurais certainement soutenu sa valeur (quoi que tu veuilles imaginer que je pense de toi), sans avoir cependant le moindre droit de l’imposer. Mais dans cette éventualité, aurais-je eu à donner un tel conseil à Lebovici, ou ne l’aurait-il pas publié tout de suite ? Je t’avouerai cependant que je ne trouve pas ce livre excellent. Tu as lu, et même écrit, de bons livres. Considère-le toi-même sous cet angle.

Il ne s’agit pas d’un désaccord politique de base. J’approuve les intentions révolutionnaires du prolétariat espagnol, et les auteurs qui les approuvent. Cela ne donne pas immédiatement une force suffisante à l’ouvrage. Je dirai, en osant un exemple qui me touche de près, que la valeur du « Point d’explosion de l’idéologie en Chine » (texte pourtant trop court pour faire un livre) ne résidait pas dans son radicalisme anti-maoïste, mais en ceci que cette brochure révélait pour la première fois l’essentiel de ce qui se passait en Chine ; donnait une explication cohérente, assez poussée dans les principaux détails, de plusieurs événements que tout le monde présentait alors comme inexplicables (il y a beaucoup de ce genre de mérite dans La Guerre sociale), explication qui devait être confirmée par tout ce qui est arrivé depuis neuf ans, et qu’elle était écrite dans un ton à l’époque original.

J’ajoute que je trouve évidemment ton ouvrage sur l’Espagne beaucoup plus révolutionnaire, et beaucoup plus intéressant, que ceux que Champ Libre a publiés autrefois sur l’Irlande ou l’Italie, pour ne rien dire des horreurs sur l’Allemagne. Et en ce sens, une maison d’édition ne peut être juste, si l’on compare ses auteurs de différentes périodes. Voulant progresser, elle fait porter à d’autres le préjudice de sa trop grande indulgence initiale en devenant plus exigeante avec les auteurs qui viennent plus tard. Je suppose que Lebovici voudrait que les livres qu’il publie, et même les livres de chacun de ses auteurs, soient généralement en progrès.

Je comprends mal pourquoi tu considères maintenant que la publication du Précis t’a « grillé » chez tous les éditeurs utilisables de Paris. Ou plutôt je comprends bien que ce livre a cette qualité d’avoir immensément déplu — c’était ton but — mais auparavant tu ne disposais pas d’éditeurs, ni tu n’en cherchais. Et dans le Précis, tu as dit exactement ce que tu voulais dire, et Champ Libre t’en a donné le moyen, que d’autres t’auraient sûrement refusé. Je ne sais pas enfin à quel point la révolution espagnole a en ce moment surtout besoin d’un éditeur à Paris. En te le recommandant, comme tu penses, moins encore que Champ Libre, je te communique l’adresse d’un éditeur dont je ne connais rien, mais qui vient de publier le Spectacle : Castellote Editor, Rios Rosas, 51 - bajo B., Madrid.

Finissons par la question de nos relations personnelles, qui sera beaucoup plus simple. Ici, il y a moins de principes à affirmer ou à nier, et certainement pas de reproches à faire. Pour chacun, l’emploi de son temps et la reconnaissance des affinités se situent légitimement dans un champ assez stirnerien. (Nous n’avions aucun de ces liens organisationnels qui se défont par des scissions formelles.) Je suis heureux que tu te rappelles que, dans les quelques mois où nous nous sommes rencontrés assez souvent, je t’ai traité amicalement. C’était sincère, et tu le méritais assurément, par ton livre sur le Portugal, si brillamment écrit dans des conditions d’urgence assez écrasantes, par la fermeté de toutes tes positions, par l’agrément de ta conversation, etc. Après quelque temps, et assez soudainement, un certain ennui m’a paru constamment dominer la majeure partie de chacun de nos dialogues. Je suis persuadé que tu as eu la même impression, car ces choses-là s’engendrent dialectiquement plus vite que beaucoup d’autres. Comprends bien que je ne dis pas du tout que tu es quelqu’un d’ennuyeux (tu serais alors parfaitement fondé à me faire le même reproche, en extrapolant la même expérience). Je constate seulement que nos conversations versaient dans le morne. Je crois que des gens qui s’ennuient ensemble font mieux de ne pas se voir, quel que soit leur accord sur une quantité de questions, et surtout sans se croire obligés d’édifier à partir de là de plus vastes divergences théorico-pratiques qui n’y étaient pas impliquées. Comme ce n’était pas un désaccord plus grave et plus public, mais rien qu’une question personnelle d’emploi du temps, dire que je n’ai pas le temps me semble traduire assez bien le point réel. Je suis d’autant moins enclin à tenter d’élucider ou de transformer l’atmosphère de certaines relations que, d’une part j’ai encore un peu trop souvent l’obligation de rencontrer nombre de gens et que, d’autre part, je me plais beaucoup dans une relative solitude.

Pour ne pas borner tout à fait cette question à ce qui pourrait apparaître comme la sphère du caprice nébuleux — mais caprice de qui ? — je dirai que j’ai eu l’impression que nos relations avaient pris une autre tournure après un soir où je t’ai amené dîner chez de jeunes ouvriers, presque tous chômeurs. J’ai été surpris de la grande sévérité de ton jugement sur ces gens, au sortir de chez eux ; surtout en considérant parallèlement, d’après tes propres récits et conclusions, combien de tristes pro-situs t’avaient successivement entouré, qu’il t’avait fallu parfois quelque temps pour percer à jour et repousser. (Mais peut-être, comme Champ Libre semble faire ailleurs, trop de patience inaugurale risque-t-elle par la suite de se rattraper en exigence discutable ?) Vu ce jugement tranchant, que je t’ai dit alors ne pas approuver, mais sans que cela me paraisse mériter le moindre effort pour t’en faire revenir, il serait même assez normal de ta part de m’avoir tenu rigueur pour cette soirée, puisqu’il était patent que, moi, je ne me trouvais pas trop bon pour fréquenter parfois ces gens qui t’ont déplu. Je ne veux certes pas exagérer la signification de cet incident assez anodin, mais c’est un fait que j’ai remarqué après cela qu’il n’y avait plus la même sympathie entre nous. Pas plus que je n’entends affirmer élogieusement le vif intérêt de ces jeunes gens, qui du moins ne m’ont paru, ce soir-là pas plus qu’avant, ni bêtes ni déplaisants, je ne pense à faire des plaisanteries faciles sur un théoricien de l’autonomie prolétarienne si peu bienveillant pour quelques prolétaires concrets. Ceux-là ne faisaient pas de révolution ce soir-là, et n’en parlaient pas du tout. On a tout à fait le droit de les trouver négligeables. Mais pourtant, qui sera la base d’une révolution, en Espagne comme ailleurs, sinon des gens comme eux ? Maintenant que ta dernière lettre m’a apporté une donnée plus considérable, je critiquerai chez toi une tendance à des jugements très disproportionnés des faits et des gens là où tu es personnellement concerné.

Voilà donc tout à propos de mon éloignement, et c’est peu de choses. Et si par hasard tu as pu craindre que je n’aie soupçonneusement imaginé moi-même, ou laissé rapporter par un calomniateur, je ne sais quoi de pire, je te donne acte bien volontiers qu’il n’y avait rien de pire.

De ma lettre aux Portugais, il est vrai que tu n’as reçu que le second tirage ; et d’autres encore ne l’ont connue que longtemps après toi. Comme tu as pu le voir, c’est un texte qui me concerne personnellement, infiniment plus qu’il ne concerne la révolution portugaise : selon l’ordre de grandeur des problèmes que ces malheureux Portugais avaient, hélas, choisi eux-mêmes. Je l’ai d’abord envoyé à ceux qui étaient à Lisbonne. Comme, peu de jours après, le contrecoup que je craignais s’est produit de la manière la plus facile et la plus désastreuse, l’utilité des quelques informations sur la question a malheureusement perdu de son actualité pour longtemps. À ce propos, j’ajouterai encore que le seul homme qui, à l’étranger, a pris publiquement la défense de la vérité de la révolution portugaise quand elle combattait, selon moi se doit d’en analyser la défaite (en en expliquant le très instructif mécanisme, et en montrant les mêmes responsables dans un autre stade de leur action, en novembre 1975), au lieu de la minimiser en passant, avec le plus grand optimisme et comme si c’était un léger accident de parcours ; et ceci surtout dans un autre livre consacré à la révolution ibérique, à sa seconde bataille attendue. Quoique ait pu penser Lebovici de ton dernier livre, ce point est ce que je considérerais moi, si j’avais à juger ce livre, comme étant, et de loin, son plus grave défaut.

Salud.

GUY DEBORD

 

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