Le souverainisme des Québécois


par Louise Beaudoin
ministre des relations internationales du Québec.
Le Monde du jeudi 10 février 2000

Il faut toujours s'entendre sur le sens des mots: nombreux sont ceux qui peuvent souffrir des significations différentes. En France même, un libéral peut être aujourd'hui, au choix, un partisan de la dérégulation de l'économie ou un tenant de l'évolution des moeurs, après avoir été, dans les années 50 et 60, un partisan de la décolonisation.

Ces différences observables dans l'Hexagone sont encore plus perceptibles entre la France et le Québec.

Ainsi en va-t-il pour le «souverainisme». Concept d'usage fort ancien au Québec, relativement récent en France. Or, force est de constater - sans qu'il soit question, par quelque jugement de valeur que ce soit, de s'ingérer dans les affaires intérieures françaises - que les deux vocables recouvrent des réalités fort différentes.

A l'heure où, sur une initiative tonitruante du premier ministre du Canada, Jean Chrétien, le débat sur l'avenir du Québec reprend toute sa vigueur, la mise au point n'est pas inutile.

L'ouverture sur le monde, l'appel du large, l'inclusion de l'autre sont des éléments fondamentaux du souverainisme québécois. Un mouvement qui a pris toute son ampleur en 1968, dans un Québec transporté par l'atmosphère de l'Exposition universelle tenue à Montréal, l'année précédente. Il est né précisément à ce moment où le Québec faisait irruption sur la scène internationale. Le «plus illustre des Français» avait d'ailleurs su prendre acte de nos aspirations naissantes dans la retentissante formule que l'on sait.

«Souveraineté»  signifie d'abord chez nous la fin de ce qu'on a appelé à tort la confédération canadienne, une imposture plus que centenaire qui n'a jamais eu rien à voir, depuis sa fondation victorienne, avec le rêve moderne de Jean Monnet: réunir des nations, au coeur de l'Europe, par le partage mutuellement consenti de la souveraineté.

La souveraineté québécoise appelle encore la libération des forces d'invention et d'innovation politiques essentielles à une époque de grands changements. Le souverainisme s'est toujours accompagné d'une authentique volonté de définir, de bonne foi, sur de nouvelles bases, une association plus saine avec le partenaire canadien.

La souveraineté ouvre, par exemple, la possibilité d'une union économique Canada-Québec qui reconnaîtrait pleinement l'existence de deux «joueurs», de deux nations, évoluant avec les peuples amérindiens dans le respect des choix de chacun. Possibilité encore, pour le Québec, de s'inscrire comme Etat dans les ensembles supranationaux et continentaux contemporains où les échanges Nord-Sud reprennent droit de cité après la longue parenthèse d'un protectionnisme fédéral développé artificiellement selon l'axe Est-Ouest, dogme historique du nationalisme du Canada anglais.

La souveraineté du Québec est un projet «inclusif». Elle facilitera l'intégration des immigrants. Le français, langue officielle du Québec depuis 1974, devient de plus en plus, grâce à la Charte de la langue française adoptée en 1977, la langue commune de l'ensemble de ses citoyens, dans le plein respect de la place historique de la minorité anglophone. Les nouvelles générations d'immigrants, dans une proportion plus importante que les précédentes, tendent à l'adopter. Il n'y a qu'à observer les scènes médiatique et artistique québécoises, très plurielles, pour constater ses effets bénéfiques. Les institutions fédérales canadiennes font tout pour entraver cette dynamique d'inclusion. D'abord, la Cour suprême canadienne, armée de textes constitutionnels auxquels le Québec n'a jamais adhéré, n'a cessé, dans les dernières années, de miner ce texte législatif fondateur pour le Québec moderne qu'est la loi 101.

De plus, la politique canadienne de multiculturalisme renvoie chaque immigrant à sa communauté d'origine. Ce communautarisme extrême a des effets «ghettoïsants» et occulte un fait massif: il y a bel et bien une majorité au Canada. Une majorité anglophone qui n'a nullement, elle, à lutter pour sa survie linguistique puisque sa langue est à la fois celle du continent et du commerce mondial. Au sein de cette majorité dominante, on se drape dans le langage des droits pour bilinguiser le Québec et ainsi empêcher la minorité que nous sommes, à l'échelle de l'Amérique du Nord, de prendre tous les moyens nécessaires pour accueillir les nouveaux arrivants en leur transmettant la langue française qui est au coeur de notre identité.

Si, du référendum de 1980 à celui de 1995, le projet d'un Québec souverain a progressé de 40% à 49,5% des voix, c'est que de plus en plus de Québécois ont compris que leurs aspirations étaient devenues impossibles à satisfaire dans les structures politiques canadiennes. Car c'est fondamentalement vers un horizon unitaire que le fédéralisme canadien a bifurqué depuis 3 décennies. Les changements constitutionnels de 1982, par exemple, ont été imposés au Québec malgré l'opposition de tous les partis représentés à son Assemblée nationale, qui y voyait ses pouvoirs diminués. Et rien ne semble inverser cette tendance.

D'importantes tentatives de réforme ont échoué en 1990 et en 1992. On assiste depuis à une sclérose du système. Ce que vient d'annoncer Ottawa est un complet verrouillage, à l'opposé même de l'exemple européen en matière de système de gouvernement.

Le gouvernement fédéral a déposé un projet de loi qui lui permettrait de changer les règles du jeu lors d'un prochain référendum sur la souveraineté du Québec. Il se donnerait ainsi un droit de veto pour bloquer toute question à ses yeux inacceptable. Comme l'affirmait, le 15 décembre dernier, le premier ministre Lucien Bouchard: «Le Québec n'aurait pas le droit de proposer au Canada un arrangement similaire à celui qui existe entre les quinze pays de l'Union européenne.»

En même temps, le gouvernement canadien entend hausser le seuil d'une majorité gagnante d'un «oui» au-delà de la règle démocratique du 50 % + 1, sans davantage préciser ses barèmes, pour pouvoir rejeter unilatéralement toute majorité souverainiste qui se dégagerait d'un prochain scrutin. Le gouvernement canadien met ainsi en cause le droit fondamental des Québécois de choisir eux-mêmes leur destin national.

En somme, notre souverainisme est celui d'une nation qui se doit d'être inquiète, malgré tous les progrès qu'elle a faits. Une nation dont l'existence même se trouve toujours niée par le reste du Canada. C'est celui d'une «petite nation», dans le sens ni démographique, ni territorial, mais existentiel que Milan Kundera donne à ce mot: «Une nation dont l'existence peut être à n'importe quel moment remise en question, qui peut disparaître et qui le sait.»

Sans ce souverainisme, l'américanité francophone, telle est notre conviction, deviendra insignifiante car elle se folklorisera. Conviction, aussi, qu'une francophonie nord-américaine dynamique apporte quelque chose au monde. Volonté, enfin, de prendre les moyens pour permettre à celle-ci d'exister réellement.

Le régime canadien n'a démontré au cours des dernières décennies qu'une attitude de crainte devant cette noble et naturelle ambition. Il préfère la démoniser, l'accuser d'avoir la rage, afin de maintenir sa vieille structure héritée d'une époque coloniale.

En somme, le souverainisme québécois a beaucoup d'affinités avec une construction européenne fondée, comme l'expliquait récemment Philippe Séguin devant les parlementaires québécois, sur des nations dont l'existence et la spécificité doivent être préservées. Notamment dans sa volonté indéniable d'inventer de nouveaux modèles politiques.

D'ailleurs, avant d'adhérer au souverainisme, plusieurs d'entre nous ont consacré des décennies à tenter de transformer le Canada. Pour paraphraser Jefferson et sa fameuse Déclaration, nous pouvons dire que «nous n'avons pas manqué d'égards envers le Canada». Et qu'avons-nous trouvé en face de nous: un système canadien toujours plus tétanisé. C'est dans tout ce contexte que, pour assurer notre plein développement culturel, économique et social, nous n'avons pas d'autre choix que de «faire» la souveraineté.


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