(...)
Le rapport d'enquête américain, rédigé par la
suite, indique que le Lightning 223 décolla du terrain de Poretta
à huit heures quarante-cinq, pour une mission de mapping à
l'est de Lyon. Duriez vit Saint-Ex lui faire un bref geste de la main de
derrière le capot de plexiglas qu'il avait aidé à
fermer sur sa tête, puis, le mécanicien ayant retiré
les cales de devant les roues, le Lightning se dirigea en cahotant vers
le bout de la piste pour le décollage. Ce n'était, pour l'officier
d'opérations adjoint, qu'une mission de routine parmi d'autres.
Ni lui ni le mécanicien ne pensèrent qu'ils seraient les
deux derniers êtres humains à voir Saint-Exupéry en
vie.
La technique de vol mise au point par Leleu et ses compagnons était
simple: il fallait s'élever jusqu'à l'altitude où
la traînée de vapeur du Lightning devenait visible, puis descendre
à 500 ou 1000 pieds plus bas, au niveau où elle disparaissait.
En volant juste en dessous de ce plafond de formation de vapeur, le pilote
avait une meilleure chance d'apercevoir l'ennemi si un avion allemand montait
pour l'attaquer. En effet, le Lightning allait si vite que le Messerschmitt,
ou le Focke-Wulf plus rapide que ce dernier, ne pouvaient espérer
le frapper qu'en montant au-dessus de lui: mais ceci, ils ne pouvaient
le faire qu'en «déroulant leur traîne blanche de mariée»,
plus facilement repérable dans le rétroviseur que le chasseur
lui-même.
Saint-Exupéry s'est-il concentré sur son objectif au point
de ne pas apercevoir le «cobra» - ainsi qu'il avait désigné
les Messerschmitt dans Pilote de guerre - se glissant derrière lui
pour son coup mortel? Un moteur l'a-t-il encore lâché? A-t-il
épuisé son réservoir d'oxygène avant de pouvoir
redescendre à un niveau inférieur? Ou fut-il simplement «exécuté»
par une panne dans le débit, causée par le débranchement
d'une durite? Nous ne le saurons jamais. Mais à midi, alors que
les écrans de radar auraient dû capter les premiers échos
de l'avion rentrant, aucun point n'apparut, les écrans restèrent
vides.
La distance de la Corse à la France étant moins de la moitié
de ce qu'elle avait été depuis la Tunisie, SaintExupéry
aurait dû normalement être de retour à midi. A midi
trente, il n'y avait toujours pas de trace de son Lightning. Sur le terrain,
René Gavoille commençait à faire les cent pas, en
proie à une anxiété croissante. A douze heures quarante-cinq,
il n'y avait toujours aucun signe et à treize heures, on téléphona
avec inquiétude au contrôle radar. Non, leurs écrans
n'avaient rien repéré, pas même le vol du départ.
Deux heures passèrent, puis le moment fatal de quatorze
heures et demie. Fatal, parce qu'à cette heure-là, son carburant
était totalement épuisé, quoi qu'il soit arrivé.
A quinze heures et demie, l'Intelligence Officer du Groupe, Vernon Robison,
remplit et signa dûment sa fiche: «PILOT DID NOT RETURN AND
IS PRESUMED LOST...NO PICTURES».
Le «doyen des pilotes de guerre du monde», le pionnier qui
avait rivalisé d'astuce avec les Maures, affronté les vents
de la Patagonie avec ses muscles, le vétéran qui avait survécu
aux eaux glacées de Saint-Raphaël, à l'agonie de la
soif dans le désert libyen, à la DCA d'Arras et aux chasseurs
de Gênes, n'était, cette fois, pas rentré. «Et,
à partir de quarante ans, méfiez-vous des avions que vous
piloterez», l'avait averti la voyante, Mme Pikomesmas, des années
à l'avance. Il ne l'avait probablement pas oublié, mais,
confiant dans son étoile, il avait refusé d'en tenir compte.
Ce soir-là, lorsque le colonel Rockwell et ses trois compagnons
se rendirent en voiture à la villa pour rencontrer leur ami Saint-Ex,
ils furent accueillis par une dizaine de visages désolés.
Il n'y eut pas de tours de cartes, pas de chants, pas d'histoires , et
le dîner qu'ils partagèrent fut un des repas les plus tristes
qu'ils eurent jamais à se rappeler.
ÉPILOGUE
Le mystère de la fin de Saint-Exupéry
n'a pas encore été résolu et ne le sera peut-être
jamais. Quand la nouvelle de sa disparition fut connue à Alger quelques
jours plus tard, une rumeur malveillante commença à circuler
de bouche à oreille: «Il a probablement atterri à Vichy».
On ne lui pardonnait même pas sa disparition puisqu'on insinuait
qu'il s'agissait d'une trahison camouflée. Les journaux donnèrent
quelque retentissement au fait qu'il n'était pas rentré de
sa dernière mission de guerre, on publia quelques articles relatant
sa carrière et puis soudain, ce fut le silence. Comme si quelque
chef d'orchestre avait fait un signe. Certains en conclurent que le mot
d'ordre était venu une fois de plus d'en haut. D'autres - parmi
eux le général Odic et le commandant Olivier Martin qui devaient
dîner avec lui au soir du 31 juillet allèrent même plus
loin, convaincus que Saint-Exupéry avait été victime
d'un acte de sabotage. Aucun indice dans ce sens n'a été
découvert mais, comme le silence qui descendit subitement sur la
presse algéroise en août 1944, cet odieux soupçon était
une émanation typiquement malodorante de ce cloaque d'intrigues
et de commérages politiques.
Dans les jours qui suivirent, la radio allemande ne fit aucune annonce
pouvant permettre de croire que le Lightning de Saint-Ex avait été
intercepté par un chasseur de la Luftwaffe. Parmi ses camarades
d'escadrille, les opinions étaient partagées, mais Gavoille,
Leleu et Duriez, pour ne citer que trois d'entre eux, avaient plutôt
tendance à croire qu'il avait souffert à nouveau d'une panne
d'oxygène. Une interruption de soixante secondes à une hauteur
de 30000 pieds suffit à tuer un homme et étant donné
la région qu'on lui avait donnée à photographier,
son Lightning aurait pu s'écraser sur quelque pic ou glacier des
Alpes. Cela aurait expliqué pourquoi les écrans de radar
situés près de Bastia n'avaient repéré aucune
trace d'un avion sur le chemin du retour en ce 31 juillet fatal.
Les années passèrent ainsi sans livrer un seul indice jusqu'à
ce qu'un jour de mars 1948, Gaston Gallimard reçoive une lettre
d'un pasteur allemand, Hermann Korth, qui écrivit qu'il avait récemment
appris la date exacte du dernier vol de Saint-Exupéry par un article
qu'il avait lu dans un magazine de Göttingen. En vérifiant
sur le Journal de guerre qu'il avait tenu à l'époque où
il servait au quartier général de la Luftwaffe en Méditerranée,
situé alors à Malcesine, sur le lac de Garde, il découvrit
que la date correspondait à une note écrite le 31 juillet
1944 et qui disait: "Anr. Trib. K. Abschuss I Aufkl. brennend über
See. Aufkl. Ajacc. unver." En entier, cela donnait: "Anruf Tribun
Kant Abschuss I Aufklärer brennend über See. Aufklärung
Ajaccio unverändert." La fonction de Korth à Malcesine
était de recevoir et de transmettre les rapports quotidiens recueillis
par les reconnaissances aériennes de la Luftwaffe, non seulement
sur l'Italie, mais aussi en provenance des deux commandements voisins de
la Luftwaffe, couvrant les Balkans et le sud de la France. «Tribun»
était le nom de code du quartier général du 2e commandement
de la Luftwaffe, situé près d'Avignon, et le capitaine Kant
était l'officier de renseignements qui téléphonait
les résultats des missions de reconnaissance aérienne allemandes,
à la fin de chaque journée. Ce message téléphonique,
affirmait Korth, lui était parvenu dans la soirée du 31 juillet
et il signifiait qu'un avion de reconnaissance allié (Aufklärer)
avait été abattu (Abschuss) et envoyé en flammes dans
les eaux (brennend über See) par un avion allemand qui avait alors
continué sa propre mission de reconnaissance qui était de
photographier Ajaccio (Aufklärung Ajaccio unverändert).
Pendant quelque temps, on pensa que le mystère de la fin de Saint-Exupéry
était enfin résolu. Mais pas pour longtemps. Que deux avions
de reconnaissance alliés celui de Gene Meredith, le 30 juillet,
et celui de Saint-Exupéry, le 31, aient pu être abattus en
Méditerranée deux jours de suite sembla bizarre à
certains de ses camarades d'escadrille. Les visites rendues par la suite
au pasteur Korth par un certain nombre de Français et de Françaises
ont éclairé au moins un point. En juillet 1944, les Allemands,
redoutant une invasion imminente du sud de la France par les Alliés,
effectuaient des missions quotidiennes de photographie aérienne
sur les ports et les côtes du nord de la Corse. Leurs avions de reconnaissance
étaient normalement accompagnés d'un chasseur rapide Focke-Wulf.
L'un de ces chasseurs avait repéré le Lightning de Gene Meredith,
s'était détaché, l'avait intercepté et abattu
dans la mer, le 30 juillet. La mission de Meredith était de photographier
la région de la Durance, au nord de Marseille, et il avait eu la
malchance de croiser le chemin des avions allemands envoyés (sans
doute d'Istres) effectuer une reconnaissance sur Ajaccio. Cette ville est
située dans la partie méridionale de la côte ouest
de la Corse, tandis que Bastia, d'où Saint-Ex décolla le
31 juillet, est situé à l'extrémité nord-est.
S'il avait été envoyé comme Meredith pour photographier
la région du Rhône ou de la Durance, sa ligne de vol aurait
pu croiser le chemin normalement suivi par les avions de reconnaissance
allemands chargés de photographier Ajaccio. Mais la mission de Saint-Exupéry
le 31 était au-dessus des Alpes et de Grenoble et, à moins
que ses instruments de bord n'aient été complètement
déréglés et qu'il ait commis une grave erreur de navigation,
son plan de vol aurait dû lui faire franchir la côte française
quelque part entre Saint-Raphaël et Cannes, à quelque 130 kilomètres
à l'est d'Istres et de Marseille, et ne jamais s'approcher de moins
de 80 kilomètres du chemin suivi par l'avion de reconnaissance allemand
et son chasseur d'escorte.
Bien que Hermann Korth ait insisté sur l'exactitude de la date de
cette note dans son journal, il semble plus logique de supposer que le
message du capitaine Kant lui parvint tard dans la soirée du 30,
à un moment où il était de service de nuit et qu'il
l'a noté par inadvertance sur la page du 31 juillet. Dans ce cas,
cette note enregistrait la destruction de l'avion de Meredith et ne jette
aucune lumière sur ce qui a pu arriver à Saint-Ex.
On essaya de retrouver le capitaine Kant qui avait transmis le message
original, mais sans succès. D'autre part, les archives du temps
de guerre du 2e commandement de la Luftwaffe semblent avoir été
détruites pendant la retraite allemande à travers la France.
Mais le Journal de marche du commandement aérien allemand (Fliegershorstkommandantur)
d'Istres a survécu. A la date des 30 et 31 juillet 1944, il note
«Importantes activités de reconnaissances ennemies dans toute
la zone du sud de la France». Sans autre commentaire. Pas un mot,
assez curieusement, de l'avion de Meredith, abattu le 30, et un silence
plus facile à comprendre sur le sort du Lightning de Saint-Exupéry
le lendemain.
Les recherches en restèrent là jusqu'en 1972, lorsque la
revue allemande, Der Landser (Le Troufion), publia dans son 725e numéro
une lettre qu'un jeune aspirant de la Luftwaffe, Robert Heichele, avait
écrite à un ami (pilote lui aussi qui avait été
abattu deux fois au-dessus du front de Normandie) « En ce moment,
concluait-il, je pilote un merveilleux oiseau, le FW 109D9. Il est équipé
d'un moteur Jumbo 213 à refroidissement liquide. C'est vraiment
quelque chose - 1750 chevaux au moment du décollage qu'on peut rapidement
augmenter, pour une courte période, jusqu'à 2250 CV en faisant
injecter un mélange d'eau et de méthanol. Aussi rapide qu'une
flèche, nous laissons tout derrière nous.
«Hier, bien que je ne sois pas encore un pilote de chasse breveté,
j'ai abattu un Lightning au cours d'un combat ...»
Dans cette même lettre, il aurait ajouté:
«Le 31 juillet 1944, j'ai décollé de la base d'Orange
à 11 h 02, accompagné du sergent Högel, avec pour mission
de surveiller l'activité des formations ennemies entre Marseille
et Menton et l'arrière-pays. Nous avons exécuté notre
mission comme prévu. Alors que nous tournions au-dessus de Castellane
avant de rentrer, nous avons rencontré un Lightning P-38. C'était
probablement un avion de reconnaissance solitaire.
«Comme l'ennemi volait à 1000 mètres au-dessus de nous,
nous n'avions pas la possibilité de l'attaquer. A notre grande surprise,
l'adversaire a changé de cap et nous a attaqués de son altitude
à grande vitesse.
Nous avons évité la première attaque de l'adversaire
en le distançant grâce à notre puissance supplémentaire
momentanée. Au cours du combat, j'ai réussi à me placer
dans une position de tir à 150 à 200 mètres derrière
le Lightning. J'ai tiré, mais j'étais bien en arrière.
J'ai raté le P-38. Après plusieurs manoeuvres, j'ai réussi
à me placer de nouveau en position de tir. Cette fois-ci, la rafale
a dépassé l'avion ennemi. Probablement pour éviter
mon tir, le pilote a changé de direction et s'est mis à plonger.
Je l'ai poursuivi et je me suis approché jusqu'à 40 à
60 mètres et j'ai tiré avec mes armes. Alors, j'ai vu le
Lightning descendre en dégageant une traînée de fumée
blanche.
« Le P-38 a survolé la côte et a volé à
basse altitude vers la mer. Je continuais à le suivre. Tout d'un
coup, des flammes ont jailli du moteur droit. L'aile droite a heurté
la mer. L'avion a fait plusieurs tonneaux et a disparu dans l'eau. Le crash
a eu lieu à 12 h 05, à une dizaine de kilomètres au
sud de Saint-Raphaël. Nous sommes rentrés à notre base
sans rencontrer d'autres ennemis »
C'est grâce à un médecin allemand, Günther Stedtfeld,
ancien pilote de chasse de la Luftwaffe, que ces nouveaux éléments
ont été portés à la connaissance du général
René Gavoille et finalement publiés, au printemps de 1981,
dans la revue trimestrielle, Icare. Des doutes, pourtant, subsistaient.
Il y avait, tout d'abord, cette étrange affirmation selon laquelle
c'est le Lightning (et donc Saint-Exupéry) qui aurait attaqué
les deux Focke-Wulf allemands - ce qui paraît invraisemblable. De
plus, Heichele lui-même avait disparu pendant la retraite allemande
après le débarquement allié en Provence. Un chercheur
français, Daniel Décot, qui préparait un livre sur
l'activité aérienne au-dessus de la vallée du Rhône
en 1944, fit un voyage en Allemagne pour interroger le destinataire de
la lettre écrite par Heichele. Il revint de son voyage quelque peu
perplexe, parce qu'entre-temps la lettre de Heichele avait disparu. Ce
«témoignage» posthume lui parut suspect - assez, en
tout cas, pour qu'on ne pût en conclure que le Lightning abattu était
celui que pilotait Saint-Exupéry, le 31 juillet 1944.
Donc, le mystère n'est pas encore dissipé. C'est peutêtre
mieux ainsi. Tous les amis aviateurs de Saint-Exupéry étaient
d'accord pour penser qu'il avait trouvé la mort qu'il souhaitait.
Comme Mermoz et Guillaumet, dont on n'a jamais retrouvé la trace,
il a emporté avec lui son dernier mystère. Son retour miraculeux
après son survol de Turin et de Gênes, le 29 juin, lui avait
laissé l'impression d'être un mort en sursis. Ce qui était
étrange, ce n'était pas qu'il ait disparu le 31 juillet,
mais qu'il ait survécu jusque-là. C'est l'erreur élémentaire
faite par ceux qui ont lu une inclination au suici de dans le désespoir
de ses dernières lettres.
Denis de Rougemont était plus proche de la vérité
en parlant d'un «souhait de la mort», ce qui désigne
un état d'esprit et non un geste voulu. Il y a ceux qui peuvent
sentir l'approche de la fin et il y a ceux qui, comme Rimbaud, sont à
demi épris de la «mort mystérieuse, ô soeur de
charité», sans que cela signifie qu'ils sont prêts à
mettre fin à leurs jours. Un suicide représente normalement
une chute, la fin de Saint-Exupéry, par contre, fut une «montée».
Ce fut, comme l'a écrit Henry Bordeaux dans un bel article nécrologique,
«une mort ascendante, un véritable envolement» qui,
chaque fois qu'il y songeait, lui remettait en mémoire un vers étrange
lu dans quelque recueil du temps de sa jeunesse et, par quelque privilège,
retenu isolément:
« Un jet d'eau qui montait n'est
pas redescendu ».
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