DEBORDIANA

Internationale situationniste
Numéro 10
Mars 1966 — Directeur : Debord
Rédaction : B.P. 307-03 Paris

 

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Comité de rédaction :
MICHÈLE BERNSTEIN, THÉO FREY, MUSTAPHA KHAYATI, J.VMARTIN, RAOUL VANEIGEM.

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L’I.S. et les incidents de Randers

 

AU DÉBUT DE 1965, l’inculpation de J.V. Martin au Danemark à propos de l’édition des « comics subversifs » dont le précédent numéro de cette revue a publié trois exemples (pages 21, 36 et 37) faisait quelque bruit. Martin se trouvait personnellement poursuivi, en tant que responsable de l’I.S., sur une plainte de la branche danoise du mouvement du « Réarmement moral », la fameuse organisation idéologique de choc du capitalisme américain, concernant essentiellement des tracts que nous avions diffusés clandestinement en Espagne. Ces tracts étant formellement un détournement des comics, des filles dévêtues y exprimaient quelques vérités en faveur de la liberté morale et politique, inscrites dans le traditionnel « ballon ». Ceci donnait l’occasion au « Réarmement moral » d’exiger la condamnation de l’I.S., en commençant par Martin, pour offenses à la morale et aux bonnes mœurs, érotisme, pornographie, activité anti-sociale, outrages à l’État, etc. Jointe à ces documents, la célèbre image de Christine Keeler, déclarant sa supériorité évidente sur la princesse danoise qui avait consenti à épouser le roi Constantin (justement qualifié de fasciste avant qu’il ait fait ses preuves, l’été dernier, contre la quasi-totalité du peuple grec), amenait l’accusation supplémentaire d’injure à la famille royale danoise. L’énormité du procédé dont le « Réarmement moral » entendait faire le test émut la presse danoise dans son ensemble. Martin convint aussitôt, dans une déclaration publique, que les situationnistes étaient effectivement ennemis de toutes les valeurs défendues par le « Réarmement moral » et s’employaient activement au désarmement moral de la société que nous connaissons. Il admit que « les photographies de filles nues pouvaient avoir une certaine résonnance érotique, heureusement ». Il rappela que la question de l’édition pornographique était sans rapport avec nos tracts, quoique non sans rapport avec la morale répressive qui la provoque, et du reste la tolère généralement. Enfin, il fit voir la profondeur paradoxale de l’attitude des autorités social-démocrates d’un pays officiellement ennemi du franquisme, s’efforçant de réprimer chez elles des publications injurieuses pour l’ordre franquiste. Finalement, la justice préféra renoncer à déférer Martin devant un tribunal. Elle abandonna l’accusation avant un procès qui eût été instructif.

Peu après l’O.T.A.N. décida de faire entrer des troupes allemandes au Danemark, à deux reprises, pour participer à des manœuvres communes avec l’armée danoise. C’était la première fois que l’on devait revoir l’armée allemande dans ce pays depuis la fin de son occupation en 1945. Le fait suscita de grandes protestations creuses de toute la gauche, des réclamations, des pétitions. Personne, naturellement, n’en tint compte. Les premiers éléments devaient arriver le 16 mars à Randers, dans le Jutland. Martin résidait à ce moment dans cette ville. La célébrité que lui valaient les récentes poursuites renforçait la liaison que son activité situationniste précédente avait créé entre lui et quelques éléments d’avant-garde. Avec Martin, quelques étudiants de l’université d’Aarhus, des dockers, d’anciens partisans du temps de la lutte armée anti-nazie, il se constitua un comité qui fit savoir que l’on s’opposerait par la force à l’entrée de ces troupes dans la ville. Des affiches et des inscriptions le proclamèrent sur les murs. Des gens vinrent de tout le Danemark. Des envoyés de tous les journaux scandinaves, et quelques allemands, se rendirent sur les lieux pour observer la rencontre.

Le 16 mars, l’armée danoise, aidée d’importants renforts de police, investit la ville. Son plan était de faire entrer par surprise la colonne motorisée allemande jusqu’aux casernes où elle devait stationner. Mais le comité organisa la surveillance de toutes les routes, de sorte qu’il put être prévenu en temps utile de la voie d’approche des troupes, à la tombée de la nuit. Des petits groupes postés à cette fin retardèrent le convoi. La masse des manifestants eut le temps de se rassembler et de se porter devant les casernes, du côté où l’on projetait d’y faire pénétrer la colonne. Il y eut un choc violent entre les manifestants et les soldats et policiers danois, les véhicules des Allemands arrivant au milieu de cette mêlée. Des voitures furent lapidées, des pneus crevés. On vola même une jeep. Finalement les troupes entrèrent dans les casernes et y passèrent la nuit. Mais ce fut pour repartir après cette conquête symbolique. Peu après, un porte-parole de Bonn démentit que le projet ait jamais été conçu d’envoyer deux fois des troupes allemandes en manœuvres au Danemark. Il déclarait parfaitement satisfaisante l’unique expérience accomplie.

Le surlendemain, 18 mars, dans la soirée, alors que Martin, avec un groupe de responsables de la manifestation, sortait de sa maison — 16, Slodsgade — qui était le local utilisé pour toute l’organisation de l’action en cours, et donc désignée un peu partout comme « le quartier-général de l’émeute », une puissante bombe incendiaire explosa dans la pièce qu’ils venaient de quitter, blessant légèrement son jeune fils Morton, à un autre étage. Le feu consuma complètement la maison en peu de temps. La première impression fut qu’il s’agissait d’une contre-attaque de l’extrême-droite. Mais la police arrêta aussitôt Martin, en l’accusant d’une activité terroriste opportunément révélée par cet « accident ».

Cependant, dès le lendemain, la police changea complètement sa thèse peu soutenable. Elle trouva facilement l’incendiaire, un manifestant nommé Kanstrup qui avait oublié dans un taxi une deuxième bombe, avec des bagages à son nom. La carrière de Kanstrup vaut qu’on s’y arrête : dirigeant des « Jeunesses Communistes », il s’était infiltré dans une organisation de néo-nazis, mais c’était pour découvrir leurs agents en R.D.A., qu’il dénonçait aux autorités de Berlin-Est. Il avait été ainsi arrêté pour espionnage par la police de Copenhague. Après ce tournant obscur, Kanstrup était devenu trotskiste, et ainsi avait fait secrètement de « l’entrisme » dans un groupe socialiste de gauche. C’est à ce titre qu’il participait à la manifestation de Randers, sans révéler bien sûr qu’il avait apporté deux bombes.

Selon les déclarations de Kanstrup à la police, sa bombe, dont il avait envisagé de faire seul un usage purement symbolique, avait explosé accidentellement chez Martin. Mais il était évident que Kanstrup était un provocateur. Cependant, on ne peut dire si l’explosion visait l’élimination physique des gens qui se trouvaient dans cette pièce quelques instants auparavant, ou seulement la destruction de l’immeuble. Kanstrup avait pu lui-même mettre en action un détonateur, ou bien un complice avait « amorcé » sa bombe en jetant une grenade par la fenêtre (Kanstrup émit quelque temps cette hypothèse, puis la retira, considérant l’invraisemblance de la coïncidence ; et sa propre affirmation qu’il était seul à connaître la présence de cette bombe). Nous ne nous sommes pas souciés de démêler si Kanstrup avait agi pour le compte de la police politique de Copenhague, qui avait barre sur lui depuis son affaire d’espionnage, ou pour le compte des staliniens (que ce soit l’insignifiant parti danois ou bien ses chefs directs de Berlin-Est). En effet les buts de ces deux institutions étaient liés en la circonstance. Il s’agissait d’abord d’intimider brutalement une partie des manifestants ; et d’autre part de semer le trouble en laissant entendre que les organisateurs pourraient être impliqués dans une conspiration terroriste en rapport avec les bureaucrates de l’Est. C’est la police politique danoise qui avait le plus grand intérêt dans une telle manipulation de Kanstrup (ce que la suite a montré assez clairement). Cependant les staliniens ne pouvaient que se trouver bien d’un coup porté à une organisation autonome qui venait de montrer sa capacité d’agir puissamment.

J.V. Martin, traité à la fois dans la presse allemande d’anarchiste et de pro-stalinien, et en tout cas d’anti-allemand (bien que des affiches en allemand aient souligné à Randers que cet accueil visait seulement le militarisme allemand) affirma que son opposition au Pacte de Varsovie était égale à son opposition à l’O.T.A.N., et que les situationnistes sont si peu anti-allemands qu’une de nos revues était intitulée Der Deutsche Gedanke (La pensée allemande).

La police suédoise et la presse scandinave découvrirent alors un groupuscule nazi en Suède, qui aurait possédé quelques armes et adressé quelques menaces par correspondance ; et essayèrent ainsi de dresser un tableau équilibré d’extrémismes symétriques. Dès l’ouverture du procès de Kanstrup, à la surprise visible de son avocat — le stalinien Madsen —, le procureur abandonna soudain sans explication le délit de destruction par explosif d’immeuble habité, et se borna à requérir deux mois de prison ferme, qu’il obtint, pour « détention d’explosifs et participation à une manifestation interdite » ! Il ne faudrait pas en déduire que le Danemark connaît la mansuétude judiciaire d’un Far-West de cinéma car, quelque temps après, un jeune camarade qui avait lancé une simple grenade lacrymogène dans un meeting du répugnant pasteur Billy Graham a été condamné à trois mois de prison. Le laboratoire de la police de Copenhague conclut ensuite que la bombe avait pu exploser parce qu’un fort degré de chaleur ambiante était dépassé (mais sans tenir compte du fait qu’elle avait éclaté dans une pièce non-chauffée). Enfin, en décembre, l’avocat Madsen demanda l’ouverture d’une nouvelle enquête, accusant avec précision la police de Randers d’avoir été au courant vingt-quatre heures à l’avance du projet de l’attentat de Kanstrup chez Martin ; et donc au moins de l’avoir laissé accomplir. Il accusa aussi l’armée d’avoir fourni des explosifs. L’ensemble de la presse danoise rapporta ses accusations, y compris le quotidien stalinien Land og Folk (1-1-66). Ainsi les staliniens n’ont révélé le rôle du louche Kanstrup comme provocateur au service de la police qu’après le très long délai pendant lequel l’incertitude a servi leurs desseins.

Toute cette affaire est intéressante, comme signe de la montée générale de la violence, sous le confort de la démocratie scandinave ; et du mouvement qui porte cette violence vers sa transformation en contestation de la société, ici en essayant les méthodes dont l’avant-garde japonaise a aujourd’hui la meilleure expérience. L’exemple tout récent des centaines de jeunes « provos » d’Amsterdam qui ont tenu la rue le 10 mars, sabotant complètement les cérémonies du mariage de la princesse locale avec un ex-nazi, s’inscrit dans ce même courant. Il est remarquable que, dès le lendemain de l’affrontement où la pratique de l’I.S. avait montré son excellence, une manifestation de protestation distincte et pacifique à Randers, appelée par divers organismes non-violents, s’est trouvée attaquée par de jeunes blousons noirs. Autre détail notable, avec la destruction intégrale du principal dépôt de publications de l’I.S. en Europe du Nord, la plupart des anti-tableaux réalisés dix-huit mois auparavant (Martin, Bernstein) pour la manifestation « Destruction de R.S.G. 6 » (cf. I.S. 9, page 32) furent également anéantis : voilà bien une suppression de la négation artistique, qui n’est pas encore son dépassement ! La « couverture » de l’art ici s’est trouvée brûlée. Il est aussi fort significatif que des procédés célèbres en Amérique ou en Espagne, ou dans l’unité d’action des polices marocaine et française, puissent trouver leur application dans la police et l’armée du Danemark social-démocratique, quand il s’agit de faire barrage à un mouvement qui les inquiète.

 

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De quelques questions théoriques
sans questionnement ni problématique

 

IL FAUT EMPÊCHER que soit traité par la spéculation ce qui peut l’être par la théorie radicale. À mesure que l’analyse situationniste de la réalité amorce la réalisation pratique de notre projet, une telle exigence tend à accroître sa portée.

La connaissance est inséparable de l’usage qui s’en fait. L’agitation que nos évidences théoriques commencent à fomenter à des degrés divers dans tous les secteurs du vieux monde va se charger de parfaire et de corriger notre bon usage des idées et des choses : c’est pourquoi nous sommes, dans la société de l’abondance prévisible, les seuls que l’abondance n’effraie pas.

Le mode d’emploi n’est jamais problématique. Les spécialistes du questionnement — de Socialisme ou Barbarie à Planète — s’inquiètent seulement de dissimuler à qui profite leur idéologie de la confusion. Les situationnistes travaillent dans la perspective inverse. Ils ne posent que des questions auxquelles peut répondre la volonté de subversion du plus grand nombre des hommes. Il s’agit de donner à cette volonté son maximum d’efficacité.

Les points à considérer, énumérés ci-dessous dans une liste sommaire et exemplative, auront l’intérêt d’éclairer sur la valeur révolutionnaire de celui qui les traitera, et partant, sur l’importance qu’il faut leur accorder dans les luttes actuelles.

Critique de l’économie politique — Critique des sciences humaines — Critique de la psychanalyse (en particulier : Freud, Reich, Marcuse) — Dialectique de la décomposition et du dépassement dans la réalisation de l’art et de la philosophie — La sémiologie, contribution à l’étude d’un système idéologique — La nature et ses idéologies — Le rôle du ludique dans l’histoire — Histoire des théories et théories de l’histoire — Nietzsche et la fin de la philosophie — Kierkegaard et la fin de la théologie — Marx et Sade — Les structuralistes.

La crise romantique — La préciosité — Le baroque — Les langages artistiques — L’art et la créativité quotidienne — Critique du Dadaïsme — Critique du surréalisme — Perspective picturale et société — L’art auto-parodique — Mallarmé, Joyce et Malévitch — Lautréamont — Les arts primitifs — De la poésie.

La révolution mexicaine (Villa et Zapata) — La révolution espagnole — Asturies 1934 — L’insurrection de Vienne — La guerre des paysans (1525) — La révolution spartakiste — La révolution congolaise — Les Jacqueries — Les révolutions inconnues — La révolution anglaise — Les mouvements communalistes — Les Enragés — La Fronde — La chanson révolutionnaire (étude et anthologie) — Cronstadt — Bolchevisme et Trotskisme — L’Église et les hérésies — Les socialismes — Socialisme et sous-développement — La cybernétique et le pouvoir — L’État — Les origines de l’Islam — Thèses sur l’anarchie — Thèses pour une solution finale du problème chrétien — Le monde des spécialistes — De la démocratie — Les Internationales — De l’insurrection — Problèmes et théorie de l’autogestion — Partis et syndicats — De l’organisation des mouvements révolutionnaires — Critique du droit civil et du droit pénal — Les sociétés non-industrialisées — Thèses sur l’utopie — Éloge de Charles Fourier — Les conseils ouvriers — Le fascisme et la pensée magique.

Du répétitif dans la vie quotidienne — Les rêves et l’onirisme — Traité des passions — Les moments et la construction des situations — L’urbanisme et la construction populaire — Manuel de détournement subversif — Aventure individuelle et aventure collective — Inter-subjectivité et cohérence dans les groupes révolutionnaires — Jeu et vie quotidienne — Les rêveries individuelles — Sur la liberté d’aimer — Études préliminaires à la construction d’une base — La folie et les états seconds.

RAOUL VANEIGEM

 

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Les mots captifs
(Préface à un dictionnaire situationniste)

 

LES BANALITÉS, par ce qu’elles cachent, travaillent pour l’organisation dominante de la vie. C’en est une de dire que le langage n’est pas dialectique, pour du coup interdire l’usage de toute dialectique. Or rien n’est manifestement plus soumis à la dialectique que le langage, en tant que réalité vivante. Ainsi toute critique du vieux monde s’est-elle faite avec le langage de ce monde et pourtant contre lui, donc automatiquement dans un langage autre. Toute théorie révolutionnaire a dû inventer ses propres mots, détruire le sens dominant des autres mots et apporter de nouvelles positions dans le « monde des significations », correspondant à la nouvelle réalité en gestation, et qu’il s’agit de libérer du fatras dominant. Les mêmes raisons qui empêchent nos adversaires (les maîtres du Dictionnaire) de fixer le langage, nous permettent aujourd’hui d’affirmer des positions autres, négatrices du sens existant. Toutefois nous savons d’avance que ces mêmes raisons ne nous permettent en rien de prétendre à une certitude légiférée définitivement ; une définition est toujours ouverte, jamais définitive ; les nôtres valent historiquement, pour une période donnée, liée à une praxis historique précise.

Il est impossible de se débarrasser d’un monde sans se débarrasser du langage qui le cache et le garantit, sans mettre à nu sa vérité. Comme le pouvoir est le mensonge permanent et la « vérité sociale », le langage est sa garantie permanente, et le Dictionnaire se référence universelle. Toute praxis révolutionnaire a éprouvé le besoin d’un nouveau champ sémantique, et d’affirmer une nouvelle vérité ; depuis les Encyclopédistes jusqu’à la « critique du langage de bois » stalinien (par les intellectuels polonais en 1956), cette exigence ne cesse d’être affirmée. C’est que le langage est la demeure du pouvoir, le refuge de sa violence policière. Tout dialogue avec le pouvoir est violence, subie ou provoquée. Quand le pouvoir économise l’usage de ses armes, c’est au langage qu’il confie le soin de garder l’ordre opprimant. Plus encore, la conjugaison des deux est l’expression la plus naturelle de tout pouvoir.

Passer des mots aux idées, il n’y a qu’un pas ; toujours franchi par le pouvoir et ses penseurs. Toutes les théories du langage, depuis le mysticisme débile de l’être jusqu’à la suprême rationalité (oppressive) de la machine cybernétique, appartiennent à un seul et même monde, à savoir le discours du pouvoir, considéré comme seul monde de référence possible, comme la médiation universelle. Comme le Dieu chrétien est la médiation nécessaire entre deux consciences et entre la conscience et soi, le discours du pouvoir s’installe au cœur de toute communication, devient la médiation nécessaire de soi à soi. Ainsi parvient-il à mettre la main sur la contestation, la plaçant d’avance sur son propre terrain, la contrôlant, la noyautant, de l’intérieur. La critique du langage dominant, son détournement, va devenir la pratique permanente de la nouvelle théorie révolutionnaire.

Parce que tout sens nouveau est appelé contresens par les autorités, les situationnistes vont instaurer la légitimité du contresens, et dénoncer l’imposture du sens garanti et donné par le pouvoir. Parce que le dictionnaire est le gardien du sens existant, nous nous proposons de le détruire systématiquement. Le remplacement du dictionnaire, du maître à parler (et à penser) de tout le langage hérité et domestiqué, trouvera son expression adéquate dans le noyautage révolutionnaire du langage, dans le détournement, largement pratiqué par Marx, systématisé par Lautréamont et que l’I.S. met à la portée de tout le monde.

Le détournement, que Lautréamont appelait plagiat, confirme la thèse, depuis longtemps affirmée par l’art moderne, de l’insoumission des mots, de l’impossibilité pour le pouvoir de récupérer totalement les sens créés, de fixer une fois pour toutes le sens existant, bref l’impossibilité objective d’un « novlangue ». La nouvelle théorie révolutionnaire ne peut avancer sans une redéfinition des principaux concepts qui la soutiennent. « Les idées s’améliorent, dit Lautréamont, le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire : le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par une idée juste. » Pour sauver la pensée de Marx, il faut toujours la préciser, la corriger, la reformuler à la lumière de cent années de renforcement de l’aliénation et des possibilités de sa négation. Marx a besoin d’être détourné par ceux qui continuent cette route historique et non pas d’être imbécilement cité par les mille variétés de récupérateurs. D’autre part la pensée du pouvoir lui-même devient, entre nos mains, une arme contre lui. Depuis son avènement, la bourgeoisie triomphante a rêvé d’une langue universelle, que les cybernéticiens essaient aujourd’hui de réaliser électroniquement. Descartes rêvait d’une langue (ancêtre du novlangue) où les pensées se suivraient, tels les nombres, avec une rigueur mathématique : la « mathesis universalis » ou la pérennité des catégories bourgeoises. Les Encyclopédistes qui rêvaient (sous le pouvoir féodal) de « définitions si rigoureuses que la tyrannie ne saurait s’en accommoder », préparaient l’éternité du futur pouvoir, comme ultima ratio du monde, de l’histoire.

L’insoumission des mots, de Rimbaud aux surréalistes, a révélé, dans une phase expérimentale, que la critique théorique du monde du pouvoir est inséparable d’une pratique qui le détruit ; la récupération par le pouvoir de tout l’art moderne et sa transformation en catégories oppressives de son spectacle règnant en est la triste confirmation. « Ce qui ne tue pas le pouvoir, le pouvoir le tue. » Les Dadaïstes ont les premiers signifié aux mots leur défiance, inséparable d’une volonté de « changer la vie ». Ils ont, après Sade, affirmé le droit de tout dire, d’affranchir les mots et de « remplacer l’alchimie du verbe par une véritable chimie » (Breton). L’innocence des mots est désormais consciemment dénoncée, et le langage est affirmé comme « la pire des conventions » à détruire, à démystifier, à libérer. Les contemporains de Dada n’ont pas manqué de souligner sa volonté de tout détruire (« entreprise de démolition » s’inquiétait Gide), le danger qu’il représentait pour le sens dominant. Avec Dada, c’est devenu une absurdité de croire qu’un mot est pour toujours enchaîné à une idée : Dada a réalisé tous les possibles du dire, et fermé à jamais la porte de l’art comme spécialité. Il a définitivement posé le problème de la réalisation de l’art. Le surréalisme n’a de valeur qu’en tant que prolongement de cette exigence ; c’est une réaction dans ses réalisations littéraires. Or, la réalisation de l’art, la poésie (au sens situationniste) signifie qu’on ne peut se réaliser dans une « œuvre », mais au contraire se réaliser tout court. Le « tout dire » inauguré par Sade impliquait déjà l’abolition du domaine de la littérature séparée (où seul ce qui est littéraire peut être dit). Seulement cette abolition, consciemment affirmée par les Dadaïstes, après Rimbaud et Lautréamont, n’était pas un dépassement. Il n’y a pas de dépassement sans réalisation, et on ne peut dépasser l’art sans le réaliser. Pratiquement il n’y a même pas eu d’abolition, puisqu’après Joyce, Duchamp et Dada, une nouvelle littérature spectaculaire continue de pulluler. C’est que le « tout dire » ne peut exister sans la liberté de tout faire. Dada avait une chance de réalisation dans Spartakus, dans la pratique révolutionnaire du prolétariat allemand. L’échec de celui-ci rendait le sien inévitable. Il est devenu, dans les écoles artistiques ultérieures (sans exclure la quasi-totalité de ses protagonistes), l’expression littéraire du néant du faire poétique, l’art d’exprimer le néant de la liberté quotidienne. L’ultime expression de cet art du « tout dire » privé du faire est la page blanche… La poésie moderne (expérimentale, permutationnelle, spatialiste, surréaliste ou néodadaïste) est le contraire de la poésie, le projet artistique récupéré par le pouvoir. Elle abolit la poésie sans la réaliser ; elle vit de son autodestruction permanente. « À quoi bon sauver la langue — reconnaît misérablement Max Bense — quand il n’y a plus rien à dire ? », aveu de spécialiste ! Psittacisme ou mutisme, c’est la seule alternative des spécialistes de la permutation. La pensée et l’art moderne garantis par le pouvoir, et le garantissant, se meuvent donc dans ce que Hegel appelait « le langage de la flatterie ». Tous contribuent à l’éloge du pouvoir et de ses produits, perfectionnent la réification et la banalisent. En affirmant que « la réalité consiste en langage », ou que le langage « ne peut être considéré qu’en lui-même et pour lui-même » les spécialistes du langage concluent au « langage-objet », aux « mots-choses » et font leur délectation de l’éloge de leur propre réification. Le modèle de la chose devient dominant, et la marchandise, encore une fois, trouve sa réalisation, ses poètes. La théorie de l’État, de l’économie, du droit, de la philosophie, de l’art, tout a maintenant ce caractère de précaution apologétique.

Là où le pouvoir séparé remplace l’action autonome des masses, donc là où la bureaucratie s’empare de la direction de tous les aspects de la vie sociale, elle s’attaque au langage et réduit sa poésie à la vulgaire prose de son information. Elle s’approprie privativement le langage, comme tout le reste, et l’impose aux masses. Le langage est alors sensé communiquer ses messages et contenir sa pensée ; il est le support matériel de son idéologie. Que le langage soit avant tout un moyen de communication entre les hommes, la bureaucratie l’ignore. Puisque toute communication passe par elle, les hommes n’ont même plus besoin de se parler : ils doivent avant tout assumer leur rôle de récepteur, dans le réseau de communication informationniste auquel est réduite toute la société, récepteurs des ordres à exécuter.

Le mode d’existence de ce langage est la bureaucratie, son devenir la bureaucratisation. L’ordre bolchevik issu de l’échec de la révolution soviétique a imposé une série d’expressions plus ou moins magiques, impersonnelles, à l’image de la bureaucratie au pouvoir. « Politburo », « Komintern », « Cavarmée », « Agitprop », sont autant de noms mystérieux d’organismes spécialisés, réellement mystérieux, qui se meuvent dans la sphère nuageuse de l’État (ou la direction du parti) sans rapport avec les masses, si ce n’est d’instituer et de renforcer la domination. Le langage colonisé par la bureaucratie se réduit à une série de formules sans nuances, inflexibles, où les mêmes noms sont toujours accompagnés des mêmes adjectifs et participes ; le nom les gouverne et chaque fois qu’il apparaît, ils suivent automatiquement et à l’endroit opportun. Cette « mise au pas » des mots traduit une militarisation plus profonde de toute la société, sa division en deux catégories principales : la caste des dirigeants et la grande masse des exécutants. Mais ces mêmes mots sont appelés à jouer d’autres rôles ; ils sont pénétrés du pouvoir magique de soutenir la réalité opprimante, de la masquer, et de la présenter comme la vérité, la seule vérité possible. Ainsi on n’est plus « trotskiste », mais « hitléro-trotskiste », il n’y a plus de marxisme, mais « le marxisme-léninisme », et l’opposition est automatiquement « réactionnaire » en « régime soviétique ». La rigidité avec laquelle on sacralise les formules rituelles a pour but de préserver la pureté de cette « substance » en face des faits qui apparemment la contredisent. Le langage des maîtres est alors tout, et la réalité rien, elle est tout au plus la carapace de ce langage. Les gens doivent, dans leurs actes, dans leurs pensées et leurs sentiments, faire comme si leur État était cette raison, cette justice, cette liberté proclamées par l’idéologie ; le rituel (et la police) sont là pour faire observer ce comportement (cf. Marcuse, Marxisme Soviétique).

Le déclin de la pensée radicale accroît considérablement le pouvoir des mots, les mots du pouvoir. « Le pouvoir ne crée rien, il récupère. » (cf. I.S. 8). Les mots forgés par la critique révolutionnaire sont comme les armes des partisans, abandonnées sur un champ de bataille : ils passent à la contre-révolution ; et comme les prisonniers de guerre, ils sont soumis au régime des travaux forcés. Nos ennemis les plus immédiats sont les tenants de la fausse critique, ses fonctionnaires patentés. Le divorce entre la théorie et la pratique fournit la base centrale de la récupération, de la pétrification de la théorie révolutionnaire en idéologie, qui transforme les exigences pratiques réelles (dont les indices de réalisation existent déjà dans la société actuelle) en des systèmes d’idées, en exigences de la raison. Les idéologues de tout bord, chiens de garde du spectacle dominant, sont les exécutants de cette tâche ; et les concepts les plus corrosifs sont alors vidés de leur contenu, remis en circulation, au service de l’aliénation entretenue : le dadaïsme à rebours. Ils deviennent des slogans publicitaires (cf. le récent prospectus du « Club Méditerranée »). Les concepts de la critique radicale connaissent le même sort que le prolétariat ; on les prive de leur histoire, on les coupe de leurs racines : ils sont bons pour les machines à penser du pouvoir.

Notre projet de libération des mots est historiquement comparable à l’entreprise Encyclopédiste. Au langage du « déchirement » de l’Aufklärung (pour continuer l’image hégélienne), il manquait la dimension historique consciente ; il était bel et bien la critique du vieux monde féodal décrépit, mais ignorait totalement ce qui allait en sortir : aucun des Encyclopédistes n’était républicain. Il exprimait plutôt le propre déchirement des penseurs bourgeois ; le nôtre vise avant tout la pratique qui déchire le monde, en commençant par déchirer les voiles qui le cachent. Tandis que les Encyclopédistes cherchaient l’énumération quantitative, la description enthousiaste d’un monde d’objets où se déploie la victoire déjà présente de la bourgeoisie et de la marchandise, notre dictionnaire traduit le qualitatif et la victoire possible encore absente, le refoulé de l’histoire moderne (le Prolétariat) et le retour du refoulé. Nous proposons la libération réelle du langage, car nous nous proposons de le mettre dans la pratique libre de toute entrave. Nous rejetons toute autorité, linguistique ou autre : seule la vie réelle permet un sens, et seule la praxis le vérifie. La querelle sur la réalité ou la non-réalité du sens d’un mot, isolée de la pratique, est une question purement scolastique. Nous plaçons notre dictionnaire dans cette région libertaire qui échappe encore au pouvoir, mais qui est sa seule héritière universelle possible.

Le langage reste encore la médiation nécessaire de la prise de conscience du monde de l’aliénation (Hegel dirait : l’aliénation nécessaire), l’instrument de la théorie radicale qui finira par s’emparer des masses, parce qu’elle est la leur ; et c’est alors seulement qu’il trouvera sa vérité. Il est primordial donc que nous forgions notre propre langage, le langage de la vie réelle, contre le langage idéologique du pouvoir, lieu de justification de toutes les catégories du vieux monde. Nous devons interdire dès à présent la falsification de nos théories, leur récupération possible. Nous utilisons des concepts déterminés, déjà utilisés par les spécialistes, mais en leur donnant un nouveau contenu, en les retournant contre les spécialisations qu’ils soutiennent, et contre les futurs penseurs à gages qui (comme l’ont fait Claudel pour Rimbaud et Klossowski pour Sade) seraient tentés de projeter leur propre pourriture sur la théorie situationniste. Les futures révolutions doivent inventer elles-mêmes leur propre langage. Pour retrouver leur vérité, les concepts de la critique radicale seront réexaminés un à un : le mot aliénation, par exemple, un des concepts-clés pour la compréhension de la société moderne, doit être désinfecté après avoir passé par la bouche d’un Axelos. Tous les mots, tous serviteurs du pouvoir qu’ils sont, sont dans le même rapport avec celui-ci que le prolétariat et, comme lui, ils sont l’instrument et l’agent de la future libération. Pauvre Revel ! Il n’y a pas de mots interdits ; dans le langage, comme ce sera partout ailleurs, tout est permis. S’interdire l’emploi d’un mot, c’est renoncer à une arme utilisée par nos adversaires.

Notre dictionnaire sera une sorte de grille avec laquelle on pourra décrypter les informations, et déchirer le voile idéologique qui recouvre la réalité. Nous donnerons les traductions possibles qui permettent d’appréhender les différents aspects de la société du spectacle, et montrer comment les moindres indices (les moindres signes) contribuent à la maintenir. C’est en quelque sorte un dictionnaire bilingue, car chaque mot possède un sens « idéologique » du pouvoir, et un sens réel ; que nous estimons correspondre à la vie réelle dans la phase historique actuelle. Aussi nous pourrons à chaque pas déterminer les diverses positions des mots dans la guerre sociale. Si le problème de l’idéologie est de savoir comment descendre du ciel des idées dans le monde réel, notre dictionnaire sera une contribution à l’élaboration de la nouvelle théorie révolutionnaire, où le problème est de savoir comment passer du langage dans la vie. L’appropriation réelle des mots qui travaillent ne peut se réaliser en dehors de l’appropriation du travail lui-même. L’établissement de l’activité créatrice libérée sera en même temps l’établissement de la véritable communication, enfin libérée, et la transparence des rapports humains remplacera la pauvreté des mots sous l’ancien régime de l’opacité. Les mots ne cesseront pas de travailler tant que les hommes n’auront pas cessé de le faire.

MUSTAPHA KHAYATI

 

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De l’aliénation
Examen de plusieurs aspects concrets

 

Le rôle de Godard

DANS LE CINÉMA, Godard représente actuellement la pseudo-liberté formelle et la pseudo-critique des habitudes et des valeurs, c’est-à-dire les deux manifestations inséparables de tous les ersatz de l’art moderne récupéré. Ainsi tout le monde s’emploie à le présenter comme un artiste incompris, choquant par ses audaces, injustement détesté ; et tout le monde fait son éloge, du magazine Elle à Aragon-la-Gâteuse. On développe de la sorte, en dépit du vide critique que Godard trouve devant lui, une sorte de substitut de la fameuse théorie de l’augmentation des résistances en régime socialiste. Plus Godard est salué en génial conducteur de l’art moderne, plus on vole à sa défense contre d’incroyables complots. Chez Godard, la repétition des mêmes balourdises est déconcertante par postulat. Elle excède toute tentative d’explication ; les admirateurs en prennent et en laissent dans une confusion corrolaire à celle de l’auteur, parce qu’ils y reconnaissent l’expression toujours égale à elle-même, d’une subjectivité. C’est bien vrai ; mais cette subjectivité se trouve être au niveau courant du concierge informé par les mass media. La « critique » dans Godard ne dépasse jamais l’humour intégré d’un cabaret, d’une revue Mad. L’étalage de sa culture recoupe celle de son public, qui a lu précisément les mêmes pages aux mêmes pocket books vendus à la bibliothèque de la gare. Les deux vers les plus connus du poème le plus lu du plus surfait des poètes espagnols (« Terribles cinq heures du soir — le sang, je ne veux pas le voir » dans Pierrot-le-Fou), voilà la clé de la méthode de Godard. Le plus fameux renégat de l’art révolutionnaire, Aragon, dans Les Lettres Françaises du 9 septembre 1965, a rendu à son cadet l’hommage qui, venant d’un tel expert, convient parfaitement : « L’art d’aujourd’hui, c’est Jean-Luc-Godard… D’une beauté surhumaine… Constamment d’une beauté sublime… Il n’y a d’autre précédent que Lautréamont à Godard… Cet enfant de génie. » Les plus naïfs s’y tromperont difficilement après de tels certificats.

Godard est un Suisse de Lausanne qui a envié le chic des Suisses de Genève, et de là les Champs-Élysées, et le caractère provincial de cette ascension est la meilleure marque de sa valeur éducative, au moment où il s’agit de faire accéder respectueusement à la culture — « si moderne qu’elle puisse être » — tant de pauvres gens. Nous ne parlons pas ici de l’emploi, finalement conformiste, d’un art qui se voudrait novateur et critique. Nous signalons l’emploi immédiatement conformiste du cinéma par Godard.

Certes, le cinéma, ou aussi la chanson, ont par eux-mêmes des pouvoirs de conditionnement du spectateur ; des beautés, si l’on veut, qui sont à la disposition de ceux qui ont actuellement la parole. Ils peuvent faire jusqu’à un certain point un usage habile de ces pouvoirs. Mais c’est un signe des conditions générales de notre époque, que leur habileté soit si courte, que la grossièreté de leurs liens avec les habitudes dominantes révèle si promptement les décevantes limites de leur jeu. Godard est l’équivalent cinématographique de ce que peuvent être Lefebvre ou Morin dans la critique sociale ; il possède l’apparence d’une certaine liberté dans son propos (ici, un minimum de désinvolture par rapport aux dogmes poussiéreux du récit cinématographique). Mais cette liberté même, ils l’ont prise ailleurs : dans ce qu’ils ont pu saisir des expériences avancées de l’époque. Ils sont le Club Méditerranée de la pensée moderne (voir infra : L’emballage du « temps libre »). Ils se servent d’une caricature de la liberté en tant que pacotille vendable, à la place de l’authentique. Ceci est pratiqué partout, et aussi pour la liberté d’expression formelle artistique, simple secteur du problème général de la pseudo-communication. L’art « critique » d’un Godard et ses critiques d’art admiratifs s’emploient tous à cacher les problèmes actuels d’une critique de l’art, l’expérience réelle, selon les termes de l’I.S., d’une « communication contenant sa propre critique ». En dernière analyse, la fonction présente du godardisme est d’empêcher l’expression situationniste au cinéma.

Aragon développe depuis quelque temps sa théorie du collage, dans tout l’art moderne, jusqu’à Godard. Ce n’est rien d’autre qu’une tentative d’interprétation du détournement, dans le sens d’une récupération par la culture dominante. Pour le compte d’une éventuelle variante togliattiste du stalinisme français, Garaudy et Aragon s’ouvrent à un modernisme artistique « sans rivages », de même qu’ils passent avec les curés « de l’anathème au dialogue ». Godard peut devenir leur theilardisme artistique. En fait le collage, rendu fameux par le cubisme dans la dissolution de l’art plastique, n’est qu’un cas particulier (un moment destructif) du détournement : il est déplacement, infidélité de l’élément. Le détournement, primitivement formulé par Lautréamont, est un retour à une fidélité supérieure de l’élément. Dans tous les cas, le détournement est dominé par la dialectique dévalorisation-revalorisation de l’élément, dans le mouvement d’une signification unifiante. Mais le collage de l’élément simplement dévalorisé a connu un vaste champ d’application, bien avant de se constituer en doctrine pop’art, dans le snobisme moderniste de l’objet déplacé (la ventouse devenant boîte à épices, etc.).

Cette acceptation de la dévalorisation s’étend maintenant à une méthode d’emploi combinatoire d’éléments neutres et indéfiniment interchangeables. Godard est un exemple particulièrement ennuyeux d’un tel emploi sans négation, sans affirmation, sans qualité.

 

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Pour écrire à l’I.S., veuillez noter sa nouvelle adresse :
INTERNATIONALE SITUATIONNISTE — B.P. 307-03 PARIS

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On peut trouver, ou commander, les publications de l’I.S. à la librairie
« LA VIEILLE TAUPE »
1, rue des Fossés-Jacques — Paris-5eODEon 39-46.

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Sur des publications de l’I.S.

 

DANS LE NUMÉRO SPÉCIAL sur l’avant-garde du Times Literary Supplement de septembre 1964, une note de Michèle Bernstein — About the Situationist International — était ainsi conclue : « En une centaine de lignes, il est évidemment impossible d’avancer des arguments sur les thèses situationnistes, ou même de les exposer avec une précision convenable… Parmi les premiers secteurs intellectuels qui ont déjà eu l’occasion de prendre connaissance de ces thèses, la grande majorité se demande si les situationnistes plaisantent ; ou s’ils se trompent complètement parce qu’ils atteindraient à un degré de sottise assez rarement observé. Les situationnistes assurent qu’aucun de ces doutes à leur endroit ne sera plus soutenable dans une centaine d’années. »

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Au moment de la parution à Londres, à l’automne 1964, des premières publications du « projet sigma » animé par Alexander Trocchi, il a été convenu d’un commun accord qu’une entreprise de recherche culturelle si ouverte ne pourrait engager l’I.S. en dépit de l’intérêt que nous reconnaissons au dialogue avec les plus exigeants des individus qui peuvent prendre contact par cette voie, notamment aux États-Unis et en Angleterre. Ce n’est donc plus en tant que membre de l’I.S. que notre ami Alexander Trocchi a développé depuis une activité dont plusieurs points nous agréent pleinement.

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En 1964 aussi, des documents sur trois films de Guy Debord, et le texte de ces films, ont été recueillis dans un livre : Contre le cinéma, publié par les soins de l’Institut scandinave de Vandalisme comparé, à Aarhus. Il convient de noter qu’en dépit du caractère élogieux de cette édition, aucun moyen de s’exprimer par le cinéma ne s’est depuis présenté aux situationnistes (c’est encore l’époque de Godard).

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Au Danemark en février 1965, J.V. Martin a publié ses commentaires — lourds de circonstances aggravantes — sur le procès intenté à l’I.S. par la branche locale du « Réarmement moral » (Im Namen des Volkes). La revue socialiste de gauche Aspekt a publié la traduction danoise de deux de nos textes : dans son numéro 1, sous le titre Réaliser la philosophie, réaliser l’art, la « réponse à une enquête » parue dans I.S. 9 ; et dans son numéro 3 les Thèses sur la Commune du tract Aux poubelles de l’histoire. La même revue a publié certains de nos « comics » en espagnol, assez souvent reproduits dans la presse européenne, qui précisément avaient occasionné les poursuites du « Réarmement moral ».

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Le 17 mars 1965, des situationnistes ont interrompu à Strasbourg une conférence qu’essayaient de tenir le cybernéticien Moles et le sculpteur Schöffer. À cette occasion, nos camarades ont diffusé le tract La tortue dans la vitrine (dialectique du robot et du signal), ainsi qu’une réédition de la Correspondance avec un cybernéticien qui figurait dans I.S. 9. D’après le journal local du 28-3-65 (qui s’attendait peut-être à une mise à mort ?), « une escarmouche lancée en pure perte au début de la soirée par un commando restreint de situationnistes n’a pu troubler le déroulement de la conférence… »

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En mars également Uwe Lausen, nous ayant fait part de son intention d’organiser un « happening » à Munich, a été exclu de l’I.S.

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En juillet 1965, l’I.S. a publié clandestinement en Algérie, ronéotypée, l’Adresse aux révolutionnaires, qui caractérisait le récent putsch de Boumedienne.

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L’I.S. n’a pas été matériellement capable, jusqu’ici, de poursuivre la publication de la revue allemande Der Deutsche Gedanke, ni de sa revue en danois. Un prochain numéro de celle-ci (Situationistisk Revolution) est maintenant envisagé. Le projet de Dictionnaire des concepts situationnistes, longtemps remis, est maintenant en cours de réalisation, dans une forme plus étendue, sous la direction de Mustapha Khayati (voir sa préface publiée ici).

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L’I.S. a réédité en novembre, dans une brochure imprimée en français, allemand, espagnol, anglais et arabe, le texte de l’Adresse. En décembre, deux suppléments au présent numéro de cette revue ont été tirés à part : Les luttes de classes en Algérie, dans un tract qui a été diffusé sur place ; et l’analyse des émeutes de Los Angeles, dans une brochure en anglais intitulée The decline and the fall of the “spectacular” commodity-economy.

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La correspondance pour la revue Internationale Situationniste doit être envoyée désormais à la Boîte Postale 307-03, Paris. Pour la revue Acción Comunista (cf. notre Contribution au programme…) c/o F. Lardinois, 13 rue du Géron, Liège, Belgique. Pour la Fédération Zengakuren : Hirota Building 2-10 Kandajimbo-cho, Chiyoda Ku, Tokyo, Japon.

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Le livre dans lequel Debord développe la théorie du spectacle n’est pas encore achevé ; en revanche Vaneigem a terminé à la fin de 1965 son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, et depuis le manuscrit (en français) a commencé à se heurter à l’obstruction des éditeurs de Paris.

MONSIEUR,

Nous aurions dû vous répondre plus tôt. Mais nous avons longtemps hésité avant de vous faire savoir que notre Comité de Lecture était très divisé à propos de votre livre intitulé « Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations » dont l’intérêt est incontestable.

Tous nos lecteurs ont reconnu votre talent, votre passion de persuader par un style vigoureux et des formules frappantes. Les uns ont été convaincus, d’autres pas et ont regretté des redites dans votre texte et sa division en deux parties qui leur a paru artificielle.

M. Gallimard hésite toujours. Il aimerait savoir qui vous êtes, votre âge, vos projets, le climat dans lequel vous avez écrit ce copieux essai, qui dissimule sous la litote du titre une grande fureur. Puis-je espérer une réponse qui me permette d’éclairer M. Gallimard sur votre personnalité ?

Dans cette attente, je vous prie de croire, Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

La Secrétaire de M. Gaston Gallimard
ODETTE LAIGLE

Les hésitations de M. Gallimard, le 11 mars

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La VIIe Conférence de l’Internationale situationniste se réunira durant l’été de 1966.

 

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