DEBORDIANA

Internationale situationniste
Bulletin central édité par les sections de l’Internationale situationniste
Numéro 7
Avril 1962 — Directeur : G.-E. Debord
Rédaction : 32, rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5
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La rédaction de ce bulletin appartient au Conseil Central de l’I.S. :
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EBORD, KOTÁNYI, LAUSEN, VANEIGEM.

Tous les textes publiés dans Internationale Situationniste
peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés même sans indication d’origine.

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Table


Notes éditoriales :

 Géopolitique de l’hibernation

 Les mauvais jours finiront

 Du rôle de l’I.S.

 Communication prioritaire

 La Cinquième Conférence de l’I.S. à Göteborg

 RAOUL VANEIGEM, Banalités de base (première partie)

 MICHÈLE BERNSTEIN, Sunset Boulevard

 ATTILA KOTÁNYI, L’étage suivant

 Renseignements situationnistes

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Notes éditoriales

 

Géopolitique de l’hibernation

L’« ÉQUILIBRE de la terreur » entre deux groupes d’États rivaux qui est la plus visible des données essentielles de la politique mondiale en ce moment signifie aussi l’équilibre de la résignation : pour chacun des antagonistes, à la permanence de l’autre ; et à l’intérieur de leurs frontières, résignation des gens à un sort qui leur échappe si complètement que l’existence même de la planète n’est plus qu’un avantage aléatoire, suspendu à la prudence et à l’habileté de stratèges impénétrables. Cela implique décidément une résignation généralisée à l’existant, aux pouvoirs coexistants des spécialistes qui organisent ce sort. Ceux-ci trouvent un avantage supplémentaire à cet équilibre, en ce qu’il permet la liquidation rapide de toute expérience originale d’émancipation survenant en marge de leurs systèmes, et d’abord dans l’actuel mouvement des pays sous-développés. C’est à travers le même engrenage de la neutralisation d’une menace par une autre — quel que soit le protecteur gagnant à l’occasion — que l’élan révolutionnaire du Congo se trouve écrasé avec l’envoi du corps expéditionnaire des Nations-Unies (deux jours après leur débarquement, au début de juillet 1960, les troupes ghanéennes, arrivées les premières, servaient à briser la grève des transports à Léopoldville), et celui de Cuba avec la formation d’un parti unique (en mars 1962, le général Lister, dont on connaît le rôle dans la répression de la révolution espagnole, vient d’être nommé chef d’état-major adjoint de l’armée cubaine).

Les deux camps ne préparent pas effectivement la guerre, mais la conservation illimitée de cet équilibre, qui est à l’image de la stabilisation interne de leur pouvoir. Il va sans dire que cela devra mobiliser des ressources géantes puisqu’il est impératif de s’élever toujours plus haut dans le spectacle de la guerre possible. Ainsi Barry Commoner, qui préside le comité scientifique chargé par le gouvernement des États-Unis d’évaluer les destructions promises par une guerre thermo-nucléaire, annonce qu’après une heure de cette guerre quatre-vingt millions d’Américains seraient tués, et que les autres n’auraient aucun espoir de vivre normalement par la suite. Les états-majors qui, dans leurs préparatifs, ne comptent plus qu’en mégabody (cette unité représentant un million de cadavres) ont admis la vanité de pousser leurs calculs au delà de la première demi-journée, l’information de l’expérience manquant tout à fait pour la planification ultérieure. D’après Nicolas Vichney dans Le Monde du 5 janvier 1962, une tendance avant-gardiste de la doctrine de défense américaine en est déjà à estimer que « le meilleur procédé de dissuasion résiderait dans la possession d’une énorme bombe thermo-nucléaire enfouie dans le sol. L’adversaire attaquerait, on la ferait sauter et la Terre serait disloquée. »

Les théoriciens de ce « système du Jugement Dernier » (Doomsday System) ont certes trouvé l’arme absolue de la soumission ; ils ont pour la première fois traduit en pouvoirs techniques précis le refus de l’histoire. Mais la logique rigoureuse de ces doctrinaires ne répond qu’à un aspect du besoin contradictoire de la société de l’aliénation, dont le projet indissoluble est d’empêcher la vie des gens tout en organisant leur survie (cf. l’opposition des concepts de vie et de survie décrite plus loin par Vaneigem dans Banalités de base). De sorte que le Doomsday System, par son mépris d’une survie qui est tout de même la condition indispensable de l’exploitation présente et future du travail humain, ne peut jouer le rôle que d’ultima ratio des bureaucraties régnantes ; qu’être, paradoxalement, la garantie de leur sérieux. Mais, dans l’ensemble, le spectacle de la guerre à venir, pour être pleinement efficace, doit dès à présent modeler l’état de paix que nous connaissons, en servir les exigences fondamentales.

À cet égard, le développement extraordinaire des abris anti-atomiques dans le courant de l’année 1961 est certainement le tournant décisif de la guerre froide, un saut qualitatif dont on distinguera plus tard l’immense importance dans le processus de formation d’une société totalitaire cybernétisée à l’échelle planétaire. Ce mouvement a commencé aux États-Unis, où Kennedy en janvier dernier, dans son Message sur l’état de l’Union, pouvait déjà assurer au Congrès : « Le premier programme sérieux d’abris de la défense civile est en cours d’exécution, avec l’identification, le repérage et la mise en réserve de cinquante millions d’emplacements ; et je sollicite votre approbation pour l’appui donné par les autorités fédérales à la construction d’abris anti-atomiques dans les écoles, les hôpitaux et les endroits similaires ». Cette organisation étatique de la survie s’est rapidement étendue, plus ou moins secrètement, aux autres pays importants des deux camps. L’Allemagne fédérale par exemple s’est d’abord préoccupée de la survie du chancelier Adenauer et de son équipe, et la divulgation des réalisations en ce domaine a entraîné la saisie de la revue munichoise Quick. La Suède et la Suisse en sont à l’installation d’abris collectifs creusés dans leurs montagnes, où les ouvriers enfouis avec leurs usines pourraient continuer à produire sans désemparer jusqu’à l’apothéose du Doomsday System. Mais la base de la politique de défense civile est aux États-Unis, où nombre de sociétés florissantes, telles la Peace O’Mind Shelter Company au Texas, l’American Survival Products Corporation dans le Maryland, la Fox Hole Shelter Inc. en Californie, la Bee Safe Mannfacturing Company dans l’Ohio, assurent la publicité et la mise en place d’une multitude d’abris individuels, c’est-à-dire édifiés comme propriété privée pour l’aménagement de la survie de chaque famille. On sait qu’il se développe autour de cette mode une nouvelle interprétation de la morale religieuse, des ecclésiastiques opinant que le devoir consistera clairement à refuser l’accès de tels abris à ses amis ou à des inconnus, fût-ce même à main armée, pour garantir le salut de sa seule famille. En fait, la morale devait ici s’adapter pour concourir à porter à sa perfection ce terrorisme de la conformité qui est sous-jacent dans toute la publicité du capitalisme moderne. Il était déjà difficilement soutenable, devant sa famille et ses voisins, de ne pas avoir tel modèle de voiture que permet d’acquérir à tempérament tel niveau de salaire (toujours reconnaissable dans les grands ensembles urbains de type américain, puisque la localisation de l’habitat se fait justement en fonction de ce niveau de salaire). Il sera encore moins facile de ne pas garantir aux siens le standing de survie accessible d’après la conjoncture du marché.

On estimait généralement qu’aux États-Unis, depuis 1955, une saturation relative de la demande de « biens durables » entraînait l’insuffisance du stimulant que la consommation doit fournir à l’expansion économique. On peut certainement comprendre ainsi l’ampleur de la vogue des gadgets de toutes sortes, qui représentent une excroissance très malléable du secteur des biens semi-durables. Mais l’importance de l’abri apparaît pleinement dans cette perspective de relance nécessaire de l’expansion. Avec l’implantation des abris, et ses prolongements prévisibles, tout est à refaire sous terre. Les possibilités d’équipement de l’habitat sont à reconsidérer : en double. Il s’agit réellement de l’installation d’un nouveau durable, dans une nouvelle dimension. Ces investissements souterrains, dans des strates jusqu’à ce jour laissés en friche par la société de l’abondance, introduisent eux-mêmes une relance pour des biens semi-durables déjà en usage à la surface, comme le boom sur les conserves alimentaires dont chaque abri nécessite un stock d’une abondance maximum ; aussi bien que pour de nouveaux gadgets spécifiques, tels ces sacs en matière plastique qui contiendront les corps des gens appelés à mourir dans l’abri et, naturellement, à continuer d’y séjourner avec les survivants.

Sans doute il est aisé de s’apercevoir que ces abris individuels déjà essaimés partout ne sont jamais efficaces — et par exemple pour des négligences techniques aussi grossières que l’absence d’autonomie de l’approvisionnement en oxygène — ; et que les plus perfectionnés des abris collectifs n’offriraient qu’une marge très réduite de survie si, par accident, la guerre thermonucléaire se déchaînait effectivement. Mais, comme dans tous les rackets, la protection n’est ici qu’un prétexte. Le véritable usage des abris, c’est la mesure — et par là même le renforcement — de la docilité des gens ; et la manipulation de cette docilité dans un sens favorable à la société dominante. Les abris, comme création d’une nouvelle denrée consommable dans la société de l’abondance, prouvent plus qu’aucun des produits précédents que l’on peut faire travailler les hommes pour combler des besoins hautement artificiels ; et qui à coup sûr « restent besoins sans avoir jamais été désirs » (cf. Préliminaires du 20 juillet 1960), ni risquer non plus de le devenir. La force de cette société, son redoutable génie automatique, peut se mesurer à ce cas-limite. En viendrait-elle à proclamer brutalement qu’elle impose une existence vide et désespérante à un degré où la meilleure solution pour tout le monde paraîtrait d’aller se pendre, qu’elle réussirait encore à faire marcher une affaire saine et rentable avec la production des cordes standardisées. Mais, dans toute sa richesse capitaliste, le concept de survie signifie un suicide différé jusqu’à la fin de l’épuisement, un renoncement de tous les jours à la vie. Le réseau des abris — qui ne sont pas destinés à servir pour la guerre, mais tout de suite — dessine l’image, encore outrée et caricaturale, de l’existence sous le capitalisme bureaucratique porté à sa perfection. Un néo-christianisme vient y replacer son idéal de renoncement, une nouvelle humilité conciliable avec la relance de l’industrie. Le monde des abris se reconnaît lui-même comme une vallée de larmes à air conditionné. La coalition de tous les managers et de leurs prêtres d’espèces variées pourra s’accorder sur un mot d’ordre unitaire : le pouvoir de la catalepsie, plus la surconsommation.

La survie comme contraire de la vie, si elle est rarement plébiscitée aussi nettement que par les acheteurs d’abris de 1961, se retrouve à tous les niveaux de la lutte contre l’aliénation. Dans l’ancienne conception de l’art mettant principalement l’accent sur la survie par l’œuvre, comme aveu de renoncement à la vie, comme excuse et consolation (principalement depuis l’époque bourgeoise de l’esthétique, substitut laïque de l’arrière-monde religieux). Et tout autant au stade le plus irréductible du besoin, dans les nécessités de la survie alimentaire ou de l’habitat, avec le « chantage à l’utilité » que dénonce le Programme élémentaire de l’urbanisme unitaire (Internationale Situationniste, n° 6), éliminant toute critique humaine de l’environnement « par le simple argument qu’il faut un toit ».

L’habitat nouveau qui prend forme avec les « grands ensembles » n’est pas réellement séparé de l’architecture des abris. Il en représente seulement un degré inférieur ; bien que leur apparentement soit étroit, et le passage de l’un à l’autre prévu sans solution de continuité : le premier exemple en France est un bloc actuellement édifié à Nice, dont le sous-sol est déjà adapté en abri anti-atomique pour la foule de ses habitants. L’organisation concentrationnaire de la surface est l’état normal d’une société en formation dont le résumé souterrain représente l’excès pathologique. Cette maladie révèle mieux le schéma de cette santé. L’urbanisme du désespoir, en surface, est en passe de devenir rapidement dominant, non seulement dans les centres de peuplement aux États-Unis, mais encore dans ceux de pays beaucoup plus arriérés d’Europe ou même par exemple dans l’Algérie de la période néo-colonialiste proclamée depuis le « Plan de Constantine ». À la fin de 1961, la première version du plan national d’aménagement du territoire français — dont la formulation fut par la suite atténuée —, au chapitre de la région parisienne se plaignait de « l’obstination d’une population sans activité à habiter dans l’intérieur de la capitale », et ceci alors que les rédacteurs, spécialistes brevetés du bonheur et du possible, signalaient « qu’elle pourrait plus agréablement se loger hors de Paris ». Ils demandaient donc d’éliminer cette pénible irrationalité en légalisant « le découragement systématique du séjour de ces personnes inactives » dans Paris.

Comme la principale activité qui vaille réside évidemment dans le découragement systématique des calculs des managers qui font marcher une telle société, jusqu’à leur élimination concrète ; et comme ils y pensent eux-mêmes beaucoup plus constamment que la foule dopée des exécutants, les planificateurs dressent leurs défenses dans tous les aménagements modernes du terrain. La planification des abris pour la population, sous la forme normale d’un toit ou sous la forme « d’abondance » d’un tombeau familial à habiter préventivement, doit servir en fait à abriter leur propre pouvoir. Les dirigeants qui contrôlent la mise en conserve et l’isolement maximum de leurs sujets savent par la même occasion se retrancher eux-mêmes à des fins stratégiques. Les Haussmann du XXe siècle n’en sont plus à assurer le déploiement de leurs forces de répression dans le quadrillage des anciennes agglomérations urbaines. En même temps qu’ils dispersent la population, sur un vaste rayon, dans des cités nouvelles qui sont ce quadrillage à l’état pur (où l’infériorité des masses désarmées et privées des moyens de communication est nettement aggravée par rapport aux forces toujours plus techniques des polices), ils édifient des capitales hors d’atteinte où la bureaucratie dirigeante, pour plus de sûreté, pourra constituer la totalité de la population.

À différents stades de développement de ces cités-gouvernements, on peut relever : la « zone militaire » de Tirana, un quartier coupé de la ville et défendu par l’armée, où sont concentrés les habitations des dirigeants de l’Albanie, le bâtiment du Comité central, ainsi que les établissements scolaires et sanitaires, les magasins et les distractions pour cette élite vivant en autarcie. La cité administrative du Rocher Noir, édifiée en une année pour servir de capitale à l’Algérie quand il apparut que les autorités françaises étaient devenues incapables de se maintenir normalement dans une grande ville ; elle correspond exactement par sa fonction à la « zone militaire » de Tirana, mais on l’a fait surgir en rase campagne. On a enfin l’exemple le plus élevé avec Brasilia, parachutée au centre d’un vaste désert, et dont l’inauguration a justement coïncidé avec le renvoi du président Quadros par ses militaires, et les prodromes d’une guerre civile au Brésil qui n’a manqué que de peu à essuyer les plâtres de la capitale bureaucratique ; laquelle est en même temps, comme on sait, la réussite exemplaire de l’architecture fonctionnelle.

Les choses en étant là, on voit beaucoup de spécialistes qui commencent à dénoncer nombre d’absurdités inquiétantes. C’est faute d’avoir compris la rationalité centrale (rationalité d’un délire cohérent) qui commande ces apparentes absurdités partielles, auxquelles leurs propres activités contribuent forcément. Leur dénonciation de l’absurde ne peut donc être qu’absurde dans ses formes et ses moyens. Que penser des neuf cents professeurs de toutes les universités et de tous les instituts de recherches des régions de New-York et Boston, qui se sont solennellement adressés, le 30 décembre 1961, dans le New-York Herald Tribune, au président Kennedy et au gouverneur Rockefeller — quelques jours avant que le premier se flatte d’avoir sélectionné, pour débuter, cinquante millions d’abris — pour les persuader du caractère néfaste du développement de la « défense civile » ? Ou de la horde pullulante des sociologues, juges, architectes, policiers, psychologues, pédagogues, hygiénistes, psychiatres et journalistes qui ne cessent de se retrouver en congrès, commissions et colloques de toutes sortes, tous à la recherche d’une solution pressante pour humaniser les « grands ensembles » ? L’humanisation des grands ensembles est une mystification aussi ridicule que l’humanisation de la guerre atomique, et pour les mêmes raisons. Les abris ramènent, non la guerre mais la menace de guerre, à sa « mesure humaine » au sens de ce qui définit l’homme dans le capitalisme moderne : son devoir de consommateur. Cette enquête sur l’humanisation vise tout bonnement l’établissement commun des mensonges les plus efficaces pour refouler la résistance des gens. L’ennui et l’absence totale de vie sociale caractérisant les grands ensembles de banlieue d’une façon aussi immédiate et tangible que le froid Verkhoïansk, des magazines féminins en viennent à faire des reportages consacrés à la dernière mode dans les banlieues nouvelles, photographient leurs mannequins dans ces zones, y interviewent des gens satisfaits. Comme le pouvoir abrutissant du décor est mesurable au développement intellectuel des enfants, on met l’accent sur leur fâcheuse hérédité de mal-logés du paupérisme classique. La dernière théorie réformiste place ses espoirs dans une espèce de centre culturel ; sans employer ce mot, pour ne pas faire fuir. Dans les plans du Syndicat des Architectes de la Seine, le « bistrot-club » préfabriqué qui humanisera partout leur ouvrage se présente (voir Le Monde du 22 décembre 1961) comme une « cellule plastique » de forme cubique (28 × 18 × 4 mètres) comportant « un élément stable : le bistrot sans alcool vendant également du tabac et des journaux ; le reste pourra être réservé à différentes activités artisanales de bricolage… Il doit se faire vitrine avec tout le caractère de séduction que cela comporte. C’est pourquoi la conception esthétique et la qualité des matériaux seront soigneusement étudiées pour donner leur plein effet de nuit comme de jour. En effet le jeu des lumières doit informer sur la vie du bistrot-club. »

Voilà donc, et présentée en des termes profondément révélateurs, la trouvaille qui « pourrait faciliter l’intégration sociale au niveau de laquelle se forgerait l’âme d’une petite cité ». L’absence d’alcool sera peu remarquée : on sait qu’en France, pour tout casser, la jeunesse des bandes n’a même pas besoin actuellement du secours de l’alcool. Les blousons noirs semblent avoir rompu avec la tradition française d’alcoolisme populaire, alors que le rôle de l’alcool reste si important dans le hooliganisme de l’Est ; et n’en sont pas encore, comme la jeunesse américaine, à l’usage de la marijuana ou de stupéfiants plus forts. Quoique engagés dans un tel passage à vide, entre les excitants de deux stades historiques distincts, ils n’en manifestent pas moins une nette violence, en réponse justement à ce monde que nous décrivons, et à l’horrible perspective d’y occuper leur trou. Le facteur de la révolte mis à part, le projet des architectes syndiqués est cohérent : leurs clubs de verre veulent être un instrument de contrôle supplémentaire dans la voie de cette haute surveillance de la production et de la consommation qui constitue la fameuse intégration poursuivie. Le recours candidement avoué à l’esthétique de la vitrine s’éclaire parfaitement par la théorie du spectacle : dans ces bars désalcoolisés les consommateurs deviennent eux-mêmes spectaculaires ainsi que doivent l’être les objets de consommation, faute d’avoir d’autre attirance. L’homme parfaitement réifié a sa place en vitrine, comme image désirable de la réification.

Le défaut interne du système est qu’il ne peut réifier parfaitement les hommes ; il a besoin de les faire agir, et d’obtenir leur participation, faute de quoi la production de la réification, et sa consommation, s’arrêteraient là. Le système régnant est donc aux prises avec l’histoire ; avec sa propre histoire, qui est à la fois l’histoire de son renforcement et l’histoire de sa contestation.

Aujourd’hui alors que, malgré certaines apparences, plus que jamais (après un siècle de luttes et la liquidation entre les deux guerres par les secteurs dirigeants, traditionnels ou d’un type nouveau, de tout le mouvement ouvrier classique qui représentait la force de contestation générale) le monde dominant se donne pour définitif, sur la base d’un enrichissement et de l’extension infinie d’un modèle irremplaçable, la compréhension de ce monde ne peut se fonder que sur la contestation. Et cette contestation n’a de vérité, et de réalisme, qu’en tant que contestation de la totalité.

L’effarant manque d’idées qui est reconnaissable dans tous les actes de la culture, de la politique, de l’organisation de la vie, et du reste, s’explique par là, et la faiblesse des constructeurs modernistes de villes fonctionnelles n’en est qu’un exemple particulièrement étalé. Les spécialistes intelligents n’ont jamais que l’intelligence de jouer le jeu des spécialistes : d’où le conformisme peureux et le manque fondamental d’imagination qui leur font admettre que telle ou telle production est ulile, bonne, nécessaire. En fait, la racine du manque d’imagination régnant ne peut se comprendre si l’on n’accède pas à l’imagination du manque ; c’est-à-dire à concevoir ce qui est absent, interdit et caché, et pourtant possible, dans la vie moderne.

Ceci n’est pas une théorie sans liens avec la façon dont les gens prennent la vie ; c’est au contraire une réalité dans la tête des gens, encore sans liens avec la théorie. Ceux qui, menant assez loin « la cohabitation avec le négatif », au sens hégélien, reconnaîtront explicitement ce manque comme leur force principale et leur programme, feront apparaître le seul projet positif qui peut renverser les murs du sommeil ; et les mesures de la survie ; et les bombes du jugement dernier ; et les mégatonnes de l’architecture.

*

Les mauvais jours finiront

EN MÊME TEMPS que le monde du spectacle étend son règne, il s’approche du point culminant de son offensive, en soulevant partout de nouvelles résistances. Celles-ci sont infiniment moins connues, puisque précisément le but du spectacle régnant est le reflet universel et hypnotique de la soumission. Mais elles existent et grandissent.

Tout le monde parle, sans y comprendre grand’chose, de la jeunesse rebelle des pays industriels avancés (voir, dans le numéro 6 de ce bulletin, « Défense inconditionnelle »). Des publications militantes comme Socialisme on Barbarie à Paris, ou Correspondence à Detroit, ont fait paraître des travaux très documentés sur la résistance permanente des ouvriers dans le travail (contre toute l’organisation de ce travail), sur la dépolitisation, et la désaffection à l’égard du syndicalisme, devenu un mécanisme d’intégration des travailleurs à la société et un instrument supplémentaire dans l’arsenal économique du capitalisme bureaucratisé. À mesure que les vieilles formules d’opposition révèlent leur inefficacité ou, plus souvent, leur retournement complet dans une participation à l’ordre existant, l’insatisfaction irréductible se propage souterrainement, minant l’édifice de la société de l’abondance. « La vieille taupe » dont parlait Marx, dans un Toast aux prolétaires d’Europe va toujours, le fantôme ressurgit dans tous les coins de notre château d’Elseneur télévisé, dont les brumes politiques sont déchirées à l’instant, aussi longtemps que les Conseils Ouvriers existent et commandent.

De même que la première organisation du prolétariat classique a été précédée, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, d’une époque de gestes isolés, « criminels », visant à la destruction des machines de la production, qui éliminait les gens de leur travail, on assiste en ce moment à la première apparition d’une vague de vandalisme contre les machines de la consommation, qui nous éliminent tout aussi sûrement de la vie. Il est bien entendu qu’en ce moment comme alors la valeur n’est pas dans la destruction elle-même, mais dans l’insoumission qui sera ultérieurement capable de se transformer en projet positif, jusqu’à reconvertir les machines dans le sens d’un accroissement du pouvoir réel des hommes. Pour laisser de côté les ravages des rassemblements d’adolescents, on peut citer quelques actions des ouvriers, qui sont en grande partie incompréhensibles du point de vue revendicatif classique.

Le 9 février 1961 à Naples, des ouvriers sortant le soir des usines ne trouvent pas les tramways qui les transportent habituellement, dont les conducteurs ont déclenché une grève-surprise parce que plusieurs d’entre eux viennent d’être licenciés. Les ouvriers manifestent leur solidarité aux grévistes en lançant contre les bureaux de la compagnie divers projectiles, puis des bouteilles d’essence qui mettent le feu à une partie de la gare des tramways. Puis ils incendient des autobus, affrontent victorieusement la police et les pompiers. Au nombre de plusieurs milliers, ils se répandent dans la ville, brisant les vitrines et les enseignes lumineuses. Dans la nuit, on doit faire appel à la troupe pour ramener l’ordre, et des blindés font mouvement sur Naples. Cette manifestation, totalement improvisée et dénuée de but, est évidemment une révolte directe contre le temps marginal des transports, qui augmente si lourdement le temps de l’esclavage salarié dans les villes modernes. Cette révolte, éclatant à propos d’un incident fortuit supplémentaire, commence ensuite à s’étendre à tout le décor (nouvellement plaqué sur le paupérisme traditionnel de l’Italie du Sud) de la société de consommation : la vitrine et le néon en étant à la fois les lieux les plus symboliques et les plus fragiles, comme lors des manifestations de la jeunesse sauvage.

Le 4 août en France, les mineurs en grève de Merlebach s’attaquent à vingt-et-une voitures stationnant devant les locaux de la direction. Tout le monde a souligné, avec stupeur, que ces automobiles étaient presque toutes celles d’employés de la mine, donc de travailleurs très proches d’eux. Comment ne pas y voir, en plus de tant de raisons qui justifient en permanence l’agressivité des exploités, un geste de défense contre l’objet central de l’aliénation consommatrice ?

Les grévistes de Liège, le 6 janvier 1961, quand ils ont entrepris de détruire les machines du journal La Meuse, ont atteint un des sommets de la conscience de leur mouvement en attaquant l’appareillage de l’information tenu par leurs ennemis (le monopole absolu de tous les moyens de transmission, au sens le plus général, s’étant trouvé partagé entre les gouvernementaux et les dirigeants de la bureaucratie syndicale et socialiste, c’était exactement le point crucial du conflit, le verrou qui n’a jamais sauté, interdisant l’accès de la lutte ouvrière « sauvage » à la perspective du pouvoir, donc la condamnant à disparaître). Un symptôme, moins intéressant parce que plus dépendant d’une exagération maladroite du gaullisme dans sa propagande, est quand même à relever dans ce communiqué des syndicats de journalistes et de techniciens de la radio-télévision française, le 9 février dernier : « Nos camarades techniciens et reporters, qui se trouvaient jeudi soir sur les lieux de la manifestation pour en assurer le reportage, ont été pris à partie par la foule sur le simple vu du sigle R.T.F. Le fait est significatif. C’est pourquoi le S.J.R.T. et le S.U.T. se jugent fondés à affirmer une fois de plus solennellement que la vie de nos camarades reporters et techniciens dépend du respect de leurs comptes rendus… ». Bien sûr, à côté des réactions d’avant-garde qui commencent à s’opposer concrètement aux forces du conditionnement, il faut tenir compte des réussites de ce conditionnement, jusqu’à l’intérieur d’actions ouvrières très combatives. Ainsi au début de cette année les mineurs de Decazeville déléguant vingt d’entre eux pour faire la grève de la faim, s’en remettaient à vingt vedettes pour apitoyer, en jouant sur le terrain spectaculaire de l’ennemi. Ils ont donc forcément perdu, puisque la seule chance était d’étendre à tout prix leur intervention collective, hors d’un secteur où ils ne bloquaient qu’une production déficitaire. L’organisation sociale capitaliste, comme ses sous-produits oppositionnels, a tant répandu les idées parlementaires et spectaculaires que des ouvriers révolutionnaires ont pu oublier souvent que la représentation doit toujours être réduite à l’indispensable : pour peu de choses et en peu d’occasions. Mais aussi bien la résistance à l’abrutissement n’est pas le fait des seuls ouvriers. L’acteur Wolfgang Neuss à Berlin, révélant en janvier dernier par une petite annonce de Der Abend, qui était le coupable dans un suspense policier télévisé qui passionnait les foules depuis plusieurs semaines, a commis un acte de sabotage plein de sens.

L’assaut du premier mouvement ouvrier contre l’ensemble de l’organisation du vieux monde est fini depuis longtemps, et rien ne pourra le ranimer. Il a échoué, non sans obtenir d’immenses résultats, mais qui n’étaient pas le résultat visé. Sans doute cette déviation vers des résultats partiellement inattendus est la règle générale des actions humaines, mais on doit en excepter précisément le moment de l’action révolutionnaire, du saut qualitatif, du tout ou rien. Il faut reprendre l’étude du mouvement ouvrier classique d’une manière désabusée, et d’abord désabusée quant à ses diverses sortes d’héritiers politiques ou pseudo-théoriques, car ils ne possèdent que l’héritage de son échec. Les succès apparents de ce mouvement sont ses échecs fondamentaux (le réformisme ou l’installation au pouvoir d’une bureaucratie étatique) et ses échecs (la Commune ou la révolte des Asturies) sont jusqu’ici ses succès ouverts, pour nous et pour l’avenir. Il faudra délimiter précisément ce sujet dans le temps. On peut admettre que le mouvement ouvrier classique commence, une vingtaine d’années avant la constitution officielle de l’Internationale, avec cette première liaison des groupes communistes de plusieurs pays que Marx et ses amis organisaient depuis Bruxelles, en 1845. Et qu’il est complètement fini après l’échec de la révolution espagnole, c’est-à-dire précisément au lendemain des journées de mai 1937 à Barcelone.

Dans ces limites temporelles, il faut retrouver toute la vérité, et réexaminer toutes les oppositions entre les révolutionnaires, les possibilités négligées, sans plus être impressionnés par le fait que certains ont eu raison contre d’autres, ont dominé le mouvement, puisque nous savons qu’ils n’ont gagné qu’à l’intérieur d’un échec global. La première pensée à redécouvrir est évidemment celle de Marx, ce qui est encore facile vu la documentation existante et l’énormité des mensonges à son propos. Mais il faut reconsidérer aussi bien les positions anarchistes dans la Première Internationale, le blanquisme, le luxembourgisme, le mouvement des Conseils en Allemagne et en Espagne, Cronstadt ou les makhnovistes, etc. Sans négliger l’influence pratique des socialistes utopiques. Tout ceci, bien entendu, n’a pas à être fait dans un but d’éclectisme universitaire, ou d’érudition ; mais uniquement dans le but de servir à la formation d’un nouveau mouvement révolutionnaire, dont nous voyons dans ces dernières années tant de signes avant-coureurs, dont nous sommes nous-mêmes un signe avant-coureur. Il sera profondément différent. Nous devons comprendre ces signes par l’étude du projet révolutionnaire classique, et réciproquement. Il faut redécouvrir l’histoire du mouvement même de l’histoire, qui a été si bien cachée et détournée. C’est d’ailleurs seulement dans cette entreprise — et dans quelques groupes de recherche artistique généralement liés à elle — que sont apparues des conduites séduisantes ; quelque chose qui permet de s’intéresser objectivement à la société moderne et au possible qu’elle renferme.

Il n’y a pas d’autre fidélité, il n’y a pas d’autre compréhension pour l’action de nos camarades du passé, qu’une réinvention, au niveau le plus élevé, du problème de la révolution, qui a été d’autant plus arraché de la sphère des idées qu’il se pose plus lourdement dans les faits. Mais pourquoi cette réinvention paraît-elle si difficile ? Elle n’est pas difficile à partir d’une expérience de vie quotidienne libre (c’est-à-dire d’une recherche de la liberté dans la vie quotidienne). Cette question nous paraît assez concrètement ressentie aujourd’hui dans la jeunesse. Et la ressentir avec une exigence suffisante permet aussi de juger en appel, de sauver, de retrouver l’histoire perdue. Elle n’est pas difficile pour la pensée dont le rôle est de mettre en cause tout l’existant. Il suffit de n’avoir pas abandonné la philosophie — comme la quasi-totalité des philosophes —, ou de n’avoir pas abandonné l’art — comme la quasi-totalité des artistes —, ou de n’avoir pas abandonné la contestation de la réalité présente — comme la quasi-totalité des militants. Alors, ces questions s’enchaînent jusqu’au même dépassement. Ce sont seulement les spécialistes, dont le pouvoir tient avec celui d’une société de la spécialisation, qui ont abandonné la vérité critique de leurs disciplines pour garder l’usufruit positif de leur fonction. Mais toutes les recherches réelles confluent vers une totalité, comme les gens réels vont se rassembler pour tenter encore une fois de sortir de leur préhistoire.

Certains doutent d’un nouveau départ de la révolution, répétant que le prolétariat se résorbe ou que les travailleurs sont à présent satisfaits, etc. Ceci veut dire une de ces deux choses : ou bien ils se déclarent eux-mêmes satisfaits ; et alors nous les combattrons sans faire de nuances. Ou bien ils se rangent dans une catégorie séparée des travailleurs (par exemple, les artistes) ; et nous combattrons cette illusion en leur montrant que le nouveau prolétariat tend à englober à peu près tout le monde.

De la même façon, les craintes ou les espérances apocalyptiques à propos du mouvement de révolte des pays colonisés ou semi-colonisés négligent ce fait central : le projet révolutionnaire doit être réalisé dans les pays industriellement avancés. Aussi longtemps qu’il ne le sera pas, tous les mouvements dans la zone sous-développée paraissent condamnés à suivre le modèle de la révolution chinoise, dont la naissance a accompagné la liquidation du mouvement ouvrier classique. Toute sa survie ultérieure a été dominée par la mutation qu’elle en a subi. Il reste que l’existence du mouvement des colonisés, même polarisé sur la Chine bureaucratique, crée un déséquilibre dans l’affrontement extérieur des deux blocs équilibrés, rend instable tout partage du monde entre leurs dirigeants et possesseurs. Mais le déséquilibre interne qui réside encore dans les usines de Manchester et de Berlin-Est exclut aussi bien toute garantie des enjeux du poker planétaire.

Les minorités rebelles qui ont survécu, obscurément, à l’écrasement du mouvement ouvrier classique (à la ruse de l’histoire qui a renversé sa force en police d’État) ont sauvé la vérité de ce mouvement, mais comme vérité abstraite du passé. Une résistance honorable à la force a su jusqu’ici garder une tradition calomniée, non se réinvestir en force nouvelle. La formation de nouvelles organisations dépend d’une critique plus profonde, traduite en actes. Il s’agit de rompre complètement avec l’idéologie, dans laquelle les groupes révolutionnaires croient posséder des titres positifs garantissant leur fonction (c’est-à-dire qu’il faut reprendre la critique marxienne du rôle des idéologies). Il faut donc quitter le terrain de l’activité révolutionnaire spécialisée — de l’auto-mystification du sérieux politique — parce qu’il est démontré que la possession de cette spécialisation encourage les meilleurs à se montrer stupides sur toutes les autres questions ; de sorte qu’ils perdent toute chance de réussir dans la lutte politique elle-même, inséparable du reste du problème global de notre société. La spécialisation et le pseudo-sérieux justement se trouvent être parmi les premières défenses que l’organisation du vieux monde occupe dans l’esprit de chacun. Une association révolutionnaire d’un type nouveau rompra aussi avec le vieux monde en ceci qu’elle permettra et demandera à ses membres une participation authentique et créative, au lieu d’attendre des militants une participation mesurable en temps de présence, ce qui équivaut à reprendre le seul contrôle possible dans la société dominante : le critère quantitatif des heures de travail. La nécessité de cette participation passionnée de tous est posée par le fait que le militant de la politique classique, le responsable qui « se dévoue », disparaît partout avec la politique classique elle-même ; et plus encore par le fait que dévouement et sacrifice se font payer toujours en autorité (serait-elle purement morale). L’ennui est contre-révolutionnaire. De toutes les façons.

Les groupes qui admettent l’échec, non circonstanciel mais fondamental, de l’ancienne politique, devront admettre qu’ils n’ont droit à l’existence comme avant-garde permanente que s’ils donnent eux-mêmes l’exemple d’un nouveau style de vie — d’une nouvelle passion. On sait que ce critère du style de vie n’a rien d’utopique : il est observable partout dans les moments d’apparition et de montée du mouvement ouvrier classique. Nous pensons que dans la période qui vient, ceci ira non seulement aussi loin qu’au XIXe siècle, mais beaucoup plus loin. À défaut, les militants de ces groupes ne constitueraient que de ternes sociétés de propagande d’une idée très juste et très centrale — mais presque sans audience. Que ce soit dans la vie interne d’une organisation ou bien dans son action vers l’extérieur, la transmission unilatérale spectaculaire d’un enseignement révolutionnaire a perdu toutes ses chances dans la société du spectacle qui, à la fois, organise massivement le spectacle de toute autre chose et affecte tout spectacle d’un facteur d’écœurement. Par conséquent, cette propagande spécialisée aurait peu de chances de déboucher sur une action au moment opportun, pour aider les luttes réelles quand les masses y seront contraintes.

Il faut se souvenir, pour la ranimer, de ce qui a été, au XIXe siècle, la guerre sociale des pauvres. Le mot est partout, dans les chansons et dans toutes les déclarations des gens qui ont agi pour les objectifs du mouvement ouvrier classique. Un des plus urgents travaux de l’I.S., et des camarades qui marchent maintenant dans des chemins convergents, est de définir la nouvelle pauvreté. Il est sûr que certains sociologues américains des toutes dernières années sont, à l’exposé de ce nouveau paupérisme, ce qu’étaient à l’action ouvrière de l’autre siècle les premiers philantropes utopistes. Le mal est montré, mais d’une manière idéaliste et factice, parce que, la seule compréhension résidant dans la praxis, on ne comprend vraiment la nature de l’ennemi qu’en le combattant (c’est sur ce terrain que se placent, par exemple, les projets de G. Keller et R. Vaneigem pour faire passer l’agressivité des blousons noirs sur le plan des idées).

La définition de la nouvelle pauvreté ne va pas sans celle de la nouvelle richesse. Il faut opposer à l’image diffusée par la société dominante — selon laquelle elle aurait évolué (d’elle-même et sous les pressions admissibles du réformisme) d’une économie de profit à une économie des besoins — une économie du désir, qui se traduirait ainsi : la société technicienne avec l’imagination de ce qu’on peut en faire. L’économie des besoins est falsifiée en termes d’habitude. L’habitude est le processus naturel par lequel le désir (accompli, réalisé) se dégrade en besoin — ce qui veut dire aussi : se confirme, s’objective et se fait reconnaître universellement en tant que besoin. Mais l’économie actuelle est en prise directe sur la fabrication des habitudes, et manipule des gens sans désirs, en les expulsant de leur désir.

La complicité avec la fausse contestation du monde ne se sépare pas d’une complicité avec sa fausse richesse (donc d’une fuite devant la définition de la nouvelle pauvreté). C’est très frappant chez le sartrien Gorz, dans le numéro 188 des Temps Modernes : il confesse qu’il est gêné d’en être arrivé (par un travail journalistique effectivement peu reluisant) à se payer les biens de cette société : les taxis et les voyages, dit-il avec respect, dans un temps où les taxis roulent au pas derrière les masses de voitures devenant obligatoires pour tous ; et où les voyages nous mènent sur toute la Terre au même spectacle ennuyeux de l’éternelle aliénation polycopiée. En même temps, il s’excite sur « la jeunesse » — comme Sartre un jour sur la « liberté de critique totale en U.R.S.S. » — des seules « générations révolutionnaires » de Yougoslavie, Algérie, Cuba, Chine et Israël. Les autres pays sont vieux, dit Gorz pour excuser sa propre débilité. Gorz se décharge ainsi de faire les choix révolutionnaires qui s’imposent à l’intérieur des « jeunesses » de tels pays, aussi bien que dans nos pays où tout le monde n’est pas si vieux, ni si visible, où toute révolte n’est pas si Gorz.

En ce moment, le fougeyrollassisme qui est, comme on sait, la dernière doctrine qui a supplanté le marxisme en l’englobant, s’inquiète de ce que les grandes étapes du développement historique avaient été marquées par un changement du mode de production, alors que la société communiste annoncée par Marx semblerait bien ne devoir être, si elle existait, qu’une suite de la société de la production industrielle. Fougeyrollas doit retourner à l’école. La prochaine forme de société ne sera pas fondée sur la production industrielle. Elle sera une société de l’art réalisé. Ce « type de production absolument nouveau qui serait en gestation dans notre société » (Marxisme en question, p. 84), c’est la construction des situations, la construction libre des événements de la vie.

*

Du rôle de l’I.S.

NOUS SOMMES totalement populaires. Nous ne prenons en considération que des problèmes qui sont déjà en suspens dans toute la population. La théorie situationniste est dans le peuple comme le poisson dans l’eau. À ceux qui croient que l’I.S. construit une forteresse spéculative, nous affirmons au contraire : nous allons nous dissoudre dans la population qui vit à tout moment notre projet, le vivant d’abord, bien sûr, sur le mode du manque et de la répression.

Ceux qui n’avaient pas compris cela, doivent se remettre à l’étude de notre programme. Internationale Situationniste, publiant le compte rendu provisoire d’un dépassement, est une revue telle qu’après avoir lu le plus récent numéro on trouve comment il fallait commencer à lire le premier.

Les spécialistes se flattent peut-être de l’illusion qu’ils tiennent certains domaines de la connaissance et de la pratique, mais il n’y a pas de spécialiste qui échappe à notre critique omnisciente. Nous reconnaissons à quel point nous manquons encore de moyens, et le manque de nos moyens est d’abord notre manque d’informations (tant à propos de l’inaccessibilité des documents essentiels là où il en existe qu’à propos de l’absence de tout document sur les problèmes les plus importants que nous pouvons désigner). Mais il ne faut tout de même pas oublier que la racaille technocratique manque aussi d’informations. Même là où elle dispose, selon ses propres normes, des informations les plus étendues, elle n’a que 10 % de ce qui lui serait nécessaire pour nous démentir. Éventualité qui est une pure clause de style, puisque la bureaucratie dirigeante, par sa nature même, ne peut aller loin dans le quantitatif de l’information (elle ne peut qu’ignorer comment les ouvriers travaillent, comment les gens vivent réellement) ; ainsi donc elle ne peut espérer rejoindre le qualitatif. Au contraire, il ne nous manque que du quantitatif, et nous l’aurons dans l’avenir, puisque nous avons le qualitatif, qui agit dès à présent comme un exposant qui multiplie la quantité des informations dont nous disposons. On pourrait étendre cet exemple à la compréhension du passé : nous nous faisons forts d’approfondir et de réévaluer certaines périodes historiques, même sans accéder à la plus large part de l’érudition des historiens.

Les faits bruts, connus de tous les spécialistes, désavouent l’actuelle organisation de la réalité (disons : le décor de Sarcelles aussi bien que le mode de vie de Tony Armstrong-Jones), en font une implacable critique immédiate. Les spécialistes à gages depuis trop longtemps se félicitent de ce que personne ne représente ces faits, que toute la réalité présente. Qu’ils tremblent ! Leur bon temps est passé. Nous les abattrons, en même temps que toutes les hiérarchies qui les abritent.

Nous sommes capables d’apporter la contestation dans chaque discipline. Nous ne laisserons aucun spécialiste rester maître d’une seule spécialité. Nous sommes prêts à manier transitoirement des formes à l’intérieur desquelles on peut chiffrer et calculer : ce qui nous le permet, c’est que nous connaissons la marge d’erreur, elle-même calculable, qui fait forcément partie de tels calculs. Nous diminuerons alors nous-mêmes nos résultats du facteur d’erreur introduit par l’usage de catégories que nous savons fausses. Il nous est facile de choisir chaque fois le terrain du conflit. S’il faut faire face, avec des « modèles », aux « modèles » qui sont aujourd’hui les points de convergence de la pensée technocratique (que ce soit la concurrence totale ou la planification totale) notre « modèle » est la communication totale. Que l’on ne nous parle plus d’utopie. Il faut reconnaître là une hypothèse qui, évidemment, n’est jamais réalisée exactement dans le réel, pas plus que les autres. Mais nous tenons nous-mêmes son facteur complémentaire avec la théorie du potlatch comme expression irréversible. Il n’y a plus d’« utopie » possible, parce que toutes les conditions de sa réalisation existent déjà. On les détourne pour servir au maintien de l’ordre actuel, dont l’absurdité est si terrible qu’on la réalise d’abord, quel que soit son prix, sans que personne n’ose en formuler la théorie, même après. C’est l’utopie inverse de la répression : elle dispose de tous les pouvoirs, et personne ne la veut.

Nous menons une étude aussi exacte du « pôle positif de l’aliénation » que de son pôle négatif. Corollairement à notre diagnostic de la pauvreté de la richesse, nous sommes capables de dresser la carte du monde sur la richesse extrême de la pauvreté. Ces cartes parlantes d’une topographie nouvelle seront en fait la première réalisation de la « géographie humaine ». Nous y remplacerons les gisements pétrolifères par le relevé des nappes de conscience prolétarienne inemployée.

Dans ces conditions, on comprendra aisément le ton général de nos rapports avec une génération intellectuelle impuissante. Nous ne ferons aucune concession. Il est clair que, de ces foules qui pensent spontanément comme nous, il faut exclure les intellectuels dans leur quasi-unanimité, c’est-à-dire les gens qui, possédant à bail la pensée d’aujourd’hui, doivent forcément se satisfaire de leur propre pensée de penseurs. S’acceptant comme tels, et donc comme impuissants, ils discutent ensuite de l’impuissance de la pensée en général (voir les clowns rédacteurs du n° 20 d’Arguments, consacré précisément aux intellectuels).

Depuis le début de notre action commune, nous avons été clairs. Mais maintenant, notre jeu est devenu si important que nous n’avons plus à discuter avec des interlocuteurs sans titres. Nos partisans sont partout. Et nous n’avons aucune intention de les décevoir. Ce que nous apportons, c’est l’épée.

Quant à ceux qui peuvent être des interlocuteurs valables, qu’ils sachent bien qu’ils ne pourront avoir avec nous des rapports inoffensifs. Nous trouvant à un tournant décisif, et bien que nous connaissions la proportion de nos erreurs, nous pouvons quand même obliger ces alliés possibles à un choix global. Il faudra nous accepter ou nous rejeter en bloc. Nous ne détaillerons pas.

Il n’y a rien d’étonnant à dire ces vérités. L’étonnant est plutôt que tous les spécialistes des sondages d’opinion ignorent la grande proximité de cette juste colère qui se lève, à tant de propos. Ils seront tout étonnés de voir un jour traquer et pendre les architectes dans les rues de Sarcelles.

Le défaut d’autres groupes, qui ont vu plus ou moins la nécessité de la mutation qui vient, c’est leur positivité. Que ces groupes essaient d’être avant-garde artistique ou bien nouvelle formation politique, ils croient tous devoir sauver quelque chose de l’ancienne praxis, et par là ils se perdent.

Ceux qui veulent trop vite se constituer en positivité politique, le font entièrement dans la dépendance de l’ancienne politique. De la même façon que tant de gens ont pressé les situationnistes de se constituer en art positif. Notre force est de n’avoir rien fait de tel. Notre position dominante dans la culture moderne n’a jamais été mieux marquée que dans la décision prise par la Conférence de Göteborg d’appeler désormais anti-situationnistes toutes les productions artistiques des membres de l’I.S. dans le cadre actuel, qu’elles vont contribuer à détruire et à consolider tout à la fois.

L’interprétation que nous défendons dans la culture peut être regardée comme une simple hypothèse, et nous attendons qu’elle soit effectivement vérifiée et dépassée très vite ; mais de toute manière elle possède les caractères essentiels de la vérification scientifique rigoureuse en ce sens qu’elle explique et ordonne un certain nombre de phénomènes qui sont, pour d’autres, incohérents et inexplicables — qui sont donc même parfois cachés par d’autres forces — ; et en ce qu’elle permet de prévoir certains faits ultérieurement contrôlables. Nous ne nous abusons pas un instant sur la soi-disant objectivité de quelque chercheur que ce soit, dans la culture ou ce qu’il est convenu d’appeler sciences humaines. La règle y est au contraire d’y cacher tant les problèmes que les réponses. L’I.S. devra divulguer le caché, et elle-même comme possibilité « cachée » par ses ennemis. Nous le réussirons — relevant les contradictions que les autres ont choisi d’oublier — en nous transformant en force pratique comme le prévoient les Thèses de Hambourg établies par Debord, Kotányi, Trocchi et Vaneigem (été 1961).

Le projet irréductible de l’I.S. est la liberté totale concrétisée dans les actes et dans l’imaginaire, car la liberté n’est pas facile à imaginer dans l’oppression existante. C’est ainsi que nous gagnerons, en nous identifiant au désir le plus profond qui existe chez tous, en lui donnant toute licence. Les « chercheurs de motivations » de la publicité moderne trouvent dans le subconscient des gens le désir des objets ; et nous trouverons le seul désir de briser les entraves de la vie. Nous sommes les représentants de l’idée-force de la très grande majorité. Nos premiers principes doivent être hors de discussion.

*

Communication prioritaire

LA QUESTION du pouvoir est si bien cachée, dans les théories sociologiques et culturelles, que les experts peuvent noircir des milliers de pages sur la communication, ou les moyens de communication de masse dans la société moderne, sans jamais remarquer que la communication dont ils parlent est à sens unique, les consommateurs de communication n’ayant rien à répondre. Il y a dans la prétendue communication une rigoureuse division des tâches, qui recoupe finalement la division la plus générale entre organisateurs et consommateurs du temps de la société industrielle (lequel intègre et met en forme l’ensemble du travail et des loisirs). Celui qui n’est pas gêné par la tyrannie exercée sur sa vie à ce niveau, ne comprend rien à la société actuelle ; et se trouve donc parfaitement qualifié pour en brosser toutes les fresques sociologiques. Tous ceux qui s’inquiètent ou s’émerveillent devant cette culture de masse qui, à travers des mass-media unifiées planétairement, cultive les masses et en même temps « massifie » la « haute culture », oublient seulement que la culture, même haute, est maintenant enterrée dans les musées, y compris ses manifestations de révolte et d’auto-destruction. Et que les masses — dont, finalement, nous sommes tous — sont tenues en dehors de la vie (de la participation à la vie), en dehors de l’action libre : en subsistance, sur le mode du spectacle. La loi actuelle est que tout le monde consomme la plus grande quantité possible de néant ; y compris même le néant respectable de la vieille culture parfaitement coupée de sa signification originelle (le crétinisme progressiste s’attendrira toujours de voir le théâtre de Racine télévisé, ou les Yakoutes lire Balzac : justement, il n’envisageait pas d’autre progrès humain).

La notion révélatrice de bombardement d’informations doit être entendue à son sens le plus large. Aujourd’hui la population est soumise en permanence à un bombardement de conneries qui n’est aucunement dépendant des mass-media. Et surtout rien ne serait plus faux, plus digne de la gauche antédiluvienne, que d’imaginer ces mass-media en concurrence avec d’autres sphères de la vie sociale moderne où les problèmes réels des gens seraient sérieusement posés. L’université, les Églises, les conventions de la politique traditionnelle ou l’architecture émettent aussi fortement le brouillage d’incohérentes trivialités qui tendra, anarchiquement mais impérativement, à modeler toutes les attitudes de la vie quotidienne (comment s’habiller, qui rencontrer, comment s’en contenter). Le premier venu des sociologues de la « communication », pour qui la tarte à la crème à l’effet immanquable sera d’opposer l’aliénation de l’employé des mass-media à la satisfaction de l’artiste, qui lui peut s’identifier à son œuvre et se justifier par elle, ne fera rien qu’étaler toujours son incapacité euphorique de concevoir l’aliénation artistique elle-même.

La théorie de l’information ignore d’emblée le principal pouvoir du langage, qui est de se combattre et de se dépasser, à son niveau poétique. Une écriture qui touche au vide, à la neutralité parfaite du contenu et de la forme, peut seule se déployer en fonction d’une expérimentation mathématique (comme la « littérature potentielle » qui est le dernier point de la longue page blanche écrite par Queneau). Malgré les superbes hypothèses d’une « poétique informationnelle » (Abraham Moles), l’attendrissante assurance de leurs contresens sur Schwitters ou Tzara, les techniciens du langage ne comprendront jamais que le langage de la technique. Ils ne savent pas ce qui juge tout cela.

Considérée dans toute sa richesse, à propos de l’ensemble de la praxis humaine et non à propos de l’accélération des opérations de comptes-chèques postaux par l’usage des cartes perforées, la communication n’existe jamais ailleurs que dans l’action commune. Et les plus frappantes outrances de l’incompréhension sont ainsi liées aux excès de la non-intervention. Aucun exemple ne pourrait être plus net que la longue et pitoyable histoire de la gauche française devant l’insurrection populaire de l’Algérie. La preuve de la mort de l’ancienne politique, en France, a été donnée non seulement par l’abstention de la quasi-totalité des travailleurs, mais encore plus, sans doute, par la niaiserie politique de la minorité résolue à agir : ainsi les illusions de militants d’extrême-gauche sur le « front populaire » peuvent être qualifiées d’illusions au deuxième degré puisque, d’abord, cette formule était rigoureusement impraticable en cette période, mais ensuite puisqu’elle avait largement prouvé depuis 1936 qu’elle était une arme contre-révolutionnaire particulièrement sûre. Si les mystifications des vieilles organisations politiques ont révélé ici leur effondrement, aucune politique nouvelle n’a surgi. En effet, le problème algérien apparaissait comme un des archaïsmes français, dans la mesure où la principale tendance en France est l’accession au standing du capitalisme moderne. Les phénomènes encore inofficiels, « sauvages », de déception et de refus qui accompagnent ce développement ne se voyaient en rien liés à la lutte des Algériens sous-développés. Pour qui ne distingue pas dans l’avenir la réalité d’une contestation radicale commune, la communauté d’intérêts apparemment si différents aujourd’hui ne se fonde plus que sur l’impératif des souvenirs (ce que faisait — et, plus souvent, ce qu’aurait dû faire — l’ancien mouvement ouvrier pour soutenir les exploités des colonies). De sorte que certains réflexes devenus eux-mêmes archaïques, donc abstraits, constituaient la seule solidarité envisagée : c’était attendre que cette éternelle gauche française mythologique P.C.-P.S.U.-S.F.I.O., et le G.P.R.A., se comportassent (compte tenu de leurs diverses « maladresses » ou « trahisons ») comme deux sections de la IIIe Internationale. Tout ce qui est survenu depuis 1920 semble pourtant montrer qu’une critique fondamentale de ces solutions est inévitable partout ; et directement posée du côté des Algériens, forcément, par leur actuelle lutte armée. La solidarité internationaliste, si elle n’est pas dégradée en moralisme de chrétiens gauchistes, ne peut être qu’une solidarité entre les révolutionnaires des deux pays. Ceci suppose évidemment qu’en France, il s’en trouve ; et en Algérie, que l’on distingue leurs intérêts dans l’avenir proche, quand l’actuel front national sera devant le choix sur la nature de son pouvoir.

Les gens qui cherchaient à mener une action d’avant-garde en France, dans cette période, ont été partagés entre, d’un côté, leur crainte de se couper totalement des anciennes communautés politiques (dont ils savaient pourtant l’état de glaciation avancée) ou en tout cas de leur langage ; et, de l’autre côté, un certain mépris de l’émotion réelle des quelques secteurs — les étudiants, par exemple — intéressés à la lutte contre l’extrémisme colonialiste, à cause de la complaisance qui s’y manifestait pour une anthologie des archaïsmes politiques (unité d’action sans exclusive contre le fascisme, etc.).

Aucun groupe n’a su utiliser cette occasion, d’une manière exemplaire, en liant le programme maximum de la révolte virtuelle de la société capitaliste à un programme maximum de la révolte actuelle des colonisés ; ce qui s’explique naturellement par la faiblesse de tels groupes, mais cette faiblesse même ne doit jamais être considérée comme une excuse : tout au contraire comme un défaut de fonctionnement et de rigueur. Il n’est pas concevable qu’une organisation qui représente la contestation vécue par les gens, et qui sait leur en parler, reste faible ; quand bien même serait-elle réprimée très durement.

La séparation complète des travailleurs de France et d’Algérie, dont il faut comprendre qu’elle n’était pas principalement dans l’espace, mais dans le temps, a mené à ce délire de l’information, même « de gauche », qui a fait qu’au lendemain du 8 février, où la police tua huit manifestants français, les journaux parlaient des heurts les plus sanglants constatés à Paris depuis 1934, sans plus penser que, moins de quatre mois auparavant, les manifestants algériens du 18 octobre y avaient été massacrés par dizaines. Ou qui a permis à un « Comité antifasciste du quartier Saint-Germain-des-Prés », en mars, d’écrire sur une affiche : « Le peuple français et le peuple algérien ont imposé la négociation… » sans être tué par le ridicule de cette énumération de ces deux forces, et dans cet ordre.

Dans un moment où la réalité de la communication est aussi profondément pourrie, il n’est pas surprenant que se développe en sociologie l’étude minéralogique des communications pétrifiées. Ni que, dans l’art, la canaille néo-dadaïste redécouvre l’importance du mouvement Dada comme positivité formelle à exploiter encore, après tant d’autres courants modernistes qui en ont déjà adopté ce qu’ils pouvaient dès les années [19]20. On s’efforce de faire oublier combien le dadaïsme authentique a été celui d’Allemagne, et à quel point il a eu partie liée avec la montée de la révolution allemande après l’armistice de 1918. La nécessité d’une telle liaison n’a pas changé pour qui apporte aujourd’hui une position culturelle neuve. Simplement, il faut découvrir ce nouveau à la fois dans l’art et dans la politique.

La simple anti-communication empruntée aujourd’hui au dadaïsme par les plus réactionnaires défenseurs des mensonges établis, est sans valeur dans une époque où l’urgence est de créer, au niveau le plus simple comme le plus complexe de la pratique, une nouvelle communication. La suite la plus digne du dadaïsme, sa légitime succession, il faut la reconnaître dans le Congo de l’été 1960. La révolte spontanée d’un peuple tenu, plus que partout ailleurs, dans l’enfance ; au moment où a chancelé la rationalité, plus que partout ailleurs étrangère, de son exploitation, a su détourner immédiatement le langage extérieur des maîtres comme poésie, et mode d’action. Il convient de faire, respectueusement, l’étude de l’expression des Congolais dans cette période, pour y reconnaître la grandeur et l’efficacité — cf. le rôle du poète Lumumba — de la seule communication possible, qui, dans tous les cas, fait route avec l’intervention sur les événements, la transformation du monde.

Bien que le public soit fortement incité à penser le contraire, et pas seulement par les mass-media — la cohérence de l’action des Congolais, aussi longtemps que l’on n’a pas abattu leur avant-garde, et l’excellent usage qu’ils ont fait des rares moyens qu’ils détenaient, contrastent exactement avec l’incohérence fondamentale de l’organisation sociale de tous les pays développés et leur dangereuse incapacité de trouver un emploi acceptable à leurs pouvoirs techniques. Sartre, qui est si représentatif de sa génération égarée en ce sens qu’il a réussi à être, à lui tout seul, dupe de toutes les mystifications entre lesquelles ses contemporains faisaient leur choix, tranche maintenant, dans une note du numéro 2 de Médiations, que l’on ne peut parler d’un langage artistique dissous qui correspondrait à un temps de dissolution, car « l’époque construit plus qu’elle ne détruit ». La balance de l’épicier penche vers le plus lourd, mais c’est à partir d’une confusion entre construire et produire. Sartre doit remarquer qu’il y a aujourd’hui sur les mers un plus fort tonnage de bateaux qu’avant la guerre malgré les torpillages ; qu’il y a plus d’immeubles et plus d’automobiles malgré les incendies et les collisions. Il y a aussi plus de livres, puisque Sartre a vécu. Et pourtant les raisons de vivre d’une société se sont détruites. Les variantes qui en présentaient un changement factice ne durent que le temps d’un chef de la police, et puis elles rejoignent la dissolution générale de l’ancien monde. Le seul travail utile reste à faire : reconstruire la société et la vie sur d’autres bases. Les diverses néo-philosophies des gens qui ont régné si longtemps sur le désert de la pensée soi-disant moderne et progressiste, ne connaissaient pas ces bases. Leurs grands hommes n’iront même pas au musée, parce que cela sera une période trop creuse pour les musées. Ils se ressemblaient tous, ils étaient les mêmes produits de l’immense défaite du mouvement d’émancipation de l’homme, dans le premier tiers de ce siècle. Ils acceptaient cette défaite, c’est cela qui les définit exhaustivement. Et jusqu’au bout, les spécialistes de l’erreur défendront leur spécialisation. Mais ces dinosaures de la pseudo-explication, maintenant que le climat change, n’auront plus rien à brouter. Le sommeil de la raison dialectique engendrait les monstres.

Toutes les idées unilatérales sur la communication étaient évidemment les idées de la communication unilatérale. Elles correspondaient à la vision du monde et aux intérêts de la sociologie, de l’art ancien ou des états-majors de la direction politique. Voilà ce qui va changer. Nous connaissons « l’incompatibilité de notre programme, en tant qu’expression, avec les moyens d’expression et de réception disponibles » (Kotànyi). Il s’agit de voir en même temps ce qui peut servir à la communication et à quoi peut servir la communication. Les formes de communication existantes, et leur crise présente, se comprennent et se justifient seulement par la perspective de leur dépassement. Il ne faut pas avoir un tel respect de l’art ou de l’écriture qu’on veuille les abandonner totalement. Et il ne faut pas avoir un tel mépris de l’histoire de l’art ou de la philosophie modernes qu’on veuille les continuer comme si de rien n’était. Notre jugement est désabusé parce qu’il est historique. Tout emploi, pour nous, des modes de communication permis, doit donc être et ne pas être le refus de cette communication : une communication contenant son refus ; un refus contenant la communication, c’est-à-dire le renversement de ce refus en projet positif. Tout cela doit mener quelque part. La communication va maintenant contenir sa propre critique.

 

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La Cinquième Conférence de l’I.S. à Göteborg

 

LA Ve CONFÉRENCE de l’Internationale situationniste s’est tenue à Göteborg du 28 au 30 août 1961, onze mois après la Conférence de Londres. Les situationnistes de neuf pays étaient représentés par Ansgar-Elde, Debord, J. de Jong, Kotányi, D. Kunzelmann, S. Larsson, J.V. Martin, Nash, Prem, G. Stadler, Hardy Strid, H. Sturm, R. Vaneigem, Zimmer.

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À la première séance, Ansgar-Elde ayant été choisi pour présider, des informations sont échangées sur l’état des différentes sections de l’I.S., et l’attitude à prendre envers les gens qui se rapprochent du mouvement situationniste. L’opinion commune est qu’il faut examiner sévèrement toutes les candidatures, surtout quand il s’agit, comme en Angleterre ou en Allemagne, de groupes artistiques déjà constitués. Prem propose alors que chaque section nationale soit seule juge pour reconnaître la qualité de situationniste dans son pays, et ceci non seulement pour évaluer les intentions de nouveaux venus mais encore les circonstances et la durée de la participation de ceux qui sont déjà dans l’I.S. Cette demande se heurte à plusieurs protestations, au nom de l’unité et de l’internationalisme même des situationnistes. Les situationnistes de la tendance de Prem réclament évidemment ce pouvoir de contrôle exorbitant parce que leurs thèses, très minoritaires dans l’I.S. (cf. les débats de la IVe Conférence) sont encore majoritaires en Allemagne, après y avoir longtemps régné seules. Ils se proposent d’exclure de la section allemande les opposants, qui y soutiennent la politique de l’I.S. La décision de la Conférence est que l’ensemble de l’I.S. doit juger pour tous les pays — ceci étant, dans l’intervalle des Conférences, du ressort du C.C. — d’après les renseignements et avis motivés qui lui sont soumis par chaque section particulière, pour l’admission et à plus forte raison pour toute dissension dans un pays.

Nash déclare que les Scandinaves ont décidé de ne constituer qu’une seule section, du moins pour un an, à cause de leur grande dispersion géographique (l’un d’eux est même en Islande) dans quatre États dont les conditions culturelles sont apparentées. Ensuite ils envisagent de rétablir l’autonomie de la section danoise, qu’ils ont d’abord essayé de maintenir mais pour laquelle ils trouvaient trop peu d’appuis sur place.

La Conférence écoute ensuite un rapport d’orientation de Vaneigem, qui dit notamment :

« L’Internationale situationniste se trouve, tant par la conjoncture historique actuelle que par son évolution intérieure, à un niveau de développement tel que l’activité qu’elle s’estime en mesure de déployer, dans le monde bureaucratisé et réifié, tient désormais à l’exigence critique qu’elle sera capable de maintenir en elle, comme force de cohésion. Sa faiblesse devant les tâches à venir, et la répression à prévoir, ne peut que se définir comme puissance si chacun de ses membres prend clairement conscience de ce qui la menace et le menace, c’est-à-dire de ce que l’I.S. est et entend être. L’autonomie des sections est à ce prix.

« Le monde capitaliste ou prétendu anti-capitaliste organise la vie sur le mode du spectacle… Il ne s’agit pas d’élaborer le spectacle du refus mais bien de refuser le spectacle. Pour que leur élaboration soit artistique, au sens nouveau et authentique qu’a défini l’I.S., les éléments de destruction du spectacle doivent précisément cesser d’être des œuvres d’art. Il n’y a pas de sttuationnisme, ni d’oeuvre d’art situationniste, ni davantage de situationniste spectaculaire. Une fois pour toutes.

« Une telle perspective ne signifie rien si elle n’est pas liée directement à la praxis révolutionnaire, à la volonté de changer l’emploi de la vie (ce qui ne peut en rien se ramener au fait de changer l’employeur des travaux existants). La possibilité d’une action critique en marge des mouvements révolutionnaires de type nouveau est en outre subordonnée à ce qui suit.

« En effet, ce qui précède définit le seul contexte où les situationnistes puissent parler de liberté d’action. Ceci acquis, tout reste à faire :
A — se saisir comme un ensemble branché sur la totalité (refus du réformisme) dans un monde déficitaire (tout fragment est totalité et il n’y a de totalité que fragmentaire) ;
B — construire des bases situationnistes, préparatoires à un urbanisme unitaire et à une vie libérée ;
C — rendre au vécu sa prééminence ; pour un style de vie contre les modes de vie, tous mythiques, immuables, quantifiés ;
D — définir de nouveaux désirs dans le champ minutieusement prospecté des possibles actuels ;
E — s’emparer de tous les moyens techniques susceptibles d’assurer la domination des possibles.

« Ces interactions esquissent de manière non-exhaustive le projet d’une révolution permanente.

« Notre position est celle de combattants entre deux mondes : l’un que nous ne reconnaissons pas, l’autre qui n’existe pas encore. Il s’agit de précipiter le télescopage. De hâter la fin d’un monde, le désastre où les situationnistes reconnaîtront les leurs. »

Ce discours ne rencontre pas d’opposition. Dans la discussion qui suit, sur les prochains degrés de réalisation possible, Vaneigem défend, à court terme, le projet d’un potlatch de destruction de valeurs artistiques choisies ; à moyen terme, l’intervention contre l’U.N.E.S.C.O. et l’établissement d’une première base situationniste (« le château de Silling »). Pour l’accumulation primitive des moyens, il s’agit « d’amener les artistes à reconnaître que la meilleure part d’eux-mêmes est défendue par l’I.S. Celle-ci s’assurera d’eux à la fois comme otages et comme transfuges du camp adverse ». L’I.S., dont « le refus du réformisme et l’impossibilité d’une création ex-nihilo délimitent le champ d’action », vise à trouver « dans la société actuelle des appuis susceptibles de consolider ses futures têtes-de-pont, de lui ménager une ouverture pour la conquête du territoire ennemi. Nous devons être les shop stewards des créateurs, au sens le plus large du terme. »

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La deuxième séance commence par les rapports des diverses sections, principalement sur l’édition et les traductions des textes de l’I.S. La section scandinave pose en outre le problème d’une production de films expérimentaux, en Suède, auxquels plusieurs de ses membres ont travaillé collectivement. Les Suédois présents à Göteborg discutent entre eux lequel de ces films atteindrait le degré situationniste, et veulent en prendre à témoin la Conférence. Debord répond que lui-même n’a jamais fait de film situationniste, et ne peut donc être juge. Kunzelmann exprime un vif scepticisme quant aux pouvoirs que peut réunir l’I.S. pour agir au niveau envisagé par Vaneigem.

Kotányi répond à Nash et à Kunzelmann : « Depuis le début du mouvement, le problème de l’étiquette d’œuvres artistiques des membres de l’I.S. s’est posé. On savait qu’aucune n’était une production situationniste mais comment les appeler ? Je vous propose une règle très simple : les appeler anti-situationnistes. Nous sommes contre les conditions dominantes d’inauthenticité artistique. Je ne veux pas dire que quelqu’un doit cesser de peindre, écrire, etc. Je ne veux pas dire que cela n’a pas de valeur. Je ne veux pas dire que nous pourrions continuer d’exister sans faire cela. Mais, en même temps, nous savons que tout cela sera envahi par la société, pour servir contre nous. Notre force est dans l’élaboration de certaines vérités, qui ont les pouvoirs brisants de l’explosif, du moment que des gens sont prêts à lutter pour elles. Le mouvement, au stade actuel, est seulement en formation en ce qui concerne l’élaboration de ces points essentiels. Le degré de pureté, qui est la caractéristique des explosifs modernes, n’est pas encore la propriété de tout le mouvement. On ne peut compter sur des effets explosifs dans nos approches de la vie quotidienne, de la critique de la vie quotidienne, avant d’arriver tous à cette pureté, c’est-à-dire ce degré de clarté nécessaire. Je vous conseille de ne pas oublier qu’il s’agit présentement d’une production anti-situationniste. La clarté qui vient de ce point est indispensable pour augmenter la clarification. Si on sacrifiait ce principe, Kunzelmann aurait raison dans un sens négatif : l’I.S. ne pourrait pas atteindre un pouvoir même médiocre. »

Les réponses à la proposition de Kotányi sont toutes approbatrices. On constate qu’il commence à y avoir en quelques pays des artistes, étrangers à l’I.S., et se voulant d’avant-garde, qui se recommandent du « situationnisme », ou désignent leurs œuvres comme plus ou moins situationnistes. Cette tendance va évidememnt s’amplifier, l’I.S. n’a pas à s’en occuper. En même temps que diverses nostalgies confuses d’un art positif se diront situationnistes, c’est l’art anti-situationniste qui signalera les meilleurs artistes actuels, ceux de l’I.S., les conditions situationnistes n’étant nullement réunies. C’est en disant cela que l’on est situationniste.

La Conférence décide unanimement d’adopter la règle de l’art anti-situationniste, auquel on reconnaîtra les membres de l’I.S. Le seul Nash désapprouve ce vote, son dépit et son indignation durant toute cette phase du débat ayant paru toujours plus nettement, jusqu’à l’emportement et même jusqu’à la fureur.

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Au début de la troisième séance, Jacqueline de Jong soulève la question de l’édition d’une revue anglaise, The Situationist Times, décidée par la première session du C.C. en novembre 1960, et pour laquelle rien n’a été fait. On constate que les finances de l’I.S. sont quelque peu insuffisantes pour soutenir tant de revues à la fois, et surtout pour régler commercialement la difficulté des nombreuses traductions prévues ; et que le travail des camarades de l’I.S. comme traducteurs est déjà inférieur à une moyenne convenable quand il s’agit d’assurer les communications courantes entre les sections. On constate de nouveau que cette publication est souhaitable. Mais c’est seulement le développement de l’activité de la section britannique qui va créer des conditions saines, non-artificielles, pour l’édition d’une telle revue. La discussion recommence sur la matérialisation d’une base situationniste. Sturm déclare qu’il ne comprend pas de quelle voie on parle, quand il s’agit de réaliser ce projet. Il voit dans l’intervention de Kotányi « conscience abstraite, et monologue sur la pureté ». Prem reprend, plus longuement, les objections de ses amis à de telles perspectives. Il est bien d’accord pour appeler notre art anti-situationniste ; et aussi pour l’aménagement d’une base situationniste. Mais il ne croit pas que la tactique de l’I.S. soit bonne. On parle de l’insatisfaction et de la révolte des gens, mais à ses yeux, comme sa tendance l’a déjà exprimé à Londres, « la majorité veut encore le confort ». Prem considère que l’I.S. néglige systématiquement ses chances réelles dans la culture. Elle repousse de grandes occasions de s’imposer dans la politique culturelle existante, alors que l’I.S., d’après lui, n’a pas d’autre pouvoir, mais que ce pouvoir-là, qui est visiblement à portée de notre main, peut être très grand. La majorité de l’I.S. sabote les chances d’une action effective dans ce qui est possible. Elle brime les artistes qui pourraient réussir à faire quelque chose ; elle les jette dehors au moment où ils commencent à avoir des pouvoirs. Ce dont nous pâtissons tous. Prem en vient à croire que, « dans les temps actuels, le pouvoir théorique est stérile, sans capacité de modifier pratiquement les choses ». Kotányi répond que « nous n’avons jamais donné un instant l’impression que nous accepterions une théorie si spéciale des temps modernes ». Et que toute l’importance du mouvement situationniste tient dans le principe contraire. Prem ajoute qu’à tout le moins les théories situationnistes sont peu compréhensibles. Plusieurs camarades lui demandent alors pourquoi il est là. Debord rappelle l’histoire que contait Maïakowski : « Personne ne dit qu’il est intelligent pour la seule raison qu’il ne comprend pas les mathématiques ou le français ; mais n’importe qui se confirme son intelligence par cette preuve qu’il ne comprend rien au futurisme ». Là où nous sommes en progrès, c’est que l’histoire de Maïakowski s’appliquait au bourgeois spectateur, mais voici que l’I.S. est la première avant-garde dont un des participants s’admire de ne pas comprendre la théorie, qu’il a rejoint depuis plus de deux ans.

D’autres situationnistes allemands s’opposent alors fortement à Prem, certains lui reprochant d’avoir exprimé en leur nom des positions qu’ils ne partagent pas (mais il paraît plutôt que Prem a eu la franchise d’exposer nettement la ligne qui domine dans la section allemande). Enfin, les Allemands en viennent à affirmer qu’aucun d’entre eux ne conçoit la théorie séparée des résultats pratiques. C’est ainsi que s’achève, au milieu de la nuit, la troisième séance, non sans violentes agitations et rumeurs (on entend crier, d’un côté : « La théorie, c’est ce qui vous retombe un jour sur la gueule ! », de l’autre côté : « Maquereaux de la culture ! »).

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La quatrième séance commence par la lecture de communications envoyées à la Conférence par deux situationnistes absents, George Keller et Uwe Lausen.

Lausen dénonce, chez plusieurs membres de la section allemande, le conformisme de la vie et même de la conception de l’expérimentation artistique limitée à quelques secteurs traditionnels. Il leur oppose la liberté totale que revendique l’expérience situationniste, sachant combien elle est conditionnée par les modalités du combat contre la société. Il conclut : « La vie quotidienne est la seule possibilité pour l’art futur. Il faut chercher des amis radicaux, et il y en a. Les vieux disent : nous étions radicaux dans notre jeunesse. Oui, c’est cela. Dans la jeunesse, ils vivaient encore. On a oublié ce que l’on voulait. On dort. On est mort. Il faut appeler les éveillés, réveiller les somnolents, enterrer les morts. C’est-à-dire : commencer. »

Keller écrit : « Personne ne peut nier que n’importe quelle invention nouvelle est situationniste. Les nouvelles inventions n’appartiennent qu’à nous, non seulement parce qu’elles peuvent nous servir mais parce que nous sommes les nouvelles inventions dans leur multiplicité globale. Voilà notre monde. » Il demande « une maîtrise de l’unité dynamique en dérive et une connaissance profonde des équivalents pour créer de véritables déséquilibres, point de départ de tous les jeux ». Il propose aussi d’unifier les publications de l’I.S., où il y a des divergences qui finissent par poser une spécialisation des genres, la revue centrale, en français, étant théorique jusqu’à rechercher l’ennui absolu, alors que les publications en Italie, Scandinavie ou Allemagne se sont généralement satisfaites d’un caractère ludique primaire. Cette division conventionnelle du jeu et du sérieux étant une faiblesse du point de vue de l’I.S.

La section belge, constatant que les divergences persistantes et les retards avoués qui se sont étalés la veille confirment l’actualité de la proposition Keller, la soutient sous cette forme : la rédaction unifiée d’une revue ayant quatre éditions, en allemand, anglais, français et suédois. Les situationnistes allemands responsables de la revue Spur admettent le projet en principe, mais en repoussent tous l’application à un avenir qui n’est pas mûr ; de sorte que la majorité de la Conférence s’abstient de voter sur une question qui est rejetée par les situationnistes les plus directement intéressés. Ceux-ci font valoir que, comme la Conférence l’a encore fait apparaître, ils doivent faire un effort urgent pour unifier leurs positions et travaux avec le reste de l’I.S. Kunzelmann déclare que cette discussion pourra avancer vite sur la base du rapport de Vaneigem, qui devra être étudié de plus près en Allemagne. Cependant, les Allemands s’engagent à augmenter au plus tôt la diffusion et l’élaboration de la théorie situationniste, comme ils l’ont commencé dans les numéros 5 et 6 de Spur. Sur leur demande, la Conférence adjoint Attila Kotányi et J. de Jong au comité de rédaction de Spur, pour qu’il y contrôlent ce processus d’unification (mais en janvier, cette décision sera bafouée par la sortie d’un numéro 7 fait à leur insu, et nettement en régression sur les précédents — qui entraînera l’exclusion des responsables).

Le nouveau Conseil Central désigné par la Conférence est composé de Ansgar-Elde, Debord, Kotányi, Kunzelmann, Lausen, Nash et Vaneigem. En outre Zimmer est détaché au Bureau d’Urbanisme Unitaire de Bruxelles. Au vote qui décide de la ville où se réunira la VIe Conférence, le choix se porte sur Anvers, après avoir repoussé la proposition scandinave de tenir cette conférence clandestinement à Varsovie. En revanche, la Conférence décide d’envoyer en Pologne une délégation de trois situationnistes pour y développer nos contacts.

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Après la clôture de cette dernière séance de travail, la Conférence s’achève en fête, beaucoup plus constructive, pour laquelle on ne dispose malheureusement d’aucun procès-verbal. Cette fête qui a frisé elle-même la dérive à partir de la traversée du Sound, en mène beaucoup jusqu’au port de Frederikshavn ; et pour d’autres se prolonge jusqu’à Hambourg.

 

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Banalités de base

 

1

LE CAPITALISME BUREAUCRATIQUE a trouvé en Marx sa justification légitime. Il ne s’agit pas ici d’accorder au marxisme orthodoxe le mérite douteux d’avoir renforcé les structures néo-capitalistes dont la réorganisation actuelle porte en soi l’éloge du totalitarisme soviétique, mais bien de souligner combien les analyses les plus profondes de Marx sur l’aliénation se sont vulgarisées dans les faits d’une extrême banalité qui, dépouillés de leur carapace magique et matérialisés en chaque geste, forment à eux seuls et jour après jour la vie d’un nombre croissant de gens. En somme, le capitalisme bureaucratique contient la vérité évidente de l’aliénation, il l’a mise à la portée de tous mieux que Marx ne pouvait l’espérer, il l’a banalisée à mesure que, la misère s’atténuant, la médiocrité de l’existence faisait tache d’huile. Le paupérisme regagne en profondeur sur le mode de vie ce qu’il perd en étendue sur la stricte survie, voilà du moins un sentiment unanimement partagé qui lave Marx de toutes les interprétations qu’un bolchevisme dégénéré en tirait, même si la « théorie » de la coexistence pacifique intervient à point pour accélérer une telle prise de conscience et pousse le scrupule jusqu’à révéler, à qui aurait pu ne pas comprendre, qu’entre exploiteurs l’entente est possible en dépit des divergences spectaculaires.

 

2

« Tout acte, écrit Mircéa Éliade, est apte à devenir un acte religieux. L’existence humaine se réalise simultanément sur deux plans parallèles, celui du temporel, du devenir, de l’illusion et celui de l’éternité, de la substance, de la réalité. » Au XIXe siècle, la preuve est faite, par le divorce brutal des deux plans, qu’il eût été préférable pour le pouvoir de maintenir la réalité dans un bain de transcendance divine. Encore faut-il rendre au réformisme cette justice : où Bonaparte échoue, lui parvient à noyer le devenir dans l’éternité et le réel dans l’illusion ; l’union ne vaut pas les sacrements du mariage religieux mais elle dure, c’est le maximum que puissent exiger d’elle les managers de la coexistence et de la paix sociale. C’est aussi ce qui nous engage à nous définir — dans la perspective illusoire de la durée, à laquelle nul n’échappe — comme la fin de la temporalité abstraite, la fin du temps réifié de nos actes. Faut-il traduire : nous définir dans le pôle positif de l’aliénation comme fin de l’aliénation sociale, comme fin du stage de l’humanité dans l’aliénation sociale ?

 

3

La socialisation des groupes humains primitifs démontre une volonté de lutter plus efficacement contre les forces mystérieuses et terrifiantes de la nature. Mais lutter dans le milieu naturel, à la fois contre lui et avec lui, se soumettre à ses lois les plus inhumaines afin d’en arracher une chance de survie supplémentaire, cela ne pouvait que donner naissance à une forme plus évoluée de défense agressive, à une attitude plus complexe et moins primitive, présentant sur un plan supérieur les contradictions que ne cessaient de lui imposer les forces incontrôlées et cependant influençables de la nature. En se socialisant, la lutte contre la domination aveugle de la nature impose ses victoires dans la mesure où elle assimile peu à peu, mais sous une autre forme, l’aliénation primitive, l’aliénation naturelle. L’aliénation est devenue sociale dans le combat contre l’aliénation naturelle. Est-ce un hasard, une civilisation technicienne s’est développée à un point tel que l’aliénation sociale s’y est révélée en se heurtant aux derniers points de résistance naturelle que la puissance technique ne parvenait pas à réduire, et pour cause. Les technocrates nous proposent aujourd’hui de mener à sa fin l’aliénation primitive, dans un bel élan humanitaire, ils incitent à développer davantage les moyens techniques qui permettraient « en soi » de combattre efficacement la mort, la souffrance, le malaise, la fatigue de vivre. Mais le miracle serait moins de supprimer la mort que de supprimer le suicide et l’envie de mourir. Il y a une façon d’abolir la peine de mort qui fait qu’on la regrette. Jusqu’à présent, l’emploi particulier de la technique ou, plus largement, le contexte économico-social où se définit l’activité humaine, a diminué quantitativement les occasions de souffrance et de mort, tandis que la mort s’installait comme une maladie incurable dans la vie de chacun.

 

4

À la période préhistorique de la cueillette succède la période de chasse au cours de laquelle les clans se forment et s’efforcent d’augmenter leurs chances de survie. Pareille époque voit se constituer et se délimiter des réserves et des terrains de chasse exploités au profit du groupe et dont les étrangers demeurent exclus, interdiction d’autant plus absolue que sur elle repose le salut de tout le clan. De sorte que la liberté obtenue grâce à une installation plus confortable dans le milieu naturel et du même coup par une protection plus efficace contre ses rigueurs, cette liberté engendre sa négation en dehors des limites fixées par le clan et contraint le groupe à tempérer son activité licite par l’organisation de rapports avec les groupes exclus et menaçants. Dès son apparition, la survie économique socialement constituée postule l’existence de limites, de restrictions, de droits contradictoires. Il faut le rappeler comme on redit l’ABC, jusqu’à présent le devenir historique n’a cessé de se définir et de nous définir en fonction du mouvement d’appropriation privative, de la prise en charge par une classe, un groupe, une caste ou un individu d’un pouvoir général de survie économico-sociale dont la forme reste complexe, de la propriété d’une terre, d’un territoire, d’une usine, de capitaux — à l’exercice « pur » du pouvoir sur les hommes (hiérarchie). Au delà de la lutte contre les régimes qui placent leur paradis dans un welfare-state cybernétique, apparaît la nécessité d’élargir le combat contre un état de choses fondamental et initialement naturel, dans le mouvement duquel le capitalisme ne joue qu’un rôle épisodique, et qui ne disparaîtra pas sans que disparaissent les dernières traces du pouvoir hiérarchisé ; ou les « marcassins de l’humanité », bien entendu.

 

5

Être propriétaire, c’est s’arroger un bien de la jouissance duquel on exclut les autres ; c’est, du même coup, reconnaître à chacun un droit abstrait de possession. En excluant du droit réel de propriété, le possédant étend sa propriété sur les exclus (absolument sur les non-possédants, relativement sur les autres possédants) sans lesquels il n’est rien. De leur côté, les non-possédants n’ont pas le choix. Il s’en approprie et les aliène en tant que producteurs de sa propre puissance tandis que la nécessité d’assurer leur existence physique les contraint de collaborer malgré eux à leur propre exclusion, à la produire et à survivre sur le mode de l’impossibilité de vivre. Exclus, ils participent à la possession par l’intermédiaire du possédant, participation mystique puisque, ainsi, s’organisent à l’origine tous les rapports claniques et tous les rapports sociaux, qui peu à peu succèdent au principe de cohésion obligée selon lequel chaque membre est fonction intégrante du groupe (« interdépendance organique »). Leur garantie de survie dépend de leur activité dans le cadre de l’appropriation privative, ils renforcent un droit de propriété dont ils sont écartés et, par cette ambiguïté, chacun d’eux se saisit comme participant à la propriété, comme parcelle vivante du droit de posséder, cependant qu’une telle croyance le définit à mesure qu’elle se renforce à la fois comme exclu et possédé. (Terme extrême de cette aliénation : l’esclave fidèle, le flic, le garde du corps, le centurion qui, par une sorte d’union avec sa propre mort, donne à la mort une puissance égale aux forces de vie, identifie dans une énergie destructrice le pôle négatif de l’aliénation et le pôle positif, l’esclave absolument soumis et le maître absolu). Dans l’intérêt de l’exploiteur, il importe que l’apparence se maintienne et s’affine ; nul machiavélisme à la clé mais un simple instinct de survie. L’organisation de l’apparence est liée à la survie du possédant, une survie liée à la survie de ses privilèges, et elle passe par la survie physique du non-possédant, une façon de rester vivant dans l’exploitation et l’impossibilité d’être homme. L’accaparement et la domination à des fins privées sont ainsi imposées et ressenties primitivement comme un droit positif, mais sur le mode d’une universalité négative. Valable pour tous, justifié aux yeux de tous par raison divine ou naturelle, le droit d’appropriation privative s’objective dans une illusion générale, dans une transcendance universelle, dans une loi essentielle où chacun, à titre individuel, trouve assez d’aise pour supporter les limites plus ou moins étroites assignées à son droit de vivre et aux conditions de vie en général.

 

6

Il faut comprendre la fonction de l’aliénation comme condition de survie dans ce contexte social. Le travail des non-possédants obéit aux mêmes contradictions que le droit d’appropriation particulière. Il les transforme en possédés, en fabricants d’appropriation et en auteurs de leur propre exclusion mais il représente la seule chance de survie pour les esclaves, les serfs, les travailleurs, si bien que l’activité qui fait durer l’existence en lui ôtant tout contenu finit par prendre un sens positif par un renversement d’optique explicable et sinistre. Non seulement le travail a été valorisé (sous sa forme de sacrifice dans l’ancien régime, sous son aspect abrutissant dans l’idéologie bourgeoise et les démocraties prétendument populaires) mais, très tôt encore, travailler pour un maître, s’aliéner avec la bonne conscience de l’acquiescement, est devenu le prix honorable et à peine contestable de la survie. La satisfaction des besoins élémentaires reste la meilleure sauvegarde de l’aliénation, celle qui la dissimule le mieux en la justifiant sur la base d’une exigence inattaquable. L’aliénation rend les besoins innombrables parce qu’elle n’en satisfait aucun ; aujourd’hui, l’insatisfaction se mesure au nombre d’autos, frigos, TV : les objets aliénants n’ont plus la ruse ni le mystère d’une transcendance, ils sont là dans leur pauvreté concrète. Le riche est aujourd’hui celui qui possède le plus grand nombre d’objets pauvres.

Survivre nous a, jusqu’à présent, empêchés de vivre. C’est pourquoi il faut attendre beaucoup de l’impossibilité de survie qui s’annonce désormais avec une évidence d’autant moins contestable que le confort et la surabondance dans les éléments de la survie nous acculent au suicide ou à la révolution.

 

7

Le sacré préside même à la lutte contre l’aliénation. Dès que, révélant sa trame, la couverture mystique cesse d’envelopper les rapports d’exploitation et la violence qui est l’expression de leur mouvement, la lutte contre l’aliénation se dévoile et se définit l’espace d’un éclair, l’espace d’une rupture, comme un corps à corps impitoyable avec le pouvoir mis à nu, découvert soudain dans sa force brutale et sa faiblesse, un géant où l’on fait mouche à tous coups mais dont chaque plaie confère à l’agresseur la renommée maudite d’Erostrate ; le pouvoir survivant, chacun y trouve son compte. Praxis de destruction, moment sublime où la complexité du monde devient tangible, cristalline, à portée de tous, révoltes inexpiables, comme celles des esclaves, des Jacques, des iconoclastes, des Enragés, des Fédérés, de Cronstadt, des Asturies et, promesses pour le futur, des blousons noirs de Stockholm et des grèves sauvages, voilà ce que seule la destruction de tout pouvoir hiérarchisé saura nous faire oublier ; nous comptons bien nous y employer.

L’usure des structures mythiques et leur retard à se renouveler qui rendent possible la prise de conscience et la profondeur critique du soulèvement sont aussi cause de ce que, passés les « excès » révolutionnaires, la lutte contre l’aliénation est saisie sur un plan théorique, comme prolongement de la démystification préparatoire à la révolte. C’est l’heure où la révolte dans son aspect le plus vrai, le plus authentiquement compris, se trouve réexaminée et jetée par dessus bord par le « nous n’avons pas voulu cela » des théoriciens chargés d’expliquer le sens d’une insurrection à ceux qui l’ont faite ; à ceux qui entendent démystifier par les faits, non seulement par les mots.

Tous les faits qui contestent le pouvoir exigent aujourd’hui une analyse et un développement tactique. Il faut attendre beaucoup :

a) du nouveau prolétariat qui découvre son dénuement dans l’abondance consommable (voir le développement des luttes ouvrières qui commencent actuellement en Angleterre ; aussi bien que l’attitude de la jeunesse rebelle dans tous les pays modernes).

b) des pays qui, insatisfaits de leurs révolutions parcellaires et truquées, relèguent au musée leurs théoriciens passés et présents (voir le rôle de l’intelligentsia dans les pays de l’Est).

c) du tiers-monde dont la méfiance à l’égard des mythes technicistes a été entretenue par les flics et les mercenaires du colonat, derniers militants trop zélés d’une transcendance dont ils sont les meilleurs vaccins préventifs.

d) de la force de l’I.S. (« nos idées sont dans toutes les têtes »), capable d’empêcher les révoltes télécommandées, les « nuits de cristal » et les révoltes acquiesçantes.

 

8

L’appropriation privative est liée à la dialectique du particulier et du général. Dans la mystique où se fondent les contradictions des systèmes esclavagiste et féodal, le non-possédant exclu en particulier du droit de possession, s’efforce par son travail d’assurer sa survie : il y réussit d’autant mieux qu’il s’efforce de s’identifier aux intérêts du maître. Il ne connaît les autres non-possédants qu’à travers leurs efforts pareils aux siens, cession obligée de la force de travail (le christianisme recommandera la cession volontaire ; l’esclavage cesse dès que l’esclave offre « de bon cœur » sa force de travail), recherche des conditions optima de survie et identifiaction mystique. Issue d’une volonté de survivre commune à tous, la lutte se livre cependant au niveau de l’apparence où elle met en jeu l’identification aux volontés du maître et déclenche donc une certaine rivalité individuelle qui reflète la rivalité des maîtres entre eux. La compétition se développera sur ce plan tant que les rapports d’exploitation resteront dissimulés dans l’opacité mystique et tant que subsisteront les conditions d’une telle opacité ; ou encore, tant que le degré d’esclavage déterminera dans la conscience de l’esclave le degré de réalité vécue. (Nous en sommes toujours à appeler conscience objective ce qui est conscience d’être objet). De son côté, le possédant se trouve lié à la reconnaissance d’un droit dont il est le seul à ne pas être exclu, mais qui est ressenti sur le plan de l’apparence comme un droit valable pour chaque exclu pris individuellement. Son privilège dépend d’une telle croyance, sur elle repose aussi la force indispensable pour faire face et tenir tête aux autres possédants, elle est sa force ; qu’à son tour il renonce apparemment à l’appropriation exclusive de toute chose et de tous, qu’il se pose moins en maître qu’en serviteur du bien public et en garant du salut commun, alors le prestige vient couronner la force, à ses privilèges il ajoute celui de nier au niveau de l’apparence (qui est le seul niveau de référence dans la communication tronquée) la notion même d’appropriation personnelle, il dénie ce droit à quiconque, il nie les autres possédants. Dans la perspective féodale, le possédant ne s’intègre pas dans l’apparence à la façon des non-possédants, esclaves, soldats, fonctionnaires, serviteurs de tout acabit. Ceux-ci connaissent une vie si sordide que, pour la plupart, il n’est d’autre choix que de la vivre comme une caricature du Maître (le féodal, le prince, le majordome, le garde-chiourme, le grand prêtre, Dieu, Satan…). Cependant, le maître est contraint de tenir le rôle d’une telle caricature. Il y réussit sans grand effort, tant il est déjà caricatural dans sa prétention de vivre totalement dans l’isolement où le tiennent ceux qui ne peuvent que survivre, il est déjà (avec la grandeur de l’époque révolue en sus, grandeur passée qui conférait à la tristesse une saveur désirable et forte) de cette espèce qui est la nôtre aujourd’hui, triste, pareil à chacun de nous guettant l’aventure où il brûle de se rejoindre, de se retrouver sur le chemin de sa totale perdition. Ce que le maître saisit des autres dans le moment même où il les aliène, serait-ce leur nature d’exclu et de possédé ? Dans ce cas, il se révélerait à lui-même comme exploiteur, comme être purement négatif. Une telle conscience est peu probable et dangereuse. En augmentant son autorité et son pouvoir sur le plus grand nombre possible de sujets, ne leur permet-il pas de se maintenir en vie, ne leur accorde-t-il pas une chance unque de salut ? (Sans les patrons qui daignent les employer, que deviendraient les ouvriers ? aimaient à répéter les bons esprits du XIXe siècle). En fait, le possédant s’exclut officiellement de la prétention d’appropriation privative. Au sacrifice du non-possédant qui par son travail échange sa vie réelle contre une vie apparente (la seule qui l’empêche de choisir délibérément la mort, et qui permet au maître de la choisir pour lui), le possédant répond en sacrifiant apparemment sa nature de possédant et d’exploiteur ; il s’exclut mythiquement, se met au service de tous et du mythe (au service de Dieu et de son peuple, par exemple). Par un geste de surplus, par une gratuité qui l’enveloppe d’une aura merveilleuse, il donne au renoncement sa pure forme de réalité mythique ; en renonçant à la vie commune, il est le pauvre parmi la richesse illusoire, celui qui se sacrifie pour tous au lieu que les autres ne se sacrifient que pour eux-mêmes, pour leur survie. Ce faisant, il transmue la nécessité où il se trouve en prestige. Son sacrifice est tout à la mesure de sa puissance. Il devient le point de référence vivant de toute la vie illusoire, la plus haute échelle tangible des valeurs mythiques. Éloigné « volontairement » du commun des mortels, c’est vers le monde des dieux qu’il tend, et c’est sa participation plus ou moins avérée à la divinité qui, au niveau de l’apparence (le seul niveau de référence communément admis), consacre sa place dans la hiérarchie des autres possédants. Dans l’organisation de la transcendance, le féodal — et par osmose, les propriétaires d’un pouvoir ou de biens de production, à des degrés divers — est amené à jouer le rôle principal, le rôle qu’il joue effectivement dans l’organisation économique de la survie du groupe. De sorte que l’existence du groupe se trouve liée sur tous les plans à l’existence des possédants en tant que tels, à ceux qui, propriétaires de toute chose par la propriété de tout être, arrachent également le renoncement de tous par leur renoncement unique, absolu, divin. (Du dieu Prométhée par les dieux au dieu Christ puni par les hommes, le sacrifice du Propriétaire se vulgarise, perd en sacré, s’humanise.) Le mythe unit donc possédant et non-possédant, il les enrobe dans une forme où la nécessité de survivre, comme être physique ou comme être privilégié, contraint de vivre sur le mode de l’apparence et sous le signe inversé de la vie réelle, qui est celle de la praxis quotidienne. Nous en sommes toujours là, attendant de vivre au delà ou en deçà d’une mystique contre laquelle chacun de nos gestes proteste en y obéissant.

 

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Le mythe, l’absolu unitaire où les contradictions du monde se retrouvent illusoirement résolues, la vision à chaque instant harmonieuse et harmonisée où l’ordre se contemple et se renforce, voilà le lieu du sacré, la zone extra-humaine d’où est soigneusement bannie, parmi tant de révélations, la révélation du mouvement d’appropriation privative. Nietzsche l’a bien vu, qui écrit : « Tout devenir est une émancipation coupable à l’egard de l’être éternel, qu’il faut payer de mort ». Lorsqu’à l’Être pur de la féodalité, la bourgeoisie prétendra substituer le Devenir, elle se bornera en fait à désacraliser l’être et à resacraliser pour son plus grand profit le Devenir, son devenir ainsi élevé à l’Être, non plus de la propriété absolue, mais bien de l’appropriation relative ; un petit devenir démocratique et mécanique, avec sa notion de progrès, de mérite et de succession causale. Ce que le possédant vit le dissimule à lui-même ; lié au mythe par un pacte de vie ou de mort, il lui est interdit de se saisir dans sa jouissance positive et exclusive d’un bien, si ce n’est à travers l’apparence vécue de sa propre exclusion — et n’est-ce pas à travers cette exclusion mythique que les non-possédants saisiront la réalité de leur exclusion ? Il porte la responsabilité d’un groupe, il assume le poids d’un dieu. Soumis à sa bénédiction comme à sa vengeance, il se drape d’interdit et s’y consume. Modèle de dieux et de héros, le maître, le possédant est le vrai visage de Prométhée, du Christ, de tous les sacrifiés spectaculaires qui ont permis que ne cessent de se sacrifier aux maîtres, à l’extrême minorité, « la très grande majorité des hommes » (il conviendrait d’ailleurs de nuancer l’analyse du sacrifice du propriétaire : dans le cas du Christ, ne faudrait-il pas admettre qu’il s’agit plus précisément du fils du propriétaire ? Or, si le propriétaire ne peut jamais se sacrifier que dans l’apparence, on assiste bel et bien à l’immolation effective, quand la conjoncture l’exige impérieusement, du fils du propriétaire ; en tant qu’il n’est véritablement qu’un propriétaire très inachevé, une ébauche, une simple espérance de propriété future. C’est dans cette dimension mythique qu’il faut comprendre la fameuse phrase de Barrès, journaliste, au moment où la guerre de 1914 était enfin venue combler ses vœux : « Notre jeunesse, comme il convenait, est allée verser à flots notre sang. »). Ce jeu passablement dégoûtant a d’ailleurs connu, avant de rejoindre les rites et le folklore, une époque héroïque où rois et chefs de tribu étaient rituellement mis à mort selon leur « volonté ». On en vint rapidement, assurent les historiens, à remplacer les augustes martyrs par des prisonniers, des esclaves ou des criminels. Le supplice disparu, l’auréole est restée.

 

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Le sacrifice du possédant et du non-possédant fonde le concept de sort commun ; en d’autres termes, la notion de condition humaine se définit sur la base d’une image idéale et douloureuse où tente de se résoudre l’opposition irréductible entre le sacrifice mythique des uns et la vie sacrifiée des autres. Au mythe appartient la fonction d’unifier et d’éterniser, en une succession d’instants statiques, la dialectique du « vouloir-vivre » et de son contraire. Une telle unité factice et partout dominante atteint dans la communication, et en particulier dans le langage, sa représentation la plus tangible, la plus concrète. À ce niveau, l’ambiguïté est plus manifeste, elle s’ouvre sur l’absence de communication réelle, elle livre l’analyste à des fantômes dérisoires, à des mots — instants éternels et changeants — qui diffèrent de contenu selon celui qui les prononce, comme diffère la notion de sacrifice. Mis à l’épreuve, le langage cesse de dissimuler le malentendu fondamental et débouche sur la crise de participation. Dans le langage d’une époque, on peut suivre à la trace la révolution totale, inaccomplie et toujours imminente. Ce sont des signes exaltants et effrayants par les bouleversements qu’ils augurent, mais qui les prendrait au sérieux ? Le discrédit qui frappe le langage est aussi profond et aussi instinctif que la méfiance dont on entoure les mythes, auxquels on reste par ailleurs fermement attachés. Comment cerner les mots-clés avec d’autres mots ? Comment montrer à l’aide de phrases quels signes dénoncent l’organisation phraséologique de l’apparence ? Les meilleurs textes attendent leur justification. Quand un poème de Mallarmé apparaîtra comme seule explication d’un acte de révolte, alors il sera permis de parler sans ambiguïté de poésie et de révolution. Attendre et préparer ce moment, c’est manipuler l’information, non comme la dernière onde de choc dont tout le monde ignore l’importance, mais bien comme la première répercussion d’un acte à venir.

 

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Né dans la volonté des hommes de survivre aux forces incontrôlables de la nature, le mythe est une politique de salut public qui s’est maintenue au-delà de sa nécessité, et s’est confirmée dans sa force tyrannique en réduisant la vie à l’unique dimension de la survie, en la niant comme mouvement et totalité.

Contesté, le mythe unifie ses contestations, il les englobe et les digère tôt ou tard. Rien ne lui résiste de ce qui, image ou concept, tente de détruire les structures spirituelles et dominantes. Il règne sur l’expression des faits et du vécu à laquelle il impose sa structure interprétative (dramatisation). La conscience du vécu qui trouve son expression au niveau de l’apparence organisée définit la conscience privée.

Le sacrifice compensé nourrit le mythe. Puisque toute vie individuelle implique un renoncement à soi-même, il faut que le vécu se définisse comme sacrifice et récompense. Pour prix de son ascèse, l’initié (l’ouvrier promu, le spécialiste, le manager — nouveaux martyrs canonisés démocratiquement) reçoit un abri taillé dans l’organisation de l’apparence, il s’installe confortablement dans l’aliénation. Or, les abris collectifs ont disparu avec les sociétés unitaires, seules subsistent leurs traductions concrètes à l’usage du commun : temples, églises, palais…, souvenirs d’une protection universelle. Restent aujourd’hui les abris individuels, dont on peut contester l’efficacité, mais dont on connaît le prix en toute certitude.

 

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La vie « privée » se définit avant tout dans un contexte formel. Certes, elle prend naissance dans les rapports sociaux nés de l’appropriation privative, mais c’est l’expression de ces rapports qui lui donne sa forme essentielle. Universelle, incontestable et à chaque instant contestée, une telle forme fait de l’appropriation un droit reconnu à tous et dont chacun est exclu, un droit auquel on n’accède qu’en y renonçant. Pour autant qu’il ne brise pas le contexte où il se trouve emprisonné (rupture qui a nom révolution), le vécu le plus authentique n’est pris en conscience, exprimé et communiqué que par un mouvement d’inversion de signe où sa contradiction fondamentale se dissimule. En d’autres termes, s’il renonce à prolonger une praxis de bouleversement radical des conditions de vie — conditions qui, sous toutes leurs formes, sont celles de l’appropriation privative, — un projet positif n’a pas la moindre occasion d’échapper à une prise en charge par la négativité qui règne sur l’expression des rapports sociaux ; il est récupéré comme l’image dans le miroir, en sens inverse. Dans la perspective totalisante où il conditionne toute la vie de tous, et où ne se distinguent plus son pouvoir réel et son pouvoir mythique (tous deux réels et tous deux mythiques), le mouvement d’appropriation privative ne laisse au vécu d’autre voie d’expression que la voie négative. La vie tout entière baigne dans une négativité qui la corrode et la définit formellement. Parler de vie sonne aujourd’hui comme parler de corde dans la maison d’un pendu. Perdue la clé du vouloir-vivre, toutes les portes s’ouvrent sur des tombes. Or, le dialogue du coup de dé et du hasard ne suffit plus pour justifier notre lassitude ; ceux qui acceptent encore de vivre en garni dans leur propre fatigue se font plus aisément d’eux-mêmes une image indolente qu’ils n’observent en chacun de leurs gestes quotidiens un démenti vivant de leur désespoir, un démenti qui devrait plutôt les inciter à ne désespérer que de leur pauvreté d’imagination. De ces images qui sont comme un oubli de vivre, l’éventail du choix s’ouvre entre deux extrêmes : la brute conquérante et la brute esclave d’une part, de l’autre, le saint et le héros pur. Il y a beau temps qu’en ce lieu d’aisance, l’air est devenu irrespirable. Le monde et l’homme comme représentation puent la charogne et nul dieu n’est présent désormais pour changer les charniers en parterre de muguet. Depuis le temps que les hommes meurent, il serait assez logique que l’on se pose la question de savoir — après avoir, sans changements appréciables, accepté la réponse venue des dieux, de la Nature et des lois biologiques — si cela ne tient pas à ce qu’une grande part de mort entre, pour des raisons très précises, dans chaque instant de notre vie.

 

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L’appropriation privative peut notamment se définir comme appropriation des choses par l’appropriation des êtres. Elle est la source et l’eau trouble où tous les reflets se confondent en images indistinctes. Son champ d’action et d’influence, qui recouvre toute l’histoire, semble s’être caractérisé jusqu’à présent par une double détermination comportementale de base : une ontologie fondée sur la négation de soi et le sacrifice (ses aspects respectivement objectif et subjectif) et une dualité fondamentale, une division entre particulier et général, individuel et collectif, privé et public, théorique et pratique, spirituel et matériel, intellectuel et manuel, etc. La contradiction entre appropriation universelle et expropriation universelle postule une mise en évidence et un esseulement du maître. Cette image mythique de terreur, de nécessité et de renoncement s’offre aux esclaves, aux serviteurs, à tous ceux qui aspirent à changer de peau et de condition, elle est le reflet illusoire de leur participation à la propriété, illusion naturelle puisqu’ils y participent effectivement par le sacrifice quotidien de leurs énergies (ce que les anciens nommaient peine ou supplice et que nous appelons labeur ou travail), puisque, cette propriété, ils la fabriquent dans le sens où elle les exclut. Le maître, lui, n’a d’autre choix que de se cramponner à la notion de sacrifice-travail, comme le Christ à sa croix et à ses clous ; à lui d’authentifier le sacrifice à sa façon, de renoncer apparemment à son droit de jouissance exclusive et de cesser d’exproprier en usant d’une violence purement humaine (c’est-à-dire sans médiation). Le sublime du geste estompe la violence initiale, la noblesse du sacrifice absout l’homme des troupes spéciales, la brutalité du conquérant s’irradie dans une transcendance dont le règne est immanent, les dieux sont les dépositaires intransigeants des droits, les bergers irrascibles d’un troupeau pacifique et paisible d’« Être et de Vouloir-Être Propriétaire ». Le pari sur la transcendance et le sacrifice qu’il implique sont la plus belle conquête du maître, sa plus belle soumission à la nécessité de conquérir. Qui brigue quelque pouvoir et refuse la purification du renoncement (brigand ou tyranneau) se verra tôt ou tard traquer comme une bête, ou pis, comme celui qui ne poursuit d’autres fins que les siennes et pour qui le « travail » se conçoit sans la moindre concession à la sérénité d’esprit des autres : Troppmann, Landru, Petiot équilibrant leur budget sans y porter en compte la défense du monde libre, de l’Occident chrétien, de l’État ou de la valeur humaine, partaient vaincus d’avance. En refusant les règles du jeu, pirates, gangsters, hors-la-loi troublent les bonnes consciences (les consciences-reflets du mythe), mais les maîtres en tuant le braconnier ou en le faisant gendarme rendent sa toute-puissance à la « vérité de toujours » : qui ne paie de sa personne perd jusqu’à la survie, qui s’endette pour payer a droit de vie payé. Le sacrifice du maître est ce qui donne ses contours à l’humanisme, ce qui fait de l’humanisme — et que ceci soit entendu une fois pour toutes — la négation dérisoire de l’humain. L’humanisme, c’est le maître pris au sérieux dans son propre jeu et plébiscité par ceux qui voient dans le sacrifice apparent, ce reflet caricatural de leur sacrifice réel, une raison d’espérer le salut. Justice, dignité, grandeur, liberté… ces mots qui jappent ou gémissent sont-ils autre chose que des chiots d’appartement, dont les maîtres attendent le retour en toute sérénité depuis que d’héroïques larbins ont arraché le droit de les mener en laisse au gré des rues ? Les employer, c’est oublier qu’ils sont le lest grâce auquel le pouvoir s’élève et se met hors d’atteinte. Et à supposer qu’un régime, jugeant que le sacrifice mythique des maîtres n’a pas à se vulgariser dans des formes aussi universelles, s’acharne à les détruire et à les pourchasser, on est en droit de s’inquiéter de ce que la gauche ne trouve pour le combattre qu’une logomachie bêlante où chaque mot, rappelant le « sacrifice » d’un maître ancien, appelle le sacrifice non moins mythique d’un maître nouveau (un maître de gauche, un pouvoir qui fusillera les travailleurs au nom du prolétariat). Lié à la notion de sacrifice, ce qui définit l’humanisme appartient à la peur des maîtres et à la peur des esclaves, il n’est que solidarité dans une humanité foireuse. Mais n’importe quel mot prend la valeur d’une arme dès qu’il sert à scander l’action de quiconque refuse tout pouvoir hiérarchisé, Lautréamont et les anarchistes illégalistes l’avaient déjà compris, les dadaïstes aussi.

L’appropriateur devient donc possédant dès l’instant qu’il remet la propriété des êtres et des choses entre les mains de Dieu, ou d’une transcendance universelle, dont la toute-puissance rejaillit sur lui comme une grâce sanctifiant ses moindres gestes ; contester le propriétaire ainsi consacré, c’est s’en prendre à Dieu, à la nature, à la patrie, au peuple. S’exclure, en somme, du monde physique et spirituel. Pour qui assortit de violence l’humour de Marcel Havrenne écrivant si joliment « il ne s’agit pas de gouverner et encore moins de l’être », il n’y a ni salut ni damnation, pas de place dans la compréhension universelle des choses, ni chez Satan, le grand récupérateur de croyants, ni dans le mythe quel qu’il soit, puisqu’il en est la vivante inutilité. Ceux-là sont nés pour une vie qui reste à inventer ; dans la mesure où ils ont vécu, c’est sur cet espoir qu’ils ont fini par se tuer.

De la singularisation dans la transcendance, deux corollaires :

a) si ontologie implique transcendance, il est clair que toute ontologie justifie a priori l’être du maître et le pouvoir hiérarchisé où le maître se reflète en images dégradées plus ou moins fidèles.

b) à la distinction entre travail manuel et travail intellectuel, pratique et théorie, s’ajoute en surimpression la distinction entre le travail-sacrifice-réel et son organisation sur le mode du sacrifice apparent.

Il serait assez tentant d’expliquer le fascisme — entre autres raisons — comme un acte de foi, l’autodafé d’une bourgeoisie hantée par le meurtre de Dieu et par la destruction du grand spectacle sacré, et qui se voue au diable, à une mystique inversée, une mystique noire avec ses rites et ses holocaustes. Mystique et grand capital.

Rappelons aussi que le pouvoir hiérarchisé ne se conçoit pas sans transcendances, sans idéologies, sans mythes. Le mythe de la démystification est d’ailleurs prêt à prendre la relève, il suffit d’« omettre », très philosophiquement, de démystifier par les actes. Après quoi, toute démystification proprement désamorcée devient indolore, euthanasique, pour tout dire humanitaire. N’était le mouvement de démystification, qui finira par démystifier les démystificateurs.

RAOUL VANEIGEM

 

(la suite au prochain numéro.)

 

* Qu’adviendra-t-il de la totalité, inhérente à la société unitaire, aux prises avec la démolition bourgeoise de cette unité ?

* Une reconstitution factice de l’unité parviendra-t-elle à abuser le travailleur aliéné dans la consommation ?

* Mais quel pourrait être l’avenir de la totalité dans une société parcellaire ?

* Quel dépassement inattendu de cette société, et de toute son organisation de l’apparence, nous mènera-t-il à un dénouement heureux ?


C’est ce que vous devriez savoir, et qui sera exposé dans la deuxième partie de cette étude !

 

ù

 

Sunset boulevard

 

PROUST, Kafka et Joyce auraient été bien contents de lire dans Elle : « Ne soyez pas tiède. Vous devez voir le dernier film de ce cinéaste exemplaire qui s’appelle Alain Resnais. Vous aurez là un inépuisable sujet de conversation pour les longues soirées de cet automne et vous y trouverez matière à de profondes rêveries. » Parce qu’ils y sont pour quelque chose, ce sont les auteurs du film qui l’affirment dans un prospectus distribué gratuitement à l’entrée du cinéma : « À l’instar de ce que l’on a observé dans d’autres domaines artistiques — le roman, par exemple, avec Proust, Joyce, Kafka, Faulkner et bien d’autres — le cinéma tend ici à se libérer des procédés narratifs traditionnels devenus caducs ». Et le cinéphile attitré de Paris Presse, Michel Aubriant, qui a dû lire le prospectus, déclare spontanément : « Il est probable que beaucoup de spectateurs refuseront de collaborer… Ils seront de ceux qui détestent. Joyce et Faulkner ont aussi leurs détracteurs. »

Vous avez bien compris que si vous n’aimez pas Robbe-Grillet, vous n’êtes plus dignes d’avoir lu Joyce, ni les autres ; si par contre, vous appréciez ces auteurs (ou si vous avez entendu dire que c’est de bon ton), alors vous devez aimer Marienbad. Cette publicité terroriste a été déversée par les journaux de toutes les farines, par des écriteaux autour de la caisse des cinémas, et naturellement, ensuite, par l’écho d’imbéciles moins qualifiés.

En fait, Marienbad a été critiqué, de diverses façons, et il ne faut pas confondre toutes les critiques (et ce problème se retrouve à propos de toute discussion sur l’art moderne). Il y a certainement ceux qui désapprouvent parce qu’ils sont en deça, et dans le cas particulier de Marienbad il n’y en a pas eu tellement, ou plutôt grâce à toute cette publicité contraignante, ils n’ont guère osé le manifester. Mais d’autres peuvent aussi le faire parce qu’ils se savent au-delà (sans tenir Joyce pour responsable du parrainage qu’on lui fait endosser à titre posthume).

Si on ne veut absolument pas se reconnaître contemporains et concernés par ce style de cinéma, on peut soutenir le passé ou l’avenir ; en faire une critique « de droite » ou « de gauche », pour reprendre le vocabulaire du progressisme politique. Ceci est une critique « de gauche », bien entendu. On laisse donc complètement à l’écart ceux qui l’ont aimé — qui ont cru reconnaître là l’avant-garde sage qu’ils peuvent adopter sans crainte — qui lui ont donné le Lion d’Or. Nous ne trouvons dans Marienbad que régression et facticité, et ceci en prenant comme référence la plus immédiate le précédent film de Resnais, Hiroshima, mon amour.

Si les situationnistes sont juges de ce qui est vrai ou faux dans l’art moderne, c’est qu’ils le connaissent bien, comme participants, parce qu’ils savent ce qu’il doit devenir, parce qu’ils le jugent par son avenir, par la forme plus achevée — plus complexe — qui va lui succéder. Beaucoup de gens sont devenus fiers parce que, depuis quelques années, ils ne disent plus devant une toile de Picasso que « leur petite sœur, qui a six ans, peut en faire autant ». Mais cela les conduit à d’imprudentes confusions dans le respect — et seule l’authentique avant-garde peut distinguer pleinement quelle signification a une œuvre qui se veut moderne.

Il est facile de concevoir qu’un cinéaste, dans son projet, refuse de faire de belles images ; on pourrait comprendre, par exemple, qu’il les veuille anodines. Mais ce n’est pas le cas. Les images de Marienbad ont été voulues belles, le décor, insolite. Et pourtant, de l’image comme forme, on ne peut constater que le néant et, bien sûr, la prétention. C’est clairement un retour au muet, l’esthétisme 1925, le geste figé, les habits, le mystère en toc, le sous-Cocteau. Il n’y manque que la boule de neige. Il reste bien quelques fragments de Resnais honnête documentariste, scrutant en travelling son malheureux château. Mais à quoi bon ? À travers les surexpositions, les sous-expositions, le tir au pistolet qui se fige et le vent dans les voiles de Mademoiselle Seyrig, on dirait un cours humoristique de ce qu’il ne faut surtout plus faire. Le même néant caractérise d’ailleurs la bande sonore : stupidité, insignifiance et laideur. Resnais imite son expérience d’Hiroshima encore plus grossièrement que les imitateurs étrangers qui ont fait Moderato Cantabile. Au point que pour plagier l’excellent usage sonore de la voix japonaise parlant en français à une Française de passage à Hiroshima, il a pris ici un accent italien. En soi, c’est déjà moins insolite et tire même plutôt vers le comique. Mais le comique est sublimé si l’on songe qu’il s’agit d’emblée — et la plupart du temps — d’un monologue intérieur. Voilà donc le premier homme du monde qui pense avec l’accent italien !

« Vous voudrez, disait la publicité du film, donner un sens à ces images, — et vous en trouverez un. » Pourquoi pas ? Et par la même occasion, un sens au commentaire de ces images. A priori, ce n’est pas moi qui serais contre. Malheureusement, les sens divers que le spectateur peut y trouver se résument dans une banalité assez attristante. Car enfin, il est bien évident que cela veut dire :

— L’amour est aveugle,
— Qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son,
— La vie et la mort sont deux mystères,
— Il ne faut pas dire fontaine,
— Souvent femme varie,
— Tous les goûts sont dans la nature,
— Que sais-je ?

C’est un film auquel on peut prêter beaucoup de sens, mais pas un seul qui soit intéressant. Le contenu, si l’on peut employer ce mot, du film est insignifiant, intemporel, plus coupé de l’histoire, de la réalité et de la vie qu’une séance de Guignol. Ceci au contraire d’Hiroshima qui, s’il n’était pas précisément révolutionnaire, était assez sympathiquement situé par rapport aux comportements actuels des gens. Les auteurs se flattent de s’être livrés à « une méditation sur l’amour ». Mais leur réflexion étant aussi vide que leur moyen d’expression, c’est une méditation sur l’aphasie. Et voilà pourquoi votre film est muet ! Comme l’ont justement remarqué Marcel l’Herbier — qui écrit, dans une intention laudative évidemment : « C’est une victoire impressionnante pour un film rare où ressurgit, transcendé, l’impressionnisme de l’âge muet » — et un lecteur de Arts anonyme mais non moins enthousiaste : « Il est réconfortant de voir un jeune metteur en scène, alors que tant de représentants de la Nouvelle Vague n’ont que raillerie et pitié pour leurs prédécesseurs, reconnaître ce qu’il doit, et ce qui peut être retenu, de ceux qui, à tâtons, ont créé un art pour notre temps. Marienbad ou la Reconnaissance au Muet. » En effet, c’est le film où froidement et par principe, on n’a rien à dire. C’est aux antipodes de ce qu’il y a de positif (et que nous avons toujours signalé) dans la critique de la pseudo-communication artistique, critique opérée par tout artiste moderne authentique. Ici, il n’y a pas de communication, mais les auteurs croient bêtement qu’ils en représentent une carabinée, et ne se gênent pas pour le souligner. Le roi ne sait pas qu’il est nu, et c’est le fier étalage d’un néant pompeux. L’imitation du roi est aussi policière : on terrorise les gens en leur disant : « Prouvez vous-mêmes que vous êtes intelligents, et au courant, en trouvant tout seuls pourquoi diable notre film est beau ! »

Il y a pourtant un point sociologiquement notable : c’est l’aveu publicitaire qu’il y a autant de sens que de spectateurs. Dans le vocabulaire habituel de l’I.S., on peut désigner ceci comme une démission démagogique de spécialistes qui ne savent même plus contrôler leur propre travail : qui ne peuvent même plus se rappeler à partir de quelle convention sectaire — de chapelle — il faut comprendre leur discours fermé. Chacun, n’est-ce pas, a le droit de penser ce qu’il veut ? Et comme tout le monde doit voir le film et en être content. Une telle platitude, et encore mal comprise, conduit à ce poujadisme de l’esprit. Il est possible, d’ailleurs, que ce soit dans cette perspective que Robbe-Grillet ait toujours lu les œuvres importantes et difficiles dont il se réclame (Kafka, Joyce, Faulkner et la suite, voir plus haut), pensant avec astuce que tout cela n’avait pas de sens mais qu’il était assez malin pour en donner un à ce qu’il n’avait pas compris. Qu’on lui avait laissé le choix.

Depuis, Michel Butor a fait état du projet d’un opéra à l’entr’acte duquel il fera voter les spectateurs pour choisir entre ses fins possibles. Ceci est aux vraies nécessités et perspectives de l’art moderne ce que sont, dans le domaine plastique, les machines de Tinguely et les peintures mobiles du même genre des bricoleurs qui se flattent de « dépasser » ainsi les anciennes conditions de l’environnement esthétique. Une autre étape (j’imagine, bien sûr) serait dépassée à la seconde représentation, quand Michel Butor se contentera de faire représenter la fin trouvée à la première, laissant aux seconds spectateurs le soin d’imaginer le début qui convient.

Quant à Marienbad dont l’ambition, on le voit, n’était pas mince, puisqu’il devait donner à chacun sa part de vérités premières, c’est effectivement un film vide, mais cela ne veut pas dire qu’on puisse le remplir. Un tel manque de talent, d’imagination, de force, correspond pour les spectateurs à un manque d’intérêt et d’amusement à un point rarement atteint. Un tel néant n’a pesé lourd que pour la critique, qui s’y est retrouvée.

Les auteurs ont cherché le label du baroque. N’est pas baroque qui veut. Et surtout pas en mettant de si pauvres obscurités verbales (voir en contrepartie la richesse de toute la poésie surréaliste, ou même dadaïste, de Joyce, etc.) sur des images de moulures rococo ! Il existe pourtant, dans le cinéma même, une grande tradition baroque. Des metteurs en scène comme Sternberg et Welles l’ont déjà montré. Ils savaient passer dans un couloir. Et que de femmes-oiseaux (Louise Brooks, les figurantes de Shanghaï Gesture dans leurs cages), les plumes piteuses de Delphine Seyrig n’arrivent même pas à rappeler ! C’était une mauvaise recette, pour obtenir un film baroque, de se contenter de filmer du baroque déjà fait, garanti. Sans quoi le plus plat documentaire sur l’architecture au Portugal serait plus baroque que Mr. Arkadin. Louis II de Bavière, appelé à la rescousse de la publicité du film au même titre que Coco Chanel, est un bel exemple de baroquisme non seulement dans ses châteaux mais dans sa conduite, à laquelle Robbe-Grillet n’a sûrement jamais trouvé un sens ! Il ne pouvait pas plus sauver les braves reporters de Marienbad qu’il ne donnait une dimension délirante au Marianne de ma jeunesse d’un quelconque Duvivier. Pour utiliser de tels matériaux, il faut sans doute avoir déjà atteint, soi-même, une certaine ouverture. On se rappelle comment Welles a utilisé les gravures de Goya, reproduites en masques, dans le bal de Mr. Arkadin. Il faut, en quelque sorte, travailler au même niveau. Or, détail à nos yeux hautement significatif, quand ce crétin de Robbe-Grillet se propose d’inventer un jeu (ce pourrait être un excellent programme), et qu’il croit, avec sa misérable astuce de collégien, avoir réussi — tout ce qu’il a pu trouver est un petit truc de salon déjà fort connu. Et qui est même joué faussement dans le film.

Toute cette dose d’erreurs prétentieuses oblige à un réexamen du cas de Resnais. Il n’est donc pas vrai que (comme nous avions cru pouvoir l’écrire dans une note éditoriale d’Internationale Situationniste 3) Resnais connaissait l’art moderne — au contraire des autres « nouvelles-vagues » qui n’avaient de culture que cinéphilique.

« Dès que le cinéma s’enrichit des pouvoirs de l’art moderne, il rejoint la crise globale de l’art moderne », écrivaient les situationnistes à propos de Hiroshima. Resnais avait des ambitions, mais il faut maintenant s’apercevoir qu’il ne connaissait rien que le milieu du trucage moderniste, entre le T.N.P. et Les Temps Modernes, l’art de Mathieu et la pensée d’Axelos. Malgré les références qu’il faisait à André Breton lors des discussions autour d’Hiroshima, il a donné sa mesure exacte en s’en remettant à Robbe-Grillet.

Avec Marguerite Duras, qui lui avait fourni un texte honnête quoique loin d’être une découverte (et celle-ci a bien montré son insuffisance, son absence surtout de sens critique, en participant à l’entreprise Moderato), Resnais avait eu la chance de faire quelque chose dans la direction de ce qu’il cherchait : un cinéma dominé par la parole.

Dans ses courts-métrages et jusqu’à Hiroshima, Resnais, favorisé si l’on peut dire par l’effroyable retard que le cinéma accusait par rapport aux autres secteurs culturels, avait lentement remonté le cours du temps. Hiroshima qui était incontestablement à un stade moderne de l’histoire du cinéma se situait, par rapport à l’évolution culturelle générale, aux environs de Proust. En continuant ce mouvement, Resnais se voyait avec son dernier film, dans l’obligation de faire du cinéma contemporain. Mais en remettant la parole à Robbe-Grillet, il est dupe ; il est mort. Il avoue son néant culturel. Il ne comprend plus.

L’expérience est encore plus concluante, si besoin était, pour le langage de Robbe-Grillet. Ceux qui s’interrogeaient encore sur les « mystères » de sa prose, en restant confinés dans l’ennui noble et respectable de la lecture des livres des Éditions-d’Avant-Garde-Lindon, ont pu voir son incroyable vide, quand elle est mise en scène. L’école du Regard ne tient son office spectaculaire que typographiquement.

Les phrases de Robbe-Grillet, étant donnée la conception que Resnais a du cinéma (conception d’un cinéma dominé par la parole, et très justement utilisée dans Hiroshima), étaient forcées d’être l’élément central du film. C’est pourquoi il n’y a plus rien. Et pourtant, quel programme alléchant on avait : quand l’écriture du regard rencontre le cinéma du langage — ou à peu près. Cela produit de l’anti-matière. Robbe-Grillet, arrivé beaucoup trop tard pour détruire le roman, a tout de même détruit Resnais. Comment ne pas s’être avisé que, de tous les individus ayant écrit ou susceptibles d’écrire en français, Robbe-Grillet était le plus mauvais pour une telle entreprise ? Ceci prouve que Resnais a eu le respect de ce bluff triste et lourdaud : le nouveau roman. Ce qui le condamne comme artiste.

Ces critiques ne sont pas faites dans l’esprit « critique de cinéma », pour opposer à Marienbad d’autres films actuellement préférables. Mais elles sont la constatation attristée de la fin prématurée, par fourvoiement, d’une évolution jusqu’alors intéressante. Au jeu de l’oie, si Robbe-Grillet l’avait inventé, Resnais serait tombé dans le puits.

Cet échec ne saurait valoriser l’imposture systématique du faux cinéma-vérité (Chronique d’un été), l’absurdité totale de cette prétention d’enquête objective, alors que l’on a trié les gens, les questions posées, les cadrages, le faible pourcentage de ce qui subsistera au montage et l’ordre qui lui donnera un sens. Ce cinéma-vérité n’apporte qu’une cruelle vérité sur la seule chose que l’on n’ait pas pensé à maquiller, parce qu’on en est inconscient : l’imbécillité du vocabulaire et de la vie des amis et des amies du sociologue-enquêteur.

On ne peut espérer, au cinéma ni ailleurs, une conscience particulièrement claire des problèmes, de la part des gens qui n’ont rien compris à la totalité de la problématique de notre société, de notre époque. S’ils étaient intelligents, cela se saurait. Nous en aurions vu des traces.

Le maximum d’originalité possible pour les intellectuels qui en viennent, ces temps-ci, à remplacer partiellement dans le cinéma les habituels spécialistes et industriels, ce n’est jamais que la simili-originalité de leurs sottises particulières (de la même façon que la sottise de Hitchcock est la sottise courante des artisans réguliers du cinéma). Je pense à La Fête Espagnole réalisée d’après le roman de H.-F. Rey, et avec sa collaboration. Il y a un certain insolite dans ce film (la conversation idéologique dans le repas avec les journalistes américains) assez typique du mode de vie de ce que l’on appelle en France un intellectuel de gauche. On trouve dans ce film — qui n’a pas l’air d’être fait par des commerçants de la production — la sincérité d’un intellectuel de gauche. Mais où sont les limites de cette sincérité ? Sitôt que commencent la mauvaise foi et l’ignorance également typiques des intellectuels de gauche. Ignorance totale de la révolution espagnole (aucune des luttes vitales dans le camp républicain n’a été montrée, sauf des anarchistes ivrognes, idiots et sadiques, qui font la loi, un trotskiste qui semble jouer au boy-scout dès qu’il s’agit de contrer les communistes, etc.). Faux cynisme sur un faux amour — celui qui pousse à déserter dans une telle guerre, ce ne sont pourtant pas les guerres à déserter qui manquent — dont on n’a même pas la ressource mélodramatique habituelle d’attendre pour voir s’il triomphera de la vie sordide ou s’embourgeoisera. Car c’est déjà fait au début du film.

De sorte que les gens qui prétendent parler de questions aussi importantes que la réalité de la vie quotidienne ou la guerre d’Espagne n’ont guère d’avantage sur Robbe-Resnais, qui est beaucoup plus ennuyeux, mais qui a cette force de ne parler de rien.

Mais nous — qui n’avons aucunement l’habitude de prendre parti favorablement dans le débat culturel officiel de ces années — nous avions dit ici que le premier film de Resnais confirmait les thèses situationnistes sur la destruction du spectacle, bien qu’il ait été évidemment conçu en dehors de ces thèses (« Le trait fondamental du spectacle moderne est la mise en scène de sa propre ruine », Internationale Situationniste 3). Avec la retombée de Resnais dans le plus redondant et le plus mité des spectacles, force est de conclure que ce sont précisément de telles thèses qui ont manqué à Resnais pour son développement ultérieur. Et qu’il n’y a plus d’artiste moderne concevable en dehors de nous.

MICHÈLE BERNSTEIN

 

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L’étage suivant

 

QUEL EST l’élément le plus révolutionnaire qui fait son apparition dans l’I.S. ? Le plus révolutionnaire : c’est-à-dire susceptible du plus de futur. Et de quel côté est le point le plus critique ? Pour répondre à cette question, j’analyse le programme de l’I.S. comme si je parlais avec un philosophe. Entreprise audacieuse, entreprise absurde ! Je vois l’élément novateur dans le fait que nous commençons à mieux connaître la bizarrerie de notre « existence dans le monde », et à mieux connaître la nature de notre programme : les conséquences de l’incompatibilité de notre programme, en tant qu’expression, avec les moyens d’expression et moyens de réception disponibles.

Qu’est-ce qui est le plus gênant, qu’est-ce qui peut empêcher les gens de dormir, dans le programme original de l’I.S. ? Répondre à cette question en termes philosophiques est nettement absurde. Et pourtant, comme la philosophie actuelle se situe entièrement à l’intérieur d’un thème qui est « l’abandon de la philosophie » (cf. Thèses de Hambourg), cela nous donne l’occasion de causer une certaine surprise, et la surprise est reconnue par tous les théoriciens de l’information comme la condition de la transmission d’une « quantité d’information ».

Dès le début, le projet situationniste était un programme révolutionnaire. Il était pratique, quasi-politique, objectif, pour la transformation du monde ; et lié à l’actuelle transformation réelle, réifiante mais générale et inter-bureaucratique. D’un autre côté, ce programme était inter-subjectif, nourri par le désir, par ce qui est radicalement anti-aliénatif dans la vie de tout le monde. Une boisson mixée de soif. Dès le début, on était conscient qu’il existe une troïka, composée du manager dirigeant, du sociologue et de l’artiste, qui est payée pour faire croire que les désirs sont canalisables, ou que les énergies de ces désirs sont convertibles en « besoins sans avoir jamais été désirs ». On était également conscient qu’une chance historique unique permettait aux dirigeants d’exproprier pour leur but « l’ensemble des instruments par lesquels une société se pense et se montre à elle-même ». La sous-estimation de ce pouvoir, nourrie par les sources les plus diverses et en partie par l’ignorance diffusée par ces mêmes canaux des spectacles et des « informations », multiplie leur efficacité. En bref : le pouvoir est entré en possession d’une prise directe sur le système par lequel un individu communique avec soi-même et avec les autres (or, la responsabilité de tout le monde dans ce système est reconnue par tout le monde, sauf le pouvoir).

Ces éléments existaient dès le début dans l’I.S. Ce contenu classique correspondait au critère classique de Marx vis-à-vis de la théorie révolutionnaire : ne pas laisser exploiter le côté subjectif par les idéalistes.

Nous en sommes à un dépassement de ce stade classique. Il devient plus clair à mesure que les autres mouvements — surréalisme, marxisme, existentialisme, etc. — laissent tomber le marron trop chaud pour eux (que l’on n’oublie pas le hégélien, le philosophe, même si lui a oublié que sa dialectique était à l’origine la dialectique du subjectif et de l’objectif). Le dépassement, comme je l’ai dit, je le vois dans le fait que nous commençons à mieux connaître la bizarrerie de notre « existence dans le monde », les conséquences de l’incompatibilité de notre programme, en tant qu’expression, avec les moyens d’expression disponibles. Et j’ajoute qu’il ne s’agit pas seulement de « notre programme ». Que tout le monde participe d’office, pour ou contre, mais dans ce « conflit infiniment compliqué de l’aliénation et de la lutte contre l’aliénation » (Lefebvre), au programme situationniste.

Dès le début des discussions autour des implications du programme situationniste, on a posé des revendications conformes à ce programme et on a proposé des constructions. En même temps, on a reconnu le caractère « chimérique », « utopique », de certaines de ces images et le caractère « manichéen » de certaines des revendications. Dans les textes édités, on trouve facilement une série d’exemples. Malgré cela, l’approche de ce problème restait accidentelle et on insistait sur la légitimité de l’utopie momentanée, sur la valeur révolutionnaire de telles revendications, sur la nécessité de moyens matériels, ou tout au contraire, sur la nécessité, dans un stade primitif, de « penser nos idées assez rigoureusement en commun » (Internationale Situationniste 2).

Je pense que ces remarques, bien qu’elles aient été accompagnées d’une certaine gêne, étaient profondément justes. Et pourtant, c’est ici que je vois une avance déjà faite par rapport au premier stade programmatique, et la possibilité d’une grande évolution future.

ATTILA KOTÁNYI

On lira aussi :

 ATTILA KOTÀNYI, L’étape suivante (Deuxième version, mars 1963) (Der Deutsche Gedanke n° 1, avril 1963)

 Maintenant, l’I.S. (Internationale situationniste n° 9, août 1964)

 GUY DEBORD, Les « Thèses de Hambourg » en septembre 1961. Novembre 1989

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Renseignements situationnistes

 

LE CONSEIL CENTRAL de l’I.S. s’est réuni à Paris, le 10 et le 11 février. Avec les six délégués du C.C. (Ansgar-Elde étant absent excusé), huit autres situationnistes présents à Paris participaient à la discussion. Considérant l’aggravation de l’opposition à l’I.S. de certains éléments de la section allemande, depuis la Conférence de Göteborg, et particulièrement le contenu du n° 7 de la revue Spur, la méfiance ou l’hostilité de ce groupe envers des camarades appliquant les directives de l’I.S. en Allemagne et hors d’Allemagne, ainsi que sa collusion maintenant incontestable avec quelques milieux dirigeants de la culture européenne — une motion présentée par Debord, Kotányi, Lausen et Vaneigem demandait l’exclusion de Kunzelmann, un des deux délégués allemands du C.C., ainsi que celle de Prem, Sturm et Zimmer. Nash, blâmant les agissements des responsables de Spur, était partisan de publier un désaveu, mais sans aller jusqu’à l’exclusion. Cependant, après le débat sur ce sujet, Nash s’est rallié à la décision d’exclusion qui a été ainsi acquise par 5 voix contre 1. Kunzelmann lui-même approuvait toutes les critiques du C.C., et affirmait qu’il n’était personnellement responsable d’aucun des faits incriminés. Mais, laissé libre alors de se désolidariser effectivement des autres, il ne put s’y résoudre et fut donc laissé parmi les exclus. Cette exclusion a été aussitôt rendue publique par le tract Nicht hinauslehnen ! La seule des personnes présentes, et non mises en cause, qui ait exprimé alors qu’elle partageait la position des exclus est Lothar Fisher, qu’il faut ainsi compter avec eux.

Cette affaire réglée, le C.C. a discuté d’une définition plus précise de la culture et de la vie quotidienne ; de la dialectique du spectacle et des forces d’intervention que nous pouvons grouper ici. Une discussion théorique a été ouverte, qui doit aboutir dans l’année à un exposé cohérent sous forme d’un dictionnaire de poche des concepts situationnistes. Une résolution a été prise pour le détournement créatif d’une « université populaire » du Danemark (cf. l’étude de Mme E. Simon : Réveil national et culture populaire en Scandinavie, distribution P.U.F.). Le C.C. a confié à Uwe Lausen la direction de la nouvelle revue de l’I.S. en Allemagne Der deutsche Gedanke.

À propos des exclusions, le C.C. a convenu qu’il serait bon d’en limiter le nombre en exerçant un contrôle plus strict sur l’accès trop facile dans l’I.S., afin de choisir les éléments à toute épreuve. Divers sympathisants semblent croire qu’ils gagneront quelque chose à feindre d’être convaincus (par exemple, il est notoire que l’on entrait dans la section scandinave de l’I.S. aussi aisément que dans l’école du « nouveau roman »). Si cela est appliqué, l’I.S. pourra espérer accomplir sa tâche avec seulement quelques dizaines d’exclusions encore, c’est-à-dire aux moindres frais.

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Le n° 2 d’Internationale Situationniste est en cours de réimpression. Il sera envoyé à ceux qui le demanderont pour compléter des collections.

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Il faut signaler un nombre élevé d’errata dans une partie du tirage de notre dernier numéro, laquelle est passée largement dans le service de presse. Pour ne rien dire des vétilles, notons qu’il faut lire — page 11, première colonne, ligne 13 : « délibérément par des policiers » — page 13, deuxième colonne, ligne 42 : « dernier point de fuite existant dans le territoire aménagé » — page 14, à la fin de la première colonne : « la société de la consommation et du temps libre est vécue comme société du temps vide, comme consommation du vide » — page 15, première colonne, ligne 15 : « qui indignait tant les braves gens » — page 16, ligne 3 : « un besoin faussé » — page 26, au début de la deuxième colonne : « possibilités d’aliénation toujours renaissantes dans la lutte même menée contre l’aliénation, mais soulignons alors que tout ceci doit s’appliquer au niveau le plus haut de la recherche » — page 30, deuxième colonne, ligne 10 : « pas une religion. C’est ce conflit » — page 40, ligne 19 : « pour les possesseurs des ressources culturelles ».

Enfin, dans le plus grand nombre des exemplaires d’Internationale Situationniste 6, toutes ces fautes ont été corrigées, ce qui a donné l’occasion d’en créer deux nouvelles : page 10, la légende du cliché devrait se terminer ainsi : « rompant le lien naturel que ces objets peuvent entretenir avec d’autres, pour leur faire constituer avant tout un milieu matériel d’un haut standing » — page 16, dans le deuxième point du programme d’urbanisme unitaire, il faut entendre : « cette utilité est mise au service de la réification » (au lieu de réédification). Mais dans ce cas, les lecteurs de Kotányi et Vaneigem auront certainement réifié d’eux-mêmes.

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André Frankin, que de graves divergences sur l’action politique à mener après la grande grève belge avait séparé de nos camarades de l’I.S. en Belgique — et donc des autres situationnistes — en mars 1961, par une lettre du 13 septembre de la même année nous a fait savoir qu’il jugeait toutes les idées de l’I.S. balivernes maniées par des pêcheurs en eau trouble, à l’exception toutefois de quelques-unes simplement plagiées dans ses propres textes (publiés dans cette revue, nos 3, 4 et 5). Le moins que l’on puisse donc constater est que, de même qu’il ne répond plus de nous, nous ne répondons plus de lui.

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Dans une circulaire du 27 octobre 1961, Maurice Lemaître et deux autres débris de la belle époque de l’avant-garde lettriste, convenaient enfin qu’il n’y a plus de groupe lettriste mais proposaient qu’« à l’heure actuelle où le lettrisme commence à prendre sa juste place » dans la petite histoire et les grandes expositions, se constituât une sorte de coopérative de secours mutuel dont les membres « pourront faire suivre leur paraphe de la formule : du mouvement lettriste ». Assurés déjà de l’adhésion de trois autres mammouths bien conservés, les signataires s’adressaient ainsi à quatre personnes qui avaient pris part, de différents côtés, aux conflits de cette avant-garde vers l’époque de son éclatement. Debord se trouvant parmi les personnes sollicitées, ne répondit évidemment pas. Mais par une lettre du 4 novembre, les mêmes revinrent à la charge, concluant que ce silence prolongé les autoriserait à faire état d’une acceptation, dans la publication imminente de leurs pauvretés. Debord leur télégraphia alors : « Il vous est interdit, ordures, d’utiliser ma signature à quelque fin que ce soit. Prenez-y garde. » Ils eurent l’esprit d’en rester là. Mais leur geste est déjà étrange, étant donné que l’on n’avait jamais laissé à aucun de ces gens la moindre chance d’approcher un situationniste.

Ces académiciens d’un genre spécial savent pourtant que les positions de l’I.S. leur sont totalement ennemies et le savent d’autant mieux qu’ils ont consacré une interminable revue (Poésie Nouvelle, n° 13, en octobre 1960) à s’y opposer jusqu’au délire ; et que nous-mêmes avons dit (dans les nos 4 et 5 d’Internationale Situationniste) que nous tenons leur théorie en piètre estime, pour ne rien ajouter sur la vie de plusieurs d’entre eux. Cet incident donne donc la mesure de leur mépris de toute pensée, y compris la leur. Mais encore faut-il avoir les moyens de son opportunisme. Et leur finesse pour le racolage suffit à témoigner de leur vocation d’engagement et de rengagement dans la malheureuse légion des arrivistes qui n’arrivent même pas. Tiens, voilà du boudin.

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Nous avons cité, dans notre précédent numéro, les menaces de saisie qui avaient retardé, à Munich, en juin 1961, la sortie du n° 5 de Spur publiant un recueil de textes sur l’urbanisme unitaire. Le 9 novembre, après la parution du n° 6, une série de descentes de police aboutissait à la saisie de tous les exemplaires découverts de l’ensemble des numéros de la revue des situationnistes allemands ; tous les situationnistes étaient longuement interrogés, et quatre poursuivis en justice. Dans un premier tract diffusé le lendemain avec les signatures de trente et une personnes — presque toutes de l’I.S. — solidaires des inculpés, la section allemande soulignait que « pour la première fois depuis 1945, on a fait des perquisitions chez des artistes ». Le tract montrant la grossière manœuvre d’intimidation que constituaient les menaces d’interdiction de publier, de procès et même d’emprisonnement (la subversion démontrée semble avoir été principalement l’anti-religion), et en appelant à la solidarité des intellectuels et des artistes, a d’abord entraîné de nouvelles inculpations pour outrage à la justice. Mais finalement, cette solidarité s’exprimant effectivement très vite, en Allemagne et à l’étranger, a mené les autorités à reculer jusqu’à ordonner la restitution des revues saisies. Et le reste du procès est au point mort.

La revue allemande Vernissage, dans son numéro de février 1962, ayant essayé d’insinuer que l’exclusion, survenue trois mois plus tard, de plusieurs situationnistes allemands, pourrait bien être liée à leurs démêlés avec la police des mœurs, ou à leur ivrognerie, une lettre de l’actuelle section allemande, approuvée par le reste de l’I.S., à ce Confidential de l’art moderne assurait, le 15 mars, que tous les situationnistes sont et resteront entièrement solidaires des responsables dans cette affaire, et précisait : « Le motif de leur exclusion est justement leur refus de suivre l’I.S. dans toutes ses conclusions extrêmes. Donc, en aucun cas, nous ne pouvons avoir reproché à ces camarades l’anti-conformisme de leur comportement ou de leur art. Nous tenons même à déclarer que, du point de vue de la rédaction de Vernissage — c’est-à-dire de votre point de vue de boutiquiers pauvres, de domestiques et de putains —, nous sommes pires… »

Une des formes de la solidarité permanente de l’I.S. a été, du reste, de coucher sur ses listes noires les deux artistes allemands qui en cette occasion, avaient protesté qu’ils ne voulaient pas être comptés parmi les gens solidaires de la revue Spur, marquant ainsi qu’ils se sentent plus à leur affaire du côté de la police.

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Lors du guet-apens contre les aviateurs italiens servant dans les forces d’occupation de l’O.N.U. au Congo, à Kindu en novembre 1961, comme au moment de l’exécution de dix-neuf prêtres à Kongolo, en janvier dernier, on retrouve la trace du colonel Pakassa et de ses soldats, issus de l’armée de la Province-Orientale. Malheureusement, le colonel Pakassa a été arrêté peu après, dans le même temps que le gouvernement de Léopoldville emprisonnait le modéré Gizenga — comme début du même processus de liquidation appliqué à Lumumba — et alors que la mutinerie lumumbiste des troupes de Stanleyville était matée par le général Lundula, plusieurs unités étant dissoutes et de nombreux soldats fusillés.

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Les journalistes qui ont applaudi au livre de Jean-Louis Bédouin Vingt ans de surréalisme, ou bien ne l’ont pas lu, ou bien ignoraient que le surréalisme avait effectivement continué d’exister dans les vingt ans qui ont suivi l’ouvrage de Maurice Nadeau. On comprendrait mal autrement cette surprise heureuse pour un livre décrivant si platement une période si creuse. L’histoire de ces vingt ans de surréalisme néglige vingt ans d’art moderne. Et même dans l’étroit secteur où Bédouin se cantonne, son information ne va pas loin. Pourquoi parler, par exemple (p. 105) de ce qu’Asger Jorn doit à la technique du collage de Max Ernst, alors que Jorn n’a jamais fait mystère d’avoir été extrêmement influencé par la totalité de l’œuvre de Max Ernst ? Pourquoi considérer ouvertement les groupes surréalistes ayant existé sur trois continents comme de simples succursales d’une lointaine banlieue de Paris, où justement il ne se passait plus rien ? Pourquoi citer (p. 278) le tract de 1954 sur le centenaire de Rimbaud Ça commence bien « contre-signé par les lettristes », puisque c’est pour cacher la polémique survenue aussitôt entre les signataires ? On ne peut nier qu’elle soit intéressante comme cas-limite des ravages causés par le stalinisme jusque chez ses ennemis. Pour avoir parlé de lutte de classes, cette fraction des lettristes, dont une partie a contribué ultérieurement à la formation de l’I.S., a été traitée de sbires du N.K.V.D. Un tract surréaliste intitulé Familiers du Grand Truc, leur annonçait une carrière de faux-témoins à gages aux futurs procès de Moscou. Il est dommage que les surréalistes ne se soient pas limités à l’exercice de l’écriture automatique qui leur permet, comme on sait, d’annoncer à l’avance que tel grand magasin flambera ou que l’année 1939 leur réserve quelque chose, parce qu’il est démontré qu’en usant du discours rationnel ils ont prévu que certains iraient au N.K.V.D., qui n’y sont pas encore, mais ils n’ont pas vu l’avenir, et même pas le présent, de leurs beaux amis de cette année-là : Hantaï et Pauwels.

Enfin, le leit-motiv de la prose de Bédouin c’est, presque à chaque page, la « jeunesse » convaincue, des « jeunes gens » qui adhèrent en masse, des générations surréalistes qui se renouvellent sans un instant de répit. Bon. Des jeunes gens nouveaux, chaque année, se sont dressés en faveur du projet surréaliste, ce qui est sûrement un bon signe. Et qu’ont-ils fait ? Le récit de Bédouin reste obscur sur ce point capital.

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Une note éditoriale du n° 3 de cette revue Le sens du dépérissement de l’art, en décembre 1959, signalait que si Lucien Goldmann avait bien voulu admettre, dans Recherches dialectiques, que « l’art en tant que phénomène autonome séparé des autres domaines de la vie sociale » pourrait être amené à disparaître dans un futur où il faudrait concevoir un art qui ne serait plus « séparé de la vie », il annonçait cela du point de vue de Sirius, sans en reconnaître la vérification dans l’expression de son temps. Il jugeait encore en fonction de l’opposition classique-romantique, déjà si malheureuse chez Marx. Ses progrès récents ne sont pas négligeables. Dans le n° 2 de Médiations (deuxième trimestre 1961) voici qu’il conçoit « très sérieusement seulement comme hypothèse » (c’est lui qui souligne) cette idée que « dans le monde où l’inauthenticité des objets et des personnages est, à des degrés différents, universelle, mais où l’inauthenticité radicale ne saurait exister », il faut s’attendre à découvrir « au moins deux paliers structurels de création culturelle, à savoir : l’expression thématique de l’absence et, à un degré plus avancé, le propos de destruction radicale de l’objet ». Il ajoute, encore bien timidement : « Inutile de dire que la première caractérise toute une partie de la littérature moderne, depuis Kafka jusqu’à Robbe-Grillet, et qu’elle a peut-être déjà une part importante dans des œuvres comme celles de Mallarmé ou Valéry, alors que la deuxième est à l’origine et à la base de la peinture non-figurative et de plusieurs courants importants de la poésie moderne ».

Il découvre aussi cette merveille que les gens résistent à la réification ! Page 153 : « L’hypothèse que nous formulons aujourd’hui à titre provisoire, est que la réification, tout en tendant à dissoudre et à intégrer à la société globale les différents groupes… etc. — a un caractère tellement contraire à la réalité aussi bien biologique que… etc. — qu’elle engendre chez tous les individus, à un degré plus ou moins fort, des réactions d’opposition… etc. — résistance qui peut être plus ou moins générale, plus ou moins collective et qui constitue l’arrière-plan de la création ».

Ainsi donc, arrivés en 1961, nous voyons soudainement que le monde, étant ce qu’il est, « engendre la littérature de l’absence et l’art de la destruction de l’objet ». Goldmann l’ignorait, c’est bien vrai. Car il est si stupéfait de sa découverte, qu’il n’a pas encore songé que l’île déserte sur laquelle une tempête spirituelle inattendue l’a jeté pourrait bien être aussi peuplée que les camps de concentration en France. La trace du Vendredi qui l’y attend est celle de toute la révolution culturelle, depuis cent ans.

Aussi, nous trouvons particulièrement piquant de citer encore, dans la revue de l’I.S., le paragraphe par lequel Goldmann conclut prudemment : « Ces remarques ne sont que des hypothèses, elles ont naturellement besoin d’être précisées et vérifiées par un long travail de recherches collectives qui prendra plusieurs années. Telles quelles, elles nous paraissent néanmoins assez suggestives pour que dans l’intérêt même de ce travail, il ait été utile de les formuler et de les proposer à la discussion. » On conviendra avec nous que c’est là une modestie de bon aloi, et qui révèle le chercheur.

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Le marchand d’art Otto Van de Loo, mis en cause dans notre précédent numéro (p. 41) a publié, le 30 août 1961, une longue déclaration Offene Erklärung zu einem Artikel der “Internationale Situationniste”, dans laquelle il finit par confirmer en détails, mais dans une forme contournée et embarrassée, toute notre version de l’affaire, à ce détail près qu’il affirme que personne ne peut douter de la plaisanterie que constituait son offre télégraphique d’un contrat de 1 000 Deutsche Mark mensuels pour renouer avec quelques artistes sur lesquels il avait d’abord fait pression en termes plus nobles et sentimentaux. On laisse juger à tous ceux qui connaissent l’économie artistique s’il est extravagant de s’assurer la production d’un artiste pour 1 200 « nouveaux francs » par mois (surtout dans tel cas où cette somme, « impensable » en août 1961 parce que trop considérable, est devenue impensable huit mois après parce que nettement trop basse). Il ajoute, pour appuyer sa dénégation, que la production de ces gens ne valait rien et n’intéressait personne. Bien qu’ici, à en juger d’après ses propres critères, il se trompe ou mente, cette affirmation est un aveu du fait qu’il s’intéressait à eux en tant que membres de l’I.S., et pour exercer par leur entremise une certaine influence sur les décisions situationnistes. Il se vante d’avoir réussi partiellement, et même de pouvoir continuer, puisqu’il fait grandement état, dans la même déclaration, de relations personnelles cordiales qu’il aurait gardé avec quelques situationnistes à ce moment. Il en tire même argument pour mettre en doute le sérieux de l’information de la revue de l’I.S. Nous maintenons donc toute nos remarques du n° 6, en soulignant que nous n’avons pas à nous déclarer contre un marchand d’art précis — ce qui supposerait que nous pouvons rechercher des alliances avec d’autres — mais que nous garderons l’I.S. à l’abri des pressions extérieures, par les moyens les plus fermes. Et comme preuve, pour mettre le point final à cet incident, signalons que toutes les personnes qui pouvaient constituer ce parti des collectionneurs dont Van de Loo pesait la cordialité et les cartes postales le 30 août dernier, se sont trouvées depuis obligées de quitter l’I.S.

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Le 15 mars, en Suède, Jørgen Nash et Ansgar-Elde se sont prononcés soudainement contre l’Internationale situationniste, et ont entrepris de transformer la section scandinave en un « Bauhaus » — encore un — susceptible de répandre vite quelques marchandises artistiques rentables, estampillées si possible de situationnisme. Le déroulement de cette conspiration a été sans doute précipité par l’élimination récente de l’aile droite de l’I.S., sur laquelle les nashistes comptaient s’appuyer. (Autour de Spur, le projet avait été découvert d’une sorte de national-situationnisme, qui s’organisait comme force autonome, cherchait à s’étendre à la Suisse et à l’Autriche, qui trouvait des appuis dans l’Europe du Nord.) Les nashistes, dans leur proclamation, n’ont pas craint de recourir aux plus effarants mensonges, laissant même entendre que le 10 février, au dernier Conseil Central de l’I.S. — siégeant en quelque sorte sous la pression de la rue ! — on se serait servi, pour intimider la minorité, de l’atmosphère de guerre civile qui régnait à Paris depuis deux jours (hélas !). Ils ont même pensé qu’il fallait grossir cette misérable minorité en adjoignant à leur entreprise une autre personne, dont ils affirment rétrospectivement qu’elle était membre du C.C., alors que toute l’I.S. sait évidemment que c’est faux. Les gangsters nashistes ne peuvent attendre de nous aucune conciliation.

Le 23 mars, le Conseil Central de l’I.S. a délégué au situationniste danois J.V. Martin tous pouvoirs pour représenter l’Internationale situationniste dans la zone que couvrait la section Scandinave (Danemark, Finlande, Norvège et Suède) jusqu’à la réunion de la Conférence d’Anvers ; pour y regrouper tout de suite les situationnistes authentiques et pour ordonner toutes les mesures que nécessitera la lutte anti-Nash.

 

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