DEBORDIANA

Internationale situationniste
Bulletin central édité par les sections de l’Internationale situationniste
Numéro 6
Août 1961 — Directeur : G.-E. Debord
Rédaction : 32, rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5
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La rédaction de ce bulletin appartient au Conseil Central de l’I.S. :
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EBORD, KOTÁNYI, NASH, STURM.

Tous les textes publiés dans Internationale Situationniste
peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication d’origine.

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Table


Notes éditoriales :

 Instructions pour une prise d’armes

 Critique de l’urbanisme

 Encore une fois, sur la décomposition

 Défense inconditionnelle

 KOTÁNYI & VANEIGEM, Programme élémentaire du Bureau d’urbanisme unitaire

 GUY-ERNEST DEBORD, Perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne. 17 mai 1961

  FISCHER, KUNZELMANN, LAUSEN, PREM, STURM, ZIMMER, Sur la répression sociale dans la culture (Spur n° 4, février 1961)

Ceux dont on parle volontiers…

 ASGER JORN, La pataphysique, une religion en formation

 RAOUL VANEIGEM, Commentaires contre l’urbanisme

 Renseignements situationnistes

« Je prépare aussi une intervention sur “les Perspectives de modification consciente de la vie quotidienne” qu’Henri Lefebvre m’a demandée pour un Groupe de recherches sur la vie quotidienne (où l’I.S. peut s’infiltrer toutes portes ouvertes) sous sa direction, et que nous venons d’inaugurer en marge du C.N.R.S. — mais dans ses locaux. On prépare un coup terrible pour les sociologues. » — GUY DEBORD à Maurice Wyckaert, 4 février 1961.

« […] la revue I.S. n° 6, qui va paraître en juin. » — GUY DEBORD à Hans-Peter Zimmer, 30 mai 1961.

« On va sortir en juillet le prochain numéro français. Je pense qu’il sera plus intéressant que le précédent. » — GUY DEBORD à Daniel Blanchard, 13 juin 1961.

« Et, naturellement, on va parler de tout cela dans le n° 6 d’I.S., qui a été retardé et paraîtra en juillet. » — GUY DEBORD à Hans-Peter Zimmer, 13 juin 1961.

« J’ai reçu l’article sur la pataphysique. C’est très bien : on a encore le temps de le passer dans la revue, qui était encore une fois en ratard à cause de la couverture. Je crois que finalement tout sera arrangé au mieux, la revue paraissant à la fin du mois. » — GUY DEBORD à Asger Jorn, 8 juillet 1961.

 

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Notes éditoriales

 

Instructions pour une prise d’armes

S’IL Y A quelque chose de dérisoire à parler de révolution, c’est évidemment parce que le mouvement révolutionnaire organisé a disparu depuis longtemps des pays modernes, où sont précisément concentrées les possibilités d’une transformation décisive de la société. Mais tout le reste est bien plus dérisoire encore, puisqu’il s’agit de l’existant, et des diverses formes de son acceptation. Le terme « révolutionnaire » est désamorcé jusqu’à désigner, comme publicité, les moindres changements dans le détail de la production sans cesse modifiée des marchandises, parce que nulle part ne sont plus exprimées les possibilités d’un changement central désirable. Le projet révolutionnaire, de nos jours, comparaît en accusé devant l’histoire : on lui reproche d’avoir échoué, d’avoir apporté une aliénation nouvelle. Ceci revient à constater que la société dominante a su se défendre, à tous les niveaux de la réalité, beaucoup mieux que dans la prevision des révolutionnaires. Non qu’elle est devenue plus acceptable. La révolution est à reinventer, voilà tout. 

Ceci pose un ensemble de problèmes qui devront être dominés théoriquement et pratiquement dans les prochaines années. On peut signaler sommairement quelques points sur lesquels il est urgent de s’entendre.

De la tendance à un regroupement qui se manifeste cette années dans diverses minorités du mouvement ouvrier en Europe, on ne peut retenir que le courant le plus radical, qui se groupe actuellement d’abord sur le mot d’ordre des Conseils de Travailleurs. Et il ne faut pas perdre de vue que des éléments simplement confusionnistes cherchent à se placer dans cette confrontation (voir l’accord récemment passé entre des revues philosophico-sociologiques « de gauche », de différents pays).

Les groupes qui cherchent à créer une organisation révolutionnaire d’un type nouveau rencontrent leur plus grande difficulté dans la tâche d’établir de nouveaux rapports humains à l’intérieur d’une telle organisation. Il est sûr que la pression omniprésente de la société s’exerce contre cet essai. Mais, faute d’y parvenir par des méthodes qui sont à expérimenter, on ne peut sortir de la politique spécialisée. La revendication d’une participation de tous retombe d’une nécessité sine qua non pour la gestion d’une organisation, et ultérieurement d’une société, réellement nouvelles, au rang d’un souhait abstrait et moralisateur. Les militants, s’ils ne sont plus les simples exécutants des décisions des maîtres de l’appareil, risquent d’être encore réduits au rôle de spectateurs de ceux d’entre eux qui sont les plus qualifiés dans la politique conçue comme une spécialisation ; et par là, reconstituent le rapport de passivité du vieux monde.

La participation et la créativité des gens dépendent d’un projet collectif qui concerne explicitement tous les aspects du vécu. C’est aussi le seul chemin pour « colérer le peuple » en faisant apparaître le terrible contraste entre des constructions possibles de la vie et sa misère présente. Sans la critique de la vie quotidienne, l’organisation révolutionnaire est un milieu séparé, aussi conventionnel, et finalement passif, que ces villages de vacances qui sont le terrain spécialisé des loisirs modernes. Des sociologues, comme Henri Raymond étudiant Palinuro, ont mis en évidence le mécanisme du spectacle qui y recrée, sur le mode du jeu, les rapports de la société globale. Mais ils se sont naïvement félicités de la « multiplicité des contacts humains » par exemple, sans reconnaître que l’augmentation simplement quantitative de ces contacts les laissait aussi plats et inauthentiques que partout ailleurs. Même dans le groupe révolutionnaire le plus anti-hiérarchique et libertaire, la communication entre les gens n’est aucunement assurée par leur programme politique commun. Les sociologues sont normalement partisans d’un réformisme de la vie quotidienne ; d’en organiser la compensation dans le temps des vacances. Mais le projet révolutionnaire ne peut accepter l’idée classique du jeu limité dans l’espace, dans le temps, et dans la profondeur qualitative. Le jeu révolutionnaire, la création de la vie, s’oppose à tous les souvenirs de jeux passés. Les villages de vacances du « Club Méditerranée », pour prendre le contre-pied du genre de vie mené pendant quarante-neuf semaines de travail, s’appuient sur une idéologie polynésienne de pacotille, un peu comme la Révolution française s’est produite sous le déguisement de la Rome républicaine, ou comme des révolutionnaires d’aujourd’hui se voient d’abord eux-mêmes, se définissent, en ce qu’ils tiennent le rôle du militant, de style bolchevik ou autre. Et la révolution de la vie quotidienne ne saurait tirer sa poésie du passé, mais seulement du futur.

Précisément, dans la critique de l’idée marxiste d’extension du temps de loisir, il y a naturellement une juste correction apportée par l’expérience des loisirs vides du capitalisme moderne : il est vrai que la pleine liberté du temps nécessite d’abord la transformation du travail, et l’appropriation de ce travail dans des buts et des conditions en tout différents du travail forcé existant jusqu’ici (cf. l’action des groupes qui publient en France Socialisme ou Barbarie, en Angleterre Solidarity for the Workers Power, en Belgique Alternative). Mais, à partir de cela, ceux qui mettent tout l’accent sur la nécessité de changer le travail lui-même, de le rationaliser, d’y intéresser les gens, prennent le risque, en négligeant l’idée du contenu libre de la vie (disons, d’un pouvoir créatif équipé matériellement qu’il s’agit de développer au-delà du temps de travail classique — lui-même modifié — aussi bien qu’au delà du temps de repos et distraction) de couvrir en fait une harmonisation de la production actuelle, un plus grand rendement ; sans que soit mis en question le vécu même de la production, la nécessité de cette vie, au niveau de contestation le plus élémentaire. La construction libre de tout l’espace-temps de la vie individuelle est une revendication qu’il faudra défendre contre toutes sortes de rêves d’harmonie des candidats managers du prochain aménagement social.

Les différents moments de l’activité situationniste jusqu’ici ne peuvent être compris que dans la perspective d’une apparition nouvelle de la révolution, non seulement culturelle, mais sociale, et dont le champ d’application devra être immédiatement plus vaste que lors de toutes ses tentatives antérieures. L’I.S. n’a donc pas à recruter des disciples ou des partisans, mais à réunir des gens capables de s’employer à cette tâche dans les années qui vont suivre, par tous les moyens et sans qu’importent les étiquettes. Ce qui veut dire, en passant, que nous devons refuser, autant que les survivances des conduites artistiques spécialisées, les survivances de la politique spécialisée ; et particulièrement le masochisme post-chrétien propre à tant d’intellectuels sur ce terrain. Nous ne prétendons pas développer seuls un nouveau programme révolutionnaire. Nous disons que ce programme en formation contestera un jour pratiquement la réalité dominante, et que nous participerons à cette contestation. Quoi que nous puissions devenir individuellement, le nouveau mouvement révolutionnaire ne se fera pas sans tenir compte de ce que nous avons recherché ensemble ; et qui peut s’exprimer comme le passage de la vieille théorie de la révolution permanente restreinte à une théorie de la révolution permanente généralisée.

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Critique de l’urbanisme

LES SITUATIONNISTES ont toujours dit que « l’urbanisme unitaire n’est pas une doctrine d’urbanisme mais une critique de l’urbanisme » (Internationale Situationniste 3). Le projet d’un urbanisme plus moderne, plus progressiste, conçu comme une correction de la spécialisation urbaniste actuelle est aussi faux que par exemple, dans le projet révolutionnaire, cette surestimation du moment de la prise du pouvoir, qui est une idée de spécialiste impliquant aussitôt l’oubli, voire la répression, de toutes les tâches révolutionnaires qui sont posées, à tout moment, par l’ensemble des activités humaines inséparables. Avant sa fusion avec une praxis révolutionnaire généralisée, l’urbanisme est forcément le premier ennemi de toutes les possibilités de la vie urbaine à notre époque. C’est un de ces fragments de la puissance sociale qui prétendent représenter une totalité cohérente, et tendent à s’imposer comme explication et organisation totales, ne faisant rien d’autre ainsi que masquer la totalité sociale réelle qui les a produits, et qu’ils conservent.

Si l’on accepte cette spécialisation de l’urbanisme, on se met du même coup au service du mensonge urbaniste et social existant, de l’État, pour réaliser un des multiples urbanismes « pratiques » possibles, mais le seul urbanisme pratique pour nous, celui que nous avons appelé urbanisme unitaire, est par là abandonné, puisqu’il exige la création de conditions de vie tout autres.

On assiste, depuis six ou huit mois, à bien des manœuvres, principalement du côté d’architectes et de capitalistes de l’Allemagne de l’Ouest, pour lancer un « urbanisme unitaire » immédiatement, et au moins dans la Ruhr. Des commerçants peu renseignés et épris de réalisations pressantes ont cru pouvoir annoncer, en février, l’ouverture prochaine d’un laboratoire d’U.U. à Essen (comme transformation de la galerie d’art Van de Loo). Ils n’ont publié un démenti que de mauvaise grâce, et devant notre menace de révéler publiquement la falsification. L’ex-situationniste Constant, dont les collaborateurs hollandais avaient été exclus de l’I.S. pour avoir accepté de construire une église, propose maintenant lui-même des maquettes d’usines dans son catalogue édité en mars par le Musée Municipal de Bochum. L’habile homme, entre deux ou trois plagiats d’idées situationnistes mal comprises, se propose franchement comme public-relation pour intégrer les masses dans la civilisation technique capitaliste, et reproche à l’I.S. d’avoir abandonné tout son programme de bouleversement du milieu urbain, dont il resterait le seul à s’occuper. Dans ces conditions, oui ! D’ailleurs, il n’est pas inutile de rappeler que c’est ce même groupe d’anciens membres de la section hollandaise de l’I.S. qui, en avril 1959, s’était fermement opposé à l’adoption par l’I.S. d’un « Appel aux intellectuels et aux artistes révolutionnaires », en affirmant : « Ces perspectives ne dépendent pas, pour nous, d’un renversement révolutionnaire de la société actuelle dont les conditions sont absentes » (cf. sur ce débat Internationale Situationniste 3, pages 23 et 24). Ils ont donc suivi logiquement leur chemin. Ce qui est plus curieux c’est qu’il y ait des gens pour essayer encore de séduire quelques situationnistes, afin de les mêler à ce genre d’entreprise. Pensent-ils miser sur le goût de la gloire, ou l’appât du gain ? À une lettre du directeur de ce musée de Bochum proposant une collaboration au Bureau d’urbanisme unitaire de Bruxelles, Attila Kotányi répondait, le 15 avril : « Nous pensons que, si vous avez une certaine connaissance de l’original, vous ne pouvez pas confondre notre optique critique avec l’optique apologétique qui s’abrite sous une copie de la même étiquette ». Et rejetait toute perspective de discussion.

Le fait même de connaître la version originale des thèses situationnistes sur l’U.U. n’est pas facile. Nos camarades allemands ont publié, en juin, un numéro spécial de leur revue (Spur, n° 5) réunissant des textes consacrés à l’U.U. depuis plusieurs années dans l’I.S. ou le courant qui a préparé sa formation, textes dont beaucoup étaient inédits ou avaient paru dans des publications aujourd’hui inaccessibles ; et qui tous étaient inédits en allemand. On a pu constater aussitôt quelles pressions s’exerçaient contre les situationnistes, en Allemagne, pour empêcher la parution de ces textes, ou au moins pour obtenir leur altération : depuis le blocage de tout le tirage à l’imprimerie pendant trois semaines, jusqu’aux menaces extravagantes de procès pour immoralisme, pornographie, blasphème et excitation à l’émeute. Les situationnistes allemands ont évidemment passé outre à ces diverses tentatives d’intimidation, et aujourd’hui les managers de l’urbanisme unitaire bien-pensant de la Ruhr doivent commencer à se demander si cette étiquette est payante pour lancer leur opération.

La contestation de la société actuelle dans son ensemble est le seul critère d’une libération authentique sur le terrain des villes, comme à propos de n’importe quel autre aspect des activités humaines. Autrement, une « amélioration », un « progrès », sera toujours destiné à huiler le système, à perfectionner le conditionnement qu’il nous faut renverser dans l’urbanisme et partout. Henri Lefebvre, dans le n° 3 de la Revue française de sociologie (juillet-septembre 1961) critique beaucoup d’insuffisances du projet de l’équipe d’architectes et de sociologues qui vient de publier à Zürich Die neue Stadt, eine Studie für das Fürttal. Mais il nous semble que cette critique ne va pas assez loin précisément pour n’avoir pas mis clairement en cause le rôle même de cette équipe de spécialistes dans un cadre social dont elle admet sans discussion les impératifs absurdes. De sorte que l’article de Lefebvre valorise encore trop des travaux qui ont certainement leur utilité, et leurs mérites, mais dans une perspective radicalement ennemie des nôtres. Le titre de cet article « Utopie expérimentale : pour un nouvel urbanisme » contient déjà toute l’équivoque. Car la méthode de l’utopie expérimentale, pour correspondre vraiment à son projet, doit évidemment embrasser la totalité, c’est-à-dire que sa mise en œuvre ne saurait mener à un « nouvel urbanisme », mais à un nouvel usage de la vie, à une nouvelle praxis révolutionnaire. C’est aussi le manque de liaison entre le projet d’un bouleversement passionnel de l’architecture et les autres formes du conditionnement, et de son refus, à l’échelle de toute la société, qui fait la faiblesse des thèses de Feuerstein, publiées dans le même numéro de la revue de la section allemande de l’I.S., malgré l’intérêt de plusieurs points, particulièrement la notion de bloc erratique, « représentation du hasard et aussi la plus petite organisation d’objets qui englobe un événement ». Les idées de Feuerstein qui vont dans la ligne de l’I.S., sur une « architecture accidentelle », ne peuvent être comprises dans toutes leurs conséquences, et réalisées, que précisément par un dépassement du problème séparé de l’architecture, et des solutions qu’on lui réserverait abstraitement.

D’autant plus que, dès à présent, la crise de l’urbanisme est une crise concrètement sociale et politique, même si, aujourd’hui, aucune force issue de la politique traditionnelle n’est plus en mesure d’y intervenir. Les banalités médico-sociologiques sur la « pathologie des grands ensembles », l’isolement affectif des gens qui doivent y vivre, ou le développement de certaines réactions extrêmes de refus, principalement dans la jeunesse, traduisent simplement ce fait que le capitalisme moderne, la société bureaucratique de la consommation, commence à modeler un peu partout son propre décor. Cette société construit, avec les villes nouvelles, le terrain qui la représente exactement, qui réunit les conditions les plus adéquates de son bon fonctionnement ; en même temps qu’elle traduit dans l’espace, dans le langage clair de l’organisation de la vie quotidienne, son principe fondamental d’aliénation et de contrainte. C’est donc là également que vont se manifester avec le plus de netteté les nouveaux aspects de sa crise.

À Paris, en avril, une exposition d’urbanisme intitulée « Demain Paris » présentait en réalité la défense des grands ensembles, déjà mis en place ou projetés loin autour de la ville. L’avenir de Paris serait tout extra-parisien. Un parcours didactique visait, dans sa première tranche, à convaincre les gens (principalement des travailleurs) que Paris, comme le prouvaient des statistiques péremptoires, était plus malsain et inhabitable que toute autre capitale connue. Ils avaient donc à se transporter ailleurs, et justement la solution heureuse était présentée ensuite, négligeant seulement de révéler à quel prix il fallait maintenant payer la construction de ces zones de regroupement : par exemple combien d’années d’esclavage économique renforcé représente l’achat d’un appartement dans ces ensembles ; et quelle réclusion urbaniste à vie représente ensuite cette propriété acquise.

Cependant la nécessité même de cette propagande truquée, le besoin de présenter cette explication-là aux intéressés après que l’administration ait tranché souverainement, révèle une première résistance des masses. Cette résistance devra être soutenue et éclairée par une organisation révolutionnaire réellement résolue à connaître toutes les conditions du capitalisme moderne et à les combattre. Les enquêtes sociologiques, dont le plus rédhibitoire défaut est de ne présenter des options qu’entre les misérables variantes de l’existant, indiquent que 75 % des habitants des grands ensembles rêvent de posséder un pavillon avec un jardin.

C’est cette image mystifiée de la propriété, au sens ancien, qui avait mené, par exemple, les ouvriers de Renault à acheter les petites maisons qui leur sont tombées sur la tête, en juin, dans tout un quartier de Clamart. Ce n’est pas par un retour à cette idéologie archaïque, d’un stade périmé du capitalisme, que les conditions d’habitat d’une société devenant maintenant totalitaire pourront être remplacées dans les faits, mais par la libération d’un instinct de construction actuellement refoulé chez tous : libération qui ne peut aller sans les autres aspects de la conquête d’une vie authentique.

Les discussions dans les recherches progressistes aujourd’hui, concernant la politique aussi bien que l’art ou l’urbanisme, sont grandement en retard par rapport à la réalité qui s’installe dans tous les pays industrialisés : c’est-à-dire l’organisation concentrationnaire de la vie.

Le degré du conditionnement exercé sur les travailleurs dans une banlieue comme Sarcelles, ou plus clairement encore dans une ville comme Mourenx (fondée sur le mono-emploi de sa population dans le complexe pétrochimique de Lacq), préfigure les conditions à partir desquelles, partout, le mouvement révolutionnaire aura à lutter s’il sait se reconstituer au niveau des véritables crises, des véritables revendications de notre temps. À Brasilia, l’architecture fonctionnelle révèle qu’elle est, dans son plein développement, l’architecture des fonctionnaires, l’instrument et le microcosme de la Weltanschauung bureaucratique. On peut déjà constater que là où le capitalisme bureaucratique et planificateur a déjà construit son décor, le conditionnement est si perfectionné, la marge de choix des individus réduite à si peu, qu’une pratique aussi essentielle pour lui que la publicité, qui a correspondu à un stade plus anarchique de la concurrence, tend à disparaître sous la plupart de ses formes et supports. On peut estimer que l’urbanisme est capable de fondre toutes les publicités anciennes en une seule publicité de l’urbanisme. Le reste sera obtenu par-dessus le marché. Il est également probable que, dans ces conditions, la propagande politique qui a été si forte dans la première moitié du vingtième siècle va disparaître à peu près totalement, et sera remplacée par un réflexe de répulsion à l’égard de toute question politique. De même que le mouvement révolutionnaire devra déplacer le problème très loin de ce qui était l’ancien champ politique méprisé par tout le monde, le pouvoir établi comptera plus sur la simple organisation du spectacle d’objets de consommation, qui n’auront de valeur consommable qu’illusoirement dans la mesure où ils auront été d’abord objets de spectacle. À Sarcelles ou à Mourenx, les salles de spectacle de ce nouveau monde sont déjà à l’essai. Atomisées à l’extrême autour de chaque récepteur de télévision, mais en même temps étendues à la dimension exacte des villes.

Si l’urbanisme unitaire désigne, comme nous le voulons, une hypothèse d’emploi des moyens de l’humanité actuelle pour construire librement sa vie, à commencer par l’environnement urbain, il est parfaitement vain d’accepter la discussion avec ceux qui nous demandent à quel point il est réalisable, concret, pratique ou inscrit dans le béton, pour cette simple raison qu’il n’existe, nulle part ailleurs, aucune théorie ni aucune pratique concernant la création des villes, ou des conduites qui y sont liées. Personne ne fait « de l’urbanisme », au sens de la construction du milieu revendiquée par cette doctrine. Il n’existe rien qu’un ensemble de techniques d’intégration des gens (techniques qui résolvent effectivement des conflits, en en créant d’autres, actuellement moins connus mais plus graves). Ces techniques sont maniées innocemment par des imbéciles ou délibérément par des policiers. Et tous les discours sur l’urbanisme sont des mensonges aussi évidemment que l’espace organisé par l’urbanisme est l’espace même du mensonge social et de l’exploitation fortifiée. Ceux qui discourent sur les pouvoirs de l’urbanisme cherchent à faire oublier qu’ils ne font rien d’autre que l’urbanisme du pouvoir. Les urbanistes, qui se présentent comme les éducateurs de la population, ont dû eux-mêmes être éduqués : par ce monde de l’aliénation qu’ils reproduisent et perfectionnent de leur mieux.

La notion de centre d’attraction dans le bavardage des urbanistes est au contraire de la réalité, exactement comme se trouve l’être la notion sociologique de participation. C’est que ce sont des disciplines qui s’accommodent d’une société où la participation ne peut être orientée que vers « quelque chose où il est impossible de participer » (point 2 du Programme Élémentaire) ; société qui doit imposer le besoin d’objets peu attirants, et ne saurait tolérer l’attraction authentique sous aucune de ses formes. Pour comprendre ce que la sociologie ne comprend jamais, il suffit d’envisager en termes d’agressivité ce qui pour la sociologie est neutre.

Les « bases » aménagées pour une vie expérimentale dont parle le programme d’urbanisme unitaire de l’I.S., ce sont en même temps les locaux, les permanences de l’organisation révolutionnaire d’un type nouveau que nous croyons inscrite à l’ordre du jour de la période historique dans laquelle nous entrons. Ces bases, quand elles existeront, ne peuvent être rien de moins subversif. Et l’organisation révolutionnaire future ne pourra s’appuyer sur des instruments moins complets.

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Encore une fois, sur la décomposition

OÙ EN EST la production culturelle ? Elle confirme tous nos calculs, si l’on confronte les phénomènes des douze derniers mois avec l’analyse de la décomposition présentée depuis quelques années par l’I.S. (cf. « L’absence et ses habilleurs » dans Internationale Situationniste 2, de décembre 1958). Au Mexique, l’an passé, Max Aub écrit un livre épais sur la vie d’un peintre cubiste imaginaire, Campalans, non sans démontrer le bien-fondé de ses éloges à l’aide de quelques tableaux dont l’importance s’est avérée aussitôt. À Munich, en janvier, un groupe de peintres animés par Max Strack arrange à la fois la biographie, sentimentale à souhait, et l’exposition de l’œuvre complète d’un jeune peintre tachiste décédé prématurément — et tout aussi imaginaire : Bolus Krim. La télévision et la presse, dont la quasi-totalité des hebdomadaires allemands, se passionnent pour ce génie si représentatif, jusqu’à la proclamation de la mystification, qui conduit certains à réclamer des poursuites contre les faussaires. « Je croyais avoir tout vu », écrit en novembre 1960, le critique chorégraphique de Paris-Presse, à propos du Bout de la Nuit, de l’Allemand Harry Kramer, « des ballets sans thème et des ballets sans costumes, d’autres sans décors, d’autres enfin sans musique, et même des ballets dépourvus de tous ces éléments à la fois. Eh bien, je me trompais. J’ai vu hier soir l’inédit, l’inattendu, l’inimaginable : un ballet sans chorégraphie. Entendez bien : sans la moindre tentative chorégraphique, un ballet immobile. » Et l’Evening Standard du 28 septembre de la même année révèle au monde Jerry Brown, peintre de Toronto qui veut démontrer par sa théorie comme par sa pratique « qu’il n’y a en réalité aucune différence entre l’art et les ordures ». À Paris, ce printemps, une galerie nouvelle se fonde sur cette esthétique torontologique et expose les déchets assemblés par neuf créateurs « nouveaux-réalistes » décidés à refaire Dada, mais « 40° au-dessus », et qui ont pourtant commis l’erreur de ménager la trop lisible justification d’un sentencieux présentateur, plusieurs degrés au-dessous puisqu’il n’a rien trouvé de mieux que leur faire « considérer le Monde comme un Tableau », appelant même la sociologie « au secours de la conscience et du hasard » pour retrouver bêtement « émotion, sentiment et finalement poésie, encore ». Oui. Nicki de Saint-Phalle va heureusement plus loin, avec ses tableaux-cibles peints à la carabine. Dans la cour du Louvre, un Russe, disciple de Gallizio, exécute, en janvier dernier, un rouleau de peinture de 70 mètres de long, susceptible d’être vendu par morceaux. Mais il pimente la chose à l’aide des leçons de Mathieu puisqu’il procède en 25 minutes seulement, et avec ses pieds.

Antonioni, dont la mode récente se confirme, explique en octobre 1960 à la revue Cinéma 60 : « Pendant ces dernières années, nous avons examiné, étudié les sentiments autant que possible, jusqu’à l’épuisement. C’est tout ce que nous avons pu faire… Mais nous n’avons pas pu en trouver de nouveaux, ni même entrevoir une solution de ce problème… Avant tout, je dirais qu’on part d’un fait négatif : l’épuisement des techniques et des moyens courants ». Cherche-t-on d’autres moyens culturels, de nouvelles formes de participation ? Depuis mars, voici que l’on placarde dans les couloirs du métro de New-York des affiches spéciales, uniquement destinées à être barbouillées par les vandales. D’ailleurs le gang de l’électronique, au moins depuis cet été, nous offre à Liège une tour spatio-dynamique haute de 52 mètres pour le « spectacle Forme et Lumière » de l’habituel Nicolas Schœffer, qui disposera cette fois de « 70 brasseurs de lumière » pour projeter des fresques abstraites en couleur sur un écran géant de 1500 mètres carrés, avec musique apparentée. Ce bel effort s’intègrera-t-il, comme il l’espère « à la vie de la cité » ? On ne pourra en juger qu’au prochain mouvement de grève en Belgique, puisque la dernière fois que les travailleurs ont eu la possibilité de s’exprimer à Liège, le 6 janvier, cette Tour Schœffer n’existait pas encore, et c’est l’installation du journal La Meuse qu’ils sont venus détruire.

Tinguély, mieux inspiré, a fait voir en pleine action, dans le musée d’Art Moderne de New-York, une machine savamment agencée pour se détruire elle-même. Mais c’est un Américain, Richard Grosser, qui avait mis au point, il y a maintenant plusieurs années, le prototype d’une « machine inutile » destinée à ne servir rigoureusement à rien. « Construite en aluminium, de petit format, elle comporte des tubes de néon qui s’allument et s’éteignent au hasard ». Grosser en a vendu plus de cinq cents, dont une, dit-on, à John Foster Dulles.

Il est vrai que, même quand ils disposent d’un certain humour, tous ces inventeurs s’agitent beaucoup, et ont un air de découvrir la destruction de l’art, la réduction de toute une culture à l’onomatopée et au silence comme un phénomène inconnu, une idée neuve, et qui n’attendait plus qu’eux. Tous retuent des cadavres qu’ils déterrent, dans un no man’s land culturel dont ils n’imaginent pas l’au-delà. Ils n’en sont pas moins très exactement les artistes d’aujourd’hui, quoique sans voir comment. Ils expriment justement notre temps de vieilleries solennellement proclamées neuves ; ce temps d’incohérence planifiée ; d’isolement et de surdité assurés par les moyens de communication de masse ; d’enseignement universitaire de formes supérieures d’analphabétisme ; de mensonge garanti scientifiquement ; et de pouvoir technique décisif à la disposition de la débilité mentale dirigeante. L’histoire incompréhensible qu’ils traduisent incompréhensiblement est bien ce spectacle planétaire, aussi burlesque que sanglant, au programme duquel on a pu voir, en un riche semestre : Kennedy jeter ses policiers dans Cuba pour voir si le peuple armé prendrait spontanément leur parti ; les divisions de choc françaises partir en putsch et s’effondrer sous le coup d’un discours télévisé ; de Gaulle recourir à la politique de la canonnière pour rouvrir un port d’Afrique à l’influence européenne ; et Krouchtchev annoncer froidement qu’en dix-neuf ans de plus il aura, pour l’essentiel, réalisé le communisme.

Toutes ces vieilleries sont solidaires : et toutes ces dérisions sont insurpassables par un retour à telle ou telle forme de « sérieux » ou de noble harmonie du passé. Cette société va devenir, à tous les niveaux, de plus en plus péniblement ridicule, jusqu’au moment de sa reconstruction révolutionnaire complète.

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Défense inconditionnelle

LA CRISE de la jeunesse, dans tous les pays modernes, est devenue un sujet de préoccupation officiel qui, à lui seul, mènerait le plus crédule à douter des chances de la société de la consommation dans sa tentative d’intégrer les gens. Dans le cas limite de la formation des bandes d’adolescents, il est facile de vérifier sur les cartes leur correspondance avec les emplacements des « grands ensembles » de logements, surtout dans des pays relativement retardataires comme la France ou l’Italie, où l’accès aux conditions de vie du capitalisme moderne, moins sensible, se trouve très nettement ressenti dès lors qu’il est multiplié par le facteur particulier du nouveau type d’habitat. Les bandes se constituent à partir du terrain vague, qui est le dernier point de fuite existant dans le « territoire aménagé », et que l’on peut considérer comme une représentation sommaire, à un stade primitif démuni de tout, de ces zones vides de l’occupation qui sont désignées dans notre programme d’urbanisme unitaire par un détournement de l’idée de « trou positif » en physique.

Plus profondément, et même en dehors du phénomène extrême des bandes, on assiste à l’échec total de l’encadrement de la jeunesse par la société. L’encadrement familial s’effondre heureusement, avec les raisons de vivre admises autrefois, avec la disparition du minimum de conventions communes entre les gens, et à plus forte raison entre les générations — les générations des aînés participant encore de fragments d’illusions passées, et surtout étant endormies par la routine du travail, les « responsabilités » acceptées, les habitudes qui se ramènent toutes à l’habitude de ne plus rien attendre de la vie. On peut considérer les bandes actuelles comme le produit d’un nouveau genre de dislocation des familles dans la paix et le haut statut de consommation ; en comparaison des bandes d’enfants errants de la guerre civile russe formées à partir de la destruction physique des parents, et de la famine. L’encadrement politique est réduit à presque rien, suivant le sort des formations de la politique traditionnelle. Un document sur la jeunesse, établi cette année à propos d’une Conférence Étudiante du P.S.U. constate qu’en France « l’époque où les mouvements de jeunes entraînaient derrière eux la masse de la jeunesse est bien révolue : il y a moins de 10 % des jeunes dans les mouvements, et ces 10 % font en majorité partie d’organisations plus ou moins ouvertement confessionnelles ». En effet, c’est naturellement dans la très faible part de la jeunesse encore soumise aux conformisme les plus rétrogrades, qui sont aussi les plus cohérents, que subsistent le maximum de possibilités de recrutement pour les éducateurs de toutes sortes. Ainsi, en Angleterre, le succès de snobisme de clubs de « Jeunesses Conservatrices » a troublé les bureaucrates travaillistes, qui s’emploient désormais à organiser des bals, sur le même modèle, avec le chic Labour. Il va de soit que la grosse artillerie de l’encadrement proprement culturel a fait long feu : le moment où l’augmentation constante de la scolarité mène la majorité de la jeunesse à accéder à une certaine dose de culture est aussi le moment où cette culture ne croit plus en elle-même ; ne dupe et n’intéresse plus personne.

La société de la consommation et du temps libre est vécue comme une société du temps vide, comme consommation du vide. La violence qu’elle a produite, et qui entraîne déjà la police de nombreuses villes américaines à instituer un couvre-feu pour les moins de dix-huit ans, met si radicalement en cause l’usage de la vie qu’elle ne pourra être reconnue, défendue et sauvée, que par un mouvement révolutionnaire apportant explicitement un programme de revendications concernant cet usage de la vie dans tous ses aspects.

Il va devenir toujours plus difficile de dissimuler la redoutable réalité de la jeunesse derrière les pauvres équipes d’acteurs professionnels qui représentent sur la scène de la culture, la parodie expurgée de cette crise, sous les noms de « beatniks », « angry young men » ou, plus édulcoré encore, « nouvelle vague ». Ce qui était il y a seuleument dix ans le propre d’une « avant-garde », qui indignait tant les braves gens à Saint-Germain-des-Prés par exemple (mais alors ce n’était pas encore assez nettement dégagé de l’ancienne bohême artistique, c’étaient des anti-artistes qui risquaient d’être récupérés dans la culture), à présent est répandu partout. Le Journal du Dimanche du 14 mai sonne le glas de l’honnête province française, à propos de la rencontre fortuite de deux jeunes gens « transportant en pleine nuit, une lourde valise contenant plusieurs dizaines de bouteilles de vins fins volés », par une ronde de policiers, à Melun : « Les deux voleurs ont, en effet, avoués que le vin devait être consommé au cours d’une grande “surboum” dans l’appartement, la plupart du temps inoccupé, de la grand-mère de l’un d’eux. Ils ont précisé que ces surprises-parties où venaient uniquement des jeunes gens et des jeunes filles de 15 à 18 ans, étaient fort déshabillées. Ces réunions étaient même si licencieuses que huit jeunes gens et jeunes filles de la région de Melun qui y participaient ont été inculpés pour outrage aux bonnes mœurs, en même temps que pour vol et complicité. Trois jeunes gens, un garçon de 15 ans, une fille et un garçon âgés chacun de 17 ans, ont été écroués. Les cinq autres inculpés ont été laissés en liberté provisoire. »

Il est clair que les situationnistes soutiennent le refus global du petit éventail des conduites licites. L’I.S. s’est formée, largement, sur une expérience très poussée du vide de la vie quotidienne et la recherche d’un dépassement. Elle ne saurait dévier de cette ligne, et c’est en quoi tout succès officiel (au sens très large de ce mot : tout succès dans les mécanismes dominants de la culture) que rencontreraient ses thèses ou tel de ses membres devrait être considéré comme extrêmement suspect. Tout l’appareil de l’information et des sanctions étant aux mains de nos ennemis, la clandestinité du vécu, ce qui est aux conditions actuelles appelé scandale, n’est mise en lumière que dans certains détails de sa répression. L’I.S. se propose de lancer contre ce monde des scandales plus violents et plus complets, à partir de la liberté clandestine qui s’affirme un peu partout sous le pompeux édifice social du temps mort, malgré toutes les polices du vide climatisé. Nous connaissons la suite possible. L’ordre règne et ne gouverne pas.

 

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Programme élémentaire
du Bureau d’urbanisme unitaire

 

1. NÉANT DE L’URBANISME ET NÉANT DU SPECTACLE

L’urbanisme n’existe pas : ce n’est qu’une « idéologie », au sens de Marx. L’architecture existe réellement, comme le coca-cola : c’est une production enrobée d’idéologie mais réelle, satisfaisant faussement un besoin faussé. Tandis que l’urbanisme est comparable à l’étalage publicitaire autour du coca-cola, pure idéologie spectaculaire. Le capitalisme moderne, qui organise la réduction de toute la vie sociale en spectacle, est incapable de donner un autre spectacle que celui de notre propre aliénation. Son rêve d’urbanisme est son chef-d’œuvre.

 

2. LA PLANIFICATION URBAINE COMME CONDITIONNEMENT ET FAUSSE PARTICIPATION

Le développement du milieu urbain est l’éducation capitaliste de l’espace. Il représente le choix d’une certaine matérialisation du possible, à l’exclusion d’autres. Comme l’esthétique, dont il va suivre le mouvement de décomposition, il peut être considéré comme une branche assez négligée de la criminologie. Cependant, ce qui le caractérise au niveau de « l’urbanisme » par rapport à son niveau simplement architectural, c’est d’exiger un consentement de la population, une intégration individuelle dans le déclenchement de cette production bureaucratique du conditionnement.

Tout ceci est imposé au moyen d’un chantage à l’utilité. On cache que l’importance complète de cette utilité est mise au service de la réédification. Le capitalisme moderne fait renoncer à toute critique par le simple argument qu’il faut un toit, de même que la télévision passe sous le prétexte qu’il faut de l’information, de l’amusement. Menant à négliger l’évidence que cette information, cet amusement, ce mode d’habitat ne sont pas faits pour les gens mais sans eux, contre eux.

Toute la planification urbaine se comprend seulement comme champ de la publicité-propagande d’une société, c’est-à-dire l’organisation de la participation dans quelque chose où il est impossible de participer.

 

3. LA CIRCULATION, STADE SUPRÊME DE LA PLANIFICATION URBAINE

La circulation est l’organisation de l’isolement de tous. C’est en quoi elle constitue le problème dominant des villes modernes. C’est le contraire de la rencontre, l’absorption des énergies disponibles pour des rencontres, ou pour n’importe quelle sorte de participation. La participation devenue impossible est compensée sous forme de spectacle. Le spectacle se manifeste dans l’habitat et le déplacement (standing du logement et des véhicules personnels). Car, en fait, on n’habite pas un quartier d’une ville, mais le pouvoir. On habite quelque part dans la hiérarchie. Au sommet de cette hiérarchie, les rangs peuvent être mesurés au degré de circulation. Le pouvoir se matérialise par l’obligation d’être présent quotidiennement en des lieux de plus en plus nombreux (dîners d’affaires) et de plus en plus éloignés les uns des autres. On pourrait caractériser le haut dirigeant moderne comme un homme à qui il arrive de se trouver dans trois capitales différentes au cours d’une seule journée.

 

4. LA DISTANCIATION DEVANT LE SPECTACLE URBAIN

La totalité du spectacle qui tend à intégrer la population se manifeste aussi bien comme aménagement des villes et comme réseau permanent d’informations. C’est un cadre solide pour protéger les conditions existantes de la vie. Notre premier travail est de permettre aux gens de cesser de s’identifier à l’environnement et aux conduites modèles. Ce qui est inséparable d’une possibilité de se reconnaître librement dans quelques premières zones délimitées pour l’activité humaine. Les gens seront encore obligés pendant longtemps d’accepter la période réifiée des villes. Mais l’attitude avec laquelle ils l’accepteront peut être changée immédiatement. Il faut soutenir la diffusion de la méfiance envers ces jardins d’enfants aérés et coloriés que constituent, à l’Est comme à l’Ouest, les nouvelles cités-dortoirs. Seul le réveil posera la question d’une construction consciente du milieu urbain.

 

5. UNE LIBERTÉ INDIVISIBLE

La principale réussite de l’actuelle planification des villes est de faire oublier la possibilité de ce que nous appelons urbanisme unitaire, c’est-à-dire la critique vivante, alimentée par les tensions de toute la vie quotidienne, de cette manipulation des villes et de leurs habitants. Critique vivante veut dire établissement de bases pour une vie expérimentale : réunion de créateurs de leur propre vie sur des terrains équipés à leurs fins. Ces bases ne sauraient être réservées à des « loisirs » séparés de la société. Aucune zone spatio-temporelle n’est complètement séparable. En fait, il y a toujours pression de la société globale sur ses actuelles « réserves » de vacances. La pression s’exercera en sens inverse dans les bases situationnistes, qui feront fonction de têtes de ponts pour une invasion de toute la vie quotidienne. L’urbanisme unitaire est le contraire d’une activité spécialisée ; et reconnaître un domaine urbanistique séparé, c’est déjà reconnaître tout le mensonge urbanistique et le mensonge dans toute la vie.

C’est le bonheur qui est promis dans l’urbanisme. L’urbanisme sera donc jugé sur cette promesse. La coordination des moyens de dénonciation artistiques et des moyens de dénonciation scientifiques doit mener à une dénonciation complète du conditionnement existant.

 

6. LE DÉBARQUEMENT

Tout l’espace est déjà occupé par l’ennemi, qui a domestiqué pour son usage jusqu’aux règles élémentaires de cet espace (par delà la juridiction : la géométrie). Le moment d’apparition de l’urbanisme authentique, ce sera de créer, dans certaines zones, le vide de cette occupation. Ce que nous appelons construction commence là. Elle peut se comprendre à l’aide du concept de « trou positif » forgé par la physique moderne. Matérialiser la liberté, c’est d’abord soustraire à une planète domestiquée quelques parcelles de sa surface.

 

7. LA LUMIÈRE DU DÉTOURNEMENT

L’exercice élémentaire de la théorie de l’urbanisme unitaire sera la transcription de tout le mensonge théorique de l’urbanisme, détourné dans un but de désaliénation : il faut nous défendre à tout moment de l’épopée des bardes du conditionnement ; renverser leurs rythmes.

 

8. CONDITIONS DU DIALOGUE

Le fonctionnel est ce qui est pratique. Est pratique seulement la résolution de notre problème fondamental : la réalisation de nous-mêmes (notre détachement du système de l’isolement). Ceci est l’utile et l’utilitaire. Rien d’autre. Tout le reste ne représente que des dérivations minimes du pratique, sa mystification.

 

9. MATIÈRE PREMIÈRE ET TRANSFORMATION

La destruction situationniste du conditionnement actuel est déjà, en même temps, la construction des situations. C’est la libération des énergies inépuisables contenues dans la vie quotidienne pétrifiée. L’actuelle planification des villes, qui se présente comme une géologie du mensonge, fera place, avec l’urbanisme unitaire, à une technique de défense des conditions toujours menacées de la liberté, au moment où les individus — qui en tant que tels n’existent pas encore — construiront librement leur propre histoire.

 

10. FIN DE LA PRÉHISTOIRE DU CONDITIONNEMENT

Nous ne soutenons pas qu’il faut revenir à un stade quelconque d’avant le conditionnement ; mais passer au delà. Nous avons inventé l’architecture et l’urbanisme qui ne peuvent pas se réaliser sans la révolution de la vie quotidienne ; c’est-à-dire l’appropriation du conditionnement par tous les hommes, son enrichissement indéfini, son accomplissement.

 

ATTILA KOTÁNYI, RAOUL VANEIGEM

 


pour toute communication concernant l’U.U.

BUREAU D’URBANISME UNITAIRE

Directeur : A. Kotányi

10, avenue de l’Orée, BRUXELLES - Téléphone : 49.26.57

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NUMÉRO SPÉCIAL SUR L’URBANISME UNITAIRE

Un recueil, en allemand, de documents parus entre 1953 et 1960, exposant la formation d’un des principaux chapitres du présent programme de l’I.S.

SPUR, Redaktionskomitee, München 23, Siegfriedstr. 11

 

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Perspectives de modifications conscientes
dans la vie quotidienne

 

ÉTUDIER la vie quotidienne serait une entreprise parfaitement ridicule, et d’abord condamnée à ne rien saisir de son objet, si l’on ne se proposait pas explicitement d’étudier cette vie quotidienne afin de la transformer.

La conférence, l’exposé de certaines considérations intellectuelles devant un auditoire, comme forme extrêmement banale des relations humaines dans un assez large secteur de la société, relève elle-même de la critique de la vie quotidienne.

Les sociologues, par exemple, n’ont que trop tendance à retirer de la vie quotidienne, à rejeter dans des sphères séparées — dites supérieures — ce qui leur arrive à tout moment. C’est l’habitude sous toutes ses formes, à commencer par l’habitude du maniement de quelques concepts professionnels — donc produits par la division du travail — qui masque ainsi la réalité derrière des conventions privilégiées.

Il est alors souhaitable de faire voir, par un léger déplacement des formules courantes, que c’est ici même, la vie quotidienne. Bien sûr, une diffusion de ces paroles par un magnétophone ne veut pas précisément illustrer l’intégration des techniques dans cette vie quotidienne marginale au monde technique, mais saisir la plus simple occasion de rompre avec les apparences de la pseudo-collaboration, du dialogue factice, qui se trouvent institués entre le conférencier « présent en personne » et ses spectateurs. Cette légère rupture d’un confort peut servir à entraîner d’emblée dans le champ de la mise en question de la vie quotidienne (mise en question autrement tout abstraite) la conférence elle-même, comme tant d’autres dispositions de l’emploi du temps, ou des objets, dispositions qui sont réputées « normales », que l’on ne voit même pas ; et qui finalement nous conditionnent. À propos d’un tel détail, comme à propos de l’ensemble même de la vie quotidienne, la modification est toujours la condition nécessaire et suffisante pour faire apparaître expérimentalement l’objet de notre étude, qui à défaut resterait douteux ; objet qui est lui-même moins à étudier qu’à modifier.

Je viens de dire que la réalité d’un ensemble observable qui serait désigné par le terme « vie quotidienne » risque de demeurer hypothétique pour beaucoup de gens. En effet, depuis que ce groupe de recherche s’est constitué, le trait le plus frappant n’est évidemment pas qu’il n’ait encore rien trouvé, c’est que la contestation de l’existence même de la vie quotidienne s’y soit fait entendre dès le premier moment ; et n’ait cessé de s’y renforcer de séance en séance. La majorité des interventions que l’on a pu écouter jusqu’ici dans cette discussion émanait de personnes qui ne sont aucunement convaincues que la vie quotidienne existe, car elles ne l’ont rencontrée nulle part. Un groupe de recherche sur la vie quotidienne, animé de cet esprit, est en tout points comparable à un groupe parti à la recherche du Yéti, et dont l’enquête pourrait aussi bien aboutir à la conclusion qu’il s’agissait d’une plaisanterie folklorique.

Tout le monde convient pourtant que certains gestes répétés chaque jour, comme ouvrir des portes ou remplir des verres, sont tout à fait réels ; mais ces gestes se trouvent à un niveau si trivial de la réalité que l’on conteste, à juste titre, qu’ils puissent être assez intéressants pour justifier une nouvelle spécialisation de la recherche sociologique. Et un certain nombre de sociologues semble peu enclin à imaginer d’autres aspects de la vie quotidienne, à partir de la définition qu’en a proposée Henri Lefebvre, c’est-à-dire « ce qui reste quand on a extrait du vécu toutes les activités spécialisées ». Ici, on découvre que la plupart des sociologues — et on sait combien ils se trouvent à leur affaire dans les activités spécialisées, justement, et comme ils leur vouent d’habitude une aveugle croyance ! — que la plupart des sociologues, donc, reconnaît des activités spécialisées partout, et la vie quotidienne nulle part. La vie quotidienne est toujours ailleurs. Chez les autres. En tout cas dans les classes non-sociologistes de la population. Quelqu’un a dit ici que les ouvriers seraient intéressants à étudier, comme cobayes probablement inoculés de ce virus de la vie quotidienne, parce que les ouvriers, n’ayant pas accès aux activités spécialisées, n’ont que la vie quotidienne à vivre. Cette façon de se pencher sur le peuple, à la recherche d’un lointain primitivisme du quotidien ; et surtout ce contentement avoué sans détour, cette fierté naïve de participer à une culture dont personne ne peut songer à dissimuler l’éclatante faillite, la radicale incapacité de comprendre le monde qui la produit, tout ceci ne laisse pas d’être étonnant.

Il y a là une volonté manifeste de s’abriter derrière une formation de la pensée qui s’est fondée sur la séparation de domaines parcellaires artificiels, afin de rejeter le concept inutile, vulgaire et gênant, de « vie quotidienne ». Un tel concept recouvre un résidu de la réalité cataloguée et classée, résidu auquel certains répugnent d’être confrontés, car c’est en même temps le point de vue de la totalité ; il impliquerait la nécessité d’un jugement global, d’une politique. On dirait que certains intellectuels se flattent ainsi d’une participation personnelle illusoire au secteur dominant de la société, à travers leur possession d’une ou plusieurs spécialisations culturelles ; ce qui pourtant les place au premier rang pour s’aviser que l’ensemble de cette culture dominante est notoirement mangée aux mites. Mais quel que soit le jugement que l’on porte sur la cohérence de cette culture, ou sur son intérêt dans le détail, l’aliénation qu’elle a imposé aux intellectuels en question, c’est de les faire juger, depuis le ciel des sociologues, qu’ils sont tout à fait extérieurs à cette vie quotidienne des populations quelconques, ou placés trop haut dans l’échelle des pouvoirs humains, comme s’ils n’étaient pas, eux aussi, plutôt des pauvres.

Il est sûr que les activités spécialisées ont une existence ; elles ont même, dans une époque donnée, un emploi général qu’il est toujours bon de reconnaître d’une manière démystifiée. La vie quotidienne n’est pas tout. Bien qu’elle soit en osmose avec les activités spécialisées au point que, d’une certaine façon, on n’est jamais en dehors de la vie quotidienne. Mais si l’on recourt à l’image facile d’une représentation spatiale des activités, il faut encore placer la vie quotidienne au centre de tout. Chaque projet en part et chaque réalisation revient y prendre sa véritable signification. La vie quotidienne est la mesure de tout : de l’accomplissement ou plutôt du non-accomplissement des relations humaines ; de l’emploi du temps vécu ; des recherches de l’art ; de la politique révolutionnaire.

Ce n’est pas assez de rappeler que l’espèce de vieille image d’Épinal scientifique de l’observateur désintéressé est fallacieuse en tout cas. On doit souligner le fait que l’observation désintéressée est encore moins possible ici que partout ailleurs. Ce qui fait la difficulté de la reconnaissance même d’un terrain de la vie quotidienne, ce n’est pas seulement qu’il serait déjà le terrain de rencontre d’une sociologie empirique et d’une élaboration conceptuelle, c’est aussi qu’il se trouve être en ce moment l’enjeu de tout renouvellement révolutionnaire de la culture et de la politique.

La vie quotidienne non critiquée, cela signifie maintenant la prolongation des formes actuelles, profondément dégradées, de la culture et de la politique, formes dont la crise extrêmement avancée, surtout dans les pays les plus modernes, se traduit par une dépolitisation et un néo-analphabétisme généralisés. En revanche la critique radicale, et en actes, de la vie quotidienne donnée, peut conduire à un dépassement de la culture et de la politique au sens traditionnel, c’est-à-dire à un niveau supérieur d’intervention sur la vie.

Mais, dira-t-on, cette vie quotidienne, qui d’après moi est la seule réelle, comment se fait-il que son importance soit si complètement et si immédiatement dépréciée par des gens qui n’ont, après tout, aucun intérêt direct à le faire ; et dont beaucoup sans doute sont même loin d’être ennemis d’un renouveau quelconque du mouvement révolutionnaire ?

Je pense que c’est parce que la vie quotidienne est organisée dans les limites d’une pauvreté scandaleuse. Et surtout parce que cette pauvreté de la vie quotidienne n’a rien d’accidentel : c’est une pauvreté qui lui est imposée à tout instant par la contrainte et par la violence d’une société divisée en classes ; une pauvreté organisée historiquement selon les nécessites de l’histoire de l’exploitation.

L’usage de la vie quotidienne, au sens d’une consommation du temps vécu, est commandé par le règne de la rareté : rareté du temps libre ; et rareté des emplois possibles de ce temps libre.

De même que l’histoire accélérée de notre époque est l’histoire de l’accumulation, de l’industrialisation, le retard de la vie quotidienne, sa tendance à l’immobilisme, sont les produits des lois et des intérêts qui ont conduit cette industrialisation. La vie quotidienne présente effectivement, jusqu’à présent, une résistance à l’historique. Ceci juge d’abord l’historique, en tant que l’héritage et le projet d’une société d’exploitation.

La pauvreté extrême de l’organisation consciente, de la créativité des gens, dans la vie quotidienne, traduit la nécessité fondamentale de l’inconscience et de la mystification dans une société exploiteuse, dans une société de l’aliénation.

Henri Lefebvre a appliqué ici une extension de l’idée d’inégal développement pour caractériser la vie quotidienne, décalée mais non coupée de l’historicité, comme un secteur attardé. Je crois que l’on peut aller jusqu’à qualifier ce niveau de la vie quotidienne de secteur colonisé. On a vu, à l’échelle de l’économie mondiale, que le sous-développement et la colonisation sont des facteurs en interaction. Tout porte à croire qu’il en va de même à l’échelle de la formation économique-sociale, de la praxis.

La vie quotidienne, mystifiée par tous les moyens et contrôlée policièrement, est une sorte de réserve pour les bons sauvages qui font marcher, sans la comprendre, la société moderne, avec le rapide accroissement de ses pouvoirs techniques et l’expansion forcée de son marché. L’histoire — c’est-à-dire la transformation du réel — n’est pas actuellement utilisable dans la vie quotidienne parce que l’homme de la vie quotidienne est le produit d’une histoire sur laquelle il n’a pas de contrôle. C’est évidemment lui-même qui fait cette histoire, mais pas librement.

La société moderne se comprend par fragments spécialisés, à peu près intransmissibles, et la vie quotidienne, où toutes les questions risquent de se poser d’une manière unitaire, est donc naturellement le domaine de l’ignorance.

Cette société, à travers sa production industrielle, a vidé de tout sens les gestes du travail. Et aucun modèle de conduite humaine n’a gardé une véritable actualité dans le quotidien.

Cette société tend à atomiser les gens en consommateurs isolés, à interdire la communication. La vie quotidienne est ainsi vie privée, domaine de la séparation et du spectacle.

De sorte que la vie quotidienne est aussi la sphère de la démission des spécialistes. C’est là que, par exemple, un des rares individus capables de comprendre la plus récente image scientifique de l’univers va devenir stupide, et peser longuement les théories artistiques d’Alain Robbe-Grillet, ou bien envoyer des pétitions au Président de la République dans le dessein d’infléchir sa politique. C’est la sphère du désarmement, de l’aveu de l’incapacité de vivre.

On ne peut donc pas caractériser seulement le sous-développement de la vie quotidienne par sa relative incapacité d’intégrer des techniques. Ce trait est un produit important, mais encore partiel, de l’ensemble de l’aliénation quotidienne, qui pourrait êre définie comme l’incapacité d’inventer une technique de libération du quotidien.

Et de fait beaucoup de techniques modifient plus ou moins nettement certains aspects de la vie quotidienne : les arts ménagers, comme on l’a dit ici, mais aussi bien le téléphone, la télévision, l’enregistrement de la musique sur disques microsillons, les voyages aériens popularisés, etc. Ces éléments interviennent anarchiquement, au hasard, sans que personne en ait prévu les connexions et les conséquences. Mais il est sûr que, dans son ensemble, ce mouvement d’introduction des techniques dans la vie quotidienne, étant finalement encadré par la rationalité du capitalisme moderne bureaucratisé, va plutôt dans le sens d’une réduction de l’indépendance et de la créativité des gens. Ainsi les villes nouvelles d’aujourd’hui figurent clairement la tendance totalitaire de l’organisation de la vie par le capitalisme moderne : les individus isolés (généralement isolés dans le cadre de la cellule familiale) y voient réduire leur vie à la pure trivialité du répétitif, combinés à l’absorption obligatoire d’un spectacle également répétitif.

Il faut donc croire que la censure que les gens exercent sur la question de leur propre vie quotidienne s’explique par la conscience de son insoutenable misère, en même temps que par la sensation, peut-être inavouée mais inévitablement éprouvée un jour ou l’autre, que toutes les vraies possibilités, tous les désirs qui ont été empêchés par le fonctionnement de la vie sociale, résidaient là, et nullement dans des activités ou distractions spécialisées. C’est-à-dire que la connaissance de la richesse profonde, de l’énergie abandonnée dans la vie quotidienne, est inséparable de la connaissance de la misère de l’organisation dominante de cette vie : seule l’existence perceptible de cette richesse inexploitée conduit à définir par contraste la vie quotidienne comme misère et comme prison ; puis, d’un même mouvement, à nier le problème.

Dans ces conditions, se masquer la question politique posée par la misère de la vie quotidienne veut dire se masquer la profondeur des revendications portant sur la richesse possible de cette vie ; revendications qui ne sauraient mener à moins qu’à une réinvention de la révolution. On admettra qu’une fuite devant la politique à ce niveau n’est aucunement contradictoire avec le fait de militer dans le Parti Socialiste Unifié, par exemple, ou de lire avec confiance L’Humanité.

Tout dépend effectivement du niveau où l’on ose poser ce problème : comment vit-on ? Comment en est-on satisfait ? Insatisfait ? Ceci sans se laisser un instant intimider par les diverses publicités qui visent à vous persuader que l’on peut être heureux à cause de l’existence de Dieu, ou du dentifrice Colgate, ou du C.N.R.S.

Il me semble que ce terme « critique de la vie quotidienne », pourrait, et devrait, aussi s’entendre avec ce renversement : critique que la vie quotidienne exercerait, souverainement, sur tout ce qui lui est vainement extérieur.

La question de l’emploi des moyens techniques, dans la vie quotidienne et ailleurs, n’est rien d’autre qu’une question politique (et entre tous les moyens techniques trouvables, ceux qui sont mis en œuvre sont en vérité sélectionnés conformément aux buts du maintien de la domination d’une classe). Quand on envisage l’hypothèse d’un avenir, tel qu’il est admis par la littérature de science-fiction, ou des aventures interstellaires coexisteraient avec une vie quotidienne gardée sur cette terre dans la même indigence matérielle et le même moralisme archaïque, ceci veut dire, exactement, qu’il y aurait encore une classe de dirigeants spécialisés, qui maintiendrait à son service les foules prolétaires des usines et des bureaux ; et que les aventures interstellaires seraient uniquement l’entreprise choisie par ces dirigeants, la manière qu’ils auraient trouvée de développer leur économie irrationnelle, le comble de l’activité spécialisée.

On s’est demandé : « La vie privée est privée de quoi ? » Tout simplement de la vie, qui en est cruellement absente. Les gens sont aussi privés qu’il est possible de communication ; et de réalisation d’eux-mêmes. Il faudrait dire : de faire leur propre histoire, personnellement. Les hypothèses pour répondre positivement à cette question sur la nature de la privation ne pourront donc s’énoncer que sous forme de projets d’enrichissements ; projet d’un autre style de vie ; en fait d’un style… Ou bien, si l’on considère que la vie quotidienne est à la frontière du secteur dominé et du secteur non dominé de la vie, donc le lieu de l’aléatoire, il faudrait parvenir à substituer au présent ghetto une frontière toujours en marche ; travailler en permanence à l’organisation de chances nouvelles.

La question de l’intensité du vécu est posée aujourd’hui, par exemple avec l’usage des stupéfiants, dans les termes où la société de l’aliénation est capable de poser toute question : je veux dire en termes de fausse reconnaissance d’un projet falsifié, en termes de fixation et d’attachement. Il convient de noter aussi à quel point l’image de l’amour élaborée et diffusée dans cette société s’apparente à la drogue. La passion y est d’abord reconnue en tant que refus de toutes les autres passions ; et puis elle est empêchée, et finalement ne se retrouve que dans les compensations du spectacle régnant. La Rochefoucauld a écrit : « Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul vice est que nous en avons plusieurs ». Voilà une constatation très positive si, en rejetant les présuppositions moralistes, on la remet sur ses pieds, comme base d’un programme de réalisation des capacités humaines.

Tous ces problèmes sont à l’ordre du jour parce que, visiblement, notre temps est dominé par l’apparition du projet, porté par la classe ouvrière, d’abolir toute société de classes et de commencer l’histoire humaine ; et donc dominé, corollairement, par la résistance acharnée à ce projet, les détournements et les échecs, jusqu’ici, de ce projet.

La crise actuelle de la vie quotidienne s’inscrit dans les nouvelles formes de la crise du capitalisme, formes qui restent inaperçues de ceux qui s’obstinent à supputer l’échéance classique des prochaines crises cycliques de l’économie.

La disparition de toutes les anciennes valeurs, de toutes les références de la communication ancienne, dans le capitalisme développé ; et l’impossibilité de les remplacer par d’autres, quelles qu’elles soient, avant d’avoir dominé rationnellement, dans la vie quotidienne et partout ailleurs, les forces industrielles nouvelles qui nous échappent de plus en plus ; ces faits produisent non seulement l’insatisfaction quasi officielle de notre époque, insatisfaction particulièrement aiguë dans la jeunesse, mais encore le mouvement d’auto-négation de l’art. L’activité artistique avait toujours été seule à rendre compte des problèmes clandestins de la vie quotidienne, quoique d’une manière voilée, déformée, partiellement illusoire. Il existe, sous nos yeux, le témoignage d’une destruction de toute l’expression artistique : c’est l’art moderne.

Si l’on considère dans toute son étendue la crise de la société contemporaine, je ne crois pas qu’il soit possible de regarder encore les loisirs comme une négation du quotidien. On a admis ici qu’il fallait « étudier le temps perdu ». Mais voyons le mouvement récent de cette idée de temps perdu. Pour le capitalisme classique, le temps perdu est ce qui est extérieur à la production, à l’accumulation, à l’épargne. La morale laïque, enseignée dans les écoles de la bourgeoisie, a implanté cette règle de vie. Mais il se trouve que le capitalisme moderne, par une ruse inattendue, a besoin d’augmenter la consommation, d’« élever le niveau de vie » (si l’on veut bien se rappeler que cette expression est rigoureusement dépourvue de sens). Comme, dans le même temps, les conditions de la production, parcellarisée et minutée à l’extrême, sont devenues parfaitement indéfendables, la morale qui a déjà cours dans la publicité, la propagande, et toutes les formes du spectacle dominant, admet au contraire franchement que le temps perdu est celui du travail, qui n’est plus justifié que par les divers degrés du gain, lequel permet d’acheter du repos, de la consommation, des loisirs — c’est-à-dire une passivité quotidienne fabriquée et contrôlée par le capitalisme.

Maintenant, si l’on envisage la facticité des besoins de la consommation que crée de toutes pièces et stimule sans cesse l’industrie moderne — si l’on reconnaît le vide des loisirs et l’impossibilité du repos — on peut poser la question d’une manière plus réaliste : qu’est-ce qui ne serait pas du temps perdu ? Autrement dit : le développement d’une société de l’abondance devrait aboutir à l’abondance de quoi ?

Ceci peut évidemment servir de pierre de touche à bien des égards. Quand, par exemple, dans un des journaux où s’étale l’inconsistance de la pensée de ces gens que l’on appelle les intellectuels de gauche — je veux dire France-Observateur — on peut lire un titre qui annonce quelque chose comme « la petite voiture à l’assaut du socialisme », devant un article qui explique que les Russes se mettraient ces temps-ci à poursuivre individuellement une consommation privée des biens sur le mode américain, à commencer naturellement par les voitures, on ne peut s’empêcher de penser qu’il ne serait quand même pas indispensable d’avoir assimilé, après Hegel, toute l’œuvre de Marx, pour s’aviser au moins de ce qu’un socialisme qui recule devant l’invasion du marché par des petites voitures n’est en aucune façon le socialisme pour lequel le mouvement ouvrier a lutté. De sorte que ce n’est pas à un quelconque étage de leur tactique, ou de leur dogmatisme, qu’il faut s’opposer aux dirigeants bureaucratiques de la Russie, mais à la base, sur ce fait que la vie des gens n’a pas réellement changé de sens. Et ceci n’est pas la fatalité obscure de la vie quotidienne, destinée à rester réactionnaire. C’est une fatalité imposée extérieurement à la vie quotidienne par la sphère réactionnaire des dirigeants spécialisés, quelle que soit l’étiquette sous laquelle ils planifient la misère, dans tous ses aspects.

Alors, la dépolitisation actuelle de beaucoup d’anciens militants de la gauche, l’éloignement d’une certaine aliénation pour se jeter dans une autre, celle de la vie privée, n’a pas tellement le sens d’un retour à la privatisation en tant que refuge contre les « responsabilités de l’historicité », mais bien plutôt d’un éloignement du secteur politique spécialisé, et donc toujours manipulé par d’autres ; où la seule responsabilité vraiment prise a été de laisser toutes les responsabilités à des chefs incontrôlés ; où le projet communiste a été trompé et déçu. De même que l’on ne peut opposer en bloc la vie privée à une vie publique, sans demander : quelle vie privée ? quelle vie publique ? (car la vie privée contient les facteurs de sa négation et de son dépassement comme l’action collective révolutionnaire a pu nourrir les facteurs de sa dégénérescence), de même on aurait tort de faire le bilan d’une aliénation des individus dans la politique révolutionnaire alors qu’ils s’agissait de l’aliénation de la politique révolutionnaire elle-même. Il est juste de dialectiser le problème de l’aliénation, de signaler les possibilités d’aliénation toujours renaissantes dans la lutte même menée contre l’aliénation, mais soulignons alors que tout ceci doit s’appliquer au niveau le plus haut de la recherche (par exemple, à la philosophie de l’aliénation dans son ensemble), et non au niveau du stalinisme, dont l’explication est malheureusement plus grossière.

La civilisation capitaliste n’est encore dépassée nulle part mais partout elle continue à produire elle-même ses ennemis. La prochaine montée du mouvement révolutionnaire, radicalisé par les enseignements des précédentes défaites, et dont le programme revendicatif devra s’enrichir à la mesure des pouvoirs pratiques de la société moderne, pouvoirs qui constituent virtuellement dès à présent la base matérielle qui manquait aux courants dits utopiques du socialisme ; cette prochaine tentative de contestation totale du capitalisme saura inventer et proposer un autre emploi de la vie quotidienne, et s’appuiera immédiatement sur de nouvelles pratiques quotidiennes, sur de nouveaux types de rapports humains (n’ignorant plus que toute conservation, à l’intérieur du mouvement révolutionnaire, des relations qui dominent dans la société existante mène insensiblement à reconstituer, avec diverses variantes, cette société).

De même qu’autrefois la bourgeoisie, dans sa phase ascendante, a dû mener une liquidation impitoyable de tout ce qui surpassait la vie terrestre (le ciel, l’éternité) ; de même le prolétariat révolutionnaire — qui ne petit jamais, sans cesser d’exister comme tel, se reconnaître un passé ou des modèles — devra renoncer à tout ce qui surpasse la vie quotidienne. Ou plutôt prétend la surpasser : le spectacle, le geste ou le mot « historiques », la « grandeur » des dirigeants, le mystère des spécialisations, l’« immortalité » de l’art et son importance extérieure à la vie. Ce qui revient à dire : renoncer à tous les sous-produits de l’éternité qui ont survécu comme armes du monde des dirigeants.

La révolution dans la vie quotidienne, brisant son actuelle résistance à l’historique (et à toute sorte de changement) créera des conditions telles que le présent y domine le passé, et que la part de la créativité l’emporte toujours sur la part répétitive. Il faut donc s’attendre à ce que le côté de la vie quotidienne qu’expriment les concepts de l’ambiguïté — malentendu, compromis ou mésusage — perde beaucoup d’importance, au profit de leurs contraires, le choix conscient ou le pari.

L’actuelle mise en question artistique du langage, contemporaine de cette métalangue des machines, qui n’est autre que le langage bureaucratisé de la bureaucratie au pouvoir, sera alors dépassée par des formes supérieures de communication. La notion présente de texte social déchiffrable devra aboutir à de nouveaux procédés d’écriture de ce texte social, dans la direction de ce que recherchent à présent mes camarades situationnistes avec l’urbanisme unitaire et l’ébauche d’un comportement expérimental. La production centrale d’un travail industriel entièrement reconverti sera l’aménagement de nouvelles configurations de la vie quotidienne, la création libre d’événements.

La critique et la recréation perpétuelle de la totalité de la vie quotidienne, avant d’être faites naturellement par tous les hommes, doivent être entreprises dans les conditions de l’oppression présente, et pour ruiner ces conditions.

Ce n’est pas un mouvement culturel d’avant-garde, même ayant des sympathies révolutionnaires, qui peut accomplir cela. Ce n’est pas non plus un parti révolutionnaire sur le modèle traditionnel, même s’il accorde une grande place à la critique de la culture (en entendant par ce terme l’ensemble des instruments artistiques ou conceptuels par lesquels une société s’explique à elle-même et se montre des buts de vie). Cette culture comme cette politique sont usées, ce n’est pas sans motif que la plupart des gens s’en désintéresse. La transformation révolutionnaire de la vie quotidienne, qui n’est pas réservée à un vague avenir mais placée immédiatement devant nous par le développement du capitalisme et ses insupportables exigences, l’autre terme de l’alternative étant le renforcement de l’esclavage moderne ; cette transformation marquera la fin de toute expression artistique unilatérale et stockée sous forme de marchandise, en même temps que la fin de toute politique spécialisée.

Ceci va être la tâche d’une organisation révolutionnaire d’un type nouveau, dès sa formation.

G.-E. DEBORD

Cet exposé a été fait le 17 mai 1961, par un magnétophone du Groupe de Recherche sur la vie quotidienne, réuni par H. Lefebvre dans le Centre d’études sociologiques du C.N.R.S.

 

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Sur la répression sociale dans la culture

 

INDIVIDUELLEMENT, les artistes de l’époque moderne qui ne sont pas de simples reproducteurs des mystifications admises, sont tous plus ou moins nettement rejetés en marge de la vie sociale. Ceci parce qu’ils se trouvent obligés de poser, même à travers des moyens illusoires ou fragmentaires, la question de la signification de cette vie, la question de son emploi ; alors qu’elle reste sans signification, se trouve dépourvue de tout emploi licite autre qu’une consommation passive. Par nature donc, ils signalent les mauvaises conditions d’un monde inhabitable. Et leur exclusion personnelle de ce monde — par la séparation confortable ou bien par l’élimination tragique — se produit, pour ainsi dire, naturellement.

Au contraire, les groupes d’avant-garde, qui formulent nettement un programme de changement de toutes ces conditions, ou de certaines d’entre elles, se heurtent à une répression sociale consciente et organisée. Les formes de cette répression ont beaucoup changé depuis, par exemple, quarante ans, avec l’évolution de la société elle-même et de ses ennemis.

Autour de 1920 en Europe, ce qui apportait le scandale contre les valeurs admises de la culture et de la vie sociale était montré du doigt. L’avant-garde était alors maudite, et connue comme telle. Dans la société qui s’est développée depuis la dernière guerre mondiale, il n’y a plus de valeurs, et corollairement l’accusation de ne pas respecter une convention quelconque ne peut plus rencontrer l’adhésion que de secteurs arriérés du public, restés attachés à des systèmes de conventions cohérents très démodés (comme la conception chrétienne). Autour de ceux qui sont porteurs d’un projet de nouvelles valorisations, les contrôleurs de la culture et de l’information ne soulèvent plus le scandale : ils tendent à organiser solidement le silence.

Ces nouvelles conditions de lutte retardent d’abord le travail d’une nouvelle avant-garde révolutionnaire ; entravent sa formation et ensuite ralentissent son développement. Mais elles ont aussi une signification très positive : la culture moderne est vide ; aucune force solide ne pourra s’y opposer aux décisions de cette avant-garde, à partir du moment où elle aura réussi à se faire reconnaître comime telle. La tâche de cette avant-garde doit être seulement d’imposer un jour sa reconnaissance avant d’avoir laissé entamer sa discipline et son programme. C’est ce que l’Internationale situationniste pense faire.

LOTHAR FISHER, DIETER KUNZELMANN, UWE LAUSEN,
HEIMRAD PREM, HELMUT STURM, HANS-PETER ZIMMER

Cette déclaration a été publiée, en février 1961, dans le numéro 4 de Spur, organe de la section allemande de l’I.S.

 

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CEUX DONT ON PARLE VOLONTIERS sont les révoltés plus heureusement spectaculaires, « les révoltés que l’on aimera haïr ». Mais ils font peu d’usage. On a la malhonnêteté de paraître déçu, après trois ou quatre ans, par l’évidence de leur conformisme, sans lequel justement on n’aurait jamais accepté de les constituer publiquement en novateurs. Ainsi la culture dominante joue avec sa contradiction centrale : le besoin et la terreur d’une nouveauté, qui est sa mort.

« Comme elle a été brève, la folie des jeunes Anglais en colère… Le mouvement des « angry young men » faisait trembler les vitres bourgeoises de crainte, et les cœurs d’espérance. Il allait arriver quelque chose. M. Osborne est arrivé — et déjà il s’installe. C’est vers 1956-1957 que l’on commença à parler de ces jeunes écrivains qui refusaient bruyamment tous les conformismes, protestaient contre les conditions de vie inhumaines qui sont faites à l’homme moderne… Le groupement, toutefois, était disparate, la dénomination commune « angry young men » correspondait davantage à une facilité journalistique qu’à un programme commun… C’était sans doute insuffisant : dès aujourd’hui, le groupe ne semble plus avoir de signification, ni même d’existence. Les talents individuels s’en dégagent… Colin Wilson, autodidacte simplet, verse dans un mysticisme fumeux, etc. Mais ils sont parfaitement récupérés par la société littéraire de leur pays. »

RKANTERS, L’Express, 13 juillet 1961.

« L’odeur d’œufs pourris que répand l’idée de Dieu, enveloppe les crétins mystiques de la « beat generation » américaine, et n’est même pas absente des déclarations des « angry young men » (cf. Colin Wilson). Ceux-ci, en général, découvrent avec trente ans de retard un climat moral subversif que l’Angleterre leur avait complètement caché entre temps, et pensent être à la pointe du scandale en se proclamant républicains… Les « angry young men » sont même particulièrement réactionnaires en ceci, qu’ils attribuent une valeur privilégiée, un sens de rachat, à l’exercice de la littérature ; c’est-à-dire qu’ils se font, aujourd’hui, les défenseurs d’une mystification qui a été dénoncée vers 1920 en Europe, et dont la survie est d’une plus grande portée contre-révolutionnaire que celle de la Couronne britannique. »

Notes éditoriales d’Internationale Situationniste 1, juin 1958.

 

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La pataphysique,
une religion en formation

 

L’HISTOIRE DES RELIGIONS se compose apparemment de trois stades. La religion dite matérialiste ou naturelle, arrivée à sa maturité dès l’âge de bronze. La religion métaphysique, qui commence avec le zoroastrisme, et se développe à travers le judaïsme, le christianisme, l’islam, jusqu’au mouvement de la Réforme au XVIe siècle. Enfin, avec l’idéologie de Jarry, au commencement de notre siècle, se trouvent jetées les bases d’une nouvelle religion, d’une troisième espèce, qui vers le XXIIe siècle risque fort de dominer le monde entier : la religion pataphysique.

Jusqu’aujourd’hui, toute sa signification religieuse n’a pas été appliquée à l’entreprise pataphysique, tout simplement parce que la pataphysique, en dehors d’un petit cercle de croyants qui publiaient la longue série des confidentiels Cahiers du Collège de Pataphysique, n’avait aucune signification.

Aux Américains revient l’honneur d’avoir présenté la pataphysique à l’univers avec un numéro spécial de la revue Evergreen qui laissait la parole aux grands satrapes pataphysiques. Évidemment, le mot religion n’est pas prononcé ouvertement dans ce numéro. Mais le succès énorme qu’il a connu, l’année dernière, auprès de l’intelligentsia américaine, inaugure une période d’analyse objective de ce nouveau phénomène. De sorte que l’on ne va pas tarder à s’apercevoir de quoi il s’agit.

La religion naturelle était une confirmation spirituelle de la vie matérielle. La religion métaphysique représentait l’établissement d’une opposition, toujours plus approfondie, entre la vie matérielle et la vie spirituelle. Les différentes croyances métaphysiques indiquent les différents degrés dans cette polarisation, rendue difficile et retardée par l’attachement aux rites et cultes naturels transformés, avec plus ou moins de réussite, en cultes, rites et mythes métaphysiques. L’absurdité de la présence de cette mythologie culturelle dans une époque où la métaphysique scientifique avait déjà triomphé a été clairement montrée par Kierkegaard choisissant cette confirmation du christianisme : il faut croire en l’absurdité. La prochaine question était : pourquoi donc ? Et la réponse évidente, c’est que les autorités politiques et sociales, séculières, en avaient besoin pour entretenir une justification spirituelle de leur pouvoir. Argument purement matériel, antimétaphysique, d’un temps où a commencé la critique radicale de toutes les mythologies anciennes.

Cependant, de tous côtés on réclamait une nouvelle mythologie capable de répondre aux nouvelles exigences sociales. C’est sur cette voie de garage métaphysique qu’ont disparu le surréalisme, l’existentialisme et aussi le lettrisme. Les lettristes classiques qui ont persévéré dans cet effort sont même allés le plus loin — en arrière — en réunissant avec soin tous les éléments qui sont justement devenus inconciliables avec une croyance moderne et universelle : la reprise de l’idée du messie, et même de la résurrection des morts ; tout ce qui garantit le caractère unilatéral de la croyance. Depuis que les politiciens possèdent le moyen de provoquer instantanément la fin du monde, tout ce qui a quelque chose à voir avec le jugement dernier est devenu étatique. Parfaitement sécularisé. L’opposition métaphysique contre le monde physique s’est définitivement écroulée. La lutte est terminée par une défaite complète.

Le seul gagnant de ce débat, c’est le critère scientifique de vérité. On ne peut plus considérer une religion comme la vérité si sa vérité entre en conflit avec ce que l’on appelle vérité scientifique ; et une religion qui ne représente pas la vérité n’est pas une religion. C’est un conflit qui est en passe d’être surmonté par la religion pataphysique, qui a placé au niveau de l’absolu une idée de base de la science moderne : le concept de constance des équivalents.

Avec l’idée de l’équivalence des hommes devant Dieu, introduite par le christianisme, un terrain était déjà constitué pour la théorie des équivalents. Mais c’est seulement avec le développement scientifique et industriel que ce principe s’est imposé dans tous les secteurs de la vie, aboutissant avec le socialisme scientifique à l’équivalence sociale de tous les individus.

Le principe de l’équivalence ne pouvait plus être minimisé dans le monde spirituel, ce qui introduisait le projet du surréalisme scientifique, déjà esquissé dans les théories d’Alfred Jarry. Au concept d’absurdité kierkegaardien a été seulement ajouté le principe de l’équivalence des absurdités (équivalence des dieux entre eux ; et entre les dieux, les hommes et les objets). Ainsi est fondée la religion future, la religion imbattable sur son terrain : la religion pataphysique qui englobe toutes les religions possibles et impossibles du passé, du présent et du futur indifféremment.

S’il avait été possible que cette religion fût passée complètement inaperçue dans le monde, si la croyance pataphysique avait été enseignée anonymement, et jamais critiquée, un paradoxe qui semble insoluble ne se serait pas présenté : le problème de l’autorité pataphysique, la consécration de l’inconsacrable (c’est-à-dire son apparition dans la vie sociale, à la suite d’autres religions, dans la même fonction). En effet, cette religion particulière ne peut pas devenir une autorité sociale sans devenir du même coup antipataphysique, et tout ce qui se voit socialement reconnu se trouve investi par ce seul fait d’une autorité sociale. Ainsi la religion pataphysique risque fort d’être l’inconsciente victime de sa propre supériorité envers tous les systèmes métaphysiques répandus. Puisqu’il n’y a sûrement pas de réconciliation possible entre supériorité et équivalence.

Le mérite de la pataphysique esl d’avoir confirmé qu’il n’y a aucune justification métaphysique pour forcer les gens à croire tous dans la même absurdité. Les possibilités de l’absurde et de l’art sont multiples. La conclusion logique de ce principe serait la thèse anarchiste : à chacun ses propres absurdités. Le contraire est exprimé par la puissance légale forçant tous les membres de la société à se soumettre entièrement aux règles de l’absurdité politique de l’État.

Mais il faut dire que l’acceptation d’une autorité pataphysique, telle qu’elle est en train de se constituer, devient une nouvelle arme démagogique contre l’esprit pataphysique. C’est le programme pataphysique lui-même qui empêche l’existence de l’organisation pataphysique, qui rend impossible une Église pataphysique.

L’impossibilité de créer une situation pataphysique dans la vie sociale empêche aussi de créer un mouvement ou une situation sociale au nom de la pataphysique. Les raisons ont déjà été données. L’équivalence, c’est l’élimination complète de toute notion de situation, d’événement.

En ce moment où la pataphysique se trouve tout de même, de l’extérieur, placée dans une certaine situation culturelle, les conséquences inévitables de cette définition de base vont nécessairement créer une scission au sein des croyants pataphysiques, entre les anti-situationnistes purs et ceux qui, sur une base pataphysique d’équivalences, sont quand même pour le développement des absurdités organisées que l’on appelle les jeux.

Le jeu est l’ouverture pataphysique vers le monde, et la réalisation de tels jeux, c’est la création des situations. Il existe ainsi une crise causée par le problème crucial que rencontre chaque adepte pataphysique : il lui faut ou bien appliquer la méthode situlogique pour entrer en action dans la société ; ou bien refuser carrément d’agir dans n’importe quelle situation. C’est dans ce cas que la pataphysique devient bel et bien la religion exactement adaptée à la société moderne du spectacle : une religion de la passivité, de l’absence pure.

Il existe un problème non moins grave, qui exige un choix de l’organisation des anti-organisateurs, l’Internationale situationniste. L’I.S. est capable d’adapter complètement le principe pataphysique comme méthode antimétaphysique : ceci se fait directement dans l’établissement des jeux nouveaux. L’absurdité de la supériorité et la supériorité absurde sont les clés mêmes du jeu. Et l’autorité l’objet essentiel du jeu. En appliquant comme point de départ le principe des équivalents, le jeu est libre : la situation peut s’édifier complètement, dans une apparence pure de supériorité et d’autorité. Mais si l’on choisissait au contraire une base métaphysique, quelle qu’elle soit, la situlogie tomberait automatiquement au niveau d’une méthode de distraction populaire autoritairement dirigée. Une reprise de la formule classique d’asservissement : pain et spectacles.

Des éléments de base d’un jeu nouveau apparaissent maintenant, après une longue période de maturation dans des cercles ignorés du dehors. Éléments complémentaires ou éléments ennemis, le développement futur le dira.

ASGER JORN

Peu avant sa démission de l’I.S., Asger Jorn s’était employé, par ce texte et plusieurs autres interventions, à mettre en garde les situationnistes contre la portée religieuse de l’idéologie pataphysique, diffusée massivement aux États-Unis depuis la conversion des rédacteurs d’Evergreen Review.

L’idéologie pataphysique, qui s’appuie sur quelques participants vieillis de diverses entreprises de l’art moderne, est elle-même le produit du vieillissement de cet « art moderne » de la première moitié du siècle. Elle en conserve des principes refroidis, dans une plaisanterie statique et non-créative à l’extrême. Elle accepte le monde et prend ainsi la suite de tous les autres désespoirs religieux. « Le pataphysicien », déclarait B. Vian à la radio (cf. Dossier n° 12 du Collège), « s’il n’a en vérité aucune raison d’être moral, n’en a aucune de ne pas l’être. C’est pourquoi il reste le seul à pouvoir, sans la déchéance des conformistes, être honnête. »

Il va de soi que les éventualités de rencontre envisagées par Jorn ne peuvent s’entendre que dans sa perspective d’une scission, d’une apostasie des pataphysiciens les moins ecclésiastiques. L’I.S. estime que toute religion est aussi risible qu’une autre ; et garantit une hostilité équivalente à toutes les religions, même de science-fiction.

 

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Commentaires contre l’urbanisme

 

L’AVIS D’UN EXPERT — Chombart de Lauwe — constate, d’après des expériences précises, que les programmes proposés par les planificateurs créent dans certains cas des malaises et des révoltes, qui auraient pu être en partie évités si nous avions eu une connaissance plus approfondie des comportements réels, et surtout des motivations de ces comportements.

Grandeur et servitude de l’urbanisme. Lorsque nous avons reniflé le planificateur urbaniste avec une insistance soupçonneuse, on s’est détourné comme il convenait de le faire devant un tel manquement aux usages, une pareille incorrection. Il ne s’agit pas ici d’incriminer le verdict populaire. Le peuple s’était déjà prononcé avec la même incongruité : « espèce d’architecte ! » a toujours été, en Belgique, un langage explicite. Mais, puisque tel expert se range aujourd’hui aux avis du vulgaire et se met lui aussi à renifler le planificateur, nous voilà sauvés ! Ainsi, l’urbaniste est convaincu officiellement de susciter malaise et révolte, de les susciter « presque » comme un provocateur primaire. Il faut souhaiter une prompte réaction des pouvoirs publics ; il serait impensable que des foyers de révolte soient entretenus ouvertement par ceux mêmes qui ont pour tâche de les résorber. Il y a là un crime contre la paix sociale que seul un conseil de guerre peut trancher. Verrons-nous la justice sévir dans ses propres rangs ? À moins que l’expert ne soit, après tout, qu’un urbaniste rusé.

Si le planificateur ne peut pas connaître les motivations comportementales de ceux qu’il veut loger au mieux de leur équilibre nerveux, autant intégrer sans tarder l’urbanisme au centre de recherches criminologiques (dépister les provocateurs — voir supra — et permettre à chacun de se tenir tranquille dans la hiérarchie) ; s’il le peut vraiment, alors la science de la répression criminelle perd sa raison d’être et change de raison sociale : l’urbanisme suffira à maintenir l’ordre établi sans recourir à l’indélicatesse des mitrailleuses. L’homme assimilé au béton, quel rêve ou quel heureux cauchemar pour les technocrates, dussent-ils y perdre ce qui leur reste d’Activité Nerveuse Supérieure, et se conserver dans le pouvoir et la dureté du béton.

Si les nazis avaient connu les urbanistes contemporains, ils auraient transformé les camps de concentration en H.L.M. Mais cette solution paraît trop brutale à M. Chombart de Lauwe. L’urbanisme idéal doit engager chacun, sans malaise ni révolte, vers la solution finale du problème de l’homme.

L’urbanisme est la réalisation concrète la plus achevée d’un cauchemar. Cauchemar, selon Littré : « état qui finit par un réveil en sursaut après une anxiété extrême ». Mais sursaut contre qui ? Qui nous a gavé jusqu’à la somnolence ? Il serait aussi stupide d’exécuter Eichmann que de pendre les urbanistes. C’est s’en prendre aux cibles quand on se trouve dans un champ de tir !

Planification est le grand mot, le gros mot disent certains. Les spécialistes parlent de planification économique, et d’urbanisme planifié, puis ils clignent de l’œil d’un air entendu et, pour autant que le jeu soit bien rendu, tout le monde applaudit. Le clou du spectacle, c’est la planification du bonheur. Déjà, l’avocat des chiffres mène son enquête ; des expériences précises établissent la densité des téléspectateurs ; ils s’agit d’aménager le territoire autour d’eux, de construire pour eux, sans les distraire des préoccupations dont on les nourrit par les yeux et par les oreilles. Il s’agit d’assurer à tous une vie paisible et un équilibre, avec cette prévoyance avisée dont faisaient preuve les pirates de bandes dessinées dans leur sentence : « Les morts ne parlent pas ». L’urbanisme et l’information sont complémentaires dans les sociétés capitaliste et « anti-capitaliste », ils organisent le silence.

Habiter est le « buvez coca-cola » de l’urbanisme. On remplace la nécessité de boire par celle de boire coca-cola. Habiter, c’est être partout chez soi, dit Kiesler, mais une telle vérité prophétique ne saisit personne par le cou, elle est un foulard contre le froid qui gagne, même si elle évoque un nœud coulant. Nous sommes habités, c’est de ce point qu’il faut partir.

Public-relation, l’urbanisme idéal est la projection dans l’espace de la hiérarchie sociale sans conflit. Routes, pelouses, fleurs naturelles et forêts artificielles lubrifient les rouages de la sujétion, la rendent aimable. Dans un roman fiction d’Yves Touraine, l’État offre même aux travailleurs pensionnés un masturbateur électronique ; l’économie et le bonheur y trouvent leur compte.

Un certain urbanisme de prestige est nécessaire, prétend Chombart de Lauwe. Ce spectacle qu’il nous propose rend Haussmann folklorique, lui qui ne pouvait ménager le prestige en dehors d’un champ de tir. Cette fois, il s’agit d’organiser scéniquement le spectacle sur la vie quotidienne, de laisser vivre chacun dans le cadre correspondant au rôle que la société capitaliste lui impose, de l’isoler davantage en l’éduquant comme un aveugle à se reconnaître illusoirement dans une matérialisation de sa propre aliénation.

L’éducation capitaliste de l’espace n’est rien que l’éducation dans un espace où l’on perd son ombre, où l’on achève de se perdre à force de se chercher dans ce qui n’est pas soi. Quel bel exemple de ténacité pour tous les professeurs et autres organisateurs patentés de l’ignorance.

Le tracé d’une ville, ses rues, ses murs, ses quartiers forment autant de signes d’un conditionnement étrange. Quel signe y reconnaître qui soit nôtre ? Quelques grafitis, mots de refus ou gestes interdits, gravés à la hâte, dont l’intérêt n’apparaît aux gens doctes que sur les murs de Pompéï, dans une ville fossile. Mais nos villes sont plus fossilisées encore. Nous voulons habiter en pays de connaissance, parmi des signes vivants comme des amis de chaque jour. La révolution sera aussi la création perpétuelle de signes qui appartiennent à tous.

Il y a une lourdeur incroyable dans tout ce qui touche à l’urbanisme. Le mot construire coule à pic, dans la flotte où les autres mots possibles surnagent. Partout où la civilisation bureaucratique s’est étendue l’anarchie de la construction individuelle a été consacrée officiellement, et prise en charge par les organismes compétents du pouvoir, de telle sorte que l’instinct de construction a été extirpé comme un vice et ne survit plus guère que chez les enfants, les primitfs (les irresponsables, dans la terminologie administrative). Et chez tous ceux qui, à défaut de changer de vie, la passent à démolir et à rebâtir leur bicoque.

L’art de rassurer, l’urbanisme entend bien l’exercer sous sa forme la plus pure : l’ultime politesse d’un pouvoir sur le point d’assurer totalement le contrôle des esprits.

Dieu et la Cité : Nulle force abstraite et inexistante ne pouvait, mieux que l’urbanisme, revendiquer la succession de Dieu au poste de portier laissé vacant par le décès que l’on sait. Avec son ubiquité, son immense bonté et, quelque jour peut-être, sa puissance souveraine, l’urbanisme (ou son projet) aurait certes de quoi effrayer l’Église, s’il y avait le moindre doute concernant l’orthodoxie du pouvoir. Mais il n’en est rien car l’Église était « urbanisme » bien avant le pouvoir ; que pourrait-elle redouter d’un Saint-Augustin laïc ?

Il y a quelque chose d’admirable à faire coexister dans le mot « habiter » des milliers d’êtres à qui l’on ôte jusqu’à l’espoir d’un jugement dernier. En ce sens, l’admirable couronne l’inhumain.

Industrialiser la vie privée : « Faites de votre vie une affaire », tel sera le nouveau slogan. Proposer à chacun d’organiser son milieu vital comme une petite usine qu’il faut gérer, comme une entreprise miniature avec ses substituts de machines, sa production de prestige, son capital constant de murs et de meubles, n’est-ce pas la meilleure façon de rendre parfaitement compréhensibles les soucis de ces messieurs qui possèdent une usine, une vraie, une grande, qui elle aussi doit produire ?

Uniformiser l’horizon : Les murs et les coins de verdure apprêtés assignent au rêve et à la pensée des limites nouvelles, car c’est malgré tout poétiser le désert que de savoir où il finit.

Les villes nouvelles effaceront jusqu’aux traces des combats qui opposèrent les villes traditionnelles aux hommes qu’elles voulurent opprimer. Extirper de la mémoire de tous cette vérité que chaque vie quotidienne a son histoire et, dans le mythe de la participation, contester le caractère irréductible du vécu, c’est en ces termes que les urbanistes exprimeraient les objectifs qu’ils poursuivent, s’ils daignaient écarter un instant l’esprit de sérieux qui obstrue leur pensée. Quand l’esprit de sérieux disparaît, le ciel s’éclaircit, tout devient plus net, ou presque ; ainsi, les humoristes le savent bien, détruire l’adversaire à coups de bombes H c’est se condamner à mourir en de plus longues souffrances. Faudra-t-il se moquer longtemps des urbanistes pour qu’ils saisissent dans l’attentat qu’ils préméditent l’esquisse de leur suicide ?

Les cimetières sont les zones de verdure les plus naturelles qui soient, les seules à s’intégrer harmonieusement dans le cadre des villes futures, comme les derniers paradis perdus.

Les prix de revient doivent cesser d’être un obstacle au désir de bâtir, ainsi revendique le bâtisseur de gauche. Qu’il dorme en paix, ce sera pour bientôt, quand le désir de bâtir aura disparu.

En France se sont développés les procédés faisant de la construction un jeu de mécano (J.-E. Havel). En mettant les choses au mieux, un self-service n’est jamais qu’un endroit où l’on sert, au sens où la fourchette sert à manger.

Mêlant le machiavélisme au béton armé, l’urbanisme a bonne conscience. Nous entrons dans le règne des délicatesses policières. Asservir dans la dignité.

Construire dans la confiance : même la réalité des baies vitrées ne dissimule pas la communication fictive, même l’ambiance des lieux publics dénonce le désespoir et l’isolement des consciences privées, même le remplissage affairé de l’espace se mesure en temps morts.

Projet pour un urbanisme réaliste : remplacer les escaliers de Piranèse par des ascenseurs, transformer les tombes en buildings, border les égouts de platanes, aménager les poubelles en vivoirs, empiler les taudis et bâtir toutes les villes en forme de musée ; tirer parti de tout, même de rien.

L’aliénation à portée de la main : l’urbanisme rend l’aliénation tactile. Le prolétariat affamé vivait l’aliénation dans la souffrance des bêtes. Nous la vivrons dans la souffrance aveugle des choses. Se sentir autre à tâtons.

Les urbanistes honnêtes et clairvoyants ont le courage des stylites. Ferons-nous de notre vie un désert pour rendre leurs aspirations légitimes ?

Les gardiens de la foi philosophique ont découvert depuis quelque vingt ans l’existence d’une classe ouvrière. À l’heure où les sociologues s’entendent pour décréter que la classe ouvrière n’existe plus, les urbanistes, eux, n’ont attendu ni les philosophes, ni les sociologues pour inventer l’habitant. Il faudra leur rendre cette gloire qu’ils furent parmi les premiers à discerner les dimensions nouvelles du prolétariat. Définition d’autant plus précise et d’autant moins abstraite qu’ils surent, avec les méthodes de dressage les plus souples, guider vers une prolétarisation moins brutale, mais radicale, la presque totalité de la société.

Avis aux bâtisseurs de ruines : aux urbanistes succéderont les derniers troglodytes de bidonvilles et de taudis. Ceux-là sauront construire. Les privilégiés des cités-dortoirs ne pourront que détruire. Il faut attendre beaucoup d’une telle rencontre : elle définit la révolution.

En se dévaluant, le sacré est devenu mystère : l’urbanisme est l’ultime déchéance du Grand-Architecte.

Derrière l’infatuation technologique se dissimule une vérité révélée, comme telle indiscutable : il faut « habiter ». Sur la nature de pareille vérité, le clochard sait très bien à quoi s’en tenir. Sans doute, mieux que quiconque, mesure-t-il, parmi les poubelles où le contraint de vivre une interdiction d’habiter, combien bâtir sa vie et bâtir sa demeure ne se distinguent pas dans le seul plan de vérité qui soit, la pratique. Mais l’exil où le tient notre monde policé rend son expérience si dérisoire et si malaisée que le bâtisseur patenté y trouverait prétexte à se justifier — à supposer, hypothèse absurde, que le pouvoir cessât de cautionner son existence.

Il paraît que la classe ouvrière n’existe plus. Des quantités considérables d’anciens prolétaires peuvent aujourd’hui accéder au confort jadis réservé à une minorité, on connaît la chanson. Mais n’est-ce pas plutôt une quantité croissante de confort qui accède à leurs besoins et leur donne le prurit de la demande ? En sorte qu’une certaine organisation du confort, semble-t-il, prolétarise sur un mode épidémique tous ceux qu’elle contamine par la force des choses. Or, la force des choses s’exerce par l’entremise de responsables dirigeants, prêtres d’un ordre abstrait dont les seuls privilèges se résumeront tôt ou tard à régner sur un centre administratif entouré de ghettos. Le dernier homme mourra d’ennui comme une araignée meurt d’inanition au milieu de sa toile.

Il faut bâtir en hâte, il y a tant de monde à loger, disent les humanistes du béton armé. Il faut creuser des tranchées sans tarder, disent les généraux, il y a toute la patrie à sauver. N’y a-t-il pas quelque injustice à louer les premiers et à se gausser des seconds ? Dans l’ère des missiles et du conditionnement, la plaisanterie des généraux est encore une plaisanterie de bon goût. Mais élever des tranchées en l’air sous le même prétexte !

RAOUL VANEIGEM

 

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Renseignements situationnistes

 

AU DÉBUT d’un article de la revue Dissent (volume VIII, numéro 1) paru l’hiver dernier Edwin M. Schur constate avec un étonnement teinté de mélancolier : « De plus en plus celui qui s’adonne à la drogue devient un héros d’avant-garde en même temps qu’un moderne bouc émissaire. Ce qu’ont fait Jack Gelber, William Burroughs, Alexander Trocchi et d’autres a stimulé l’intérêt que l’on porte à la vie des “junkies”. Ces rebelles, selon Norman Mailer, considèreraient même l’usage des stupéfiants comme faisant partie d’un nouveau radicalisme, justifié dans leur esprit par la futilité du courant d’opposition strictement politique ! En vérité, voilà qui réaliserait “la fin des idéologies” d’une manière terrible… »

Notre camarade Alexander Trocchi a pu heureusement regagner l’Europe à la fin de mai 1961. La rédaction d’Internationale Situationniste n’est pas en mesure de confirmer officiellement s’il s’est soustrait aux persécutions de la police new-yorkaise en mettant à profit une mise en liberté provisoire pour franchir clandestinement la frontière du Canada, comme le bruit en a couru. Mais nous pouvons assurer cependant qu’aucun non-lieu n’avait été finalement rendu dans son affaire, malgré la monstrueuse imbécillité de l’accusation, clairement démontrée par deux publications situationnistes.

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La société moderne a actuellement sa base dans vingt pays hautement industrialisés, où se constituent également toutes les tendances de sa transformation, et les phénomènes essentiels de sa crise. Il s’agit de l’Allemagne, l’Australie, l’Autriche, la Belgique, le Canada, le Danemark, les États-Unis, la Finlande, la France, la Grande-Bretagne, la Hollande, Israël, l’Italie, le Japon, la Norvège, la Nouvelle-Zélande, la Russie, la Suède, la Suisse et la Tchécoslovaquie (cette liste recoupe presque exactement celle des pays qui ont des capacités techniques suffisantes pour produire un armement atomique). Le mouvement situationniste s’est déjà étendu à 11 de ces 20 pays, soit à plus de la moitié. On arrive même à une proportion voisine des 2/3 si on établit un décompte séparé pour la majorité européenne de ces pays : en effet l’implantation situationniste, qui s’est propagée à partir de cette zone, y a atteint 9 pays sur 14.

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En janvier, à Munich, une déclaration commune des sections allemande et suédoise de l’I.S., L’avant-garde est inacceptable, a été publiée à l’occasion d’une manifestation culturelle moderniste que nos camarades vinrent perturber. Ce texte, signé par Kunzelmann, Prem, Sturm et Zimmer d’une part ; Steffan Larsson, K. Lindell et J. Nash d’autre part, et jeté en tracts dans le public, rappelait que « si une avant-garde met en cause l’importance même de la vie, et cherche à réaliser ses revendications sur ce terrain, elle se voit séparée de toutes les possibilités sociales. Les sous-produits esthétiques de l’avant-garde, comme les tableaux, les films, les poèmes, etc. — sont tout de suite désirés, mais ils sont sans effet. Ce qui n’est pas acceptable, c’est le programme d’une formation entièrement nouvelle des conditions de vie, lequel va changer la société à la base ».

Quelque temps avant la section allemande avait publié un manifeste sur la fête, qui déclare notamment : « Boycottez tous les systèmes et toutes les conventions au pouvoir en les regardant comme des jeux pas réussis… La fête, c’est l’art impopulaire du peuple. Être créatif, c’est faire sa fête avec toutes les choses, à travers une récréation continue. Pareils à Marx qui a déduit une révolution de la science, nous déduisons une révolution de la fête… Une révolution sans fête n’est pas une révolution. Il n’y a pas de liberté artistique sans le pouvoir de la fête… Nous exigeons avec le plus grand sérieux les jeux. »

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Le Conseil Central de l’I.S. s’est réuni pour la deuxième fois du 6 au 8 janvier, à Paris. La plus grande part de son travail a été consacrée à l’étude de la construction d’une ville expérimentale à partir de certaines conditions avancées par un centre culturel italien. L’I.S. a admis que l’on ne pouvait poursuivre ces pourparlers que dans la perspective d’un droit reconnu aux bâtisseurs sur l’aménagement de l’ensemble du mode de vie dans cette zone ; plus la disposition permanente de 1/5 des édifices ; plus un droit de destruction des bâtiments en cas d’obstacle apporté à leur gestion (ce dernier préalable a conduit depuis à la mise en sommeil de la négociation). Kotányi avait proposé de présenter ce projet comme une ville thérapeutique de jeu, soulignant que « les idées thérapeutiques de la psychologie moderne n’ont jamais été réalisées dans la construction » ; et, plus précisément, d’envisager la réalisation des architectures décrites par Sade. Il avait également montré que « l’industrie militaire est la mesure actuelle de toute la capacité technique de la société. Nos projets impliquent des techniques qui dépassent notoirement les capacités de l’industrie du bâtiment. Il s’agit d’atteindre des crédits égaux à ceux des recherches militairement orientées » (par exemple ce cyclotron de Genève, produit par la mise en commun des ressources de plusieurs États). Jorn approuve, constatant que « pour les possesseurs des ressources culturelles, les artistes sont des hommes des cavernes, à qui on laisse le droit, quand ils en sortent, d’aller chercher les débris métalliques de l’industrie pour les intégrer à leurs sculptures. Nous pensons corriger cette petite erreur ! Modestement, nous revendiquons le droit de commencer l’art moderne, c’est-à-dire de sortir des cavernes de la civilisation artistique ». Jørgen Nash précise que « toutes les constructions utopiques ont été formulées sur la base d’une ville idéale. Nous sommes contre l’idéal. Nous avons à faire la critique du perfectionnisme idéaliste dans l’ancienne conception utopique (et cette critique de Fourier). Nous ne donnons rien comme satisfaisant ». Le Conseil a adopté un certain nombre d’hypothèses de base pour la définition de cette micro-ville expérimentale, dans une île inhabitée proche des côtes méridionales de l’Italie.

H. Prem, suppléant de Sturm, qui n’avait pu se rendre à cette session, a attiré l’attention du Conseil sur l’indigne traitement réservé à Norman Mailer par les gens de la police et de la télévision américaines, sous prétexte de coups de couteaux donnés à sa femme, en fait pour discréditer un intellectuel subversif. Le Conseil a décidé la parution d’un numéro spécial de notre revue allemande sur l’U.U. ; et a fixé le plan du numéro 6 d’Internationale Situationniste. Nash a soumis aux décisions du Conseil un certain nombre de questions concernant l’organisation matérielle de la Conférence de Göteborg.

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La troisième session du Conseil Central a eu lieu à Munich, du 11 au 13 avril. Outre l’expédition des affaires courantes, le Conseil a eu à décider des sanctions à adopter à la suite des pressions qu’avait tenté d’exercer quinze jours plus tôt le marchand d’art Van de Loo. Ce personnage, plus ou moins mêlé à l’entreprise des bourgeois de la Ruhr s’essayant à réinventer un urbanisme unitaire à leur mesure, avait cru pouvoir recourir à un chantage économique envers quatre situationnistes allemands qui dépendaient financièrement de ses offices, les sommant s’ils ne voulaient pas rompre avec lui, de désavouer certains aspects de l’activité de l’I.S. (et nommément Debord). Les situationnistes allemands choisirent à l’instant la rupture avec le marchand. Celui-ci leur proposa télégraphiquement peu après une belle somme pour enterrer l’affaire. Ils ne répondirent pas à ce qu’ils jugèrent une pauvre plaisanterie, obligeant ainsi « l’acquéreur » à expliquer plus tard à des tiers son maladroit télégramme comme une plaisanterie pure et simple (mais c’était la première fois de sa vie qu’on l’a trouvé à plaisanter avec une question d’argent). Cette remarquable affaire, unique dans l’histoire de l’avant-garde culturelle, au moins par certains aspects dont la lourdeur n’est pas le moins original, a entraîné malheureusement la disparition de Maurice Wyckaert. Ce dernier, également lié au marchand, quoique ce fût sur un pied considérablement plus riche, fit savoir à tous qu’il était prêt à rompre avec Van de Loo si celui-ci rompait avec l’I.S. Mais le Conseil a jugé parfaitement inacceptable de considérer que le marchand était encore libre de rompre ou de ne pas « rompre avec l’I.S. » qui n’avait absolument jamais rien eu à voir avec lui. Il y avait eu simplement une tentative patente d’immixion dans les affaires de l’I.S. par un marchand d’art entretenant des rapports personnels avec plusieurs situationnistes ; et ayant visé rien de moins qu’à se créer, par des menaces et des promesses, son parti dans l’I.S., pour en infléchir la politique. Wyckaert a donc été exclu.

La même session du Conseil a accepté la démission d’Asger Jorn, eu égard à diverses circonstances personnelles qui lui rendaient désormais extrêmement difficile la participation à l’activité organisée de l’I.S. — avec laquelle il a tenu à manifester par écrit son accord complet. Le Conseil, momentanément ramené à quatre membres par ces dispositions, a convenu de ne plus se réunir avant la prochaine Conférence de l’Internationale, à qui il appartient d’en désigner un nouveau.

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Complètement à côté du sujet, M. Jean Cau, dans l’Express du 27 juillet, vante la gare de Metz « bâtie par le sombre délire germanique et où, à (son) avis, devrait se tenir la prochaine réunion de l’Internationale Surréaliste ». En fait, la Cinquième Conférence de l’Internationale situationniste, qui doit se réunir dans les jours qui suivent, a été convoquée dans le port suédois de Göteborg, le 28 août.

 

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