DEBORDIANA

CORRESPONDANCE
1987

 

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Jean-François Martos à Guy Debord

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

Paris, le 27 janvier 1987

CHER GUY,

L’amère victoire lycéenne aura au moins permis aux cheminots d’adopter la même forme spontanée et autonome d’organisation. Larvatus prodeo, telle fut la devise des gauchistes dans les deux cas. La critique de la totalité ayant souvent fait défaut à ces Assemblées générales souveraines (loi Devaquet ou grille des salaires), ces gauchistes ont pu y injecter leur ersatz de globalité. En même temps, le spectacle ne s’est pas privé de calomnier la tendance extrémiste, ou d’en nier l’existence : la floraison de tracts radicaux et d’actes scandaleux doit rester pour lui la part maudite et inconnue de cette révolte.

J’avais donc pensé, avec Jean-Pierre [Baudet] et Lorenzo, faire une anthologie de ces tracts, précédée d’une analyse du mouvement, de la nouvelle misère étudiante comme des conditions actuelles de la lutte des classes, etc. : Cinq semaines qui ébranlèrent la France. Mais je ne veux pas retarder plus longtemps l’Histoire de l’I.S., encore plus importante, et Jean-Pierre est encore accaparé par l’impression de L’anatomie d’un nuage et la fin de Clausewitz ; aussi ce projet reste-t-il encore très incertain.

Les pourfendeurs du travail ne « travaillent » jamais autant que lors des grèves sauvages, et ces deux derniers mois ont été fertiles en activités en tous genres : réunions avec les cheminots, manifestations, publicité de nos exigences. J’ai rencontré par la même occasion Francis Pagnon, Semprun et Sébastiani, François Martin et même Pierre Lepetit. Tu trouveras ci-joint une intervention, principalement de l’EdN, contre l’anarcho-syndicalisme subventionné.

Suite à ton coup de téléphone, je te communiquerai la suite de vive voix.

Amitiés.

JEFF

 

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Guy Debord à Jean-François Martos

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

30 janvier [19]87

CHER JEFF,

Voilà la suite du dossier « Delcour », qui me fait téléphoner d’Arcueil, passe par Arles, poste dans le XVIe une lettre où il me communique une adresse du Xe (et qu’est-ce que Kanal ?). Je trouve surtout anormal qu’il essaie d’utiliser successivement tous les genres, et bien contradictoires, pour m’approcher : théoricien, fou, poli… Et dans chacun, le style ne me paraît pas naturel mais facticement reconstruit.

Poursuis donc ton enquête. À samedi — le 7 février.

On embrasse Estebanita. Salud.

GUY

 

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Jean-Pierre Baudet à Guy Fargette

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

Où l'on voit la justice historique en marche, et comment des maniaques de l'émeute, pris en flagrant délit de compulsion de répétition, furent, d'une Sorbonne abstraitement occupée, concrètement expulsés par un réel et rationnel bataillon de C.R.S., avant que d'être soumis, en juste pénitence, au jugement définitif de censeurs encore plus incorruptibles.

Jean-Pierre Baudet
à Guy Fargette

Paris, le 22 février 1987

Copie aux personnes concernées

LES MAUVAIS JOURS d’I.C.O. finiront-ils ? Combien de temps faudra-t-il encore trouver, sous couvert de chronologies à prétention d’objectivité, ces jugements mesquins passés en contrebande par lesquels on s’érige en donneur de leçons ?

Page 30, tu vois « se cristalliser une faible tendance à occuper la Sorbonne (toujours fermée !). Une vingtaine de personnes en forcèrent les portes vers dix-neuf heures, pour inviter les quelques centaines qui demeuraient aux alentours à tenir une assemblée à l’intérieur. Cette répétition laborieuse d’une scène connue, ainsi que “l’appel à la population” qui en résulta et qui prônait abstraitement l’extension du mouvement avait le sérieux de ces quelques cent ou deux cents participants dont la plus grande partie, peut-être consciente du côté artificiel de leur acte, se dispersa avant même d’avoir décidé quoi que ce soit de concret, et surtout pas une occupation permanente des lieux, ce qui était une manière d’infirmer un tel appel, qui a peu de sens quand l’assemblée dont il émane n’est pas là pour recevoir ceux qui y ont répondu. »

Te voici donc d’accord avec la presse pour reconnaître à l’œuvre une minorité irresponsable, constituée de soixante-huitards nostalgiques. L’activisme sonnait faux, tous les journalistes s’accordent là-dessus, en face d’un mouvement atteint d’une rassurante crispation déambulatoire permanente, dont l’orthodoxie n’existait que dans la tête de ceux qui rapprochaient pêle-mêle, dans un confusionnisme inquiet exacerbé, le refus de faire de la politique, le refus d’aller trop loin, le refus de refaire [19]68 ; orthodoxie négative illusoire que tu reprends entièrement à ton compte, à la faveur d’une « auto-limitation » à la polonaise.
La pure identité de ce mouvement aurait sans doute dû, pour éviter tout risque d’évocation, s’interdire de refluer en permanence vers le Quartier Latin, lieu de tous les simulacres historiques ? N’aurait-il pas fallu, également, reconsidérer le fait de manifester, qui rappelait fâcheusement une altérité peu présentable ? À tout le moins, il te faut condamner cette occupation de la Sorbonne qui infligeait, précisément, un beau camouflet au pesant distinguo bâti par les médias entre [19]86 et [19]68.
Il n’était pas très représentatif, cet épisode capable de ruiner la bonne réputation d’un mouvement qui n’« occupait » des locaux que dans le respect des recteurs, des enseignants, des cartes d’étudiants et des maîtres-chiens de Jussieu ; d’un mouvement qui ne connut donc que cet unique exemple d’occupation réelle, spontanée et libre.

Le critique « radical-objectif » que tu te révèles être peut concentrer ses condamnations (sur cet exemple d’hétérodoxie flagrante dans le style des occupations) par la grâce d’une vieille équivalence, capable de convaincre séance tenante toute âme de bureaucrate : action minoritaire, donc injustifiable. Et comme pour confirmer la pertinence de ton rejet, il se trouve que des individus suffisamment extra-terrestres pour occuper la Sorbonne ne pouvaient en rester là ; ils lancèrent donc un appel à la population : non point pour se rassembler salle Jules Bonnot — comme tu laisses entendre, pour te gausser ensuite d’un échec purement imaginaire — mais pour se solidariser avec les scolarisés en grève. Cet appel ne prétendit nullement être le seul, ni le plus important, ni mieux libellé que d’autres, qui fleurirent à peu près au même moment, preuve s’il en est qu’il y avait là un besoin dans l’air du temps. Il prétendait simplement exister, comme les autres. Il prétendait aussi s’adresserdirectement à la population, avant que les apprentis-syndicalistes n’aillent rechercher la protection officielle de leurs maisons-mères. Il s’enorgueillit encore de ne pas émanerde pantins protobureaucratiques comme Darriulat ou Désir (qui entrèrent en action deux jours plus tard, dans ce domaine).

Pour quelles raisons cet appel-là, et aucun autre, doit-il alors être qualifié d’abstrait, ou d’artificiel ? Quel paramètre scientifique te permet-il de séparer l’ivraie spontanée et occasionnelle du grain majoritaire des instances de représentation ? L’antipathie personnelle ? Une forme pantelante de légalisme ?

Quant à la prétendue inconséquence des occupants, qui auraient sans doute dû, pour échapper à tes foudres, périr aux meurtrières du bâtiment assiégé par la troupe, tu avoues une phrase plus loin que « vers minuit, les deux ou trois cents individus qui restaient encore sur place commençaient à fuir les charges de police qui cernaient le quartier. L’ultime cinquantaine d’occupants de la Sorbonne évacua les lieux sans résistance devant les CRS requis par le recteur », scène dont la photographie ci-jointe rend bien l’atmosphère de dilettantisme qui t’irrite…

On trouve encore mieux, page 35 :
« À partir de minuit, quelques maniaques de l’émeute, pris à leur tour par la compulsion de répétition (qui, la veille, en avait porté d’autres à essayer d’occuper la Sorbonne et à faire un appel « historique » à la population pour étendre le mouvement), s’évertuèrent à enflammer quelques voitures et quelques barricades improvisées à partir de baraques de chantier. Tout se réduisit à un étrange simulacre d’émeute, où quelques vitrines furent endommagées et très peu de magasins pillés (deux ou trois peut-être). Sur l’instant, la fausseté de ces actions sautait aux yeux : la plus grande part de ceux qui occupaient les rues ne cherchaient pas ce genre de résultat et s’y opposaient mollement. Il suffisait de faire cinquante mètres au-delà de la place de l’Odéon pour se retrouver tout à coup dans les embouteillages et l’engluement consommationniste du samedi soir. »

Ton procédé gagne indubitablement en force à mesure qu’il se passe d’argumentation, et que le procès, comme dans certains tribunaux d’exception, commence immédiatement par la sentence. À partir du moment où l’on admet, en prémisse et sans plus d’attendus, qu’il s’agissait de maniaques, la forme compulsive de leur activité coule de source : dans cette phrase providentielle, la succession syntaxique tient lieu de démonstration logique. Ces gens ne sont pas maniaques parce qu’on établit la preuve de leur compulsion de répétition, mais leur activité est compulsive parce qu’ils sont étiquetés comme maniaques. Cette construction, qui ne jurerait nullement sous la plume d’un journaliste particulièrement malveillant, travaillant pour un journal du dimanche, rappelle au terme près un raisonnement que Hegel avait déjà pris plaisir à livrer au ridicule :

« Notre façon de voir exclut de même la conception prétendument psychologique qui, en bonne servante de la jalousie envieuse, explique toute action en l’attribuant à un mouvement affectif, en la présentant sous un jour subjectif à seule fin d’affirmer que le sujet actif n’agissait que sous l’empire d’une passion petite ou grande, dominé par une manie, et ne peut, ainsi livré à la passion et aux manies, passer pour un individu moral. Alexandre de Macédoine avait conquis une partie de la Grèce, puis l’Asie : par conséquent il était habité par la manie des conquêtes. S’il agissait ainsi, ce ne pouvait être que mû par la recherche maniaque de la gloire, par soif de conquêtes, et la meilleure preuve de sa dépendance passionnelle est qu’il a agi de façon à être couvert de gloire. Quel instituteur n’a pas apporté la démonstration qu’Alexandre le Grand, que Jules César furent dominés par de semblables passions, et doivent être considérés comme êtres immoraux ? De cela découle notamment que l’instituteur, quant à lui, apparaît comme doué d’une excellence humaine dont étaient dépourvus ceux-là, et prouve sa pureté par le simple fait de ne pas conquérir l’Asie, de ne triompher ni de Darius ni de Porus, mais de vivre en paix, et de laisser vivre en paix. »
(Cours sur la philosophie de l’histoire)

Les mêmes pauvretés adialectiques cachent toujours le même moralisme rageur ; ces cinq barricades (où jeunes loubards de banlieue, lycéens parisiens et adultes de tout poil se retrouvèrent plutôt fraternellement, mais n’ayant sans doute rien des « âmes ardentes » et autres belles âmes et cœurs vaillants dont l’avis de recherche clôt ton oraison, page 45) auraient-elles dû attendre, pour être édifiées, qu’un sondage de l’I.F.O.P. vienne déterminer à l’avance si elles resteraient esseulées, « réfutées » par une absence d’imitation généralisée ? Assurément, l’artiste-peintre, l’ouvrier et le chômeur qui pour avoir été barricadiers l’espace d’un tel faux-pas moral, furent, parmi les 28 personnes interpellées, gardés à vue de façon prolongée ne correspondaient-ils pas à la fiche signalétique de l’étudiant responsable inquiet de son avenir professionnel ; et peut-être méritaient-ils, outre les rigueurs policières, d’être par la suite reniés par un aspirant-législateur de ton espèce ? Dans un monde qui n’est plus à une inversion près, il faudrait encore considérer ton texte comme un acte de solidarité, qui n’aurait rien de scandaleux, de la part de quelqu’un qui passait pour autrement estimable ? Or, il faut rappeler qu’aucun doute sur la qualité stratégique de ces barricades dans le moment ne permet d’écrire post festum de telles infâmies, même si ces dernières sont rédigées dans un style suffisamment hésitant pour que le lecteur doive s’interroger si leur auteur regrette qu’il y ait eu des barricades, ou qu’il y en ait eu trop peu (flottement sémantique commode s’il en est).

Les limitations sectaires que je viens de reprendre pour l’essentiel manifestent d’autant plus une sagesse d’instituteur en tout point haïssable qu’il ne s’est aucunement agi, en décembre 1986, d’un vaste mouvement riche et complexe, trouvant par lui-même et ses expérimentations la voie ou les voies qui lui permettaient d’aller au-delà de lui-même, et au vu de quoi il pourrait être licite de critiquer certaines formes marginales parmi d’autres, au motif qu’elles se retourneraient contre ladite dynamique (encore qu’un mouvement aussi puissant que celui que j’imagine là doit aussi pouvoir recueillir en lui-même toutes les hétérodoxies expérimentales et n’abandonner aucun de ses authentiques tenants) ; il s’est plutôt agi d’un mouvement parfaitement obstiné, mais courant sur place et ne connaissant qu’un progrès dans les esprits, par rapport auquel tout était par conséquent à attendre des expérimentations marginales qui le feraient favorablement sortir de ses gonds — et qui n’ont finalement guère eu lieu. Dans ce contexte, des actions à forte charge symbolique, renouant avec un passé révolutionnaire, n’avaient rien de foncièrement mauvais, étant au contraire susceptibles de casser la fausse harmonie imagière dans laquelle les médias tentaient de fixer les jeunes, et dans laquelle ces derniers ne se reconnaissaient que trop souvent encore. L’occupation de la Sorbonne et les barricades du 6 décembre, tout en étant typiquement des actions ou l’on fait ce que l’on peut avec ce que l’on a, restent tout à fait irréprochables sous cet angle aussi.

La principale qualité que lu relèves en résumé (initialement « terrorisé à l’idée de créer le moindre événement historique — identifié à une catastrophe —, le mouvement a bousculé les limites qu’il s’était timidement fixées, jusqu’à en appeler à la population tout entière contre l’arbitraire gouvernemental » — p. 39), tu en interdis toi-même le développement, en censurant çà et là, non sans rivalité personnelle je suppose, des épisodes qui y ont clairement contribué, et dans lesquels tu n’étais parfois présent, à ce que l’on peut voir, qu’en observateur malveillant.

Tu auras en tout cas déjà obtenu par cet écrit un résultat durable et certain : celui de t’assurer l’inimitié du défunt « Comité pour la généralisation du mouvement », et des personnes qui en fréquentent toujours les membres.

JEAN-PIERRE

 

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Jean-Pierre Baudet à Jaime Semprun

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

Paris, le 24 février 1987

SALUT,

Je t’adresse pour information la lettre que je me suis senti contraint d’envoyer à Guy Fargette, en réaction au n° 3 de son bulletin (Décembre 86).

Rien n’annonçait sans doute, de la part de Guy, des intentions comme celles que révèle ce texte. En s’instituant expert en arbitrage de ce que chacun aurait dû faire ou s’abstenir de faire, et en accumulant une ironie fielleuse exclusivement sur ceux qui prirent, en décembre, le plus de risques, il se rapproche singulièrement des ouvriéristes bornés dont il croit pourtant s’être distancié ; mais ce qui reste uniment pauvre dans l’idéologie contemplative des descendants d’ICO devient erratiquement dégoûtant chez quelqu’un qui s’est aventuré bien au-delà.

J’avoue que cela me suffit pour éclipser toute autre considération.

Il trouvera ma réaction exagérée : mais verra-t-il l’énormité de son texte, et de son envoi à ceux qu’il couvre précisément de ses quolibets journalistiques ?

Amicalement

JEAN-PIERRE

 

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Guy Debord à Jean-Pierre Baudet

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

25 février 87

CHER JEAN-PIERRE,

La lettre à ce dégoûtant Fargette dit très bien tout ce qu’il y avait à dire. Elle enrichit notablement la collection des écrits du mouvement de décembre, sa conscience historique. Il faudra voir maintenant ce qu’auront à dire, ou écrire, tous ceux qui fréquentaient le personnage avant son étrange exploit ; qu’ils seront désormais contraints de considérer comme inoubliable.

En s’y prenant bien à l’avance, vu les circonstances, je proposerai que nous dînions ensemble le samedi 7 mars. Vous pourriez venir à 19 h 30 au même tabac que la dernière fois. Envoie un mot si la date ne convient pas.

Amitiés

GUY

 

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Jaime Semprun à Jean-Pierre Baudet

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

Jaime Semprun
Besanceuil
(…)

Besanceuil, le 2 mars 1987

CHER JEAN-PIERRE,

Je déplore que tu te sois senti contraint — pour reprendre tes termes — de réagir comme tu l’as fait au texte de Fargette, car il me semble que s’il a peut-être donné une forme excessivement polémique à ses remarques critiques (sur l’occupation de la Sorbonne et les barricades du 6 décembre), cela n’appelait pas en retour une telle violence dans la dénonciation (tu vas jusqu’à parler d’infamies…) Une discussion directe, aussi vive doive-t-elle être, est, je crois, préférable dans un tel cas. Je n’ai certainement pas pour autant l’intention de me poser en médiateur, casque bleu ou blanc : il te répondra sans aucun doute, et sa réponse contribuera malheureusement à aigrir votre différend, ce qui est assez inévitable une fois parti comme ça. Je te préciserai seulement mes propres raisons de ne pas me solidariser avec ta virulente anticritique.

Tout d’abord, je trouve toujours pénible que l’apparition d’un désaccord amène à diffamer une amitié en découvrant soudain à l’individu impliqué les tares les plus voyantes, que rendraient encore plus inacceptables les qualités que l’on veut bien continuer à lui reconnaître : selon cette logique, tu reproches à la fois à Fargette (dans le petit mot que tu joins à ce document) de se rapprocher des ouvriéristes post-ICO (mais ne les avez-vous pas fréquentés ensemble ?) et de s’être « aventuré bien au-delà », ce qui le rendrait pire qu’eux, « dégoûtant » là où ils ne sont que pauvres. Pour te paraphraser, on pourrait se demander si tu lui reproches de se rapprocher d’eux ou de s’en éloigner… Quant à moi je n’ai jamais fréquenté ces milieux, et je n’ai pas l’intention de commencer. Mais je ne crois pas que l’on puisse de façon aussi désinvolte critiquer quelqu’un pour ce que l’on connaissait fort bien de lui, et acceptait, la veille encore ; ou plutôt je sais bien que l’on peut procéder ainsi, mais cela ne me plaît guère.

Cependant cette référence à ICO, assez muséographique, apparaît dans ton texte avec une fonction plus « théorique » : il s’agit d’opposer le point de vue contemplatif des « jugements mesquins » à l’initiative des éphémères occupants de la Sorbonne, à « cet unique exemple d’occupation réelle, spontanée et libre ». Tout jugement est-il obligatoirement mesquin (ou fielleux, etc.) parce que l’acte jugé est resté minoritaire (tant d’inepties le sont), parce qu’il comportait des « risques » (tu parles dans ton mot de « ceux qui prirent, en décembre, le plus de risques ») ? Quelle que soit l’appréciation que l’on porte sur les « risques » qu’il y avait à occuper la Sorbonne (il me semble que les manifestants du 4 décembre aux Invalides ont pris en s’attaquant à la police d’autres risques, que certains ont plus durement payés), il reste que le « risque » ne peut jamais en tant que tel être un critère de pertinence subversive : sinon il faudrait la reconnaître à toutes sortes d’imbécillités réellement risquées, et céder au chantage du volontarisme activiste qui repousse toute mise en question de son opportunité comme simple lâcheté. De même le caractère minoritaire d’une action ne suffit pas plus à la justifier qu’à la disqualifier : c’est une affaire de circonstances, et ce qui réussit dans une occasion échouera dans une autre. Ici tu procèdes toi-même par affirmation sans preuve en parlant d’exemple d’occupation réelle, spontanée et libre. C’est précisément le caractère exemplaire de cette occupation que conteste Fargette, et il me semble (je n’étais pas là) qu’il a quelques raisons pour cela. Là où tu parles de « charge symbolique », il parle de « répétition laborieuse » : les exemples ne manquent pas, dans l’histoire révolutionnaire, de telles répétitions (je ne t’infligerai pas les remarques de Marx sur la question), et quant à déterminer si, au-delà du fait qu’elles n’avaient « rien de foncièrement mauvais », elles ont eu en outre quelque chose de bon, je pense que ce sont leurs conséquences dans l’histoire réelle qui le montrent et rien d’autre. De ce point de vue là, l’absence de conséquences de cette occupation de la Sorbonne peut certes la protéger contre le blâme, mais c’est tout. La bonne volonté et la sincérité des participants ne sont pas en cause : après tout, il vaut mieux tenter ce que l’on aperçoit comme possibilité, si l’on n’en voit pas d’autre, plutôt que de ne rien faire. Mais cela n’empêche jamais de considérer lucidement, avec le recul, ce qu’une telle tentative avait, disons, de volontariste, et combien elle se trouvait en porte-à-faux par rapport à un mouvement certes moins avancé par bien des aspects, mais qui néanmoins avançait par lui-même, à son propre rythme : qu’il ne se reconnaisse pas, c’est-à-dire qu’une fraction significative de ses participants ne se reconnaisse pas dans les « expérimentations marginales » cherchant à le faire « favorablement sortir de ses gonds », voilà qui juge sans doute la conscience de ses jeunes protagonistes, mais aussi ces « expérimentations » elles-mêmes, avec leur volonté d’exemplarité. C’est en tout cas un aspect du problème qu’il est indispensable d’envisager, ne serait-ce que pour comprendre mieux quels peuvent être les moyens d’une « radicalisation » dans la période qui commence. Il est donc dommage que, piqué par les railleries effectivement assez cruelles de Fargette, tu te refuses à voir la question dans tous ses aspects, et que tu te raidisses dans une défense unilatérale de cette tentative d’occupation. Un mouvement qui paraissait assez bon pour mériter une telle initiative a-t-il seul la faute de son échec ? Si oui, c’est sa qualité qu’il faut reconsidérer froidement, et cela même amène logiquement à remettre en question le bien-fondé de l’initiative qui croyait pouvoir le pousser plus loin.

Le même refus d’envisager de désagréables réalités apparaît mieux encore dans tes réflexions sur ces barricades du samedi 6, où selon toi « jeunes loubards de banlieue, lycéens parisiens et adultes de tout poil se retrouvèrent plutôt fraternellement ». Il est remarquable que tu n’envisages pas la possibilité que la police, sans même parler de provocations particulières plutôt inutiles, ait abandonné trois heures durant le terrain à l’émeute, pour pouvoir ensuite monter en épingle « la violence », etc. Il est vrai que ce genre de manipulation est à double tranchant, et peut aussi bien, s’il y a là une foule décidée à l’affrontement, lui donner le temps de s’organiser. Mais c’est justement ce qui ne s’est pas passé ce soir-là, et c’est cette indécision générale qui a pu donner à l’acharnement de quelques-uns un caractère d’irréalité, sans qu’il faille pour cela condamner chaque individu présent, bien sûr, mais non plus le glorifier comme un Alexandre de l’émeute. Quant au jugement de Fargette (« étrange simulacre d’émeute »), il faut tout d’abord remarquer que ce qu’il dit du 4 décembre démontre, s’il le fallait, qu’il n’est aucunement un apôtre de la non-violence, et qu’il sait apprécier quand une minorité violente entraîne ceux qui, comme disait à peu près Hegel, reconnaissent là leur propre esprit intérieur qui vient à leur rencontre. En outre, tous ceux qui étaient sur place et m’en ont parlé m’ont dit avoir ressenti la même impression que Fargette, et avoir ainsi, malgré leur envie d’en découdre et le goût prononcé de certains pour la chose, préféré se tenir à l’écart de ce qui leur apparaissait, sinon tout à fait factice, au moins très extérieur. Si l’appréciation de cette soirée doit maintenant être la pierre de touche de toute radicalité, il me faudrait donc admettre que je ne fréquente que de lamentables modérés, ramollis par un respect paralysant pour la « majorité démocratique ». Comme je ne le pense pas du tout, je crois plutôt que c’est le jugement de cette soirée qui est moins simple que tu veux bien le dire, afin de juger toi-même de façon expéditive, comme moralistes rageurs, ceux qui la jugent autrement que toi. Pour finir, je remarquerai encore que je ne vois aucune raison valable, quand on a eu des doutes dans le moment sur la « qualité stratégique » d’un tel affrontement, de les taire après-coup, au nom de la solidarité avec les barricadiers : une solidarité qui implique le silence sur certaines vérités propres à la troubler n’est pas une solidarité révolutionnaire. Car celle-ci ne peut exclure la critique, et si elle le fait, c’est bien le cas de parler de moralisme.

Il y aurait évidemment bien d’autres choses à dire sur tout cela. Mais quoique l’estime que j’ai pour ton intelligence m’ait porté à développer assez longuement mon point de vue, il me faut admettre que notre principale divergence dans cette affaire porte, plutôt que sur la qualification de tel ou tel moment, sur la méthode de discussion de ces problèmes entre révolutionnaires. À ce sujet d’ailleurs, Fargette m’avait dit t’avoir fait part de son avis sur l’occupation de la Sorbonne (et l’appel lancé à cette occasion) ; et que tu avais convenu du caractère erroné de la tentative ; et quant à la soirée du 6, nous en avons parlé ensemble, et ce que je t’en avais dit (dans le même sens qu’ici) n’avait suscité chez toi aucune indignation contre mon « moralisme », ou mes velléités d’apprenti-législateur. Je trouve donc d’autant plus surprenant que tu fasses maintenant tonner contre la brochure de Fargette la grosse artillerie critique. Tu évoques à deux reprises, dans ton texte, l’antipathie personnelle comme motivation supposée des remarques de Fargette. Je ne crois pas, d’après ce que je sais de lui, qu’il soit du tout porté à extrapoler à partir de ses sympathies ou antipathies des prises de position ou des jugements historiques. Mais en tout cas je suis quant à moi plus que jamais décidé à ne pas laisser les questions de personnes compromettre le sérieux du débat critique si nécessaire aujourd’hui : on ne doit pas jouer avec l’argument ad hominem, lancer de façon irresponsable des accusations qui visent à rejeter purement et simplement des thèses discutables en disqualifiant leur auteur. Ce procédé est bien connu pour son usage irrationnel dans les milieux extrémistes, et c’est malheureusement celui que tu emploies quand, par une série d’amalgames, tu fais de Fargette un émule de la calomnie journalistique et bureaucratique. Je ne te demande évidemment pas de revenir sur le désaccord qui vous oppose, qui est sans doute réel, et a au moins la gravité que tu as choisi de lui donner. En revanche, je ne peux admettre les accusations si légèrement lancées contre un individu dont l’honnêteté et le courage sont selon moi hors de doute. J’espère donc que tu réfléchiras aux dangers d’une telle manière de procéder : voilà un exemple de « risques » qui ne peuvent d’aucune manière démontrer le bien-fondé qu’il y aurait à les prendre.

Cordialement

JAIME

P.S. Tu liras par ailleurs nos propres réflexions sur le mouvement de décembre dans le prochain numéro de l’Encyclopédie des Nuisances, actuellement sous presse. Tu pourras ainsi, si tu le juges utile, nous faire profiter de tes critiques. J’espère qu’elles seront formulées dans un style moins disproportionné que celles adressées à Fargette.

 

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Jean-Pierre Baudet à Guy Debord

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

Le 18 mars 1987

 

CHER GUY,

Voici l’enquête du commissaire Bertaux sur le citoyen Hölderlin : un curieux mélange de jobardise culturelle et de sympathique perspicacité. Bonne lecture.

Pourrait-on se voir le 4 avril au soir, soit dans un restaurant de ton choix, soit chez moi ? Merci de me prévenir.

Amitiés à tous deux

JEAN-PIERRE

 

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Guy Debord à Jean-Pierre Baudet

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

20 mars [19]87

CHER JEAN-PIERRE,

Merci de m’avoir communiqué les derniers résultats de l’enquête sur le citoyen H. et ses douteuses fréquentations. Je vais en prendre connaissance à l’instant.

On viendra avec plaisir chez vous, le samedi 4.

On me dit que l’ouvrage de Tchernobyl s’approche maintenant avec la rapidité de la foudre ; et en potlatch de réciprocité j’ai assuré que nous nous passerions parfaitement des lumières de Pétris pour relire Clausewitz.

À bientôt. Amicalement à vous,

GUY

 

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Guy Debord à Jean-François Martos

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

samedi 28 mars [1987]

CHER JEFF,

Veux-tu envoyer à Floriana [Lebovici] le texte dément de Pelosse, que je crois t’avoir transmis avec les autres « documents » ? Merci.

À bientôt.

GUY

 

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Jean-François Martos à Guy Debord

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

Le 2-4-[19]87

CHER GUY,

Je reçois ta carte ce matin seulement ; j’expédie Pelosse prestement.

Ce passage censuré de l’épreuve de L’agent noir (une taupe dans l’affaire Abdallah) aura « mystérieusement » échappé à l’autodafé…* En fait, les rapports de l’AD (celle d’ici, pas la polonaise) et des FARL avaient affleuré à la surface médiatique il y a déjà cinq ans. Je t’envoie quand même ce pétard mouillé au cas où.

Guidieri, le très moderniste directeur de L’Antenne, laisse donc traîner sa (?) photo partout.

Amitiés à vous deux,
et à bientôt.

JEFF

* Attention, une taupe peut en cacher une autre !

 

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Jean-Pierre Baudet à Jaime Semprun

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

Paris, le 5 avril 1987

CHER JAIME,

Je te remercie pour ta longue lettre, mais te répondrai par quelque chose de plus bref. Pour reprendre tes termes, l’estime que tu as pour mon intelligence t’a porté à de longs développements ; et c’est l’estime que j’ai pour la tienne qui me dissuade d’en faire autant à présent : je ne crois pas du tout qu’il soit utile de t’expliquer ce que tu as certainement bien compris. Il n’est plus opportun, de même, de réfuter des interprétations abusives, délibérées ou accidentelles, de ma lettre ; de nuancer ou reformuler tel propos ; de préciser ou justifier telle intention particulière : tout cela serait évidemment faisable dans une discussion ouverte, mais la nôtre est plutôt fermée. Tu as décidé de cautionner l’ensemble du texte de Guy Fargette, comme j’avais décidé de le rejeter, et si je me livrais maintenant à une entreprise de ravaudage sans lendemain, chose que j’ai d’abord envisagé de faire, cela ne servirait qu’à occulter sous une nouvelle couche de détails plus ou moins discutables la réalité essentielle, somme toute fort simple, du casus belli. Or, il m’a importé de refuser que quelqu’un, avant de maspériser des tracts, ait fargettisé l’activité et la colère de certains protagonistes de décembre [19]86. J’ai donné mes raisons, le plus franchement possible, je ne crois pas avoir à faire suivre de meilleures devant un public qui n’en a pas besoin. Elles ne t’ont pas convaincu, ce qui peut être un argument à leur encontre. Mais les bévues de Fargette ne t’ont pas davantage convaincu, et je trouve cela infiniment plus surprenant. Tu as certainement le droit de critiquer mes façons de réagir, et tu peux avoir tort, ou raison. Mais tu ne peux avoir raison en défendant ce que Fargette a écrit, et je trouve sincèrement déplorable que ceux qui, la prochaine fois, feront le coup de l’instituteur à d’autres qui veulent « tenter ce que l’on perçoit comme possibilité, si l’on n’en voit pas d’autre, plutôt que de ne rien faire » (ce sont tes mots), pourront, en le faisant, se sentir soutenus par Jaime Semprun, ou même par l’Encyclopédie des Nuisances.

En cela, tu as toi aussi pris tes risques, et ceux-ci ne viendront certainement pas démontrer « le bien-fondé qu’il y aurait à les prendre ».

Cordialement

JEAN-PIERRE

 

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Guy Debord à Jean-Pierre Baudet

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

Copie pour Jeff

8 avril [19]87

CHER JEAN-PIERRE,

Merci des documents que tu m’envoies. L’affaire allait certes plus loin que je l’avais cru d’abord. La lettre de Semprun n’est effectivement pas un effort d’arbitrage, c’est un choix total de la position Fargette ; comportant à propos de celui-ci deux ou trois légères réserves diplomatiques, mais à propos de toi une douzaine de franches condamnations méprisantes, sans compter quelques sous-entendus venimeux. « L’instituteur », et son maître-directeur, qui ont le pouvoir de juger le fond, détiennent aussi le pouvoir de donner des notes aux réactions impertinentes d’un élève qui les affronte. On ne dit pas du tout qu’il fallait s’abstenir de commettre la faute en question ; on dit que tu as tort de t’inscrire en faux sur un ton que les compères jugent excessif ! D’ailleurs on nie que ce soit une faute. C’était donc bien une tactique voulue (mais finalement, elle se montrera une grande faute).

Tu as eu raison de t’arrêter à l’essentiel : pour la première fois, le prestige mérité de l’Encyclopédie des Nuisances a été utilisé publiquement à propos de dégoûtantes petites manœuvres personnelles. De tels prestiges fuient plus vite que l’ozone, quand cela se sait.

Amitiés.

GUY

 

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Guy Debord à Jean-François Martos

Cette carte accompagnait la copie de la lettre de Guy Debord à Jean-Pierre Baudet du 8 avril 1987.

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

8 avril [19]87

CHER JEFF,

Pas de doute, ce Fargette sempruniste veut démontrer que le temps des Nuisances, depuis qu’il a trouvé de tels Encyclopédistes, vaut mieux que les illusions de [19]68 ! Quand je lis que Jean-Pierre [Baudet] est mal entouré, je pense naturellement à toi. Et depuis Barcelone en 1981, je comprends que c’est mon ombre qui est dénoncée chaque fois que quelqu’un se plaint de ton rôle néfaste.

À bientôt.

GUY

 

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Guy Debord à Jean-François Martos

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

4 mai [1987]

CHER JEFF,

D’accord pour le mardi 12, à 7 h 30, au « Jean-Pierre ».

Amitiés.

GUY

 

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Guy Debord à Jean-François Martos

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

26 juin [19]87

CHER JEFF,

J’ai plus tôt que prévu rejoint Champot, jusqu’en septembre. N’y dormant que d’un œil, je ne vois jusqu’ici rien de suspect à te signaler.

Continue à me tenir au courant de tout changement dans les affaires dont nous avons parlé ensemble.

Amitiés

GUY

 

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Guy Debord à Jean-Pierre Baudet

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

G.D.
Champot
(…)

26 juin [19]87

CHER JEAN-PIERRE,

Ta lettre du 2 m’a suivi, avec quelques difficultés, jusqu’à Champot, où je suis maintenant en « vacances ». Il faudra donc m’y envoyer le texte à relire. Dans les quelques cas de doutes éventuels notables, marque-moi les possibilités entre lesquelles tu hésiterais, et décris-moi sommairement tes raisons en faveur de l’une ou l’autre. N’oublie pas que je suis par malheur le seul clausewitzien absolument non-germaniste.

J’ai bien ri de la lettre, malheureusement signée par Sébastiani. On nous fait part, après mûre réflexion, de la vérité officielle de l’Encyclopédie sur toute l’affaire, qu’autrement presque tout le monde risquait fort de ne pas comprendre, dans toute sa franche subtilité : l’Encyclopédie n’est pas inconditionnellement pour le nommé Fargette ; mais seulement contre toi. On voit finalement la différence historique entre l’I.S. et l’EdN : les situs s’excluaient, et les Nuisances sont solidaires !

À bientôt. Amitiés

GUY

 

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Jean-Pierre Baudet à Guy Debord

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

Paris, le 3 juillet 1987

CHER GUY,

Ce n’est certes pas à moi qu’il revient de développer une comparaison entre l’I.S. et l’EdN ; il y a des gens mieux placés pour le faire. Mais quand on voit une cacophonie épistolaire1 revendiquer, sans progresser d’un pouce, l’apparence de la cohérence, on n’a sans doute pas tort d’y regarder d’un peu plus près, en se souvenant du souci de clarification publique qui caractérisait une autre revue, en d’autres temps.

Il me semble que l’EdN ne risque guère d’exclure ses membres ; je commence même à me demander si elle en possède. Je crois pouvoir affirmer, à partir de quelques exemples, que ceux qui écrivent, ou ont écrit dans cette revue, étant à ce titre qualifiables d’encyclopédistes, ne sont pas un seul instant avertis des décisions qui se prennent « pour les encyclopédistes »2. Du reste, Fargette était lui aussi du nombre de ces rédacteurs, lui qu’on défendait d’abord, et qu’on se défend à présent d’avoir défendu3 ; mais jamais cette qualité d’encyclopédiste ne fut reconnue, ni même effleurée.

Mais qui sont les Encyclopédistes, s’ils ne sont pas ceux qui écrivent, plus ou moins épisodiquement, la revue ? S’agirait-il plutôt d’une Alliance secrète, dotée d’un droit chirographaire à la propriété privée exclusive de l’appellation, du prestige et des décisions de l’EdN ? Rien n’est moins impossible, puisque l’on peut écrire d’eux aussi qu’ils « sont des frères, ne s’attaquent jamais entre eux, ni ne livrent leurs dissensions au public » (Règlement des Frères Internationaux).

Si une telle distinction, subtile et secrète, existe bien4, une redéfinition permanente des frontières entre le dedans et le dehors doit arranger bien des choses ; permettre de s’annexer les bénéfices (les articles) sans s’exposer aux inconvénients (le jugement public des agissements et de la personnalité des auteurs d’articles). Ici, des actionnaires retranchés, là un capital variable, très variable. De la sorte, on abolit évidemment le danger dont l’I.S. reste l’exemple le plus extrême : les heurts et les séparations au nom de la cohérence et du progrès des idées défendues. En revanche, un champ indéfiniment ouvert aux manipulations opportunes, propice à l’absence de conflit ouvert, n’offre guère des possibilités de progrès. Le temps doit y devenir étrangement abstrait : il ne s’inscrit nulle part. Le centre hiérarchique se place au-dessus du flux temporel et de ses accrocs, l’Olympe se drape dans les nuages, face voilée au ciel changeant.

S’interdisant ainsi tout éclatement public du noyau, s’interdisant de même toute solidarité pratique, honnêtement reconnue, avec ses satellites, l’EdN ne peut exclure que ceux qui ni de l’un ni de l’autre jamais ne firent partie : exclure l’extérieur, voilà tout ce qui reste. Un vaste programme.

Je crois donc avoir provoqué la colère des Semprun, Sébastiani & Cie non pas à partir de divergences d’appréciation sur décembre [19]86 ; non pas en raison d’un ton estimé outrancier ou injuste vis-à-vis de Fargette ; mais uniquement par le fait, d’ailleurs non prémédité, d’avoir exigé d’eux de défendre ou de rejeter clairement quelqu’un ; donc de situer cette personne par rapport à eux ; donc de manifester ouvertement qui est un encyclopédiste ; quels sont ses droits ; quels sont ses devoirs — pour parler un peu crûment. Autrement dit, j’attendais d’eux ce qu’ils ne pouvaient pas dire, et ne voulaient pas montrer.

Si une telle Realpolitik caractérise réellement l’EdN, comme il me semble, on ne manquerait certainement pas d’y trouver quelques drolatiques illusions sur un prétendu dépassement de l’I.S. ; et on doit au moins reconnaître que l’EdN possède sur l’I.S. cette irréfutable supériorité que vingt ans se sont écoulés entre l’une et l’autre, et que l’affrontement historique des idées a été soumis dans cet intervalle, d’une revue à l’autre, à une thérapie tout à fait moderne : là où l’on parcourait les moments d’un processus, on organise maintenant, formellement, l’oubli de leur existence.

Il me faut laisser à d’autres, en d’autres circonstances, le soin de trouver le lien entre de tels arrangements personnels, et le style et la forme de la revue. Je ne doute pas non plus qu’il serait instructif de rassembler quelques aperçus sur les critères, rigides mais discrets, qui distinguent l’encyclopédiste noble et nouménal de l’encyclopédiste vulgaire et phénoménal. J’en sais trop peu sur cette honorable association, chose dont je n’ai pas par ailleurs à me plaindre.

On regrettera que par la vertu d’un tel mode d’organisation, la revue doive produire un appel d’air assez étonnant du côté de l’ensemble des résidus prositus de pas mal d’années, de sorte qu’on y retrouvera un jour la quasi-totalité de ceux avec qui Jeff [Martos] ou moi avions eu maille à partir : mais ce seront bien sûr des « individus autonomes ». Il faudra donc se consoler par le constat que, en fin de compte, personne n’est véritablement induit en erreur par la lecture de la revue elle-même : le lecteur intelligent y trouve des thèses justes, quoique assez redondantes, mais nulle part l’EdN ne cherche à accréditer l’idée qu’elle serait déjà, en privé, cette démocratie directe qu’elle défend sur le plan historique. Et le même lecteur intelligent perçoit peut-être les signes qui indiquent qu’elle ne l’est pas.

Si mes élucubrations — dont il faut bien admettre qu’elles reposent sur un fondement empirique très limité — ne sont pas entièrement fausses, il reste alors à expliquer pour quelles raisons quelqu’un d’intelligent et de bien instruit, par l’exemple historique, des conséquences inhérentes à chaque mode d’organisation, comme l’est Semprun, peut non seulement tomber dans un tel panneau, mais même en être le principal instigateur. Je ne le crois pas un seul instant capable de se tromper sur de telles prémisses : il faudrait donc qu’il subisse par ailleurs l’influence d’impulsions terriblement impératives pour en arriver à méconnaître cette situation, et à favoriser ce qui, dans une telle hypothèse, serait très en dessous de son esprit critique et de ses qualités personnelles. J’avoue que, venant de lui, que je ne connais pas bien mais qui m’inspirait autant d’estime que de sympathie, cela me laisse perplexe.

Je joins les Livres I et II comme prévu. J’en ai conservé une photocopie, de sorte que je pourrai si tu le souhaites commenter à ton intention, à distance, les points qui te sembleraient litigieux. Je ne pense pas, en toute franchise, que les problèmes pouvant exister encore maintenant touchent à l’élément linguistique. Mes corrections, qui ne sont pas si nombreuses, peuvent toujours être jugées en regard du texte de Vatry, qui est resté lisible. En sorte que tu verras dans tous les cas ce qui manquait ou n’allait pas, selon moi. Je crois donc que mes rectifications n’auront plus besoin d’être jugées par rapport au texte allemand, mais pour les défauts qu’elles peuvent comporter en elles-mêmes (maladresses, formulations équivoques, ou inappropriées, etc.). Ce que je crains le plus, c’est d’avoir ajouté à un texte des bribes qui en rompraient l’unité ou la fluidité.

J’ai parfois ajouté des notes, surtout biographiques, dont l’opportunité est discutable. Toutes ces notes sont marquées (assez sottement) NdT, alors que le traducteur est Vatry. Il faudra donc les transformer en NdÉditeur à l’impression.

Les bien nommées Éditions Complexe, championnes toutes catégories de la coquille, viennent de publier sous la haute direction de l’éternel Chaliand, transfuge de Berger-Levrault, la Campagne de 1812 en Russie, dans une traduction de 1900 (Niessel ?). Ce volume ferait malheureusement défaut aux « Œuvres complètes » de Champ Libre ?

Je ne serai pas à Paris du 10 au 30 juillet, et t’enverrai la suite de Vom Kriege début août, sauf contrordre de ta part.

Bonnes « vacances »…
Amitiés

JEAN-PIERRE

1. Les galipettes logiques de Sébastiani ne feraient pas honte à l’EdF, dont les responsables ne manquent jamais de s’extasier d’avoir posé un filtre supplémentaire, ou une soupape de sécurité après une fuite révélatrice : puisqu’il avance tranquillement, empli de respect devant sa propre supercherie, que la rectification par Fargette des « pièces à conviction » est à porter au crédit de son caractère vertueux, et non au fait que je l’ai contraint de le faire.

2. L’EdF avertit ses victimes du fait accompli ; l’EdN même pas.

3. Un « individu autonome », selon l’élève discipliné Sébastiani.

4. Sébastiani est-il propriétaire de ce terme, comme il l’est de la maspérisation ?

 

ù

 

Jean-François Martos à Guy Debord

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

le 7 juillet 1987

CHER GUY,

Puisque Semprun considère l’occupation de la Sorbonne comme « volontariste » et « en porte-à-faux »*, et que son compère Fargette maspérise allègrement nos textes, je ne m’étonnerais pas qu’ils nous accusent bientôt d’être nègres aux Éditions Hachette, et d’être les véritables auteurs de cette Enquête sénatoriale sur les manifestations étudiantes de 1986.

Bizarre époque, que celle où la vérité ne sort pas de la bouche des « révolutionnaires », mais de celle du pouvoir : « Le risque d’un abcès de fixation en plein Quartier Latin se précise : il faut agir (…) Chose curieuse, pendant près d’une heure, il semble qu’il ne se soit plus passé grand chose dans la rue, tout le souci de la salle de commandement se reportant sur l’évacuation de la Sorbonne (…). Lorsqu’au tout début de la journée du 6 décembre, M. Paolini, Préfet de police est informé que la Sorbonne est évacuée et que seuls quelques groupuscules vont et viennent, il est rassuré et se retire (…) Un sentiment prédomine alors chez les responsables de l’opération, ceux qui l’ont ordonnée comme ceux qui l’ont exécutée : le soulagement. Tout était possible, et tout s’est bien passé. [19]68, c’est bel et bien fini. » (p. 304, 312, 320, 305). On comprend mieux aussi pourquoi l’appel de la Sorbonne, pourtant filmé et enregistré, à notre corps défendant, par une quinzaine de journalistes, fut censuré par presque tous les médias.

On me dit maintenant que d’étranges satellites gravitent, de près ou de loin, autour de cette nébuleuse EdN : les frères Gayraud et Mercier ; et peut-être aussi Arthur [Marchadier], puisqu’il fréquente Gérard Lambert ? Pourtant, depuis Barcelone, Semprun devrait être vacciné contre Marchalombre. Quant à Prigent, il annonce la publication prochaine d’In girum en anglais.

Amitiés,

JEFF

* Comme, la veille de cette occupation, ce sont des milliers de manifestants que la police empêcha de rentrer dans la Sorbonne (p. 491 et 492), ce n’est pas seulement nous, mais bien l’ensemble du mouvement, que Semprun — qui « s’est acquis par son activité quelques droits à voir son avis pris en considération » — dénonce comiquement comme « volontariste » et « en porte-à-faux ».

 

ù

 

Guy Debord à Jean-Pierre Baudet

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

11 juillet [19]87

CHER JEAN-PIERRE,

Tu m’as très exactement défini la tâche, minime, restant à faire sur le Clausewitz. Je vais donc m’y employer au mieux, sois tranquille.

Je trouve que ton analyse de l’Encyclopédie est extrêmement juste et profonde et a le grand mérite de désigner la nature d’une sorte de piège qui risquait de capter, jusqu’à un certain point, bien du monde (moi y compris). « Le devenir est la vérité de l’être », et ce que cette entreprise devient est justement décrit. Le peu que je connais de la personnalité de Semprun, et que Jeff [Martos] peut te redire, s’accorde fort bien avec ton hypothèse. Tu vois comme, finalement, il valait la peine de relever cette affaire Fargette. Cette maille a entraîné tout le prétentieux tricot.

Je reçois aujourd’hui de Jeff l’écrasant document de l’Enquête parlementaire. Il me paraît que les citations qu’il en fait, mixées avec ta lettre presque entière, constitueraient une excellente petite brochure, suffisante et définitive : Fins dernières d’une Encyclopédie ?

J’avais lu autrefois la campagne de Russie, et dit à Gérard [Lebovici] que cette traduction ne pouvait en aucun cas être utilisée. Elle n’est malheureusement pas de Niessel, mais d’un capitaine de dragons, breveté d’État-major. Cet Ubu se vante très haut d’avoir simplifié, et rendu beaucoup plus clair, le texte de Clausewitz ; sa maspérisation l’ayant délivré de sa fumeuse métaphysique prussienne. On croirait entendre Bernstein déplorant que Marx ne soit jamais arrivé à se défaire d’un reste de dialectique hégélienne. Mais l’ex-roi de Pologne, plus victorieusement, a fait passer tout cela à la trappe !

Les renseignements sur Action D, le général Audran, etc., sont plaisants. Le plus extraordinaire est de trouver Millet-la-Poulaille à l’origine de ces révélations.

Amitiés.

GUY

 

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Guy Debord à Jean-François Martos
Cette carte accompagnait le double de la lettre de Guy Debord à Jean-Pierre Baudet datée du même jour.

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

samedi 11 [juillet 1987]

CHER JEFF,

Merci des documents. Les phrases que tu cites sont accablantes pour les Nuisants ! Avec ces phrases et la lettre que Jean-Pierre [Baudet] m’a écrite le 3 juillet, il me semble qu’il serait beau d’achever le nuisible blessé, publiquement. L’occasion ne reviendra pas si belle avant longtemps.

Amitiés à vous tous.

GUY

Fac-similé (recto et verso)

 

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Jean-Pierre Baudet à Guy Debord

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

Paris, le 21 août 1987

CHER GUY,

Le petit résumé télévisuel sur AD faisait en effet apparaître les soupçons de la famille Audran et de son avocat quant au mobile du crime : les réticences d’Audran en matière de trafic d’armes. Si ma mémoire ne m’abuse pas trop, Olof Palme, peu avant de mourir, s’était lui aussi intéressé à cette question, et je crois qu’il s’agissait déjà de cette même société Bofors, leader du consortium européen d’explosifs E.A.S.S.P., dont les livraisons à l’Iran font les actuels délices de l’Événement du Jeudi. En janvier 1984 déjà, l’ingénieur général Algernon, responsable des exportations d’armes suédoises, s’était « suicidé » sous une rame de métro, bien que deux témoins, qui se sont rétractés par la suite, avaient vu un inconnu pousser ce suicidaire-malgré-lui. Et en 1983 ou 1984, je ne suis plus très sûr, un attentat signé « AD » faisait exploser, en face de mon lieu d’exploitation, un charmant hôtel particulier abritant une fort discrète société assurant le lien entre l’industrie de l’armement française et un consortium proche de l’OTAN. Enfin bref, ce n’est qu’un petit bout d’une longue histoire que personne ne cherche trop à reconstituer.

Je suis en train de finir Fins dernières, n’ayant pu me résoudre à reprendre les matériaux préexistants comme tels, en raison de faiblesses aisées à réfuter dans ma lettre, et aussi de quelques éléments nouveaux, dont la page 266 du numéro 11, et certains renseignements rassemblés par Bourdjeff-l’Infaillible [Martos] : l’EdN serait fort obligeamment sur le point d’apporter une vérification expérimentale assez convaincante à mes élucubrations — il serait question de reprendre en septembre un comité de sympathisants dénommé Comité Irradiés de tous les pays unissons-nous, dont voici ci-joint un tract distribué fin juin, à l’occasion d’une rencontre internationale antinucléaire à Paris. Cette nouvelle entité-tampon permettrait de concilier la pureté de la race des encyclopédistes et un certain succès auprès des (petites) masses antinucléaires. Les sans-statut obtiendraient un statut de sans-statut : à ce train-là, la voie se révèle prometteuse.

La brochure sera rédigée et harmonisée entre Jeff et moi d’ici quatre ou cinq jours, date à laquelle je te l’enverrai. Je voudrais par contre te poser tout de suite la question suivante : jusqu’ici, je n’ai soufflé mot de tout cela à Floriana [Lebovici]. À partir du moment où nous nous engageons dans un écrit public, ce qui n’est pour le moment que ménagement à son égard deviendrait désobligeant, la plaçant par la suite devant un fait accompli, alors qu’elle a des contacts réguliers tant avec Semprun qu’avec Sébastiani, pour des questions de traduction. De plus, elle a peut-être des avis sur le sujet dont il conviendra de tenir compte. Aussi me semble-t-il qu’il faudrait l’informer de cette brochure avant impression. Aurais-tu des motifs pour penser le contraire ?

Amitiés,

JEAN-PIERRE

  

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Guy Debord à Jean-Pierre Baudet

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

24 août [19]87

CHER JEAN-PIERRE,

Je reçois ce matin ta lettre du 21. Je réponds tout de suite à ta question.

Il me semble que des auteurs, amenés à polémiquer, sur les questions les plus générales du mouvement social, avec d’autres auteurs d’une même maison d’édition, ne doivent en aucun cas y mêler l’éditeur. Aussi bonne que soit cette maison, et même si elle avait été encore plus univoquement cohérente (si c’étaient les éditions d’une organisation révolutionnaire), les divergences ne pourraient voir leur expression publique suspendue à un nihil obstat de l’éditeur.

Je pense surtout qu’il sera plus délicat pour Floriana [Lebovici] de ne pas la contraindre à prendre parti dans une telle affaire. Car, si vous lui communiquez le texte en manuscrit, et si elle ne vous « interdit » pas de le publier, les autres pourront, en somme, lui reprocher d’avoir autorisé cette publication ! Considérant les véritables folies accumulées depuis si longtemps dans l’interprétation de tout ce qui se fait à « Champ Libre », on imagine sans peine le mécontentement de tous ces honnêtes Encyclopédistes. Laissez-leur la responsabilité d’étendre le débat sur un tel terrain. Contentez-vous d’envoyer la publication, le même jour, à toutes les personnes concernées.

Amitiés

GUY

 

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Guy Debord à Jean-Pierre Baudet et Jean-François Martos

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

9 septembre [19]87

CHER JEAN-PIERRE, CHER JEFF,

Puisque vous me demandez mon avis sur votre texte anti-EdN (et je pense comme vous que des faiblesses seront sûrement exploitées à outrance par de tels adversaires), je vous conseille sans la moindre hésitation de renoncer à le publier, sous cette forme. Certes, les épigraphes et la moitié au moins du texte constituent une démonstration très correcte de nombreux défauts de l’adversaire, sinon de tous. Mais le ton général, l’enchaînement, un certain manque de clarté, un air de mécontentement évident qui s’efforce pourtant de rester modéré, condamnent lourdement l’ensemble. Il faudrait jeter la moitié du développement (je ne parle même pas de l’illustration, pourtant peu digne d’un sujet qui ne prête pas tellement à rire).

Je définirai l’essentiel ainsi : si c’était une polémique avec des gens de bonne foi, sur un sujet extérieur important, alors certes, votre position serait assez clairement exprimée, et suffirait à replacer la discussion ultérieure sur des bases plus profondes et sérieuses. Mais le sujet même de votre intervention, l’occasion qui est venue en montrer la nécessité, c’est justement que ce ne sont pas des gens de bonne foi ; et qu’aucune discussion n’était possible, et c’est cela que vous voulez signaler : l’éclatant contraste, parfaitement mis en lumière depuis décembre, entre tout ce qu’ils prétendent et ce qu’ils sont effectivement. Vous pourriez fort bien abandonner ce débat, car chacun de vous a mieux à faire actuellement avec ses travaux personnels, mais si vous souhaitez le continuer, il n’y a pas d’autre moyen de le faire que dans la ligne, vraiment radicale, de ce qui était évoqué dans la lettre (de Jean-Pierre) du 3 juillet : la dénonciation d’une imposture. C’est dire qu’il est tout à fait vain, et même ridicule, de poursuivre une polémique sur ce sujet-là avec des gens qui ont écrit tout ce qu’ils vous ont écrit ! Il faut donner des conclusions définitives.

Pour me conformer à l’excellente règle de Clausewitz, « ne jamais critiquer un moyen sans en indiquer un autre », je peux facilement vous évoquer des conclusions nettes, qui sont très possibles, et dont la supériorité est évidente. (Ceci est, bien sûr, très résumé, et ne constitue d’aucune façon un plan). D’abord, je crois que le titre devrait être plutôt, maintenant, L’ENCYCLOPÉDIE DES PUISSANCES.

1) Tout le monde commençait à être déçu en remarquant que l’EdN, après un très brillant départ, tourne visiblement en rond depuis quelques numéros ; ne montrait pas clairement à quoi elle voulait en venir ; et semblait même assez peu préoccupée de savoir où sa répétition circulaire du blâme généralisé, que certes l’époque mérite, pouvait bien mener. On vient de voir pourquoi, en découvrant la manière dont elle envisage la moindre intervention dans la pratique. L’occasion lui fut donnée par le mouvement des lycéens en novembre, et son jugement subséquent, étrangement passionné, d’un détail de ces troubles.

2) L’EdN n’est rien d’autre qu’une entreprise littéraire. Il s’agit de traiter, aussi longuement que cette monotonie pourra être maintenue, un thème effectivement assez riche : la misère multiforme de l’époque ; en se plaçant naturellement, et par postulat, au-dessus. C’est le seul but. Ainsi, il ne faut pas trop identifier ce groupe aux rêveries bakouninistes sur les « Cent Frères internationaux », mais bien davantage à certaines tactiques du groupe surréaliste sur le terrain des galeries de tableaux, ou, en son temps, de certains journalistes. (Et la tentative EdN de regrouper des antinucléaires, puisque la vieille « gauche antinucléaire » est — heureusement — anéantie, ressemble à l’intervention des surréalistes dans l’anti-fascisme en 1934 (« Contre-Attaque »), qui fut à la première origine du malheureux Front Populaire !)

3) Par personne interposée (Fargette ; et vous avez déjà très bien développé cet aspect de présence-absence par l’entremise de ce F.), cette bande a fait fondamentalement comme les journalistes du moment : flatter les lycéens (en les appelant du reste étudiants) pour tout ce qu’ils n’ont pas su et tout ce qu’ils n’ont pas fait ; bref, pour n’être pas tombés dans l’erreur « archaïque » de vouloir recommencer [19]68 (que d’ailleurs ils ignorent, alors que l’EdN connaît par cœur). Si le mouvement de [19]68 avait réussi, il n’y aurait pas eu de place pour l’EdN (terrible impression de menace rétrospective pour des « écrivains », qui là-dessus se sentent donc quelque peu versaillais). Et si [19]68 était seulement un peu mieux connu par les jeunes rebelles, il n’y aurait pas de place non plus pour les discours de l’EdN, qui n’envisagent en rien un nouveau départ de la révolution, mais qui ne sont que des critiques abstraites de la Restauration, fort modernisée dans l’accumulation des procédés répressifs, mais nullement nouvelle en théorie, d’après [19]68. L’EdN se veut — était effectivement jusqu’ici — propriétaire de la sous-critique d’une telle époque de Restauration. (Au sens politique de ce mot, ils sont des libéraux indignés, qui font semblant de découvrir des excès inattendus et inouïs).

4) Ce groupe recherche avant tout le vieux public des pro-situs, leurs commensaux depuis toujours, en leur jouant une musique que ceux-ci affectionnent. Le nombre fantastique de phrases plagiées, dans l’EdN, en fait bien justement l’anthologie, sur ce point vraiment extrémiste, de ce style.

5) D’ailleurs, qu’est-ce véritablement que ce groupe ? Qu’est-ce au juste qu’un Encyclopédiste ? Il y a un aspect manœuvre secrète à travers des gens que l’on peut toujours désavouer ; et un aspect à compte d’auteur : comme les éditions de « La Pensée Universelle de la Nuisance », où tout le monde en somme peut payer pour faire imprimer son œuvrette (ou même pour être dispensé de cette fatigue en adhérant tout de même au mystérieux club encyclopédiste).

6) C’est d’ailleurs une Encyclopédie où il n’y a pas une idée critique nouvelle. Elle prononce à répétition sur tous les aspects de la société actuelle — avec raison d’ailleurs, mais aussi bien avec beaucoup de facilité — la même condamnation. Quant aux polémiques individuelles, s’il est vrai que c’est véritablement une nouveauté de les voir maintenant fulminées pour insulter directement des émeutiers, (par entraînement sans doute du style de l’autorité), elles sont le plus souvent consacrées à se démarquer de ridicules cadavres « médiatiques », toujours les mêmes (trouver la liste, vraiment obsessionnelle). En somme, à retuer des rivaux plus connus, mais aussi bien plus discrédités, dans la « représentation » de l’époque.

7) Cette entreprise littéraire a incontestablement du talent, quoique très lourdement répétitif, dans le blâme continuel et justifié de la société présente, vue de haut. Mais elle a beaucoup moins de talent quand elle écrit sur un sujet qui la concerne de près : voir le ton maladroitement jésuitique et pleinement ridicule de leurs tentatives de justifications. Au pied du mur de la pratique, même s’il s’agit d’une pratique aussi vulgaire, le réel gêne, le talent n’est plus là. Beaucoup de ceux qu’ils étaient en passe de duper, vont perdre leurs illusions d’un seul coup, rien que pour la maladresse avec laquelle ils se sont tout à coup permis de « parler franchement ».

8) Le but est principalement de détenir une puissance dans l’opinion, — dont on fera usage… — et ceci en se démarquant systématiquement de toutes les autres puissances, plus médiatiques, de l’actualité. Sévères pour ceux qui ne veulent même pas les connaître, ils deviennent très indulgents pour n’importe laquelle de leurs maigres fréquentations. Et voyez comme, avant même d’être arrivés à la moindre puissance, ils emploient imprudemment — énonçant après mûre reflexion la vérité officielle adoptée par un Concile inconnu, ou par quelque loyalisme à on ne sait quelle dynastie ? — le ton de la puissance et de l’autorité. Mais qui les leur reconnaît ? Les idées qu’ils ont prises ailleurs, ils ne les pratiquent pas. Et la pratique qui permet de les créer, ils n’en ont pas idée.

Ceci concernait la sphère du stratégique (mais je répète que ce n’est pas un plan ; c’est une vague direction, et une façon générale de parler adaptée au sujet). C’est aussi écrit très vite, et presque sans relire. Voyez ce qu’on peut en faire. Et ce seront à mêler, vous sentirez facilement où, aux très nombreux paragraphes de votre texte dans lesquels il n’y a rien à changer, ou parfois un mot ou deux pour unifier, en les replaçant dans une telle « grille ». Au cas où vous le feriez finalement, j’ajoute quelques simples conseils à l’échelle tactique.

a) Il faudrait signer de vos noms, et pas « ex-Comité du 5 décembre ». Cette polémique-là n’a que trop duré, et fait donc pitoyablement rivalité entre deux « organisations » !

b) Il faudrait résumer en 10 ou 15 lignes toute l’activité d’un groupe éphémère improvisé pour faire ce qui se pourrait au cours du mouvement inattendu des lycéens et des cheminots (lequel a beaucoup inquiété le gouvernement, et retenti en Espagne et en Chine) ; et n’en recueillir aucun document.

c) Le centre de toute l’affaire est l’occupation de la Sorbonne. , vous pourriez citer, dans le bref récit, 1 ou 2 phrases de votre appel.

d) Il faudrait dire nettement que Fargette a maspérisé des documents. Et noter que ceci même n’a pas été désavoué par ceux qui sont donc ses complices (ou au moins par leur « direction informelle »).

e) Il serait indispensable de publier in extenso la lettre signée par Sébastiani. C’est l’aveu le plus clair qu’ils se sont sentis compromis par Fargette, et ont fait donner l’artillerie lourde de l’autorité et du prestige. (Que feraient-ils donc de la gloire, s’ils l’avaient ?). Et aussi de dire, au moins quelque part, que cette lettre est d’un ton qui doit faire horreur à tout individu qui a une personnalité réellement anti-bureaucratique et anti-hiérarchique.

Je m’en tiens là. C’est déjà très long ; mais je sais bien qu’il ne s’agit pas d’un petit incident. Je me résume : il faut se taire, ou bien sonner le glas de cette entreprise illusionniste. Personne n’osait dire que « le roi était nu », mais le propre discours de ce monarque a cruellement souligné son extraordinaire manque d’habits.

Amitiés à vous tous. À bientôt.

GUY

 

ù

 

Jean-François Martos à Guy Debord

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

Paris, le 19 octobre 1987

CHER GUY,

Je suis rentré d’Espagne (Cadix, Grenade) fin septembre.

Je suis bien d’accord qu’il ne s’agit plus de réfuter ces nuisants, mais de les anéantir.

J’espère que cette deuxième version, plus percutante, et, il me semble, plus claire, sera adéquate ; sinon il vaudrait mieux renoncer à une intervention qui sentirait le réchauffé.

À bientôt j’espère.

Amitiés,

JEFF

 

ù

 

Jean-Pierre Baudet à Guy Debord

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

 Paris, le 4 novembre [19]87

CHER GUY,

J’aurai fini de relire les Livres III, IV et V de Clausewitz ces jours-ci, et me propose de te les remettre à un moment de ton choix, à partir du 12 novembre (je ne serai pas à Paris d’ici cette date). Fais-moi savoir ce qui te conviendrait.

Je pense que tu liras non sans intérêt la dernière brochure de Fargette, entièrement consacrée au terrorisme italien, et donc notamment à la Préface et au livre de Sanguinetti. On annonce dans cette brochure que ceux qui feront une « demande convaincante » (?) pourront disposer d’une traduction par Fargette de ce livre de Raith sur l’affaire Moro dont j’avais en son temps transmis un résumé à Semprun ; et on y vante les mérites de l’article Abjuration de l’EdN, écrit par le même Fargette. Cela fait quelque peu penser à « Quand Axelos avait trouvé un disciple ».

Amitiés,

JEAN-PIERRE

 

ù

 

Guy Debord à Jean-Pierre Baudet

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

6 novembre [19]87

CHER JEAN-PIERRE,

Ce Fargette est vraiment une bonne ordure : il a le même style jésuitique pour parler des ennemis du pseudo-terrorisme italien et des occupants de la Sorbonne. Et tous les Encyclopédistes, finalement, ne seront rien d’autre que cela. Il était vraiment temps qu’ils en soient punis.

Je vais te faire signe, aussitôt que possible, pour te proposer une rencontre. Ce sera un peu après le 12. Amitiés.

GUY

 

ù

 

Jean-François Martos à Guy Debord

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

Paris, le 16 novembre 1987

CHER GUY,

Ça ressemblera à ça, mais c’est en cours de réimpression. Les caractères sont presque tous troués aux mites — mais est-ce dû au simple hasard ? —, aussi nous avons refusé ce tirage merdique. La suite la semaine prochaine.

Amitiés

JEFF

 

ù

 

Guy Debord à Jean-Pierre Baudet

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

27 novembre [19]87

CHER JEAN-PIERRE,

Ceux qui ont trop vite conclu à « l’absence de conséquences » de l’occupation de la Sorbonne en décembre, ont manifestement prouvé leur « déficience de sens historique », puisque une de ses plus proches conséquences aura entraîné à bref délai la liquidation de leur Encyclopédie des Nuisances. C’est une erreur banale chez les conservateurs et propriétaires.

Excuse-moi pour le retard : j’ai déménagé. Veux-tu qu’on se rencontre le vendredi 4 décembre, à 19 heures 30, à ce café de la rue de Buci que nous appelons (tu sais pourquoi) le « Jean-Pierre » ? Si tu préfères une autre date, mets-moi un mot à cette adresse : G.D. (…).

Apporte-moi tout le Clausewitz disponible. Naturellement, je préférerais le tout. Il n’y a plus aucune ombre d’un doute sur le fond ; et pour revoir vite les quelques inévitables erreurs mécaniques, il vaut bien mieux tout lire d’un seul trait.

Amitiés

GUY

 

ù

 

Jean-François Martos à Guy Debord

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

Paris, le 8 décembre 1987

CHER GUY,

J’imagine que cette copie t’arrivera plus rapidement que par voie indirecte.

Comiquement, la réaction la plus irréfléchie est venue du plus circonspect. Gageons que le n° 12 sera une belle cuvée. Mais on aura l’occasion d’en reparler…

Amitiés à vous deux,
À bientôt,

JEFF

 

ù

 

Guy Debord à Jean-Pierre Baudet

Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998

18 décembre [19]87

CHER JEAN-PIERRE,

Je lis attentivement la traduction de notre ami Karl (selon Chaliand). C’est toujours extrêmement bien fait. Mais il faudra relire avec beaucoup de vigilance les épreuves, car le typographe pourrait bien vouloir se venger de tant d’indications qui auront tellement compliqué son travail !

J’ai naturellement tout de suite pensé, au réveil, à ce nom que je ne pouvais retrouver l’autre soir, détourné une fois par le souvenir intempestif de Sombart. C’est Robert (?) MICHELS, « Sur la sociologie des partis politiques », et la traduction française, chez Flammarion, s’appelle simplement Les Partis politiques. Si, en fin de compte, tu ne l’avais pas déjà lu, je te le conseille vivement.

Je t’appellerai aussitôt que la révision sera finie. Amitiés.

GUY

 

ù

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BIBLIOGRAPHIE 1952-19571957-19721972-1994