DEBORDIANA

Intervention de Gil J Wolman,
délégué de l’Internationale lettriste,
au Congrès d’Alba, en septembre 1956

Internationale situationniste. 1958-1969. Librairie Arthème Fayard, Paris, mai 1997

 

CAMARADES,

Les crises parallèles qui affectent actuellement tous les modes de la création artistique sont déterminées par un mouvement d’ensemble, et on ne peut parvenir à la résolution de ces crises que dans une perspective générale.

Le processus de négation et de destruction qui s’est manifesté, avec une vitesse croissante, contre toutes les conditions anciennes de l’activité artistique, est irréversible : il est la conséquence de l’apparition de possibilités supérieures d’action sur le monde.

L’existence de ces possibilités s’est réflétée, de diverses manières, depuis un siècle, dans les luttes politiques ou dans l’organisation technique de la vie quotidienne. Comme ces possibilités sont elles-mêmes en développement rapide, elles ont définitivement condamné le retour en arrière ou la continuation de l’ordre ancien dans toutes les disciplines intellectuelles. Mais leur développement présente, du fait des résistances économiques et sociales, de grandes inégalités d’un domaine à l’autre. Il est facile de concevoir, par exemple, que la physique nucléaire, parce que ses applications sont momentanément utiles à la classe dirigeante, va plus loin dans ses résultats que la recherche d’une pensée ou d’un mode de vie qui soient au niveau de toutes les possibilités actuelles, parce qu’une telle recherche est nuisible à cette classe dirigeante, et s’oppose ouvertement aux idéologies pourrissantes qu’elle maintient.

Cependant, quelque crédit que la bourgeoisie veuille aujourd’hui accorder à des tentatives artistiques fragmentaires, ou délibérément rétrogrades, la création ne peut être maintenant qu’une synthèse qui tende à la construction intégrale d’une atmosphère, d’un style de vie.

C’est à partir de ces considérations que nous sommes conduits à agir pour un urbanisme réellement moderne, dont jusqu’à présent seuls quelques précurseurs accidentels peuvent être reconnus.

On sait que les formes matérielles des sociétés, la structure des villes traduisent l’ordre des préoccupations qui sont propres à ces sociétés. Et si les temples ont été, plus que les lois écrites, le moyen de traduire la représentation du monde que peut former une collectivité historiquement définie, il reste à construire les monuments qui expriment, avec notre athéisme, les nouvelles valeurs d’un nouveau mode de vie, dont la victoire est certaine.

Il faut expérimenter, dans la mesure du possible, les cadres et les comportements d’une époque qui commence. Le néant de la littérature dite « prolétarienne » ne permet plus de douter des conséquences néfastes de la distinction — en elle-même des plus suspectes — entre un art engagé dans la propagande immédiate et un art tourné vers le renouvellement non immédiat des données de la vie. En réalité, ces deux aspects sont obligatoirement complémentaires, et il faut tenir pour réactionnaire toute exaltation exclusive d’un seul d’entre eux.

Un urbanisme unitaire — la synthèse, s’annexant arts et techniques, que nous réclamons — devra être édifié en fonction de certaines valeurs nouvelles de la vie, qu’il s’agit dès à présent de distinguer et de répandre.

Il faut bien comprendre que tout ce qui peut désormais s’entreprendre, dans l’urbanisme, dans l’architecture ou ailleurs, n’aura de prix que pour autant qu’on ait d’abord répondu à cette question du style de vie, et qu’on y ait répondu juste.

Ce n’est pas la peine d’aller chercher plus loin la condamnation de l’architecture de Firmin Le Corbusier, qui veut fonder une harmonie définitive à partir d’un style de vie chrétien et capitaliste, imprudemment considéré comme immuable.

Si l’on s’avise, par suite d’une analyse générale et démystifiée du mouvement des rapports sociaux, que la famille, sous la forme que nous lui connaissons, est heureusement destinée à disparaître à bref délai, on conçoit qu’il est malheureux, pour une architecture qui se veut tournée vers l’avenir, d’avoir attaché son sort à sa conservation.

C’est parce que Le Corbusier a fait de son œuvre une illustration et un puissant moyen d’action pour les pires forces oppressives, que cette œuvre — dont certains enseignements doivent cependant être intégrés dans la phase suivante — est promise à une faillite complète.

De ce style de vie à venir, dont il nous faut prévoir les conditions pour orienter le présent, on peut dire, sans rien avancer de trop précis, qu’il sera principalement déterminé, à l’inverse de l’actuel, par la liberté et les loisirs.

L’urbanisme expérimental que nous devons entreprendre doit déjà se situer dans cette direction. Il faut, écrit Asger Jorn, à la fin de son essai Imagine e forme, « découvrir de nouvelles jungles chaotiques par des expériences inutiles ou insensées ». Et Marcel Mariën, dans le numéro 8 des Lèvres nues, annonce : « Au béton précontraint, l’on verra se substituer la rue tortueuse, le chemin creux, l’impasse. Le terrain vague fera l’objet d’études toutes particulières, et l’on instituera par exemple des concours destinés à la désignation des meilleurs projets ».

Nous ne devons pas nous opposer à ce que cet urbanisme soit qualifié de baroque, au moins dans ses premiers essais, puisqu’il sera entièrement tourné vers la vie, et opposé au classicisme fonctionnaliste. Mais il ne saurait demeurer baroque. Il dominera la vieille contradiction baroque-classique. L’urbanisme unitaire doit devenir, par tous les moyens, le cadre et l’occasion de jeux passionnants.

L’Internationale lettriste considère qu’il lui est possible de s’entendre avec d’autres tendances progressives sur un programme précis d’action commune pour l’architecture et l’urbanisme ; et que cette entente peut actuellement s’établir dans le Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste, où les lettristes sont représentés depuis mai 1956.

Toutefois, l’Internationale lettriste souligne la nécessité de s’accorder concrètement sur un minimum de constatations positives ; de dénoncer sans équivoque les anciennes fins de l’art ou de l’écriture ; d’exclure radicalement les fractions arriérées.

À défaut, aucune action commune ne pourrait être maintenue.

 

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2 janvier 2001

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