LA MALADIE DU SOMMEIL:
UNE PATHOLOGIE VIRALE PROCHE DE LA MALADIE DU PANCREAS

P. BOUCHER ET F. BAUDIN LAURENCIN
CNEVA Brest - Laboratoire de pathologie des animaux aquatiques
BP 70 - 29280 PLOUZANE

Article paru dans "la pisciculture française", revue de la Fédération Française d'Aquaculture N° 122; pp. 2-10 (1996).
 

1 - introduction
 

 En 1976, une nouvelle pathologie est observée dans les élevages marins de saumon en Ecosse: la "Maladie du Pancréas" (MP) qui se caractérise par une destruction totale et spécifique du pancréas exocrine des smolts passés en mer (Munro et al., 1984). Cette maladie est restée pendant près de 20 ans sans origine déterminée et a fait l'objet de controverses: en fait, l'agent responsable de la maladie est un virus et les lésions caractéristiques de la pathologie sont non seulement pancréatiques mais aussi musculaires (Nelson et al., 1995).
 Parallèlement, depuis les années 1980, une nouvelle maladie est observée dans les élevages bretons de truite arc-en-ciel en eau douce: elle se caractérise par un comportement particulier des poissons qui se couchent sur le flanc, au fond des bassins (Figure 1).

 

Figure 1: truitelles de 5 g présentant les signes caractéristiques de la MS.
 

Ce comportement insolite est à l'origine du nom de la pathologie: "Maladie du Sommeil" (MS). Cette MS n'a rien à voir avec la maladie du même nom observée chez l'homme et due à un parasite. Dans un premier temps attribuée à une pollution par les pesticides, c'est récemment qu'une origine virale a été mise en évidence. Les lésions liées à cette maladie sont essentiellement musculaires (Figures 2 et 3) et sont à l'origine du comportement (Boucher et Baudin Laurencin, 1994).

Figure 2: Coupe histologique de muscle de poisson normal. Le prélèvement est effectué sous la peau (en haut) au niveau de la ligne latérale dont on voit la chaîne nerveuse (N). A ce niveau le muscle rouge (R), coupé transversalement, forme un triangle, bordé par les fibres musculaires blanches (B).
Coloration hématoxyline - éosine
Echelle 1cm = 0.3 mm
 

Figure 3: même prélèvement que précédemment, mais chez un poisson présentant les signes cliniques de la MS. La peau (en haut) et la chaîne nerveuse (N) ne sont pas affectées. Les fibres musculaires rouges (R) sont nécrosées, le muscle profond (B) n'est pas atteint mais on observe une dégénérescence à la périphérie du muscle rouge uniquement (muscle intermédiaire).
Coloration hématoxyline - éosine
Echelle 1cm = 0.3 mm
 

Les lésions qu'entraînent cette maladie et la découverte de son caractère infectieux rapprochent la MS de la "Maladie du Pancréas" (MP). Cet article décrit comment il a été possible grâce à l'expérimentation de rapprocher MP et MS, deux maladies qui, a priori, étaient sans rapport car affectant des espèces différentes, dans des environnements différents et avec des symptomes et des lésions distincts.
 

2 - les études expérimentales: vers une seconde définition de la maladie

 L'étude de la "Maladie du Pancréas" (MP) en Bretagne a montré que le saumon élevé en mer présentait des lésions pancréatiques importantes, comme celles observées en Ecosse ou en Irlande (Figure 4).

Figure 4: le pancréas exocrine est totalement remplacé par des cellules inflammatoires (I). Le système vasculaire (V) reste présent.
Coloration hématoxyline - éosine
1 cm = 0.03 mm

L'observation sur le terrain a également montré que le saumon n'était pas la seule espèce sensible: les grosses truites fario élevées en mer l'étaient également. Curieusement, chez les truites fario atteintes de MP, les lésions pancréatiques sont différentes de celles observées chez le saumon: les lésions sont nécrotiques (Figure 5).
 

Figure 5: nécrose pancréatique focale. Le pancréas exocrine, qui sécrète les enzymes digestives, est dans certaines zones apparemment sain et dans d'autres il est nécrosé.
Coloration hématoxyline - éosine
1 cm = 0.03 mm
 

La contamination expérimentale de saumons avec le matériel infectieux "MP" isolé chez la truite fario donne les lésions caractéristiques de la MP telle qu'on l'observe habituellement chez les saumons. Cette constatation suggère que les différences histologiques entre ces deux espèces proviennent d'une différence de sensibilité inter-espèce (Boucher et al., 1995). Partant de cette observation, des essais sont tentés sur une troisième espèce: la truite arc-en-ciel. Chez ce poisson, la MP se déclare également avec des lésions pancréatiques voisines de celles observées chez la truite fario. Parallèlement, au cours des différents essais, des lésions cardiaques et musculaires sont mises en évidence. C'est suite à ces résultats qu'une expérimentation orientée vers la "Maladie du Sommeil" (MS) a été envisagée.

2.1 - présence de lésions pancréatiques; histopathologie séquentielle

 A l'origine, la MS se caractérisait histologiquement par la présence de lésions musculaires uniquement. Il était intéressant, pour la rapprocher de la MP de vérifier si elle pouvait également être responsable de lésions pancréatiques voisines de celles observées chez la truite arc-en-ciel lors des transmissions expérimentales de la MP.
 La maladie se transmet par des broyats d'organes hématopoïétiques (le rein antérieur et la rate) ou par le sang de poisson malade. La matière infectieuse peut être passée sur des filtres de porosité faible (qui ne laissent passer que les virus) sans perte de virulence. Des essais de transmission sont effectués sur différentes espèces de salmonidés d'élevage, comme ceci avait été fait dans le cas de la MP (Boucher et al., 1995).

2.1.1 - chez la truite arc-en-ciel
 L'injection de broyats dilués de reins antérieurs de poissons malades permet de transmettre la MS. Dans de l'eau à 13°C, les premières lésions apparaissent 5 jours après l'injection; ce sont des nécroses disséminées en foyers du pancréas exocrine. Deux semaines après injection, les nécroses sont nettement moins fréquentes et une réaction inflammatoire se développe dans le tissu. C'est durant cette même période qu'apparaissent les lésions cardiaques et musculaires. Les lésions cardiaques régressent après la troisième semaine tandis que l'étendue des lésions musculaires augmente et culmine généralement à la troisième ou quatrième semaine après injection. A cette période, les lésions pancréatiques et cardiaques ont disparu. Les lésions musculaires disparaissent plus tard, en moyenne 6 semaines après injection.
 Au total, on peut distinguer:
- un stade précoce qui correspond à la nécrose du pancréas exocrine. A ce stade, les poissons réduisent significativement la prise alimentaire mais le stade est trop éphémère pour que l'on observe de réels problèmes alimentaires;
- un stade intermédiaire qui correspond à l'inflammation du tissu pancréatique et qui s'accompagne de lésions myocardiques focales (Figure 6) et épicardiques.
 

 

Figure 6: dégénérescence focale du muscle cardiaque dans les zones compacte (C) et spongieuse (S) du ventricule. Les fibres musculaires saines sont striées et colorées en rouge, les fibres en dégénérescence sont colorées en vert.
Coloration trichrome de Masson
1cm = 0.03 mm
 

Ces lésions cardiaques pourraient être responsables d'une plus grande fragilité au stress des lots malades en élevage: une manipulation du lot malade à cette période s'accompagne parfois de mortalité soudaine qui pourrait être attribuée aux lésions cardiaques;
- un stade aigu qui se caractérise par la disparition quasi complète du muscle superficiel. C'est durant cette période qu'apparaissent les signes comportementaux de la MS;
- une guérison par régénération du muscle et du pancréas. Une pancréatite chronique peut être observée chez certains individus: ces poissons s'amaigrissent progressivement sans espoir de retour.
 Bien que l'ensemble du tableau lésionnel soit reconstitué expérimentalement, les poissons malades ne se couchent pas et il n'est donc pas possible de transmettre les signes cliniques. Pourtant, les lésions musculaires observées sont importantes et parfois plus étendues que chez certains "poissons couchés" de pisciculture. La meilleure explication de l'absence de signe clinique provient des conditions expérimentales: dans les installations du CNEVA Brest, le courant d'eau est faible ou inexistant; en pisciculture, au contraire, le courant oblige le poisson à nager autant qu'il en a la capicité. Quand le muscle rouge encore présent n'est plus capable d'assurer l'équilibre, le poisson se couche dans une zone de courant faible. Le syndrome comportemental semble donc lié à la combinaison d'au moins deux facteurs: les lésions musculaires et l'environnement de l'animal.
 Les lésions musculaires sont des conditions nécessaires mais pas suffisantes pour expliquer le comportement du poisson. Ceci justifie également pourquoi, en pisciculture, certains lots de truites présentent les lésions histologiques de la MS sans avoir les signes cliniques qui caractérisent la maladie. L'observation de poissons "asymptomatiques" laisse penser que le nombre d'épisodes pathologiques de la MS est plus important que les cas rapportés sur le terrain.
 Ces observations mettent en évidence le manque de connaissance sur les paramètres qui modulent l'importance de la maladie: les conditions environnementales (température, qualité du milieu et / ou de l'alimentation, ...), les différences entre les lots de poissons (souche plus ou moins résistante à la maladie) et enfin les différences au sein d'un lot (résistance ou sensibilité individuelles).

2.1.2 - chez la truite fario
 La truite fario est, expérimentalement, peu sensible à la MS... du moins la souche de truite fario testée. Les lésions pancréatiques sont les seules observées et elles sont dans tous les cas localisées et ne durent que quelques jours. Cela explique que la MS "clinique" n'a pu jusqu'ici être observée dans les élevages.

2.1.3 - chez le saumon atlantique
 Chez cette espèce, les lésions pancréatiques sont très importantes. La plupart du temps, le pancréas exocrine disparaît totalement en cas de transmission expérimentale de la MS. Le pancréas exocrine est remplacé par un tissu fibreux de substitution. Tout le temps où se manifestent ces lésions (un mois environ), la fonction digestive est inhibée. Le tissu musculaire (cardiaque et squelettique) n'est que très rarement lésé.
 Les lésions pancréatiques caractéristiques de la MS peuvent également être transmises au saumon atlantique si des truites arc-en-ciel ayant la MS sont placées en aval. La pathologie se transmet donc facilement par l'eau douce (contamination de 100 saumons par 20 truites arc-en-ciel en une semaine). La cohabitation de smolts de saumons malades en mer avec d'autres saumons transmet également la MS: l'agent infectieux peut aussi être véhiculé par l'eau de mer.

2.1.4 - chez le bar et le turbot
 Seules des lésions focales (nécrose du pancréas) sont observées chez ces espèces. Elles sont observées seulement une semaine après injection et disparaissent rapidement. Si ces lésions sont suffisamment marquées pour constater une sensibilité de ces espèces à la pathologie, elles sont minimes et le comportement de l'animal n'apparaît pas affecté.

2.2 - vers une identification de l'agent infectieux

2.2.1 - détermination des caractéristiques physico-chimiques de l'agent infectieux
 Après le succès des transmissions expérimentales, un matériel infectieux (du broyat de rein de poisson malade) était disponible. Les tests menés sur ce matériel infectieux ont permis de remarquer qu'il possédait des propriétés qui caractérisent les virus enveloppés:
- l'infectiosité est conservée après passage sur filtre de petite porosité (0.05 microns), ce qui exclue l'hypothèse d'une origine parasitaire ou bactérienne;
- le matériel virulent reste efficace après congélation ou lyophilisation;
- la virulence disparaît après un traitement par la chaleur (60°C pendant 10 minutes) ou un solvant des lipides (chloroforme).
 Ces caractéristiques situent l'agent infectieux dans la catégorie des petits virus enveloppés qui comprend deux familles: les togaviridés ("virus à ARN") et les hépadnaviridés ("virus à ADN").
 La famille des hépadnaviridés regroupe plusieurs virus responsables d'hépatites humaines ou animales. Bien que ces hépatites soient observées chez de nombreuses espèces; elles ne sont pas décrites pour l'instant en milieu aquatique.
 Les togaviridés sont, en revanche, décrits en milieu aquatique chez les crevettes et même chez le turbot. De plus, dans le cas de la "Maladie du Pancréas" (MP), des présomptions portent sur un togavirus. Cette caractéristique est un indice supplémentaire en faveur de la parenté entre MP et MS.

2.2.2 - observation de particules virales
 La recherche de particules virales dans le matériel infectieux a été longue et difficile: le virus est présent en faible quantité et au milieu de nombreux débris cellulaires qui gênent l'observation.
 Il a néanmoins été possible d'observer des particules virales à partir de broyat de reins de truites atteintes de MS: ces particules mesurent environ 0.045 microns et sont enveloppées (Figure 7), ce qui correspond aux caractéristiques morphologiques du bioagresseur recherché.

 

Figure 7: particule virale enveloppée de la Maladie du Sommeil.
Coloration acide phosphotungstique
1 cm = 0.03 micromètres (0.000 03 mm)

2.3 - épidémiologie, signes cliniques

2.3.1 - répartition géographique, espèces sensibles, taille, température
 La MS est largement observée en France, essentiellement en Bretagne mais aussi en Aquitaine; en fait dans les grandes régions d'élevage de truite arc-en-ciel en eau douce. Des cas très similaires sont rapportés en Espagne et en Belgique avec les signes cliniques caractéristiques associés à la dégénérescence musculaire (myopathie) classiquement observée dans cette pathologie. En Italie, des cas similaires pourraient être attribués à cette même pathologie. En Irlande, des myopathies sont également observées: elles semblent liées à des carences en vitamine E et / ou sélénium mais la possibilité que l'agent de la MS puisse intervenir dans le processus pathogène n'est pas exclu.
 D'une manière très générale, c'est chez la truite arc-en-ciel que la maladie est le plus fréquemment observée. Ceci peut venir d'une plus grande sensibilité de l'espèce à cette maladie mais aussi du grand nombre d'élevages de truites arc-en-ciel en eau douce (car les symptomes de la MS ne sont observés qu'en eau douce). Des cas typiques sont également observés chez des saumons coho (avec signes cliniques et lésions caractéristiques) indiquant clairement que cette espèce est également sensible à la maladie. Chez des ombles de fontaine et des corégones, des cas sont aussi rapportés mais la rareté des observations ne permet pas d'affirmer avec certitude que les symptomes entrevus peuvent être rapportés à la MS. Expérimentalement, des lésions caractéristiques ont été transmises aux truites arc-en-ciel et fario, au saumon atlantique (parr en eau douce et smolt en mer) ainsi que chez des bars et des turbots.
 La MS affecte les poissons quelles que soient leurs tailles (de 1 g à 1 kg ou plus...) ou la saison (et donc la température de l'eau). Le plus souvent, cependant, la maladie est présente au printemps, chez des truitelles de 10 à 50 g, dans des eaux dont la température varie de 9 à 13°C.

2.3.2 - signes cliniques, explication du comportement
 La MS est caractérisée par un comportement très particulier du poisson qui ne parvient plus à maintenir sa posture naturelle. Le poisson malade se couche sur le fond du bassin, dans une zone de faible courant; il est capable de reprendre une nage rapide de fuite s'il se sent menacé (par une épuisette par exemple) mais cette nage s'effectue généralement sur le côté ou en vrille et le poisson se recouche quelques mètres plus loin (Figure 1). D'autres poissons sont en surface, également sur le flanc, comme des poissons morts; ces individus sont plus faciles à capturer à l'épuisette et ce sont les seuls individus malades que l'on observe lorsque l'eau est boueuse. Il est également possible de capturer des individus malades sur les grilles d'évacuation des bacs où ils sont plaqués par le courant. Les poissons prélevés à ce niveau sont souvent marqués par la grille, témoignant d'une longue période d'immobilité.
 Habituellement, le pourcentage de poissons couchés dans un lot atteint est d'environ 10% (± 5%). Plus rarement, ce taux peut atteindre jusque 50% de l'effectif. Il n'est pas possible d'affirmer si ce sont toujours les mêmes poissons que l'on observe couchés ou si une partie des individus se couche pendant un certain temps puis est relayé par d'autres poissons malades.
 Le "syndrome du poisson couché" a pendant longtemps été attribué à une pollution par les pesticides. En effet, un épisode de MS avait été rapporté en aval d'une cressonnière traitée par des pesticides (carbamates). De plus, le comportement du poisson était similaire à celui d'un animal intoxiqué par les pesticides: ces produits, généralement constitués d'inhibiteurs de l'acétylcholine estérase, bloquent la transmission d'information entre le système nerveux et musculaire, ce qui entraîne une paralysie musculaire (souvent responsable de la mort lorsque les muscles vitaux sont touchés). Une telle paralysie aurait, par conséquent, pu être responsable du comportement du poisson. Les nombreux essais expérimentaux effectués en laboratoire avec plusieurs pesticides couramment utilisés en agriculture n'ont cependant jamais permis de transmettre les signes cliniques de la MS: le poisson en fonction des doses meurt ou survit. S'il reste possible que des pollutions puissent favoriser des signes comportementaux proches de ceux de la MS, la maladie, telle qu'elle est actuellement définie suit un développement séquentiel bien établi et distinct.
 En fait, il est maintenant évident que le comportement du poisson est lié aux lésions musculaires, le système nerveux ne semblant pas affecté. Le muscle rouge superficiel, qui peut être totalement détruit dans les cas extrêmes, est responsable de la nage de maintien du poisson. Sa destruction suffit à expliquer la perte d'équilibre du poisson (Figures 2 et 3). Le muscle blanc, qui est moins altéré par la pathologie est responsable de la nage rapide induite par le stress dans la réaction de fuite. Le poisson est donc incapable de maintenir sa posture normal du fait de ses lésions du muscle rouge mais reste par contre capable de fuir lorsqu'il se sent menacé grâce au muscle blanc encore fonctionnel.
 Les études menées au CNEVA Brest ont cependant montré que les lésions musculaires apparaissent dans une phase ultime de la maladie, qui est précédée systématiquement par des lésions pancréatiques. De la même façon, sur le terrain, on a pu observer que des lésions musculaires étaient précédées de lésions pancréatiques identiques à celles décrites expérimentalement (Figures 4 et 5) mais jusqu'ici négligées.

2.3.4 - impact de la maladie sur l'élevage
 D'une manière générale, la MS est responsable de faible mortalité (de l'ordre de 5%). Cependant, Il est parfois fait état de mortalité de 10 à 15%, voire 40%. Cette mortalité pourrait être imputable à des pathologies intercurrentes: les poissons qui se couchent au fond ne s'alimentent plus et s'affaiblissent. De plus, ils se frottent au fond des bassins et fragilisent ainsi leur barrière cutanée. La pénétration de germes opportunistes, généralement des bactéries, n'est donc pas surprenante dans ce contexte; ces pathologies secondaires peuvent être responsables de mortalités importantes et brutales se déroulant sur une courte période.
 Les infections bactériennes opportunistes ne sont cependant pas systématiquement mises en évidence même lorsque la mortalité est élevée, ce qui suggère que certaines populations de truites arc-en-ciel pourraient montrer une sensibilité particulière à la MS et présenter une mortalité significative même en l'absence d'infections secondaires.
 L'épisode infectieux dure environ 2 mois durant lesquels le poisson malade s'alimente peu. Cette baisse de l'appétit est lié aux lésions pancréatiques causées par la maladie: le pancréas exocrine, impliqué dans les synthèses d'enzymes digestives est partiellement détruit et l'aliment est difficilement assimilé. Un amaigrissement du poisson peut s'ensuivre et, plus grave encore, le développement de pancréatites chroniques empêchant la croissance des poissons qui atteignent difficilement la taille adulte ou qui restent trop maigre pour être commercialisés.
 La MS a donc deux conséquences pour l'éleveur: d'une part une mortalité à court terme (durant le développement de la maladie) et d'autre part, à long terme, une croissance difficile pour certains lots, séquelle de l'épisode pathologique.

2.4 - nouvelle définition de la Maladie du Sommeil

 La MS apparaît aujourd'hui comme une maladie virale, infectieuse et contagieuse, touchant plusieurs espèces de salmonidés et se traduisant par la succession chronologique de lésions dégénératives d'abord pancréatiques puis cardiaques et musculaires (principalement le muscle rouge superficiel). Les symptomes comportementaux sont la conséquence, dans un environnement particulier, de la dégénérescence intense du muscle rouge superficiel.

3 - la Maladie du Sommeil: une ressemblance avec la Maladie du Pancréas
 

3.1 - similarité lésionnelle des pathologies

 La MP n'est pas responsable que de lésions pancréatiques, comme l'ont suggéré les laboratoires écossais pendant 15 ans. La "Maladie du Pancréas" (MP) est souvent associée à d'autres pathologies: le "Syndrome de la Cardiomyopathie" (SCM), pouvant conduire au "Syndrome de la Mort Soudaine" (SMS), et la "myopathie squelettique aiguë" (MSA). Dans certaines conditions ou sur certaines populations de saumons, la MP peut être responsable de lésions cardiaques (SCM) et musculaires (MSA), ce qui la rapproche de la MS. Les lésions rencontrées en cas de MSA sont les mêmes que celles observées en cas de MS: une dégénérescence des fibres musculaires qui touche prioritairement le muscle rouge. De même, en cas de MS, les lésions cardiaques observées sont du même type que celles décrites en cas de SCM avec une moins grande importance. Les lésions pancréatiques sont aussi moins importantes en cas de MS que de MP.
 MP et MS sont deux pathologies responsables de lésions pancréatiques, cardiaques et musculaires; le type de lésion est identique entre les deux maladies mais l'étendue de ces lésions diffère. La MP est une pathologie du saumon atlantique en mer et la MS une pathologie de la truite arc-en-ciel en eau douce: ces différences entre espèces et entre milieux pourraient être responsable des variations d'importance des lésions.
 Enfin, il convient de rappeler que si la MS est observée sur les principales zones de production de truite arc-en-ciel, la MP est étendue aux zones de production de saumon (Ecosse, Irlande, France, Espagne, Norvège, Etats Unis et Canada).

3.2 - similarité morphologique des virus responsables

 L'isolement récent d'un virion appelé "Virus de la Maladie du Pancréas du Saumon" (VMPS) par les chercheurs irlandais fait état d'un petit virus enveloppé à ARN, probablement un togavirus (Nelson et al., 1995). L'aspect du virus est identique à celui observé sur des truites arc-en-ciel atteintes de MS. Les données sont encore trop imprécises pour que l'on puisse établir une parenté entre ces deux particules virales. Le fait que ces particules puissent être de la même famille est néanmoins un facteur supplémentaire en faveur d'une parenté entre MP et MS.

3.3 - Maladie du Pancréas et Maladie du Sommeil: deux pathologies aux agents difficiles à isoler

 La difficulté d'identification de l'agent responsable des pathologies constitue un autre point commun entre MP et MS. Il aura fallu en effet pour chaque maladie plus de 15 ans de recherche pour obtenir les premières observations du bioagresseur. Le ou les agents infectieux responsable(s) de ces pathologies sont donc plus difficiles à caractériser par les méthodes classiques de diagnostic que les maladies habituellement rencontrées en élevage piscicole. Cette constatation peut être le fruit d'une simple coïncidence ou, au contraire, un indice supplémentaire de parenté.
 Nous sommes en effet aux premières avancées notables dans la compréhension de la MP comme de la MS; si les agents infectieux sont du même type, leurs moyens d'identification seront les mêmes. Quelques résultats encourageants ont par exemple été obtenus en culture cellulaire dans le cas de la MP; nous tentons actuellement de le appliquer à la MS.

3.4 - protection croisée entre Maladie du Pancréas et Maladie du Sommeil

 Les recherches menées en Ecosse sur la MP ont permis de démontrer une protection acquise vis à vis de la maladie: des saumons ayant eu un premier épisode pathologique de MP sont immunisés et ne font pas la maladie une deuxième fois. Cette protection dure au moins 9 mois (durée de l'expérience) et persiste même après le transfert en mer (Houghton, 1994).
 L'immunité acquise vis à vis de la MP existe également chez la truite arc-en-ciel. Partant du principe que MP et MS sont des maladies voisines, nous avons démontré que la MS déclenche un mécanisme immunitaire de protection acquise. Plus intéressant encore: une truite ayant eu un premier épisode infectieux de MP ou de MS est immunisée contre les deux pathologies. Cette protection croisée entre MP et MS est un argument important en faveur d'une parenté entre les deux maladies (Boucher, 1995). En effet, cette observation indique que l'antigénicité de la MP est très voisine de la MS: le système immunitaire ne distingue pas les deux agents infectieux, ce qui suggère qu'ils sont similaires. Bien évidemment, ceci ne constitue pas une démonstration que les agents de la MP et de la MS sont similaires, voire identiques, car il existe des cas de maladies aux bioagresseurs différents qui génèrent des protections croisées. Cependant, ces exemples sont rares et la protection croisée entre les deux maladies n'est qu'un argument supplémentaire à ajouter aux précédents et qui sont tous en faveur d'une similarité MP/MS.
 Si la protection croisée entre les deux maladies apporte un résultat fondamental intéressant; au niveau pratique, cette donnée est également très utile. Des truites qui ont développé un épisode de MS en eau douce pourraient être résistantes à des épisodes de MP en mer. Il est moins dommageable pour un pisciculteur de perdre des petits poissons que des gros et des truitelles qui ont bien récupérées de la MS seraient des poissons plus résistants à la MP comme la MS par la suite (?).

4 - méthodes de diagnostic
 

 Outre les signes comportementaux qui la caractérisent, la MS est responsable, comme indiqué précédemment, de lésions histologiques importantes qui servent au diagnostic de la maladie. En fait, les symptomes n'apparaissent que lorsque les lésions sont très prononcées et dans certaines conditions. La maladie peut donc exister sans apparition des symptomes, c'est l'observation des lésions qui permet alors de faire le diagnostic.
 Les organes lésés libèrent cependant dans la circulation générale des enzymes qui peuvent être dosées, permettant un suivi plus facile des élevages. Dans l'impossibilité d'une mise en évidence directe de l'agent causal, ces deux méthodes restent les seules actuellement utilisables.

4.1 - diagnostic par histologie

 Le critère le plus significatif est sans aucun doute la disparition partielle ou totale des fibres musculaires rouges. Le prélèvement doit s'effectuer préférablement de part et d'autre de la ligne latérale, à mi-longueur de l'animal (sous la nageoire dorsale), car c'est à ce niveau que le muscle rouge est le plus épais (Figures 2 et 3). Pour une bonne pénétration du fixateur (liquide de Bouin de préférence), l'échantillon doit être de petit volume (3 à 4 mm d'épaisseur pour une longueur de 1 à 2 cm, cette plus grande dimension étant perpendiculaire à la ligne latérale). Dans ces conditions, les faisceaux de fibres musculaires seront coupés transversalement pour permettre d'estimer sommairement le pourcentage de perte musculaire. Le tissu restant est constitué de fibres musculaires "normales" ou en voie de dégénérescence; ainsi que de cellules du sarcolemme (qui participent à la régénération du tissu détruit) et de cellules inflammatoires. Le muscle blanc également prélevé est dans tous les cas moins atteint que le muscle rouge même si parfois plusieurs fibres sont touchées.
 Il n'existe pas de relation directe entre le degré des lésions musculaires et les symptomes. Tous les poissons couchés montrent systématiquement des lésions importantes du muscle rouge. En revanche, parmi les poissons prélevés "apparemment sains" (nage normale, bonne prise alimentaire), un certain pourcentage de poisson présentent des lésions musculaires... dont certaines sont encore plus marquées que celles observées sur les "poissons couchés"! Par ailleurs, si le comportement anormal du poisson suppose des lésions musculaires prononcées, l'existence des mêmes lésions n'entraîne pas systématiquement le dit comportement.
 S'il est clair que dans un lot affecté, tous les individus développent les lésions caractéristiques de la maladie (vu son degré de contagiosité), en revanche l'existence de porteurs asymptomatiques complique le problème car certains lots de poissons peuvent être touchés par la maladie sans aucun signe apparent (car la population est plus résistante?). Le risque à ce moment de déplacer des poissons malades sans le savoir et ainsi de contaminer d'autres individus plus sensibles existe.
 Outre les lésions du muscle squelettique, des lésions du muscle cardiaque sont fréquemment observées. Ces lésions qui se traduisent par une perte de fibres sont dans tous les cas focales et ne semblent pas affecter le poisson (Figure 6). Il reste néanmoins que le coeur est un organe vital, ce qui pourrait expliquer des mortalités soudaines de poissons suite à des interventions stressantes (manipulation).
 Dans l'état actuel de nos connaissances, et en l'absence de corrélation entre l'étendue des lésions cardiaques et le pourcentage de mortalité, rien ne nous permet d'affirmer que les lésions cardiaques soient impliquées dans les mortalités.
 Le pancréas exocrine est également affecté par la maladie. Ce tissu, impliqué dans la sécrétion d'enzymes digestives, est parfois partiellement détruit par une nécrose (Figure 5) chez des individus qui par ailleurs sont apparemment sains et ne présentent pas de lésions musculaires. Une réaction inflammatoire peut aussi être observée; chez certains individus, elle peut envahir tout le pancréas exocrine qui dans ce cas disparaît complètement (Figure 4). De tels poissons ont généralement des lésions musculaires importantes. Enfin, il peut exister des poissons à lésions musculaires importantes et avec un pancréas exocrine histologiquement normal.

4.2 - diagnostic par dosage enzymatique

 Si l'observation histologique du muscle rouge reste le seul et unique moyen de diagnostiquer avec certitude la MS, le dosage sanguin des enzymes d'origine musculaire peut orienter le diagnostic. La dégénérescence de fibres musculaires libère en effet dans le plasma des quantités importantes de Créatine Kinase (CK), alanine amino-transférase (ALAT) et aspartate amino-transférase (ASAT). Parmi ces trois enzymes, la montée du taux de CK est la plus significative puisqu'elle peut atteindre 70 fois les taux habituellement observés (pour ALAT et ASAT, l'augmentation peut approcher 40 fois les taux normaux). Le prélèvement sanguin peut s'effectuer dans la veine caudale même s'il faut traverser un tissu musculaire: l'augmentation des CK lié à la prise de sang est insignifiante par rapport à ce que l'on observe en cas de myopathie aiguë comme c'est le cas de la MS. Il est préférable néanmoins, pour les gros individus, d'effectuer la prise de sang dans le canal de Cuvier. Une truite qui présente des taux de GPT, GOT et CK respectivement supérieurs à 300, 5000 et 10 000 UI a probablement des lésions musculaires.
 Dans le cas où le pancréas est fortement détruit par la maladie, il en résulte une hypofonction de cette organe qui se traduit par une baisse sensible du taux sanguin d'amylase pancréatique: généralement, une amylasémie faible (inférieure à 500 UI) correspond à un pancréas en dessous de ses capacités normales.
 La maladie entraîne un affaiblissement général du poisson, ce qui a des répercussions indirectes sur d'autres paramètres sériques: le taux de protéines totales diminue, comme la cholestérolémie. Des déséquilibres osmotiques peuvent aussi être observés.
 L'intérêt principal du dosage enzymatique est qu'il permet d'apprécier l'importance de la maladie dans une pisciculture, en ne tenant pas seulement compte des poissons présentant les anomalies du comportement. Les activités enzymatiques, plus faciles à rechercher sur un grand nombre que les lésions histologiques, permettent le suivi de la maladie dans l'ensemble de l'élevage: nombre de lots affectés, gravité de la maladie dans chaque lot, phase évolutive,...
 Le dosage enzymatique a néanmoins ses limites: d'autres maladies que la MS provoquent des lésions musculaires et par conséquent une augmentation des enzymes musculaires. Les indications apportées ne sont donc à considérer que dans le contexte de MS identifiée par histologie.

5 - la Maladie du Sommeil: perspectives de recherche
 

 La mise en culture cellulaire du virus responsable de la MS reste une priorité qui permettra non seulement un diagnostic de la maladie mais aussi et surtout de pouvoir expérimenter plus facilement grâce à une production virale à un titre déterminé et avec un degré de pureté suffisant.
 Ceci devrait permettre notamment la production d'anticorps spécifiquement dirigés contre le virus, ce qui serait utile pour un diagnostic fiable et reproductible de la maladie. A plus long terme, la production d'un vaccin serait envisageable, dans la mesure où les pertes générées par la maladie rendraient rentable cette vaccination.
 La MS n'est pas habituellement responsable de fortes mortalités (généralement 10-15%) mais ces mortalités peuvent dépasser 40% dans certains cas. Plus grave que la MS elle-même, le risque de développement au moment de l'épisode pathologique de maladies opportunistes: les poissons malades qui sont affaiblis par le manque de nourriture et qui perdent une partie de leur protection externe en se frottant au fond des bassins sont exposés à des maladies essentiellement bactériennes qui déclenchent une forte mortalité sur une courte période. Le rôle joué par ces maladies opportunistes et l'impact qu'elles ont sur la mortalité sont actuellement mal établis; des recherches dans ce domaine pourraient permettre de mieux comprendre le tableau pathologique et aussi de limiter la mortalité.
 De plus, la MS peut chez certains individus générer des pancréatites chroniques qui n'entraînent pas de mort mais des retards de croissance conduisant à des poissons trop maigres pour être commercialisés. Les lésions pancréatiques dues à la MS sont systématiques, en revanche l'hypofonction du pancréas exocrine semble être liée à une réaction inflammatoire excessive. Le problème économique que peut représenter des individus qui ne récupèrent jamais totalement de la maladie est suffisamment important pour que l'on tente de rechercher pourquoi ce phénomène de pancréatite chronique n'est observé que chez certains poissons.

 

 

 BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
 
 

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